Récits de l’histoire romaine au Ve siècle/03

Récits de l’histoire romaine au Ve siècle
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 96 (p. 241-288).
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RECITS
DE L'HISTOIRE ROMAINE
AU CINQUIEME SIECLE

LE CONCILE D’ÉPHÈSE — 431 —


I

En l’année 431, la fête de la Pentecôte tombait le 7 de juin ; la lettre impériale de convocation pour le prochain concile, datée du 18 novembre 430 et distribuée dans le courant de décembre, laissait donc aux évêques environ six mois pour se préparer. Beaucoup employèrent ce temps à étudier les questions sur lesquelles devait porter le débat. On pouvait se procurer aisément les discours de Nestorius, ses lettres et les lettres de Cyrille, pièces répandues en profusion par leurs auteurs. Quelques-uns possédaient même déjà le texte de la sommation de Cyrille avec les douze articles qu’il présentait à l’acceptation de son adversaire sous peine d’excommunication. Jean d’Antioche était de ce nombre. Jean était un habile théologien, et en examinant de près ces douze propositions qu’on imposait au premier archevêque de l’église d’Orient comme un critérium de la foi catholique, il crut reconnaître qu’elles étaient hérétiques et qu’elles contenaient sur la naissance du Verbe incarné, sa passion, sa mort, sa résurrection, le principe de la passivité de Dieu, qui faisait le fond de l’apollinarisme. Il en fut effrayé, car l’apollinarisme était sa grande préoccupation, l’ennemi le plus abhorré des catholiques syriens, le ver destructeur qui minait sourdement leurs églises. — J’ai dit quelques mots en passant de l’apollinarisme et de son fondateur ; j’en parlerai plus longuement ici, afin de montrer comment la réapparition de cette hérésie dans un document d’une telle importance pouvait ne pas être pour un patriarche de Syrie un vain épouvantail.

Apollinaire, confesseur intrépide, orateur brillant, évêque respecté, puis hérésiarque après sa mort, avait été une des figures les plus originales et les plus intéressantes de la chrétienté catholique au IVe siècle. Il habitait avec son père Laodicée de Syrie, où ils s’étaient fait l’un et l’autre une grande réputation dans le professorat des lettres, le père par ses leçons sur la poésie, le fils par son enseignement de l’art oratoire, où il savait marier heureusement l’exemple au précepte. Tous deux étaient chrétiens et ardens con-substantialistes, tous deux aussi étaient dans les ordres : le père prêtre, et le fils lecteur, quand s’ouvrit l’ère des persécutions. Échappés à grand’peine aux fureurs ariennes de Constance, ils eurent à lutter contre la tyrannie païenne de Julien et lui résistèrent généreusement. Pour éluder la loi odieuse par laquelle cet empereur philosophe interdisait aux jeunes chrétiens l’étude de l’antiquité grecque de peur qu’elle ne gâtât leur foi, Apollinaire le père fit passer dans des paraphrases de l’Ancien-Testament un choix des plus beaux vers d’Homère, et le fils les plus beaux morceaux de Platon dans des dialogues chrétiens ; de cette façon, l’instruction de la jeunesse fidèle ne se trouva pas réduite, comme le disait insolemment Julien, à l’explication de Matthieu et de Luc. Aussi compta-t-il le fils parmi les plus dangereux ennemis de son empire, à côté de Grégoire de Nazianze et de Basile.

Au retour de la paix religieuse, le jeune Apollinaire, nommé évêque de sa ville, attira autour de la chaire épiscopale la foule qui l’avait applaudi dans les gymnases ; mais il ne sut pas maintenir intacte cette foi qu’il avait si vaillamment confessée. Trop ébloui par l’admiration des anciens, il semblait ne plus entrevoir le christianisme qu’à travers les allégories de leurs poètes. Ainsi il ne put admettre que Dieu, descendu sur la terre pour sauver les hommes, eût pris une chair semblable à la leur, et se fût fait consubstantiel à ses créatures. Il voulut que les élémens dont s’était formé le corps de Jésus dans le sein de Marie fussent des élémens particuliers, créés de la substance même de Dieu pour être l’enveloppe passagère de sa divinité ; quelquefois même il les prétendait coéternels au Verbe, ayant existé avant les temps dans les prédestinations divines. Il soutenait aussi que le corps du Christ, doué comme les corps humains d’une âme sensitive, manquait d’une âme raisonnable, sa divinité lui servant d’âme et d’entendement. Il ajoutait que c’était le Christ enfanté hors de la nature humaine, et où la chair était consubstantielle à l’esprit, qui avait souffert, qui était mort, qui était ressuscité. Le sacrifice de la croix se transformait par là en un spectacle fantastique qui n’était dénué ni de grandeur ni d’éclat, mais qui laissait complètement de côté le crime de la race humaine et sa rédemption. Apollinaire semblait n’avoir eu en vue qu’une paraphrase poétique du mot de saint Paul : « il a pris une forme d’esclave. » Telle qu’elle était, sa doctrine plut à des imaginations exaltées comme la sienne ; mais il ne dévoilait pas ses mystères à tout le monde, et dans l’église qui se forma bientôt autour de lui il institua deux enseignemens : l’un public, et qui ne différait en rien de l’enseignement catholique ; l’autre secret, où on se livrait aux hypothèses les plus hardies, tendant toutes à faire disparaître dans la personne de Jésus son humanité. Ces rêveurs mystiques se multiplièrent en un grand nombre de sectes sous des noms d’aventure, car celui d’Apollinaire ne fut prononcé qu’après sa mort. Il put voir ses doctrines anathématisées par plusieurs conciles sans que son siège lui fût enlevé, ni qu’il fût lui-même inquiété. Le grand danger de ces sectaires était qu’ils se glissaient partout sous une apparence hypocrite d’orthodoxie. Antioche eut même son évêque apollinariste qui sema le principe de cette hérésie chez beaucoup de fidèles. On avait beau prodiguer contre eux les condamnations et les anathèmes ; ils se dérobaient par des professions de foi simulées aux sévices de l’autorité séculière non moins qu’à ceux de l’autorité ecclésiastique. Leurs adeptes étaient nombreux, surtout dans les couvens de moines, où des esprits naturellement enclins au mysticisme y étaient entraînés encore davantage par les habitudes contemplatives et la méditation solitaire.

On comprend que l’attention de pasteurs vigilans devait se porter sur tout ce qui pouvait nourrir ces erreurs si vivaces et si difficiles à saisir, et Jean se serait moins effrayé peut-être d’une doctrine qui, pour combattre celle-ci, eût exagéré tant soit peu la part de la nature humaine dans la personne du Sauveur. Or on trouvait dans les anathématismes de Cyrille des propositions telles que celle-ci : « si quelqu’un ne confesse pas que le Verbe de Dieu a souffert dans sa chair, qu’il a été crucifié dans sa chair, qu’il a goûté la mort dans sa chair, et qu’il a été le premier-né d’entre les morts en tant qu’il est vie et vivifiant comme Dieu, qu’il soit anathème ! » D’autres articles appuyaient de même que celui-ci sur l’expression de « chair propre du Verbe ; » le troisième semblait même confondre les deux natures après l’incarnation en leur attribuant « une union réelle et naturelle. » Ces expressions, rapprochées d’une phrase fameuse de Cyrille : « une seule nature du Verbe incarné » (phrase dont Eutychès devait s’armer bientôt), pouvaient faire croire que les anathématismes n’étaient en plusieurs de leurs parties qu’un programme apollinariste, inclinant vers la passivité de Dieu, l’existence en Jésus d’une nature humaine particulière non consubstantielle aux hommes, enfin vers la confusion des deux natures en une seule. Nous verrons en effet que ces termes obscurs et embarrassés, s’ils n’étaient pas hérétiques, devinrent l’occasion d’un schisme du vivant de Cyrille, et furent condamnés plus d’une fois après sa mort.

Jean, pour le moment, ne songea qu’aux nécessités de son église, il crut qu’il était de son devoir de dénoncer au prochain concile les dangereuses tendances de ce document ; mais, ne se fiant pas à ses seules lumières dans une affaire aussi grave, il appela près de lui les plus forts théologiens de sa province pour examiner la question en synode et arrêter de concert la marche qu’il convenait de suivre. Le synode, après mûr examen, partagea l’avis du patriarche sur le caractère hérétique des anathématismes et sur les dangers qu’entraînerait pour l’église de Syrie l’approbation de ces doctrines dans un concile comme articles de foi. Il fut convenu qu’on ouvrirait la lutte contre Cyrille devant la future assemblée pour fait d’hérésie, et qu’en attendant il serait bon de préparer les esprits par des réfutations écrites. Le patriarche Jean choisit pour cette dernière œuvre deux théologiens illustres entre tous ceux de son patriarcat, André de Samosate et Théodoret de Cyr. André, homme très érudit, timide et ami du repos, composa un petit livre bien raisonné, bien calme, mais auquel Cyrille ne répondit pas ; la réfutation de Théodoret fut au contraire très incisive et obligea Cyrille à répliquer. Il le fit de mauvaise grâce, et en garda contre l’évêque de Cyr une haine qui ne s’éteignit point. Comme nous devons voir Théodoret ardemment engagé dans les débats de la lutte, nous exposerons en peu de mots ce qu’il était, et quel adversaire le patriarche d’Alexandrie avait attiré sur ses doctrines.

L’austère et savant Théodoret était au milieu du Ve siècle un modèle de ce stoïcisme chrétien fréquent dans les premiers temps de la foi, quand la profession chrétienne s’appelait une philosophie, presque disparu depuis que l’épiscopat était devenu un moyen de dominer, de s’enrichir et de capter la faveur des princes. Dans sa vie comme dans son caractère, il était exactement l’opposé de Cyrille, qu’il égalait d’ailleurs par la science. Théodoret appartenait à une des familles d’Antioche les plus opulentes : élevé dans le luxe et les plaisirs, près d’une mère vertueuse, mais élégante et mondaine, il avait nourri depuis son enfance deux passions, celle de la solitude et celle de la pauvreté. Dès qu’il fut libre, il s’y livra sans réserve. Ayant vendu son patrimoine, dont il distribua une moitié aux pauvres d’Antioche, il courut avec l’autre s’enterrer dans la partie la plus sauvage de la Syrie euphratésienne, non loin du fleuve Marsyas, dans une forêt voisine de Cyr. Il y composa son Histoire ecclésiastique, qui a fait sa renommée dans la postérité, et des traités théologiques qui le rendirent plus célèbre chez ses contemporains. La petite ville de Cyr, sur le territoire de laquelle il s’était établi, réduite par le malheur des temps à l’état d’un gros bourg, manquait de tout ce qui constituait chez les anciens l’existence municipale. Théodoret employa le reste de sa fortune à lui donner tout cela. Elle n’avait pas d’eau dans ses fontaines ruinées, il en fit venir à grands frais. Le fleuve Marsyas l’inondait tous les ans par ses crues, il fit construire des digues pour le contenir et des ponts pour le traverser. Les habitans ne savaient où se réunir, ni en plein air, ni sous un toit : il leur bâtit un forum entouré de portiques ; leur église tombait de vétusté, il leur en fit une autre.

Après avoir ainsi payé sa bienvenue à la ville de Cyr, le nouveau citoyen se trouva aussi pauvre que les anciens. « Je n’ai plus rien, écrivait-il gaîment à un ami, ni un pied de terre, ni une maison, ni un tombeau ; les habits qui me couvrent composent tout mon bien. » La ville le récompensa en le nommant son évêque. Dans cette position, qu’il accepta malgré lui, il se montra aussi désintéressé, aussi bienfaisant qu’auparavant. La conversion des hérétiques devint une de ses plus chères occupations. Il y en avait sur la frontière de la Syrie et de la Perse une multitude innombrable, appartenant à toutes les hérésies, bannis des persécutions religieuses, qui se faisaient Persans ou restaient Romains suivant que la tolérance régnait ou ne régnait pas dans l’empire. On eût dit une nation, mélange de toutes les croyances, de toutes les races, de toutes les misères humaines. Théodoret se rendit au milieu d’elle, et la ramena en partie à la foi. Quand il venait à Antioche pour les besoins de son diocèse, la population le guettait et l’entraînait à l’église, où on le forçait de prêcher. Dans cette ville de rhéteurs, amoureuse des périodes fleuries et du langage abondant, sa parole sévère et concise remuait tous les cœurs ; plusieurs fois le patriarche, présent à ses homélies, se leva pour donner le signal des applaudissemens ; puis Théodoret s’enfuyait dans sa solitude, honteux de tout le bruit qu’il avait provoqué. Tel était l’homme que les nécessités d’une lutte religieuse obligeaient de rentrer dans le monde, et qui devait y boire, à l’instar des sages antiques, avec lesquels on était tenté de le confondre, la ciguë des persécutions chrétiennes.


II

Cependant la fête de Pâques était passée, et les évêques prenaient successivement la direction d’Éphèse, les uns par terre, les autres par mer. La recommandation faite aux métropolitains par la lettre de convocation de n’emmener avec eux qu’un petit nombre de suffragans dont la présence pourrait être utile, et de laisser les autres pour le service religieux de la province, n’avait pas été interprétée par tous les patriarches de la même façon. Le patriarche d’Antioche, dont la vaste juridiction s’étendait à l’est jusqu’au-delà de l’Euphrate, au midi jusqu’aux montagnes de l’Anti-Liban, l’avait expliquée en ce sens que chaque métropolitain n’amènerait avec lui que deux de ses suffragans ; il s’appuyait probablement sur les précédens des derniers conciles : en tout cas, il croyait se conformer par là au désir de l’empereur. Le patriarche d’Alexandrie l’entendit d’une tout autre manière : son diocèse renfermait peu de métropolitains et beaucoup d’évêques inférieurs ; il en désigna cinquante pour le suivre au concile, — il est vrai qu’il avait un motif personnel à cette interprétation. De son côté, l’évêque d’Éphèse, exarque de la province ecclésiastique d’Asie, appela tous ses suffragans à venir l’assister dans une affaire où l’honneur de leur métropole était particulièrement intéressé pour une raison que nous devons exposer ici.

Quand l’empereur Théodose et Nestorius avaient placé dans la ville d’Éphèse le siège du concile, ils n’avaient pas réfléchi à certaines circonstances qui ne permettaient pas que la question de Marie mère de Dieu y fût examinée avec impartialité et discutée en paix. La vierge Marie était morte à Éphèse, où elle avait suivi après le trépas de son vrai fils le fils d’adoption qu’elle avait reçu de lui au pied de la croix : elle y avait son tombeau non loin de celui du disciple bien-aimé. C’était là du moins l’opinion commune au Ve siècle, opinion exprimée dans le concile même ; c’était surtout l’opinion de la ville d’Éphèse, qui tirait de la croyance générale une source abondante de revenus par la multitude de pèlerins qu’attirait la dévotion aux deux tombes de Marie et de Jean le théologien, comme on appelait son second fils. — Peuple, magistrats, clergé, tout le monde regardait la mère du Sauveur non-seulement comme la patronne, mais comme la nourricière d’Éphèse, qui faisait pleuvoir sur elle et sur l’Asie toute sorte de prospérités, et protégeait soit contre les brigands des routes de terre, soit contre les tempêtes de la mer, les pieux vqyageurs qui la visitaient. Une riche basilique y avait été construite sous le vocable de Marie ou de sainte Marie, dans laquelle la mère du Sauveur était particulièrement honorée, et cette église était la seule, dit-on, qui lui fût dédiée dans le monde chrétien, la coutume étant encore à cette époque de n’attribuer à une église le nom d’un saint ou d’une sainte que lorsqu’elle en possédait des reliques. Quiconque contestait à Marie le titre de mère de Dieu était aux yeux de tout bon Éphésien un blasphémateur et un ennemi de la ville. Or, quand on songe quelle influence exerce sur une assemblée délibérante le milieu qui l’entoure, on ne peut s’empêcher d’avouer que, si l’empereur et Nestorius avaient voulu créer un préjugé en faveur du terme de théotocos, ils ne s’y seraient pas pris autrement. A l’inconvénient de la ville se joignait celui de l’évêque appelé Memnon, homme violent, avide, méprisé, dont les habitans avaient plus d’une fois demandé la déposition, mais qui, voyant une occasion de reconquérir sa popularité, se jetait à corps perdu dans toutes les cabales qui avaient pour but de faire triompher au concile la doctrine de Marie mère de Dieu.

Nestorius fut un des premiers au rendez-vous. Il avait avec lui peu de prêtres, mais un nombreux cortège de serviteurs, et l’appareil de luxe qu’il aimait à déployer dans Constantinople. Un des plus grands personnages de la cour, le comte Irénée, l’accompagnait sans mission du prince, par pure amitié et sympathie pour sa doctrine ; le commissaire impérial, comte Candidien, chargé de représenter l’empereur à l’assemblée, ne devait arriver qu’à l’époque fixée pour la session. Irénée était un homme honnête et loyal, engoué des disputes théologiques, comme beaucoup de gens du monde en ce temps, très religieux d’ailleurs, et qui, peu d’années après, jetait de côté ses grandeurs et sa fortune pour se faire persécuter dans l’église avec son ami. Quinze ou vingt évêques, les uns du diocèse de Nestorius, les autres ses anciens collègues en Orient et les partisans de ses opinions, se rallièrent à lui et formèrent un groupe qui lui resta fidèle jusqu’à la fin. L’accueil qu’on leur fit ainsi qu’à leur chef fut glacial et malveillant. Les magistrats ne leur rendirent aucun honneur, et l’évêque leur interdit toutes ses églises ; quand ils sortaient de leurs maisons, on les montrait au doigt dans les rues, et la populace les insultait. Il fallut que le commissaire impérial près du concile leur donnât plus tard une escorte de soldats pour leur sauvegarde. Quant à Nestorius, il se tint dignement dans sa situation d’accusé : n’essayant ni de pénétrer dans les églises, d’où Memnon l’eût fait chasser infailliblement, ni de tenter quelque représaille qu’on eût pu tourner contre lui.

Peu de temps après Nestorius, on vit arriver Cyrille avec ses cinquante évêques égyptiens et un cortège presque impérial. Assailli par de furieuses tempêtes à la hauteur de Rhodes, il avait dû y relâcher, et n’atteignait enfin le port d’Éphèse qu’après de graves avaries. Il ne manqua pas d’attribuer son salut et celui de sa flotte à la protection de Marie, mère de Dieu, dont il s’était constitué le champion. Laissant ses navires à l’ancre, il fit dans la ville, une entrée triomphale : devant lui marchaient processionnellement ses cinquante évêques, et derrière lui, en ordre de bataille, toute une armée de valets de l’évêché, de parabolans, de marins de la flotte et de gens à gages, portefaix et mendians qu’il amenait d’Alexandrie ; il avait enrôlé, dit-on, jusqu’aux laveurs des bains publics. Dans le cortège figuraient un certain nombre de diaconesses ou autres femmes consacrées à l’église, qui devaient administrer la maison du patriarche et veiller sur sa santé pendant la durée de son voyage. À l’instar de ses prédécesseurs, les potentats épiscopaux d’Égypte, Cyrille n’arriva que les mains pleines de présens et d’or dont il sut faire libéralement l’emploi. Il reçut des magistrats et du peuple un tout autre accueil que son rival : on croyait saluer en lui comme un second patron de la ville. Memnon, si dur pour les amis de Nestorius, livra toutes ses églises aux Égyptiens, et se fit le vicaire ou plutôt le lieutenant de leur chef pour la campagne qui allait s’ouvrir. Prêtres, magistrats, habitans, rivalisèrent de bons procédés et d’égards envers lui et les siens, à tel point qu’il eût pu se croire dans une de ses cités pharaoniques des bords du Nil.

Sa maison et celle de Memnon devinrent dès lors deux centres où l’on attira les évêques nouveau-venus à mesure qu’ils arrivaient. C’est là que se recruta l’armée de Cyrille. Memnon se chargeait des intrigues, des corruptions, des menaces, car rien de tout cela ne fut épargné, et il remplit sa tâche avec une audace éhontée dont nous verrons bientôt les effets. Prenant exemple sur le patriarche, qui avait dégarni les églises d’Égypte pour amener avec lui cinquante votans, il fit venir trente-cinq des suffragans de son exarchat, sans compter une multitude d’évêques étrangers non convoqués par leurs métropolitains, dont plusieurs étaient des interdits, des déposés pour crimes, et même des hérétiques reconnus, si l’on en croit les documens contemporains. Tous ces gens-là furent appelés et accueillis favorablement au mépris des canons. À leur suite accoururent des prêtres qui quittaient leurs églises, des moines qui désertaient leurs couvens, des laïques de toute condition, les uns amenés par la curiosité, les autres par le fanatisme, et fiers de prêter main-forte au triomphe de la patronne de l’Asie. Grossie par des gens sans aveu, cette tourbe d’étrangers jetait le désordre dans la ville, et l’on avait chaque jour des rixes sanglantes à déplorer. — Les officiers impériaux durent prendre des mesures énergiques pour maintenir la paix, expulsèrent la foule inutile des étrangers et des moines, et concentrèrent dans Éphèse les garnisons des villes voisines.

Quels que fussent les moyens de séduction prodigués aux nouveaux arrivans pour les enrôler sous un drapeau, beaucoup voulurent rester libres. Au lieu de se joindre aux deux groupes déjà formés, ils essayèrent d’en former un à part, groupe de gens consciencieux qui attendaient pour se décider la lumière de la discussion, et croyaient se montrer respectueux envers le concile en ne s’engageant point dans une opinion avant d’avoir entendu toutes les autres. Ce parti intermédiaire s’abstint de paraître aux conciliabules soit des évêques de Cyrille (on commençait à qualifier ainsi ceux qui s’enrôlaient après lui sous la bannière de Marie théotocos), soit du petit troupeau de Nestorius. Les membres de ce tiers-parti attendaient pour passer d’un côté ou de l’autre l’arrivée des évêques syriens, dont le nombre et les lumières détermineraient, à leur avis, la majorité. Cette tactique inquiéta Cyrille, qui redoutait l’arrivée du patriarche d’Antioche autant que les autres la souhaitaient, et Memnon résolut de soumettre les récalcitrans par la force, si la persuasion n’y faisait rien. Il envoya d’abord chez les évêques dissidens des clercs de son église pour les endoctriner, puis des citoyens notables pour les toucher, en leur remontrant que voter contre Cyrille c’était travailler à la ruine de leur cité, dont on voulait déshonorer la patronne. Ceux qui restaient inébranlables aux prières comme aux prédications, on les signalait à la populace qui les insultait dans les rues, à tel point qu’ils n’osèrent bientôt plus sortir, et la nuit on marquait leurs portes de quelque signe sinistre, comme si l’on complotait de les égorger. En vain se plaignaient-ils aux magistrats : les magistrats se riaient d’eux ou les traitaient en ennemis publics. Ces faits, si incroyables qu’ils paraissent, furent constatés plus tard par des enquêtes civiles et ecclésiastiques. Plusieurs, vieux ou infirmes, courbèrent la tête, et firent leur paix avec les cyrilliens ; soixante environ restèrent fermes dans leur résolution, d’attendre la venue, d’ailleurs prochaine des Orientaux. On désignait alors par cette appellation d’Orientaux, prise dans un sens particulier et restreint, l’ensemble des évêques du patriarcat d’Antioche : j’en dirai en quelques mots la raison.

La province de Syrie, la plus vaste des provinces romaines à l’est de la Méditerranée, portait dans la nomenclature officielle le titre de diocèse d’Orient, et, la dignité de comte consistorial étant attachée à ce premier des gouvernemens de l’Asie, le haut fonctionnaire qui résidait à Antioche était appelé comte d’Orient. En vertu du parallélisme établi depuis Constantin entre les deux hiérarchies civile et ecclésiastique, le patriarcat d’Antioche, qui comprenait toute la province civile de Syrie et plus encore, s’intitula archevêché ou patriarcat d’Orient, et les évêques qui y ressortissaient prirent communément la dénomination d’Orientaux : c’est ainsi qu’on les distingua dans le classement des diocèses ecclésiastiques. De même que le comte d’Orient était le plus puissant des gouverneurs de l’Asie romaine, le patriarche d’Orient le fut des évêques de l’Asie chrétienne. Sa juridiction s’étendait même en dehors de la province civile à cause des territoires conquis au christianisme sur les barbares de l’Arabie ou de la Perse, lesquels dépendirent de la métropole religieuse d’Antioche, tout en restant étrangers à l’empire. Il résultait de cette immense juridiction bien des lenteurs et bien des embarras dans l’administration des églises ; les déplacemens étaient énormes et par des routes difficiles. Ainsi il fallait plus de douze journées de marche aux évêques des contrées de l’Euphrate pour se rendre près de leur patriarche, lorsqu’ils y étaient appelés. Or dans la circonstance les suffragans désignés devaient se réunir d’abord à leurs métropolitains respectifs pour se rendre à Antioche et tous ensemble partir de là pour le concile sous la conduite du patriarche ; mais le trajet d’Antioche à Éphèse ne demandait pas moins de quarante-deux journées, même par les chars de la course publique. On voit quelle laborieuse tâche c’était pour un patriarche d’Orient de rallier sous ses ailes les représentans de son église et de les conduire ensuite jusqu’à Éphèse. Encore Jean d’Antioche avait-il considérablement simplifié la tâche en fixant à deux seulement le nombre de suffragans que chaque métropolitain pouvait détacher de son ressort.

Le délai déjà bien court pour se rendre dans la capitale de la province d’Asie entre Pâques et la Pentecôte, comme le voulait la lettre de convocation, fut encore raccourci par un usage particulier au patriarcat d’Orient. Non-seulement la solennité de Pâques y était célébrée avec plus d’éclat que dans le reste des églises, mais elle se prolongeait jusqu’à l’octave, de sorte que les évêques ne purent s’absenter cette année que dans les derniers jours d’avril, Pâques tombant le 19 du même mois. Le temps qu’exigeaient leur ralliement aux centres métropolitains et leur réunion générale à Antioche ne leur permettait guère de se mettre en route pour Éphèse avant la première semaine du mois de mai. Jean d’Antioche écrivit donc aux évêques déjà réunis qu’ils voulussent bien l’attendre, lui et ses Orientaux, quelques jours après le délai passé, promettant d’y mettre toute la célérité qui dépendrait de lui. Il espérait, d’après son calcul, ne point dépasser l’octave de la Pentecôte ; mais il comptait sans les incidens inséparables d’un tel voyage, et il s’en présenta plusieurs. Ainsi le départ fut retardé par une sédition des Antiochiens occasionnée par la cherté des vivres, et où Jean crut de son devoir de se porter pacificateur. Un autre retard provint d’un débordement de l’Oronte, qui dégrada la route que les Orientaux devaient suivre. Enfin, avant de partir, il voulut tenir une séance de son synode provincial qu’il avait convoqué dans l’intention d’arrêter d’un commun accord la conduite à tenir dans le concile, afin que l’église syrienne tout entière se reconnût solidaire des actes de ses délégués.

On examina successivement dans le synode ce qu’il convenait de faire vis-à-vis de Nestorius et vis-à-vis de Cyrille. Le synode fut d’avis qu’on se montrât conciliant envers Nestorius, pour l’encourager dans la voie des concessions où il était déjà entré sur les remontrances de Jean lui-même ; mais en ce qui concernait Cyrille, ou plutôt ses anathématismes, on fut d’avis de les repousser absolument, afin que, si Nestorius, trop opiniâtre dans ses sentimens, méritait d’être condamné, il ne le fût pas du moins en vertu de propositions hérétiques, blasphématoires, particulièrement dangereuses pour les églises d’Orient. Deux choses furent arrêtées d’un commun accord : indulgence envers Nestorius pour l’amener à résipiscence, et guerre à outrance contre les anathématismes de Cyrille. Ceci réglé, les évêques s’engagèrent mutuellement, ceux qui partaient à se conformer à la décision du synode ; ceux qui demeuraient à souscrire d’avance aux actes de leurs représentans. La colonne des Orientaux se mit alors en marche pour Éphèse. André de Samosate et Théodoret étaient présens au synode, dont ils avaient reçu l’approbation pour leurs écrits contre Cyrille, et devaient être chargés particulièrement de soutenir l’accusation contre l’Égyptien ; mais, quand il fallut partir, André s’excusa sur le mauvais état de sa santé, et resta. Théodoret, dont le courage était à l’abri de toute défaillance, prit sur lui le fardeau entier de la lutte, partit, et devança même le patriarche dans le voyage.

Cependant les évêques réunis à Éphèse employaient diversement leurs loisirs en attendant l’ouverture de la session. Les uns se préparaient à la discussion par la lecture des pères, Cyrille, aidé du protonotaire de son église, s’occupait à extraire des livres de Nestorius les passages qui prêtaient le plus aux accusations, et leur opposait les textes des pères qui confirmaient le mieux sa propre doctrine ; les autres ouvraient des controverses sur le sujet qui les appelait à Éphèse. On se visitait d’un camp à l’autre lorsqu’on y comptait des amis ; on y allait pour causer, pour observer, un peu pour espionner. Nestorius, dans ses conversations familières, se plaisait à soutenir des thèses qui surprenaient ses adversaires, tantôt conciliant, tantôt entier dans ses opinions, comme pour montrer sa faconde et préluder aux graves discussions par des jeux d’esprit. On remarqua que Cyrille passait rarement près de lui et ne l’abordait point. « Il me fuit, disait Nestorius avec sa présomption ordinaire ; il a peur que je ne le convertisse. » Les mots piquans, les propos hasardés, rapportés d’un camp à l’autre, nourrissaient la discorde et venaient retomber sur leurs auteurs : c’est ce qu’il advint à Nestorius dans deux occasions mémorables.

Il avait reçu la visite de deux hommes, ses intimes amis autrefois, et qui, bien qu’opposés de doctrines, n’avaient point perdu pour lui toute affection : c’étaient Acacius de Mélytène et Théodote d’Ancyre. Acacius croyait l’avoir ramené à des sentimens plus orthodoxes, et revenait le cœur plein de joie compléter la conversion, quand Nestorius lui tint un langage tout différent. Comme l’évêque de Mélytène énumérait les preuves tirées des Écritures, que le fils de Dieu était réellement né d’une femme pour racheter l’homme de la mort, Nestorius, suivant de point en point son argumentation, cherchait à l’embarrasser dans un réseau de subtilités pour lui faire confesser que, si le Verbe, seconde hypostase de la Trinité, s’était incarné, le Saint-Esprit avait dû s’incarner également, et Dieu le père lui-même, puisque la Trinité était triple et une dans sa substance. Ces mots faisaient reculer d’horreur l’évêque de Mélytène, lorsqu’un de ceux qui servaient d’acolytes à Nestorius s’échappa jusqu’à dire que, quant à lui, s’il trouvait les Juifs coupables, il ne les condamnait pas comme déicides, car ils n’avaient pas tué le Dieu, mais l’homme seulement. Un autre évêque du groupe nestorien ajouta que le Verbe divin, seconde hypostase de la Trinité, n’était pas le même que le Verbe incarné qui avait souffert dans le Christ. On voit que les opinions les plus diverses se donnaient carrière de ce côté. Acacius s’enfuit indigné et ne reparut plus.

Théodote d’Ancyre éprouva le même désappointement. Comme il exposait avec chaleur la cause du fils éternel de Dieu né, dans le temps et selon la chair, des flancs de la vierge Marie : « Vous penserez là-dessus ce que vous voudrez, s’écria Nestorius en l’interrompant ; mais, moi, je n’admettrai jamais un Dieu ne deux mois, un Dieu de trois mois, et je n’adorerai jamais comme tel un enfant qui a sucé le lait de sa mère, et qui s’est enfui en Égypte pour sauver sa vie. » Nestorius ce jour-là n’était plus un hérétique, il n’était pas même un chrétien. Ses amis s’aperçurent qu’il se perdait et l’en avertirent ; mais lui, toujours confiant, toujours inconsidéré, excusait ses paroles en disant « qu’il ne faisait tout cela que pour s’exercer à la controverse, qu’après tout il en avait assez de ces disputes interminables, et se lavait les mains des impiétés de ses adversaires. » Acacius et Théodote n’avaient pu réprimer leur indignation en quittant Nestorius, et leur conversation fut rapportée à Cyrille. Cyrille voulut qu’ils en déposassent authentiquement, ces preuves d’hérésie étant plus fortes que tout ce qu’on pouvait lire dans les écrits de l’accusé. Les deux évêques, qui étaient gens d’honneur, hésitaient à le faire : on les contraignit par leur caractère même, et ils obéirent. Cyrille avait maintenant dans les mains des faits patens, indiscutables ; il ne songea plus qu’à précipiter la crise.

Une considération grave l’engageait à profiter de l’absence des Orientaux. Qui présiderait le concile ? En droit, ce devait être Nestorius, à qui appartenait le siège le plus élevé de l’empire d’Orient ; mais Nestorius, étant accusé, ne pouvait présider ses juges : lui-même le comprenait d’ailleurs, et, comme je l’ai dit, ne cherchait point à sortir de son rôle. Après le patriarche de Constantinople, le second dans le rang de dignité était celui d’Alexandrie, Cyrille, qui était aussi accusé, comme on l’a vu, par la lettre de l’empereur ; il l’était même doublement pour le scandale public de sa sommation à Constantinople et pour les faits privés relatifs aux plaignans égyptiens. À ce titre, il eût dû imiter la conduite de Nestorius, et se récuser pour la présidence ; toutefois, l’accusation dont il était l’objet n’ayant pas été formulée selon les règles ecclésiastiques, comme celle qu’il avait lancée lui-même contre Nestorius de concert avec le pape, il profita de ce vice de forme pour jeter de côté l’accusation et l’incapacité qu’elle entraînait, et s’empara de la présidence en vertu de son droit de primatie. Jean d’Antioche présent au concile, la chose pouvait se passer autrement. Jean tenait le troisième rang parmi les patriarches, et, à défaut de Cyrille, c’était lui qui devait présider ; or il eût étayé son droit dans la circonstance sur un argument devant lequel la prétention de son rival se serait évanouie. Au lieu de la mise en accusation informe que les officiers impériaux pouvaient soulever contre celui-ci, Jean d’Antioche en apportait une, régulièrement formulée, au nom des évêques de la province d’Orient, et certes ni le concile, ni les officiers impériaux, n’auraient permis à Cyrille de passer outre. Cette crainte, que lui faisaient concevoir les nouvelles envoyées par ses espions d’Antioche, car il en avait partout, préoccupait vivement le patriarche d’Alexandrie : il se hâta de conjurer le péril en brusquant l’ouverture de la session.

Le 20 juin, treizième jour après la Pentecôte, les Orientaux n’étaient pas arrivés, mais on savait qu’ils ne se trouvaient plus qu’à très peu de journées de la ville : ils avaient été retenus dans leur marche par la fatigue et la maladie de quelques-uns d’entre eux. Leur tête de colonne, composée des plus jeunes ou des plus alertes, avait même déjà gagné Éphèse ; Théodoret était du nombre. Jean écrivait particulièrement à Cyrille qu’ils paraîtraient sans faute le 26, et deux évêques qu’il avait dépêchés en avant déclaraient de sa part que, s’il dépassait cette date, il ne s’offenserait pas qu’on ouvrît le concile sans lui. Les hommes prudens et modérés étaient d’avis qu’il fallait attendre, soit par sentiment de convenance entre évêques, soit par sentiment d’équité et même de devoir canonique, car on ne pouvait, sans les plus graves motifs, priver du droit de discussion et de vote dans une question de dogme la plus grande et la plus illustre église de l’empire d’Orient. Cyrille au contraire opinait pour qu’on passât outre. « C’est assez avoir contrevenu, disait-il, aux ordres de l’empereur, qui nous a fixé le 7 de juin pour l’ouverture de la session. Beaucoup d’entre nous sont malades et découragés, plusieurs même sont morts ; tous demandent à partir, et quelques-uns sont déjà partis. Que ceux qui se sont montrés exacts et soucieux de leurs devoirs ne pâtissent pas au moins pour les autres. » Telles étaient ses raisons publiques ; mais en particulier il insinuait à ses partisans « que les Orientaux arrivaient pour absoudre Nestorius, dont Jean était l’ami, et qui ne faisait d’ailleurs que reproduire dans ses prédications l’enseignement de l’église d’Antioche. Les attendre, c’était vouloir assurer dans le concile le triomphe de l’hérésie. » Ces raisons de parti prévalurent ; on se compta, et, les cyrilliens s’étant trouvés au nombre de 198, Cyrille résolut de tenter l’aventure.

Le jour même, l’invitation fut envoyée à tous les évêques, en son nom et en celui de Juvénal de Jérusalem comme vice-président, de se réunir le 22 au point du jour dans l’église de Marie, comme portent les actes, pour procéder à l’ouverture du concile. En même temps quatre évêques se présentèrent chez Nestorius et lui remirent une sommation par écrit de comparaître comme accusé. Nestorius répondit qu’il verrait ce qu’il aurait à faire quand le concile serait assemblé juridiquement, et il avertit le comte Candidien de ce qui se tramait. Ce représentant de l’empereur, surpris comme tout le monde, employa la journée du lendemain 21, qui était un dimanche, à visiter les évêques de la majorité et à leur faire comprendre qu’ils rompaient violemment avec les instructions de l’empereur, lesquelles voulaient que la réunion des évêques fût la plus nombreuse possible, et qu’on l’obligerait, lui, représentant du prince, à frapper de nullité tout ce qui serait fait en dehors des Orientaux. Cet avertissement fut de plus signifié par écrit à Cyrille et à Juvénal, signataires de la lettre d’appel ; mais Candidien n’eut pas de réponse.

Dans cette même journée du dimanche, les évêques du parti indépendant, auxquels se joignirent plusieurs des nestoriens, rédigèrent une protestation contre le coup préparé par Cyrille ; ils réclamaient : 1° qu’on attendît les Orientaux, sans lesquels on ne pouvait se constituer, et qui étaient sur le point d’arriver ; 2° qu’avant de procéder à toute constitution de l’assemblée, on fît l’épuration de ses membres en expulsant nombre d’évêques inconnus ou indignes, gens déposés, suspendus, excommuniés ou venant siéger sans mandat. Ils déclaraient que, s’il n’était fait droit à leur requête, ils poursuivraient, suivant la rigueur des lois canoniques, les auteurs et fauteurs de toute mesure contraire aux règles de l’église. Soixante-huit évêques, dont quarante-huit métropolitains, signèrent cette protestation, qui fut signifiée le jour même à Cyrille, et ne reçut pas plus de réponse que celle du comte Candidien.

Le lundi 22 au point du jour, les cent quatre-vingt-dix-huit évêques du parti de Cyrille prenaient place dans l’église de Marie. Cyrille occupait le siège de la présidence, ses assesseurs étaient près de lui, et les notaires chacun à son poste. On avait placé au milieu, sur un trône élevé, disent les actes, le livre des Évangiles, comme pour indiquer que Jésus-Christ était appelé en témoignage dans les débats qui allaient commencer sur l’honneur dû à sa sainte mère. Au moment où, suivant l’usage, le protonotaire indiquait aux assistans l’objet de la réunion, le comte Candidien entra dans l’église avec une troupe de soldats ; derrière lui marchaient une députation des soixante-huit signataires de la protestation, qui venait la renouveler en face de l’assemblée, et quelques évêques connus pour appartenir à l’entourage de Nestorius. Candidien s’avança et dit d’une voix haute : « Les ordres de notre très religieux empereur interdisent la réunion d’assemblées particulières, cette source de discordes et de schismes, et exigent la présence du plus grand nombre possible d’évêques pour constituer le concile. Or beaucoup manquent encore et sont attendus incessamment ; vous ne formez donc point le concile, vous n’êtes qu’une assemblée particulière, et je vous invite à vous séparer sur-le-champ. — Lisez-nous la lettre sacrée (c’est ainsi qu’en style officiel on désignait les lettres écrites par le prince), s’écrièrent plusieurs voix à la fois ; la lettre sacrée !… — Il ne m’est permis de la lire, reprit le comte Candidien, que devant le concile légalement constitué, et vous ne la connaîtrez que lorsque le révérendissime archevêque d’Antioche sera ici avec les siens. Ils ne sont plus qu’à trois journées de marche ; j’en reçois l’assurance par un de mes officiers envoyés à leur rencontre ; je vous le répète avec instance : séparez-vous ! » Un tumulte effroyable suivit ce discours. Tous parlaient à la fois. « Comment voulez-vous, disait-on à Candidien, que nous obéissions aux volontés de l’empereur, si nous ignorons ce qu’il ordonne ? » Et on lui criait de nouveau de lire la lettre impériale. Candidien resta un moment interdit et comme se consultant lui-même, puis il déploya un rouleau de papier qu’il tenait à la main, et lut à haute voix ce qu’il contenait. C’étaient ses propres instructions, celles par lesquelles étaient déterminées ses attributions et ses devoirs comme haut-commissaire près de la future assemblée. Elles contenaient dans leurs dispositions principales, outre celles qui voulaient que le concile se composât du plus grand nombre possible d’évêques « afin, y était-il dit, que ses décisions émanassent d’un même esprit et d’un même cœur, » que les premières matières mises en délibération seraient des matières de foi, les questions personnelles ou individuelles étant rejetées à la fin ; — que de plus le commissaire impérial, illustrissime comte Candidien, préposé au maintien de l’ordre et de la discipline, n’assisterait point aux discussions de dogme, ces questions étant de la compétence des seuls évêques. La lecture fut écoutée en silence et suivie des acclamations ordinaires de souhaits de longue vie pour le prince, ce qui fît croire au commissaire que l’assemblée se soumettait, et allait obéir à sa sommation. Il lui renouvela en conséquence l’invitation de se dissoudre.

Mais alors un tumulte plus grand que le premier éclata dans toute l’assistance. Ce qu’avaient voulu les meneurs, c’était d’obtenir du délégué de l’empereur la lecture des lettres et instructions qui devaient inaugurer l’ouverture du concile, et empêcher qu’on n’arguât de ce défaut pour soutenir la nullité de ses actes. La formalité se trouvait remplie, et le comte Candidien avait été joué. « Maintenant que nous connaissons la lettre sacrée, dit un des évêques, profitant d’un instant de silence, nous allons nous conformer au désir de notre très clément et très religieux empereur en portant d’abord nos délibérations sur les questions de foi ; en conséquence, nous invitons l’illustrissime comte à vouloir bien quitter l’assemblée. » Candidien, reconnaissant sa faute, tâcha de la réparer comme il put ; mais on ne l’écouta pas : de telles clameurs, de telles huées étouffèrent sa voix qu’il fut obligé de sortir. « Je sortis, dit-il dans son rapport, injurié, expulsé. » Alors vint le tour des évêques qui l’avaient suivi. Ceux de Nestorius furent l’objet de tant d’insultes et de menaces qu’ils ne songèrent qu’à s’enfuir. La députation des soixante-huit n’eut pas une chance plus heureuse ; elle fut mise hors de l’église sans avoir pu lire la protestation qu’elle apportait. Ainsi débuta la session du concile d’Éphèse, qu’un magistrat incapable venait d’inaugurer à son insu.

Après leur départ, la séance reprit, et le protonotaire exposa l’affaire du révérendissime archevêque de Constantinople, Nestorius, accusé d’hérésie. Comme l’accusé était absent, on demanda qu’il fût cité en personne à comparaître, afin d’entendre ses réponses et de pouvoir rendre un jugement contradictoire. Quatre évêques furent désignés pour lui porter une citation en règle. Sa maison était entourée de soldats armés de massues que lui avait envoyés Candidien, et les évêques ne furent point admis ; mais un officier leur dit, de la part de l’archevêque, qu’il comparaîtrait dès qu’il y aurait un concile. Une seconde citation fut faite, cette fois sans que les évêques pussent même approcher de la maison. C’étaient, avec la citation faite le 20, les trois qu’exigeaient les canons, et l’assemblée déclara qu’elle jugerait sur pièces. On lut d’abord le symbole de Nicée, comme la véritable règle de la foi, et ensuite la seconde lettre de Cyrille à Nestorius, sur laquelle le président pria les pères de vouloir bien dire leur sentiment : tous l’approuvèrent, et l’approbation fut mentionnée au procès-verbal. On lut ensuite la réponse de Nestorius, qui excita de violens murmures dans l’assemblée. « Nous anathématisons tous cette lettre, crièrent les évêques, nous anathématisons l’hérétique Nestorius, et quiconque ne l’anathématisera pas, qu’il soit anathème ! » La lettre du pape Célestin fut lue ensuite, et on lui donna de grands éloges ; puis vint la dernière de Cyrille, qui finissait par les douze anathématismes. Personne n’éleva la voix pour l’expliquer, la soutenir ou la combattre : elle fut écoutée sans approbation ni désapprobation ; cependant le fait seul qu’elle avait été admise entraînait une approbation tacite. Après plusieurs autres pièces de moindre importance, on passa aux témoignages oraux, et alors se produisit une scène attendrissante qui jette quelque intérêt sur ces débats passionnés.

On vit se lever de son siège un homme vénérable, qui, la voix entrecoupée de sanglots et les yeux baignés de larmes, fit la déposition suivante. — C’était Acacius de Mélytène. — « Je le sais bien, toute affection privée doit céder quand il s’agit de la foi et de la piété envers Dieu. J’ai aimé le seigneur Nestorius plus que personne en ce monde, et j’aurais désiré le sauver ; mais puisque la nécessité m’oblige à dire ce que je sais de lui, je le dirai en toute vérité, car la damnation de mon âme en dépend. Lors de mon arrivée dans cette ville d’Éphèse, j’ai vu Nestorius, et, ne le trouvant pas dans la droite voie, je me suis donné pour tâche de l’y ramener. Je crus y réussir et je fus heureux ; lui-même, par ses paroles, m’y faisait croire. Rempli d’espérance, j’étais venu, après douze jours d’intervalle, reprendre notre conversation ; mais je le trouvai tout changé. Il cherchait, par des questions insidieuses ou absurdes, tantôt à me faire nier l’incarnation de la Divinité dans la personne du Sauveur, tantôt (ce qui n’était pas moins impie) à prétendre que la divinité du Père et du Saint-Esprit s’était faite chair en même temps que le Verbe divin. Je repoussais ces perverses témérités quand un certain évêque de sa compagnie assura qu’il fallait distinguer le fils de Dieu selon l’hypostase de la Trinité du fils de Dieu qui avait subi la mort sur la croix. Hors d’état de supporter de tels blasphèmes, je pris congé d’eux, et partis. »

Quand il eut fini sa déposition, plus détaillée dans les actes, Théodote d’Ancyre à son tour se leva, non moins troublé, et portant dans son attitude les marques d’une profonde émotion. « C’est le cœur plein d’amertume que je viens, dit-il, témoigner contre un ami ; mais, puisque le service de Dieu l’exige, je surmonterai ma douleur pour exposer la vérité dans les choses sur lesquelles on m’interroge, quoiqu’au fond je pense que mon témoignage n’était pas nécessaire. » Alors il raconta les étranges propos de Nestorius sur un Dieu de deux mois, de trois mois, sur un Dieu allaité par une femme et contraint de fuir pour sauver sa vie… « Je n’ai pas été le seul malheureusement à entendre de tels blasphèmes sortir de la bouche de l’accusé : d’autres évêques peuvent en faire foi comme moi, » ajoutait-il en terminant ; puis il se rassit comme accablé de douleur.

Après ces dépositions, où l’honnêteté et la vérité perçaient dans tous les mots, les extraits des discours et des lettres de Nestorius étaient de bien pâles témoignages, et plusieurs évêques demandèrent qu’on en cessât la lecture pour ne pas souiller plus longtemps leurs oreilles par cet amas d’impiétés. Cyrille fit lire alors des passages des pères pour démontrer que la doctrine dont il s’était fait le défenseur était celle de la science non moins que de la tradition : parmi les docteurs cités, les trois premiers étaient d’Alexandrie. Quand les débats furent clos, on alla aux voix sur la condamnation » que l’assemblée prononça à l’unanimité, et la sentence, libellée dans les termes suivans, fut insérée aux actes.

« Nestorius ayant refusé d’obéir à notre citation, force nous a été d’en venir à l’examen de ses impiétés, et l’ayant convaincu tant par ses lettres que par ses autres écrits et par les discours qu’il a tenus depuis peu dans cette ville, discours prouvés par témoins, de penser et d’enseigner des blasphèmes ; réduits à Une dure extrémité par les canons et par la lettre de notre très saint père et collègue Célestin, évêque de l’église romaine ; après avoir souvent répandu des larmes, nous avons rendu cette triste sentence : « Notre-Seigneur Jésus-Christ, qu’il a blasphémé, déclare par ce saint concile qu’il est privé de toute dignité épiscopale et retranché de toute assemblée ecclésiastique. » Suivaient les signatures au nombre de cent quatre-vingt dix-huit ; les adhésions postérieures le portèrent à un peu plus de deux cents.

Ainsi finit la session, ouverte et dose en un seul jour. Quand l’assemblée se sépara, il était nuit noire. Une foule immense encombrait les alentours de l’église de Marie et les rues avoisinantes ; elle y stationnait dès le matin, anxieuse, agitée, mais sans tumulte. On s’interrogeait l’un l’autre avec inquiétude sur le résultat du vote. Quand on sut que Nestorius était déposé et la Vierge, patronne de la ville, reconnue pour mère de Dieu, un cri de joie unanime se fit entendre. A mesure.que les évêques sortaient de l’église, on les félicitait, on les embrassait : des hommes du peuple les escortaient avec des torches jusqu’à leurs maisons, des femmes marchaient devant eux avec des cassolettes de parfums ; c’était une fête universelle dans Éphèse, qui resta illuminée toute la nuit. Le lendemain 23, la sentence fut signifiée à Nestorius en ces termes insultans : « le saint concile assemblé à Éphèse par la grâce de Dieu à Nestorius, nouveau Judas. . » On l’afficha sur toutes les places, et on la fit publier à son de trompe par des crieurs. Cyrille passa la journée à réunir les brouillons des notaires pour former les actes authentiques de la séance, et le bruit courut qu’il les avait altérés. Le 23 et le 24 furent consacrés à des prédications passionnées dans lesquelles on déchirait Nestorius à qui mieux mieux ; le 25, Jean d’Antioche était devant Éphèse.


III

La colonne des Orientaux déboucha donc le 25 juin vers la porte d’Éphèse qui regardait Antioche ; ils étaient dans le plus misérable accoutrement, harassés de fatigue et couverts de poussière, les uns à cheval, les autres en litière ou dans les chars de la course publique ; le patriarche figurait parmi ces derniers. Ils trouvèrent à la porte le comte Irénée qui venait au-devant d’eux avec une escorte d’honneur, et qui leur raconta brièvement ce qui s’était passé depuis trois jours : le refus obstiné de les attendre de la part de Cyrille et des siens, la constitution d’un faux concile malgré l’opposition du commissaire impérial, le comte Candidien, et malgré la protestation de soixante-huit évêques indépendans, enfin le jugement de Nestorius et sa condamnation, le tout accompli en une seule journée. A mesure qu’il parlait, la colère montait au front des Orientaux ; ils décidèrent entre eux qu’ils se formeraient en synode sitôt leur arrivée pour prendre un parti et agir. Comme la colonne « reprenait sa marche, le patriarche aperçut plusieurs évêques accompagnés de quelques clercs qui cherchaient à se faire jour à travers la foule pour arriver jusqu’à lui. C’était une députation de l’assemblée de Cyrille qui venait lui signifier, de la part de cette assemblée, qu’il s’abstînt de communiquer avec Nestorius, hérétique condamné, sous peine d’excommunication pour lui-même et pour les siens. Il se douta de ce que ces évêques lui voulaient, fit signe qu’on les écartât et poussa plus loin.

Arrivés à la maison qu’ils devaient occuper, les Orientaux mirent pied à terre, et sans changer de vêtemens, sans secouer, dit un document contemporain, la poussière dont ils étaient blanchis, ils entrèrent dans une salle où d’autres évêques en grand nombre les attendaient. Ces évêques appartenaient au parti des indépendans et venaient leur souhaiter la bienvenue. En se comptant, les Orientaux virent avec tristesse qu’ils n’étaient plus que trente-sept pour représenter la plus grande église de l’Asie. Jean dut alors se repentir d’avoir donné à la lettre impériale une interprétation trop judaïque en ce qui concernait le nombre des suffragans, et son repentir dut être encore plus vif lorsqu’il apprit que Cyrille et Memnon en avaient autour d’eux toute une armée. Ils venaient de se former en synode lorsque le comte Candidien se fit annoncer et parut avec ses gardes. Il leur exposa plus en détail que n’avait fait Irénée les événemens de ces derniers jours. Appuyant sur l’énergie qu’il avait déployée en face d’une assemblée séditieuse, sur la façon brutale dont elle avait congédié un représentant de l’empereur, Candidien prenait ses précautions pour que les Syriens ne l’accusassent pas trop de mollesse et d’incapacité dans le rapport qu’ils adresseraient à l’empereur. On l’invita, comme avait fait le conciliabule de Cyrille, à donner communication de la lettre sacrée qui contenait ses instructions ; il y consentit cette fois sans difficulté, et les pères orientaux, après en avoir entendu la lecture debout, saluèrent par de longues acclamations le nom du religieux empereur. Jean, prenant alors la parole, demanda au comte Candidien si les règles ecclésiastiques avaient été observées dans toute cette procédure de l’assemblée de Cyrille. « Pas plus que la volonté du prince, » répliqua Candidien, et parcourant des yeux le synode : « j’aperçois dans cette enceinte, continua-t-il, des évêques qui vous le témoigneront comme moi. » Après ces mots, son escorte et lui sortirent. Il venait à peine de quitter la salle que les députés du concile de Cyrille demandèrent à être entendus. Ils avaient suivi à pied, confondus dans la foule, les Orientaux gagnant leur logis, et ils stationnaient depuis une heure et plus à la porte, attendant qu’on voulût bien les introduire. Admis dans la salle, ils se mirent en devoir d’accomplir leur mission, qui était d’exposer que, Nestorius ayant été bien et dûment condamné à la déposition, le concile avertissait les évêques d’Orient et leur patriarche de ne point communiquer avec lui sous les peines établies par l’église. Ils n’eurent pas le temps d’en dire davantage. « Je sais tout cela, s’écria Jean avec impatience, retournez vers ceux qui vous ont envoyés. » Les députés se retirèrent, et, comme ils sortaient de la maison, ils furent bousculés par les soldats et battus par les valets syriens, de telle sorte qu’ils ne parvinrent qu’à grand’peine à l’église de Marie, où leur assemblée siégeait.

Cependant le synode des Orientaux continuait son enquête sur les événemens d’Éphèse. Jean invita les évêques alors présens dans la ville à faire leur déposition ; Théodoret était du nombre, ainsi que nous l’avons dit, et se montra fort animé. Les intentions de Cyrille furent alors mises à nu. Bien évidemment il ne s’était hâté de faire condamner Nestorius avant l’arrivée des Orientaux qu’afin de prévenir sa propre mise en accusation comme auteur des anathématismes, le procès de l’archevêque de Constantinople étant une occasion naturelle d’examiner ce document, si considérable dans l’affaire, et les Orientaux y trouvant une occasion que Jean d’Antioche et surtout Théodoret se proposaient ardemment de saisir. Une fois Nestorius condamné, l’occasion échappait, et il fallait ouvrir une accusation directe en hérésie à laquelle le président du faux concile d’Éphèse trouverait bien moyen de se soustraire. Tel parut aux Orientaux le but des manœuvres de Cyrille lorsqu’ils les examinèrent de près, et en cela ils ne se trompaient guère. Après Cyrille, Memnon eut son tour dans les dépositions de l’enquête. Il s’était fait l’instrument des violences du patriarche d’Alexandrie contre les évêques qui n’avaient pas voulu entrer dans sa faction. C’était lui qui animait contre eux la populace de sa ville épiscopale, lui qui les faisait arrêter au seuil de ses églises comme des païens, à tel point que le jour de la Pentecôte ils n’avaient pu assister aux saints mystères, à tel point encore qu’il ne leur avait pas été permis de visiter le tombeau du saint évangéliste Jean, « le sublime théologien, » ce que le premier chrétien venu pouvait faire sans permission. Dans l’énumération des crimes et des infamies dont cet évêque d’Éphèse était notoirement coupable, on n’oublia point la mauvaise administration de son église, les motifs qu’il avait donnés maintes fois aux magistrats et au peuple de solliciter son expulsion. « Ce serait, se disait-on dans le synode, rendre un grand service à la ville d’Éphèse de la débarrasser de cet indigne pasteur, et la ville d’Éphèse en serait reconnaissante. »

L’enquête terminée, le synode, qui s’intitulait comme l’assemblée de Sainte-Marie « le saint concile œcuménique siégeant à Éphèse, » arrêta ces trois points :

1° Cyrille serait déposé de l’archevêché d’Alexandrie, tant pour sa conduite dans Éphèse que pour ses anathématismes, qui renfermaient le venin des hérésies d’Apollinaire, d’Eunomius et des ariens ; il serait de plus frappé d’excommunication, non-seulement comme hérétique, mais comme hérésiarque, en ce qu’il avait entraîné beaucoup d’évêques dans son erreur, et qu’il les avait en outre détournés de leurs devoirs canoniques ;

2° Memnon serait déposé de l’exarchat d’Éphèse, tant pour les violences exercées par lui contre des évêques à propos du concile que pour sa détestable administration et sa tyrannie envers ses subordonnés ;

3° Les évêques qui s’étaient laissé induire à siéger dans l’assemblée illégitime seraient séparés de la communion, mais jusqu’à résipiscence, le pardon pouvant leur être accordé, s’ils venaient se joindre aux Orientaux pour aviser aux besoins de la foi et prononcer l’anathème contre les anathématismes de Cyrille.

Ces propositions furent adoptées d’une commune voix ; en conséquence le synode déclara les actes du faux concile rescindés, et la condamnation de Nestorius annulée comme rendue incompétemment par une assemblée qui n’avait pas le droit de juger. Nestorius lui-même fut rétabli dans son titre et son rang d’évêque, restant d’ailleurs évêque accusé, jusqu’à ce qu’un concile véritable eût prononcé sur son sort.

La sentence fut accueillie par les cris répétés de « cela est bien, cela est juste ! » Jean appuya sur l’excommunication de Cyrille. « Il fallait, disait-il, frapper non pas seulement son hérésie, mais ses ruses, ses corruptions, ses mensonges, qui avaient amené les membres de son assemblée à recevoir sans opposition le blasphème de ses anathématismes. » Quand les évêques eurent signé, on fit partir pour Antioche le procès-verbal de la séance et le décret des pères, afin d’y recueillir des signatures qui, jointes aux premières, représentèrent plus de deux cents adhérens. Séance tenante, l’infatigable patriarche fit signifier l’arrêt de son concile à l’assemblée réunie dans l’église de Marie, et, quant à Memnon, il écrivit aux magistrats d’Éphèse que leur indigne évêque était déposé canoniquement, et qu’ils eussent à convoquer les électeurs pour son remplacement immédiat. Tout cela se fit sans désemparer : cette seconde assemblée ne montrait pas une activité moins fébrile que la première.

Celle-ci, dans le même moment, présentait le spectacle d’une animation que rien ne pourrait rendre. Elle venait d’entendre le rapport de sa députation envoyée au-devant des Orientaux, — et ce récit l’avait mise hors d’elle-même. Reçus, quoique évêques, de la façon la plus inconvenante par des évêques, les députés avaient assurément le droit de s’en plaindre ; ils avaient le droit de se plaindre aussi des brutalités de la valetaille syrienne ; mais, si lamentables que fussent ces faits, ils se plurent encore à en noircir le tableau, emportés qu’ils étaient par la colère. Ils accusèrent nommément le comte Irénée de les avoir fait frapper par ses soldats. « Nous avons couru le risque de la vie, » dirent-ils, et ils montraient des traces de coups imprimés sur leurs membres. Cette déposition faite dans l’église, « en présence des saints Évangiles, » ajoutent les actes, fut recueillie par les notaires et transcrite au procès-verbal. A chacune de leurs paroles, les députés étaient interrompus par des cris d’indignation partis de toutes les bouches. On demandait justice de ces actes infâmes, et avant tout l’excommunication des Orientaux en masse. Là, comme dans le synode de Jean, aucune voix ne s’éleva pour tempérer la violence des résolutions soudaines. Une sentence d’excommunication fut libellée séance tenante, et Memnon, homme fougueux entre tous, eut mission de rédiger un rapport destiné à l’empereur, et qu’il remplit des plus injurieuses personnalités contre ses officiers. Cyrille sans perdre de temps fit signifier au logis de Jean d’Antioche la sentence qui le frappait, lui et les siens, de soute que ce décret put se croiser en route avec celui qui excommuniait les cyrilliens. C’était la double déclaration d’une guerre sans quartier, une haine sacerdotale inextinguible et un schisme.

Ainsi, au lieu d’un concile, la ville d’Éphèse en eut deux, s’anathématisant l’un l’autre et se prétendant tous deux le seul concile œcuménique légal, sans compter quelques fidèles amis de Nestorius, qui formaient autour de lui comme un troisième synode, celui-là très petit et tendant à s’amoindrir de jour en jour. Les officiers impériaux appuyaient le concile de Jean, Éphèse soutenait celui de Cyrille. Des placards contenant les dépositions et excommunications fulminées par chaque parti étaient affichés dans tous les carrefours : on en trouvait jusque sur les murs du théâtre, car la pieuse ville d’Éphèse, ainsi que toutes les villes d’Asie, était folle de spectacles et le théâtre faisait son rendez-vous habituel. Ceux qui venaient des Orientaux étaient outrageusement déchirés, tandis qu’on respectait ceux de Cyrille. Les électeurs que Jean d’Antioche avait invités à se réunir pour remplacer Memnon ne donnaient aucun signe de vie, l’évêque déposé officiait avec plus d’éclat que jamais dans ses églises au milieu de ses collègues cyrilliens excommuniés comme lui, et le peuple accourait à ces offices entendre des prédications pleines d’invectives et de menaces. Pendant ce temps, l’accès des mêmes églises était fermé aux Orientaux, et les auteurs de ces menées se faisaient un jeu des mystères sacrés. Bientôt ce furent des appels à la guerre civile et au massacre. Les maisons où demeuraient les Orientaux furent marquées de signes particuliers comme pour quelque coup de main ; tantôt on menaçait de les affamer, tantôt on les tenait bloqués chez eux pour les empocher de se réunir, et leurs malades même n’avaient pas la liberté d’aller respirer l’air du dehors. Pour mettre fin à ces indignités tolérées ou commandées par les magistrats, les officiers impériaux firent venir de nouvelles troupes qui continrent la populace ; Cyrille alors lâcha par la ville sa milice de mariniers, de valets de bains, d’ensevelisseurs des morts, et des conflits journaliers eurent lieu entre les Égyptiens et les soldats ; le sang coula dans les rues. Nestorius, dont la vie fut plus d’une fois en danger, prit à sa solde des gens de la campagne d’Éphèse pour garder sa maison. C’était, au lieu des débats paisibles d’un concile sur le plus auguste des mystères chrétiens, le spectacle d’une anarchie sans exemple comme sans raison.

Il arrivait cependant à Constantinople lettre sur lettre, rapport sur rapport, représentant la situation d’Éphèse sous les couleurs les plus différentes ; chaque parti l’appréciait suivant son intérêt ou sa passion. On a encore les relations destinées à l’empereur, ainsi que plusieurs lettres ou manifestes adressés au clergé, au sénat, au peuple, aux moines de la ville impériale. Jean d’Antioche demande expressément dans son rapport que les opérations du faux concile soient annulées pour usurpation de pouvoir, que l’assemblée soit dissoute, et Nestorius renvoyé devant un vrai concile œcuménique, composé suivant les canons et dans les conditions prescrites par la lettre impériale. Le procès de Nestorius se liant par le fait à la question des anathématismes, Jean tenait beaucoup à ce qu’il fût repris dans la forme légale. Il conseillait aussi à l’empereur de fixer, le cas échéant, le nombre des suffragans que chaque métropolitain aurait le droit d’amener avec lui, et trois suffisaient, à son avis ; mais une prescription formelle lui paraissait nécessaire, afin que des gens sans conscience ne profitassent plus de la conscience des autres pour les opprimer. Les officiers impériaux exprimaient la même opinion dans leur correspondance officielle, et s’étendaient longuement sur les violences et les illégalités du parti de Cyrille. Celui-ci leur rendait exactement la pareille, et le rapport rédigé par Memnon n’était qu’une amère récrimination contre eux. A l’en croire, le concile légitimement constitué n’avait rien fait que de juste, et l’empereur devait confirmer ses actes, y compris la déposition collective des Orientaux. Quant à lui, Nestorius se montrait fort modéré : il se bornait à réclamer pour ses juges une assemblée où le nombre des évêques suffragans ne dépassât pas celui des métropolitains ; l’Égypte ayant peu de métropolitains et beaucoup d’évêques de second ordre, on réduirait à néant par ce moyen la supériorité de Cyrille.

Entre ces versions opposées des mêmes faits, l’empereur et ses conseillers ne savaient que résoudre. Des lettres privées qui couraient de main en main dans Constantinople dénonçaient les officiers impériaux comme des criminels coupables de toutes les illégalités et de toutes les fureurs, et le pape en recevait de pareilles à Rome. Le comte Candidien y était accusé de faire charger les évêques par ses soldats, de supprimer à la douane les subsistances destinées au saint concile, de payer enfin avec l’argent de l’église les campagnards d’Éphèse, gardes-du-corps de Nestorius, et que celui-ci dressait à vomir des blasphèmes contre la foi. Memnon en voulait surtout au comte Irénée, dont il devait signaler particulièrement, disait-il, « l’insolence, la témérité, les insultes quotidiennement prodiguées aux membres du concile sous les yeux de Jean d’Antioche. » Ces lettres avaient pour but de provoquer une pression sur l’empereur en dehors de son gouvernement, et nous verrons qu’on y réussit. Comptant sur la faiblesse du prince, sur ses terreurs, sur la perpétuelle mobilité de ses idées, les cyrilliens lui demandèrent comme une grâce qu’il voulût bien les entendre, et qu’une députation de leurs membres fût autorisée en conséquence à se présenter devant lui dans son palais : quel juge pouvaient-ils désirer plus équitable, plus religieux, plus éclairé que l’empereur Théodose ?

L’incertitude du vrai au milieu de ces contradictions fatiguait le prince et son conseil. Ils prirent le parti d’envoyer sur les lieux un habile agent d’affaires, le magistrien Palladius, pour tout observer par lui-même et rapporter ensuite de vive voix ce qu’il aurait entendu et vu : le prince prendrait là-dessus une résolution définitive. En attendant le retour de cet agent, et pour protéger contre les préventions du public les officiers impériaux présens à Éphèse, le gouvernement résolut de suspendre toute correspondance particulière entre cette ville et Constantinople, et des mesures administratives furent prescrites dans cette intention. Les préposés de la police et de la douane soit à Éphèse soit à Constantinople eurent ordre de visiter les voyageurs et leurs paquets, soit au départ, soit à l’arrivée, afin de s’assurer s’ils ne recelaient point quelqu’une des dépêches prohibées. La recherche était rigoureuse et la pénalité très grave, de sorte que les partis ne savaient plus comment faire parvenir leurs manifestes ; mais l’imagination des partis est inépuisable, et ils réussissent toujours à opposer la ruse à la force qui veut les opprimer. Il y avait dans Éphèse un mendiant connu de tous, qui parcourait journellement les rues de la ville un bâton noueux à la main, demandant l’aumône aux passans. Ce mendiant disparut tout à coup : il avait obtenu par charité une place sur un navire en partance pour le Bosphore, probablement parmi les bagages et les animaux de la cargaison. Il n’emportait rien avec lui que son bâton et son vêtement misérable, où l’on ne trouva rien, si on le visita, et il ne fut pas plus inquiété à son arrivée qu’à son départ. Sorti du navire, il se remit à tendre la main dans les rues de Constantinople, comme il le faisait à Éphèse. Il semblait du reste bien connaître la ville, et se dirigea sans hésitation vers le monastère que l’abbé Dalmatius gouvernait hors des portes de la ville. Il frappe et demande à voir l’archimandrite, disant qu’il avait des choses importantes à lui révéler ; mais on n’abordait pas si facilement le révérendissime personnage. Il fallut du temps et des pourparlers pour que le mendiant fût enfin admis en sa présence. Ouvrant alors son bâton, qui était creux, il remit au moine une lettre de Cyrille, d’autres dépêches, et le procès-verbal du concile, qu’on n’avait pas encore in extenso au-delà de la mer. Dalmatius lut ces pièces avec avidité, et conçut en les lisant un projet qu’il exécuta sans retard.

Je dois dire d’abord en quelques mots ce qu’était l’archimandrite Dalmatius et pourquoi les pères du concile le choisissaient entre tous pour en faire l’interprète de leurs plaintes. Il appartenait à cette classe de cénobites encore rares alors qui avaient fait le vœu, en entrant au monastère, de n’en plus sortir vivans ; plusieurs même, pour n’en sortir ni vivans ni morts, s’y faisaient construire leur tombeau. Ce dévoûment à la retraite était récompensé dans le public et dans l’église par une estime qui allait jusqu’à l’admiration ; mais Dalmatius méritait l’une et l’autre encore par des titres d’un ordre plus élevé. Il était honnête, instruit, clairvoyant, bon conseiller des affaires du monde, quoiqu’il n’y vécût pas, et l’empereur en personne était venu plus d’une fois le consulter sur des affaires épineuses. On raconte qu’à propos du choix de Nestorius pour le siège épiscopal de Constantinople, le solitaire lui avait dit qu’il assemblait là bien des tempêtes dont l’église et l’empire ne verraient pas le terme. On attribua cette prévision sur le nouvel archevêque à des révélations d’en haut, car Dalmatius était considéré comme un prophète. Or l’idée qui lui vint à l’esprit en lisant les pièces apportées par le mendiant était de réunir ensemble tous les monastères (ils étaient nombreux dans la banlieue de Constantinople) et de faire une démarche collective près de l’empereur, pour lui montrer qu’on le trompait, et obtenir qu’une députation du concile vint s’expliquer devant lui ; c’était là principalement ce que désirait Cyrille.

Ce projet avait traversé rapidement l’esprit de l’archimandrite ; mais il se rappela ensuite qu’il était engagé par un vœu solennel à ne point sortir vivant de son cloître. Irait-il violer cette promesse sacrée, même pour un noble but ? L’incertitude le saisit, et il passa la nuit sans dormir. Tout à coup il crut entendre une voix qui lui criait du ciel : « Dalmatius, sors d’ici ! » Il sauta du lit tout réconforté, et, convoquant les archimandrites ses collègues, il leur exposa son projet, qu’ils acceptèrent avec joie. Quelques jours après, au lever du soleil, tous les couvens se mirent en marche processionnellement vers le monastère de Dalmatius, et de là vers le palais impérial, en parcourant une partie de la ville ; chemin faisant, ils chantaient des hymnes et des psaumes par chœurs alternatifs. Au fur et à mesure de leur passage, les habitans se réunissaient à eux et les accompagnaient en chantant. La procession fit halte à la porte du palais, et les archimandrites pénétrèrent seuls jusqu’au cabinet du prince, qui consentait à les recevoir. L’apparition de l’abbé Dalmatius, qu’on n’avait jamais vu hors de son couvent, frappa sans doute Théodose d’un sentiment étrange, car lui qui était très jaloux de son pouvoir, et qui ne souffrait guère qu’on voulût lui forcer la main sur quoi que ce fût, accueillit sans mot dire une démarche qu’en tout autre moment il eût repoussée comme une offense.

Dalmatius prit la parole. Il expliqua l’objet de sa visite, présenta au prince la lettre de Cyrille et la copie des actes de l’assemblée, puis, pendant que l’empereur les parcourait des yeux, il s’écria : « Est-il raisonnable, très religieux auguste, que la voix d’un seul impie (il désignait le comte Candidien) prévaille dans votre conscience contre celle de six mille évêques répandus sur toute la surface de la terre et qui suivent la doctrine des pères rassemblés dans Éphèse ? » Et, abordant la demande que faisait le concile de s’expliquer devant l’empereur lui-même par des délégués, il insista sur une autorisation, toute simple, prétendait-il, et de toute justice. « Je ne m’oppose pas à ce qu’ils viennent, dit l’empereur. — Mais, reprit Dalmatius, vos officiers s’y opposent, et les délégués ne partiront pas. — Ceci me regarde, répliqua Théodose un peu piqué, et je donnerai à ce sujet des ordres qui seront obéis. » On peut supposer que là-dessus un sourire d’incrédulité effleura les lèvres des archimandrites, car Dalmatius ajouta qu’il suppliait l’empereur d’écrire l’ordre de sa main. Dalmatius avait-il préparé, en vue de cette scène, une cédule d’autorisation qu’il présenta à la signature du prince, ou le prince récrivit-il lui-même tout entière ? Nous ne le savons pas ; mais en tout cas le billet signé resta en la possession des archimandrites. Content ou mécontent au fond de son âme, Théodose fit ce qu’on voulait de lui, et n’ajouta que ces mots en congédiant ses visiteurs ; « Mes pères, priez pour moi ! »

Quand les archimandrites reparurent devant leurs moines, vœux crièrent tout d’une voix : « Avez-vous un ordre de l’empereur ? Montrez-nous l’ordre de l’empereur ! » Et le peuple applaudissait. Un des abbés, levant la main qui tenait l’autorisation, leur dit ; « Allons à la basilique de Saint-Mocius, et vous saurez ce qui s’est passé. » La procession reprit alors son chemin en sens inverse, entonnant le psaume 150 : « Louez le Seigneur dans son sanctuaire ; louez-le sur le trône inébranlable de sa puissance !… Louez-le au son de la trompette ; louez-le avec le psaltérion et la harpe !… » Par intervalles, des cris d’anathème à Nestorius interrompaient les versets du psaume. La basilique de Saint-Mocius était située à l’extrémité de la ville dans le périmètre des monastères, de sorte que la foule amassée successivement était innombrable lorsque les moines arrivèrent près des portes. A l’église, Dalmatius monta sur une chaire élevée, d’où interpellant le peuple qui grondait : « Restez tranquilles, s’écria-t-il, et ne m’interrompez point, si vous voulez tout savoir ! » Il se mit à raconter le colloque entre l’empereur et les archimandrites, « adoucissant certaines expressions par ménagement respectueux pour le prince, » ajoute le récit original. Son exposé fut suivi de la lecture de quelques-uns des documens venus d’Ephèse, après quoi l’Archimandrite prononça ces mots, qui furent couverts d’acclamations : « Mes frères, priez pour l’empereur et priez pour mous ! » Un cri formidable sortit de toutes les boucbes ; « anathème à Nestorius ! » et les moines regagnèrent leurs couvens.

L’empereur avait signé, et sa signature ne pouvait être retirée ; mais la faute, c’en était une, n’était pas irrémédiable, les ministres et le conseil espérant pouvoir tout terminer avant l’arrivée des députés de Cyrille. La mission du magistrien Palladius, sans avoir rien produit en fait, procurait des lumières sur la marche qu’il convenait de suivre. Dans le désir d’épargner à Théodose des embarras qu’il n’aimait pas, on arrêta de tout faire régler à Éphèse même par un envoyé extraordinaire muni de pleins pouvoirs ; voici le programme qu’on lui traça.

1° Arriver à la conciliation des partis de manière à former une assemblée unique qui serait le concile.

2° Si l’obstination des chefs était un obstacle à cette union, faire disparaître, pour le bien de la paix, Cyrille, Memnon et Nestorius, dont l’empereur approuvait et maintenait la déposition. — On voit que Nestorius était aisément sacrifié par ses anciens amis. — Si tous les efforts de conciliation échouaient, et qu’on ne pût amener les deux prétendus conciles à n’en faire qu’un seul, on renverrait les évêques dans leurs églises ; mais auparavant l’envoyé extraordinaire s’enquerrait de l’opinion de la majorité des pères sur la question qui avait provoqué la convocation d’un concile œcuménique, à savoir si la vierge Marie devait être appelée mère de Dieu ou mère de l’homme, afin que l’empereur, dans les prescriptions émanant de son autorité législative, pût se guider sur ce qu’eût décidé le concile, si le concile avait existé.

Une telle mission, fort délicate comme on voit, exigeait un homme éminent par la position non moins que par le caractère et le mérite : l’empereur crut l’avoir trouvé dans la personne du comte Jean, membre du consistoire sacré.


IV

Depuis le départ du magistrien Palladius, la cause de Cyrille avait reçu dans Éphèse un grand renfort par l’accession des légats du pape. Retenus en mer plus longtemps qu’ils n’eussent voulu, ballottés de plage en plage par des vents contraires, ils arrivaient quand tout était fini, ou plutôt quand tout allait se dissoudre. Ils étaient au nombre de trois, deux évêques, Arcadius et Projectus, et Philippe, prêtre de l’église romaine. La ville les accueillit comme des sauveurs. Cyrille, qui, malgré son titre de vicaire du pape, avait refusé d’attendre ses légats pour la première session de son concile, en ouvrit pour eux une seconde dans la maison épiscopale de Memnon. Les Orientaux, comme on pense bien, n’y furent pas convoqués, et les légats ne leur firent point visite. Cette seconde session fut employée d’abord à compléter la première en ce qui concernait Nestorius ; on lut en présence des nouveau-venus les actes de sa condamnation, afin que ceux-ci pussent les confirmer et les signer. Il est à remarquer qu’en les signant les représentans du pape déclarèrent le faire en exécution de la sentence prononcée par lui contre l’archevêque avant la convocation du concile, comme si l’assemblée n’eût fait elle-même qu’homologuer une décision du siège de Rome. Cyrille ne tint pas un autre langage que les légats. « C’est juste, c’est juste ! criaient les évêques ; le jugement est juste ! » Cet effacement de la souveraineté d’un concile n’amena aucune observation dans le sein de l’assemblée. Il en avait fallu bien moins autrefois pour soulever dans les conciles d’Orient de vraies tempêtes contre les prétentions de l’église romaine ; mais la papauté avait fait de grands progrès depuis le concile œcuménique de Constantinople, et puis dans les conjonctures présentes on avait besoin de son secours contre Nestorius, contre Jean d’Antioche, enfin contre l’empereur lui-même.

Cette première affaire ainsi terminée au gré de Cyrille, il en aborda une autre qui ne lui tenait pas moins à cœur, celle de Jean d’Antioche et des Orientaux, — et, pour donner à l’action qui allait s’ouvrir une plus grande solennité, il transporta l’assemblée de la maison épiscopale dans l’église de Marie. Déjà, comme on l’a vu, un décret de déposition et d’excommunication avait été lancé sur eux par l’assemblée de Cyrille le jour même de leur arrivée ; mais le décret, rendu tumultuairement dans un moment de colère, sans citation ni procédure contradictoire, pouvait être attaqué pour violation des règles canoniques : Cyrille l’avait craint et s’était décidé à reprendre l’affaire à nouveau dans la forme régulière. Il voulait d’ailleurs que la condamnation de Jean et de ses Syriens reçût de la signature des légats la même attestation de canonicité que celle de Nestorius. Il déposa donc dans le concile une plainte où les derniers événemens étaient présentés favorablement pour son parti, défavorablement pour les Orientaux ; Memnon en fit autant avec force expressions violentes et injures. On cita par trois fois Jean d’Antioche à comparaître, et par trois fois il refusa, disant qu’il ne communiquait pas avec des excommuniés. — La condamnation suivit. Jean fut retranché de la communion ecclésiastique, et ses complices menacés de la même peine, s’ils ne venaient à résipiscence. Les légats approuvèrent l’arrêt et y souscrivirent.

Cyrille avait terrassé Nestorius ; mais sa victoire ne lui suffisait pas : il lui fallut poursuivre encore le vaincu jusque dans la personne de son maître, Théodore de Mopsueste. Cyrille haïssait cet évêque, dont la réputation l’offusquait. Il eût voulu le prendre corps à corps, et tenir sous sa main, dans un concile qu’il eût dominé, cette idole des Orientaux pour la briser à son tour sur les ruines de Nestorius ; mais il n’osa point. Le respect dont l’évêque de Mopsueste était environné mettait entre ses agresseurs et lui une barrière que Cyrille ne franchit que plus tard, se bornant pour le présent à une attaque indirecte dont l’occasion s’offrit à propos. Un certain prêtre de Cilicie déposé par son évêque, et qui avait demandé son rétablissement dans le sacerdoce, prétendait ne l’avoir obtenu de l’évêque qu’à la condition de souscrire certain symbole de foi dont il produisait une copie. Il s’y était refusé, disait-il, attendu que ledit symbole lui avait paru suspect, et, l’évéque l’ayant en conséquence renvoyé non réconcilié, il s’adressait au saint concile pour obtenir justice et merci. Le déposé méritait bien son sort, à ce qu’il paraît, car l’assemblée le laissa comme il était ; mais elle examina le symbole, qui fut reconnu appartenir à Théodore de Mopsueste, au moins en ce qui concernait le mystère de l’incarnation, le reste étant une reproduction de celui de Nicée. Or plus d’un évêque dans l’extrême Orient avait adopté cette addition sur le Verbe fait chair. Examiné par des yeux peu bienveillans, critiqué, dépecé, le symbole tel qu’il était fut déclaré hérétique et condamné ; mais le nom de Théodore ne fut point mentionné dans la condamnation. Le concile à ce sujet rendit un canon resté fameux, par lequel il interdisait de composer, faire signer, répandre aucun symbole de foi autre que celui de Nicée, et de rien ajouter ni retrancher à ce dernier sous peine de déposition pour les ecclésiastiques et d’anathème pour les laïques.

La condamnation du symbole de Théodore était un coup dirigé en partie contre les Orientaux, qui professaient un véritable culte pour ce docteur de leur église ; mais une attaque plus directe partie des mêmes mains vint atteindre leur patriarche dans ses prérogatives. L’archevêque d’Antioche avait exercé de tout temps un droit de suprématie sur l’île de Chypre, dépendance du diocèse d’Orient. La métropole de l’île, Salamine, ayant perdu son pasteur, il arriva que les autres évêques le remplacèrent sans en référer au patriarche, ni soumettre à son approbation le choix qu’ils avaient fait. Celui-ci cassa la nomination, nomma lui-même un titulaire et l’envoya gouverner Salamine ; mais les évêques cypriotes ne le reçurent pas. Révoltés contre leur supérieur, ils députèrent au concile pour plaider leur droit, qu’ils appuyaient sur certains précédens, trois d’entre eux, parmi lesquels figurait l’intrus de Salamine. Le concile les accueillit avec d’autant plus de faveur qu’ils vinrent de prime abord se ranger au plus épais du bataillon cyrillien. Leur cause fut gagnée, et le patriarcat d’Orient perdit là une des brillantes perles de sa couronne.

La session finissait lorsque, le 2 ou 3 d’août, on vit aborder au port d’Éphèse le commissaire extraordinaire envoyé de Constantinople avec les pleins pouvoirs de l’empereur. Plus intelligent que Candidien, mais non moins strict observateur de la règle, aussi honnète qu’Irénée, mais exempt des attaches de parti qui pesaient sur ce dernier, le comte Jean avait la réputation d’être un homme rigoureux autant que juste. Sa seule apparition jeta la frayeur dans la ville ; lui-même s’exprime ainsi dans son rapport officiel. Les évêques de tous les partis accoururent le saluer à son débarquement, sauf pourtant Cyrille et Memnon, qui se tinrent renfermés chez eux. Le commissaire les convoqua tous ensemble à son logis pour le lendemain, afin de leur faire connaître les volontés de l’empereur ; il fit en même temps prévenir les chefs, c’est-à-dire Cyrille, Memnon, Nestorius et Jean d’Antioche, de se rendre particulièrement près de lui avant la réunion générale, pour qu’il eût à s’entretenir avec eux. Il leur assignait à chacun une entrée séparée, dans l’intention de prévenir tout débat scandaleux, s’ils venaient à se rencontrer, Nestorius arriva le premier au soleil levant, puis Jean d’Antioche et plus tard Cyrille : il les sonda habilement et sut bientôt ce qu’il pouvait attendre des uns et des autres. Quant à Memnon, il s’excusa sur une indisposition qui ne lui permettait pas, disait-il, de quitter sa chambre.

Quand l’assemblée fut au complet, le commissaire déploya le rouleau des pièces qui lui conféraient ses pouvoirs et se mit en devoir de les lire ; mais Cyrille s’y opposa. « Je ne puis, dit-il, rien entendre de ce que l’illustrissime comte veut nous communiquer en présence de Nestorius, qui est déposé, et des évêques d’Orient, que le concile a retranchés de sa communion : ce serait communiquer avec eux, et nous ne devons pas même supporter leur vue. — Qu’est-ce donc ? s’écria Jean d’Antioche avec véhémence, nous écoutons bien l’illustrissime comte devant ces gens-ci (et il montrait de la main les amis de Cyrille) par respect et obéissance pour l’empereur, quoique nous les regardions comme des hérétiques excommuniés. » Un tumulte assourdissant suivit ces paroles : d’un côté à l’autre, on s’apostrophait, on se menaçait ; le comte Jean fut effrayé de l’excès de la violence. « C’était, écrivit-il à l’empereur, une vraie sédition, bien plus, un combat, une bataille. » Les chefs s’agitaient et se défiaient comme si on allait en venir aux mains, et le désordre persista pendant une partie du jour. Pour essayer d’y mettre fin, le comte Jean émit l’avis que Cyrille et Nestorius quittassent l’assemblée. « Le mandement impérial, dit-il, s’adresse non point à eux nominativement, mais à tous les évêques sans distinction : de sorte que, s’ils croient ne devoir pas rester ici, ils sont libres de sortir ; je pense même que leur absence peut être favorable à la paix. » Cyrille et Nestorius revendiquèrent leur droit de rester, et la dispute recommença de plus belle. Enfin, moitié de gré, moitié de force, les deux archevêques se résignèrent à quitter la salle.

La lettre fut alors écoutée avec assez de calme. Elle contenait une invitation aux évêques de se réunir fraternellement pour le bien de l’église, et l’assurance qu’après leur réconciliation ils pourraient partir pour leurs diocèses. Elle annonçait aussi que les dépositions de Cyrille, de Nestorius et de Memnon étaient confirmées par l’empereur. Là-dessus, des réclamations se firent entendre des deux côtés de l’assemblée. Les Orientaux firent observer au commissaire impérial que, Cyrille et Memnon ayant été déposés par leur concile canoniquement, l’arrêt qui les frappait pouvait être approuvé par le prince, mais qu’il n’en était pas de même de Nestorius, dont la condamnation, prononcée par une assemblée illégale, était nulle de plein droit. Les cyrilliens auraient pu répondre à leur tour que Jean d’Antioche aussi avait été déposé dans les formes canoniques par leur concile, et que sa déposition devait être valable aux yeux du représentant de l’empereur ; mais la lettre impériale avait eu pour but unique d’enlever aux partis les agitateurs qui empêchaient leur réunion, sans entrer dans les questions de canonicité. C’était une mesure administrative appuyée sur des actes religieux dont on ne discutait pas la valeur. Chacun réclamant de son côté avec un bruit croissant, la séance fut de nouveau suspendue. « Je ne sais, avouait humblement le haut-commissaire dans son rapport à l’empereur, si les très pieux évêques se réconcilieront jamais ; mais je ne comprends pas d’où leur peuvent venir cette rage et cette âpreté de discorde. » La nuit approchait cependant sans qu’on eût encore rien fait ; le comte Jean leva la séance et se rendit de sa personne à l’église de l’apôtre Jean pour y prier près du tombeau de son patron. Pendant ce temps-là, des soldats se rendaient dans les maisons de Nestorius et de Cyrille, qu’ils constituaient prisonniers. La garde de Nestorius fut confiée au comte Candidien, celle de Cyrille à un autre officier impérial dans la prison publique. Memnon, averti de ce qui se passait, courut à l’église de Saint-Jean pour justifier son absence près du commissaire. « Vous vous expliquerez chez moi, » lui dit celui-ci, et, comme Memnon se mettait en route, il fut appréhendé au corps et mis en lieu sûr. Tels furent les faits de la première journée.

Ayant ainsi reconnu par sa propre expérience l’impossibilité d’établir une entente entre les partis, le haut-commissaire impérial s’occupa du second point de ses instructions, à savoir de constater quelle était au fond l’opinion de la majorité des évêques dans la question de théotocos et d’anthropotocos, d’où toutes ces dissensions étaient nées. Il écrivit en conséquence à chacune des deux grandes assemblées de lui envoyer sa profession de foi ; quant au petit groupe de Nestorius, il était peu important, et, sans le lui demander, l’on pouvait deviner ce qu’il pensait. Les cyrilliens envoyèrent en réponse au comte Jean un extrait du jugement rendu contre le patriarche de Constantinople, et ils refusèrent d’y rien mettre de plus. « Nous avons résolu, dirent-ils, de ne délibérer sur aucune matière tant que notre chef ne sera pas en liberté. » Les Orientaux se trouvèrent fort embarrassés de rédiger un programme sur l’incarnation en face de Cyrille, dont ils combattaient les anathématismes : ils se contentèrent d’adresser au comte Jean une copie du symbole de Nicée, souscrit par eux tous, ajoutant que telle était la règle de leur croyance. Trompé encore cette fois dans son attente, le haut-commissaire, au moyen d’informations personnelles sur la plupart des évêques, se convainquit que l’immense majorité admettait le terme de Marie mère de Dieu, sauf parfois certaines explications ou réserves. Il en conclut que c’était la doctrine que l’empereur devait considérer comme orthodoxe et soutenir dans les actes de son autorité. Tel fut l’esprit de son rapport. Il restait à dissoudre les assemblées et à rendre les évêques à leurs églises ; mais les mêmes hommes qui avaient tant demandé qu’on les renvoyât chez eux refusèrent alors de partir. Les cyrilliens déclarèrent qu’ils ne se sépareraient pas en laissant leur président sous les verrous, et par extraordinaire les Orientaux opinèrent dans le même sens : il leur peinait de renoncer à ce concile œcuménique où ils comptaient bien foudroyer leur ennemi et ses anathématismes. Les deux partis réclamaient donc avec la même vivacité contre la décision du comte Jean, faisant appel à l’empereur pour qu’il daignât les entendre et juger par lui-même. C’était un vrai refus d’obéir et presque une révolte : le comte Jean n’avait plus qu’à repartir pour aller rendre compte de sa mission.

Pendant son absence, une révolution de palais s’était opérée, et l’esprit faible et indécis de Théodose avait tourné d’un pôle à l’autre. Les députés cyrilliens, dont l’abbé Dalmatius avait obtenu l’envoi, se trouvaient depuis quelque temps à Constantinople ; ils avaient vu les vierges-reines, fait sonner haut les périls de la foi et réveillé l’ardeur religieuse de Pulchérie, que commençaient à décourager l’ingratitude de son frère et les vexations de la cour. L’ancienne régente éleva la voix au-dessus des courtisans et des eunuques, et Théodose baissa la tête. Elle appuyait la demande des cyrilliens, pour que l’empereur évoquât l’affaire à son tribunal et la jugeât lui-même souverainement. Théodose, harcelé, fatigué, finit par y consentir, et, comme il advint que les Orientaux lui adressèrent précisément la même requête, il décida que les deux partis comparaîtraient. par députation et exposeraient leurs griefs devant lui, séant en consistoire sacré. Pulchérie eût été tentée peut-être de rejeter l’assistance des officiers consistoriaux, mais elle se dit qu’elle serait là pour combattre au besoin leur influence sur le prince. C’était déjà un grand succès ; mais la victoire n’était pas encore assurée. Il ne s’agissait dans tout cela que de la guerre entre Cyrille et Jean d’Antioche, entre les deux conciles qui se qualifiaient l’un et l’autre d’œcuméniques et de sacro-saints. Quant à Nestorius, sa cause paraissait abandonnée ; nous avons dit que Théodose n’aimait pas les embarras : quiconque lui en attirait était son ennemi. Or, depuis qu’il avait imprudemment embrassé le parti de cet archevêque, que de désagrémens, que d’ennuis étaient venus fondre sur lui : division parmi les églises, division parmi les peuples, troubles jusque dans la ville impériale, où des moines séditieux étaient venus aux portes de son palais lui dicter leur volonté, enfin retour de sa sœur aux faveurs de l’opinion publique et presque à une nouvelle régence ! Nestorius devint pour lui un objet de haine, et on n’osa plus prononcer ce nom en sa présence.

L’évolution opérée dans l’esprit du maître se fit également remarquer dans celui des courtisans, dont le malheureux patriarche était naguère l’idole et l’oracle. Ce fut maintenant à qui le comblerait de malédictions ; on le jugeait digne de tous les supplices : la déposition ne suffisait pas, son bannissement seul pouvait garantir désormais la tranquillité du prince. Les témoignages contemporains nous apprennent, il est vrai, que la tranquillité de l’empereur ne fut pas le seul mobile de cette aversion si subitement déclarée, et Théodoret nous assure qu’un certain Paul, neveu de Cyrille, répandait l’or à pleines mains sur toutes les avenues du palais. Il n’était pas absolument besoin de ces « flèches d’or » pour faire tourner des courtisans qui voyaient leur maître changé ; mais elles n’y nuisirent pas au fond. L’eunuque Scolastique, l’ancien protecteur, l’ami de Nestorius, lui écrivit des lettres d’une froideur calculée. Le préfet du prétoire Antiochus, sur qui le patriarche comptait le plus et à qui il ouvrait son cœur sans réserve, se montra plus glacial encore. Nestorius comprit tout, et, comme il était naturellement hautain, il feignit d’accepter avec une sorte de contentement une disgrâce qui n’existait pas encore. « Je ne veux être un embarras pour personne, répondit-il à Scolastique ; je n’ai jamais eu d’ambition, et tout mon désir serait de me retirer dans un monastère où je pourrais vaquer à l’étude qui a fait de tout temps le charme de ma vie. » Son langage avec Antiochus fut à peu près le même. Ces faux amis abusèrent de ses lettres pour persuader à Théodose que l’ancien favori ne souhaitait plus que les loisirs d’un exil, et ils levèrent par là les derniers scrupules que le monarque pouvait éprouver encore.


V

La décision impériale notifiée aux évêques par le comte Jean, qui n’avait point encore quitté Ephèse, remplit de joie les deux partis. L’empereur statuait que chacune des assemblées lui enverrait huit députés pour débattre leurs griefs devant lui en présence de son conseil consistorial. Cette égalité de représentation pour des assemblées si dissemblables en nombre parut de bon augure aux Orientaux : les cyrilliens ne murmurèrent pas trop ; bien informés de ce qui se passait à Constantinople, ils savaient que ce désavantage apparent serait compensé par des influences puissantes qui travaillaient déjà pour eux. On se mit à l’œuvre aussitôt dans les deux camps pour le choix des députations. Les cyrilliens, toujours empressés de compromettre l’évêque de Rome dans leur cause, nommèrent parmi leurs députés deux des légats du pape sur trois, savoir le prêtre romain Philippe et l’évêque Arcadius ; Juvénal de Jérusalem, vice-président de leur concile, y remplaça leur chef emprisonné. La députation des Orientaux se composa de leurs plus forts théologiens, Jean d’Antioche et Théodoret en tête : ils se flattaient d’avoir une lutte théologique à soutenir. Les mandats donnés par les deux assemblées à leurs députés sont curieux en ce qu’ils nous font voir que, d’un côté surtout, les choses étaient combinées de manière à prévenir toute entente amiable. Celui des cyrilliens portait défense aux mandataires de communiquer en aucune façon avec Jean d’Antioche et les siens. Si l’empereur, ajoutaient les instructions, l’exigeait absolument, les députés ne lui obéiraient qu’à ces trois conditions : 1o que leurs adversaires souscriraient à la déposition de Nestorius et anathématiseraient sa doctrine ; 2o qu’ils demanderaient pardon par écrit au saint concile œcuménique (leur assemblée) de l’injure faite par eux à son président ; 3o qu’ils se joindraient aux démarches de leurs adversaires pour obtenir la liberté des saints évêques Cyrille et Memnon. Le mandat était impératif, et, s’il n’était pas suivi de point en point, l’assemblée déclarait désavouer ses représentans et les retrancher même de sa communion. Le mandat des Orientaux était plus large et plus libéral, il laissait aux députés toute latitude pour agir ou prendre tels engagemens qu’ils jugeraient convenables soit devant l’empereur, soit dans le consistoire, dans le sénat ou ailleurs, avec promesse par l’assemblée de ratifier ce qui aurait été fait, et de souscrire toute convention synodalement. Une seule exception était posée à la plénitude de leurs pouvoirs : il leur était interdit de recevoir les anathématismes ; c’était une matière de foi qui ne donnait point lieu à transaction. A chacun des deux mandats était jointe une lettre à l’empereur. Celle des Orientaux conjurait le prince par tout ce qu’il y a de plus saint au monde de porter son attention sur les anathématismes, dont ils le faisaient juge, et d’obliger le parti adverse à les discuter avec eux en sa présence et par écrit, deux doctrines contradictoires ne pouvant être tolérées dans la foi. La lettre des cyrilliens se bornait à demander la délivrance de leurs deux chefs et la permission pour eux-mêmes de retourner dans leurs églises, dont ils étaient prives depuis trop longtemps. Comme pour bien accuser la division des partis, les deux députations se mirent en route par des voies différentes : les cyrilliens prirent la route de mer, tandis que les Orientaux suivaient celle de terre, la plus longue de beaucoup, et perdaient même en chemin un de leurs compagnons, Himérius de Nicomédie, que la fatigue du voyage forçait de s’arrêter dans sa ville épiscopale. Lorsqu’ils arrivèrent au rendez-vous, les cyrilliens étaient maîtres de la place.

Nestorius cependant, toujours gardé à vue dans Éphèse, recevait de son ancien ami le préfet du prétoire Antiochus un billet que nous avons encore. Il y était dit que l’empereur, prenant en considération le désir manifesté par l’archevêque d’aller vivre dans la solitude, l’autorisait à quitter Éphèse, et qu’afin de lui épargner dans le voyage tout désagrément et tout souci, on lui donnait des gardes pour le servir, — qu’il choisirait lui-même le lieu de sa retraite et la route qu’il lui plairait de suivre ; les transports de l’état et les mansions publiques seraient mis à sa disposition. Il comprit fort bien que c’était un arrêt d’exil, et il désigna le monastère d’Euprèpe, où s’étaient écoulés les premiers temps de sa vocation religieuse. Tombé de si haut et si soudainement, l’archevêque ne fléchit point sous ce dernier coup que lui portait la main d’un ami ; il répondit que « c’était à ses yeux un honneur d’être déposé pour la foi, qu’il avait néanmoins une grâce à solliciter de l’empereur : c’était que le religieux prince daignât condamner par une lettre publique les dangereuses propositions de Cyrille, et que cette lettre fût lue dans toutes les villes de l’empire. Nestorius alors partirait satisfait, il aurait rempli son suprême devoir envers l’église. » Tandis que l’ancien patriarche de Constantinople recevait dans cette forme la liberté de l’exil, Cyrille était toujours en prison, et si étroitement gardé que des soldats couchaient en travers devant la porte de sa chambre. Quant à Memnon, l’histoire ne nous en dit plus rien, et ce triste personnage ne mérite guère qu’on parle de lui.

L’empereur avait d’abord désigné Constantinople pour l’endroit de la conférence ; puis, sur quelques signes de fermentation, soit dans le clergé, soit parmi les moines, il l’avait transféré à Chalcédoine, que l’on considérait comme un faubourg de la métropole, quoique sous un autre évêque. Chalcédoine possédait d’ailleurs un superbe local pour l’installation de la cour et la tenue de la conférence, cette magnifique villa rufinienne, doublement célèbre en Orient comme fruit des déprédations de Rufin, ministre favori du grand Théodose, et comme théâtre de la condamnation de Chrysostome sur la poursuite du patriarche d’Alexandrie Théophile. Par une fatale coïncidence, il s’agissait encore ici d’un archevêque d’Alexandrie poursuivant un archevêque de Constantinople. Les deux députations se trouvèrent réunies à Chalcédoine au commencement de septembre, et la conférence s’ouvrit le 4 en présence de l’empereur, assisté de son préfet du prétoire Antiochus et du conseil consistorial. De part et d’autre, les députés produisirent les pièces dont ils étaient porteurs et exposèrent leurs griefs ; cette première séance parut favorable aux Orientaux, l’empereur approuva leurs dires et les laissa réfuter ceux de leurs adversaires. Comme ils accusaient Acacius de Mélytène d’avoir écrit que la Divinité était passible, qu’elle avait souffert et était morte sur la croix, Théodose témoigna une grande indignation ; mais Acacius, qui était là, parvint à se justifier. Les cyrilliens renouvelèrent verbalement la demande formulée dans leurs instructions de la mise en liberté de Cyrille ; « il faut, disaient-ils, qu’il assiste à la conférence pour s’y défendre lui-même. » Les Orientaux soutenaient que la chose importante avant tout était d’éclaircir pour chacun des partis la question de foi, ce que l’empereur trouva juste, et il voulut qu’ils lui remissent tous les deux une exposition de leur croyance. « Nous n’en avons pas d’autre, répondirent les Orientaux, que le symbole de Nicée, et il suffit à tout, puisqu’il est la règle de l’église ; » puis Jean présenta la copie de ce symbole qu’ils avaient tous souscrit à Ephèse. L’empereur ne leur fit aucune observation. Cette première audience terminée, ils rentrèrent chez eux le cœur plein de joie ; mais cette joie était prématurée, ils ne tardèrent pas à s’en apercevoir.

L’évêque de Chalcédoine, gagné au parti de Cyrille, s’était fait son instrument dévoué ; on eût dit un autre Memnon pour les vexations tyranniques et les perfidies. Il excluait les Orientaux de ses églises, où leurs adversaires se pavanaient en maîtres, tenaient des assemblées et prêchaient contre eux. Traités en païens, excommuniés par le caprice de cet homme, Jean et ses collègues louèrent un local pour y faire leurs prières, y délibérer sur les événemens, y prêcher au besoin. Cette chapelle improvisée consistait en un grand préau sans toit, entouré de portiques, que surmontait une galerie. Dès qu’on sut que les évêques d’Orient y discouraient sur la foi, on y accourut en foule non-seulement de Chalcédoine, mais de Constantinople, et dès le lever du jour le préau était rempli d’auditeurs. Théodoret y parla à plusieurs reprises, Jean d’Antioche aussi. Ils n’avaient su qu’à leur arrivée à Chalcédoine l’arrêt de bannissement rendu contre Nestorius ; cette nouvelle les avait attristés et irrités tout à la fois, et ils ne le cachèrent point dans leurs sermons. Théodoret disait courageusement aux fidèles de Constantinople : « Nestorius est toujours votre évêque ; frappé par une assemblée illégale et hérétique, mais non jugé, il doit être réputé innocent, et n’a point cessé d’être votre pasteur. On parle déjà de le remplacer ; mais je déclare ici au nom de l’église que son successeur, quoi qu’on fasse, ne sera jamais qu’un usurpateur et un intrus, et, s’il est ordonné par les partisans de l’hérésie avant le règlement de la doctrine, il sera un schismatique et un hérétique. » Ces protestations, reportées à Constantinople, n’y étaient pas sans écho, et les Orientaux à leur sortie du prêche trouvaient des clercs, des moines et de misérables mercenaires apostés pour tomber sur eux à coups de pierres et de bâton. Théodoret prétend que parmi les moines on constata la présence d’esclaves déguisés. D’un autre côté, l’évêque de Chalcédoine les dénonçait à l’empereur comme des séditieux qui cherchaient à soulever le peuple et des violateurs des lois canoniques qui célébraient les mystères dans un lieu non consacré. Ce rapport avait ému l’empereur, qui cependant était porté d’affection pour eux.

Chaque jour, les Orientaux rendaient compte à leurs mandans d’Éphèse ou à leurs amis des incidens de leur vie à Chalcédoine. Le premier jour, ils écrivaient au synode ces lignes pleines d’espérance : « tout le peuple de Constantinople accourt vers nous à travers le Bosphore, nous encourageant à défendre la foi, et nous avons bien de la peine à le retenir pour ne point donner prise à nos ennemis. » Quelques jours après, le tableau avait changé, et Théodoret adressait à son métropolitain d’Hiérapolis cette curieuse lettre où il nous peint si bien son découragement, le mauvais vouloir de la cour et les perplexités de l’empereur. On y aperçoit même un triste symptôme de défaite, le commencement d’une désunion dans leurs rangs. « Nous n’avons omis, écrivait-il, ni supplications ni fermeté pour exciter le prince et le consistoire à sauver la foi qu’on veut corrompre ; mais jusqu’ici nous n’avons rien gagné. Nous avons protesté à l’empereur avec serment qu’il nous est impossible de rétablir Cyrille et Memnon et de communiquer avec les autres qu’ils n’aient rejeté des articles hérétiques ; mais ceux qui cherchent leurs intérêts plutôt que ceux de Jésus-Christ veulent se réconcilier malgré tout… Pour notre ami (c’est-à-dire Nestorius), sachez que chaque fois que nous en avons fait mention soit devant le prince, soit devant son consistoire : , on l’a pris à injure, et le pis est que l’empereur, a pour lui plus d’aversion que tout le monde ; il nous a dit : « Que personne ne m’en parle, son affaire est réglée. » Maintenant, nous travaillons à nous tirer d’ici et à vous sauver du chaos, si nous pouvons, car nous n’avons rien de bon à espérer. Tous sont gagnés par l’argent, et soutiennent qu’il n’y a qu’une nature de la Divinité et de l’humanité.

« Le peuple vaut mieux, grâce à Dieu, et vient à nous incessamment. Nous avons commencé à tenir de grandes assemblées où les fidèles accourent en foule, et ils nous écoutent avec tant de plaisir qu’ils resteraient jusqu’à une heure après midi, si quelque chose les garantissait de l’ardeur du soleil. Ils sont réunis dans une grande cour enfermée de quatre galeries, et nous parlons de l’étage supérieur de la maison ; mais le clergé et les moines nous persécutent fortement, de sorte qu’il y a eu combat comme nous revenions du palais rufinien ; plusieurs furent blessés, tant des laïques nos défenseurs que de ces faux moines. L’empereur a su que le peuple s’assemblait avec nous, et, m’ayant rencontré seul, il m’a dit : « J’ai appris que vous tenez des assemblées irrégulières. » Je lui ai répondu : « Puisque vous me donnez la liberté de parler, écoutez-moi avec indulgence. Est-il juste que ces hérétiques excommuniés remplissent les fonctions sacerdotales, et que nous qui combattons pour la foi, nous soyons exclus des églises ? — Que voulez-vous que j’y fasse ? me répondit-il. — Ce que fit le comte Jean quand il débarqua à Éphèse, ai-je répliqué : voyant qu’ils tenaient des assemblées et célébraient des collectes et non pas nous, il les en empêcha en disant : « Je n’y autoriserai ni les uns ni les autres jusqu’à ce que vous ayez fait la paix. » Vous devriez ordonner, de même à l’évêque de cette ville de ne laisser tenir d’assemblées ni à nous ni à eux, jusqu’à ce que nous nous soyons mis d’accord… » — L’empereur m’a répondu : « Je ne puis commander aux évêques., — Alors, répliquai-je, ne nous commandez donc rien non plus. Nous prendrons une église, nous l’ouvrirons au peuple, et vous verrez qu’il viendra beaucoup plus de monde avec nous qu’avec eux. » J’ai ajouté : « Dans les assemblées que nous tenons, il n’y a ni lecture, des saintes Écritures ni oblation, il y a seulement des prières pour la foi et pour vous, très religieux prince, ainsi que des discours de piété. » L’empereur a trouvé que cela était bien, et n’a rien fait jusqu’ici pour nous l’interdire. Nos assemblées croissent sans cesse ; mais nous sommes tous les jours en péril et en crainte, voyant la violence des moines ; et des clercs, et la lâche connivence des grands. » Les Orientaux enfermaient leurs adversaires dans ce dilemme : « si vous croyez que les anathématismes sont bons, discutez-les avec nous en présence de l’empereur, et nous nous chargeons de les mettre à néant ; si vous ne le croyez pas, reconnaissez votre erreur et abandonnez-les. » L’empereur approuvait la proposition comme raisonnable et juste, mais les cyrilliens refusèrent le débat, ne voulant ni d’une chose ni de l’autre. « Ils parlent avec beaucoup de hauteur et de bruit, écrivaient les Orientaux à leur assemblée, et les puissances et les ministres souffrent cette insolence sans la réprimer. » A force d’instances, les Orientaux obtinrent enfin de l’empereur la promesse formelle d’une conférence écrite. On appelait ainsi les conférences où des notaires assistaient pour consigner dans un procès-verbal authentique les dires de chaque partie ; c’était la forme la plus solennelle des discussions théologiques.

Confians dans la parole du souverain, Jean d’Antioche et les siens se préparaient en gens de cœur à des débats où ils allaient engager la foi, lorsqu’ils furent informés subitement que la conférence n’aurait point lieu : l’empereur était parti pour Constantinople le jour même, et il avait donné ordre à plusieurs évêques cyrilliens de le suivre ; ils allaient ordonner dans la ville impériale le successeur de Nestorius. Ce fut un coup de poignard pour les Orientaux. Il y avait dans cet acte du remplacement de Nestorius le déni de toutes les promesses faites par le prince, le désaveu de ses propres opinions, la reconnaissance enfin de ce concile d’Éphèse qu’il n’avait cessé de déclarer depuis six mois illégitime et séditieux. L’archevêque appelé à ce siège, dont on contestait la vacance, était un simple prêtre nommé Maximien, né et élevé à Rome, où il avait été compagnon d’enfance du pape Célestin, venu ensuite à Constantinople, où Chrysostome l’avait attaché à son église. Les historiens le représentent comme un homme honnête, mais nul, sans lettres, sans pratique des affaires, menant la vie d’un moine dans sa maison, généreux d’ailleurs et s’occupant beaucoup des pauvres. Il s’était rendu populaire par un mode assez étrange de charité ; sa manie était de faire construire à ses frais des sépulcres de pierre où il faisait déposer les personnes qui mouraient saintement, et dont la famille n’était pas assez riche pour leur donner une telle sépulture. Les survivans lui en furent reconnaissais, car il eut tout le peuple dans son parti. Les gens éclairés lui opposèrent en vain cet éloquent Proclus, l’avocat des traditions de l’église de Constantinople contre les nouveautés de Nestorius, et celui dont le courage avait ouvert la lutte contre l’hérésiarque : Proclus fut battu. Maximien présentait du reste cet avantage, qu’il était un lien nouveau entre l’église de Rome et l’assemblée de Cyrille. Tout était fini. Les Orientaux exhalèrent leur douleur dans une dernière remontrance très véhémente et très libre, où ils se plaignaient de la manière dont on les traitait après l’obéissance qu’ils avaient montrée pour les moindres ordres de l’empereur. « On ruine la foi, disaient-ils, on introduit l’hérésie d’Apollinaire dans l’église malgré nos observations réitérées, et, puisqu’on ne nous écoute pas, nous n’avons plus qu’à secouer la poussière de nos souliers et partir, protestant comme saint Paul que nous sommes innocens de votre sang et de votre perte. » C’était trop pour les forces d’esprit et de corps que pouvait posséder Théodose : il rompit avec tant d’ennuis en fermant la conférence, et la clôture de la conférence était également celle du concile d’Éphèse. La lettre qu’il écrivit à ce sujet et que le temps a conservée est empreinte d’une tristesse profonde et du regret qu’il ressent de son impuissance ; il avait voulu par ses officiers d’abord, puis par lui-même, ramener le calme dans l’église troublée, croyant que c’était une impiété pour un souverain de ne point chercher un remède à de si grands maux ; il avait échoué… Si pourtant les évêques étaient animés d’un sincère désir de paix, ils le trouveraient tout prêt à recevoir leurs ouvertures et à renouveler ses efforts : autrement ils n’avaient plus qu’à partir. Il eut quelques paroles bienveillantes pour les Orientaux, et il leur dévoila que plus d’une influence puissante avait voulu lui arracher des rigueurs et des sévices contre eux ; mais il avait résisté courageusement, du moins il le jugeait ainsi. « Vous pouvez retourner dans vos églises, leur dit-il ; tant que je vivrai, je ne me résoudrai jamais à vous condamner, parce que vous n’avez été convaincus de rien en ma présence, personne n’ayant voulu entrer avec vous en conférence sur aucun des points contestés. » — Singulière consolation pour des gens qui, d’accusateurs qu’ils étaient venus, se trouvaient transformés en accusés dans la tête de l’empereur ! Théodose terminait par ces mots : « je ne suis point cause du schisme de l’église, et Dieu sait qui en est coupable ! » Celui-là évidemment, c’était Cyrille.

La conférence dissoute et les évêques renvoyés dans leurs foyers, il ne restait qu’une chose debout : le concile d’Éphèse. Tout le reste avait été réduit en poussière par l’empereur, à son insu peut-être et contre lui-même. Ce concile, dont il avait rescindé les actes par la bouche de ses officiers, par ses propres arrêts rendus dans le consistoire, qu’il avait déclaré une assemblée illicite, dont il détenait encore les chefs en prison, — ce même concile, il en avait exécuté successivement toutes les décisions, d’abord par l’exil et le remplacement de Nestorius, ensuite par l’éloignement des Orientaux, dont au fond il admettait les doctrines ; il ne restait donc plus rien à faire que de le reconnaître, puisque ses décisions étaient déjà en pleine vigueur. Il l’approuva. Le concile d’Éphèse put prendre place dès lors dans les fastes de l’église universelle en qualité de troisième concile œcuménique, et ses doctrines figurèrent dans les lois de l’empire comme les seules orthodoxes, les autres exposant quiconque les professait aux pénalités civiles dues à l’hérésie. La question des anathématismes restait en dehors, et continua d’agiter les églises d’Orient ; pour le moment, le nestorianisme seul était frappé.

Pulchérie eut tout l’honneur de cette victoire, et personne ne se méprit sur la main qui avait tout conduit à Chalcédoine et fait aboutir les révoltes successives de l’empereur à cimenter sa défaite. Les évêques catholiques la félicitèrent à l’envi, et un concile déclarait en propres termes « qu’elle avait chassé Nestorius. » Un grand pape, Léon, successeur de Célestin, lui écrivait dans un style passablement flatteur que « Dieu, qui ne pouvait pas abandonner le mystère de sa miséricorde, avait eu égard aux soins et aux peines qu’elle avait pris pour que l’ennemi astucieux de la religion fût expulsé. Si l’impie Nestorius, ajoutait-il, n’a pu faire prévaloir sa doctrine, c’est qu’il n’a pu tromper cette fidèle observatrice de la vérité ; lui, si habile à faire boire aux simples le poison de ses perfides discours, s’est arrêté devant une humble servante du Christ. » Il n’existait jusqu’alors dans la chrétienté qu’une seule église construite sous l’invocation de la mère de Dieu, la basilique d’Éphèse, où un récit traditionnel plaçait son tombeau : on en construisit de tous côtés, soit en Occident, soit en Orient. Augusta ne fut pas la dernière à célébrer ainsi son triomphe.


VI

L’élargissement de Cyrille était une conséquence de l’approbation du concile d’Éphèse, puisqu’il était resté victorieux sur tous les points : Théodose ordonna donc sa mise en liberté ; mais déjà l’adroit Cyrille l’avait prévenu en s’échappant de prison, et, lorsqu’il arriva dans Alexandrie, le peuple le reçut avec de grandes démonstrations de joie. Memnon fut également rendu comme évêque aux Éphésiens avec sa cupidité et son insolente tyrannie. Nestorius cependant était enfermé dans son monastère d’Euprèpe, où il demeura quatre années. L’ancien archevêque avait cru y retrouver la vie paisible et studieuse de sa jeunesse ; mais il amenait avec lui deux hôtes ennemis de la paix : le regret de sa grandeur déchue et le désir de se justifier. Il publia quelques livres qui réveillèrent l’attention des catholiques, il fit des prédications éloquentes qui attirèrent à Euprèpe beaucoup de gens distingués d’Antioche ; en un mot, il se remit en scène, et bien mal lui en prit. Des réclamations arrivèrent à l’empereur de divers côtés ; le pape Célestin lui-même, poussé par les catholiques d’Orient, demanda instamment à l’empereur que l’ennemi de la Vierge et de son fils, trop bien traité pour son crime, « fût retranché de la société des hommes qu’il s’obstinait à perdre, » et, non content d’employer son influence auprès de l’empereur, il exhorta tous les évêques à joindre leurs efforts aux siens. C’était plus qu’il n’en fallait sur l’esprit de Théodose, qui d’ailleurs haïssait Nestorius. Jean d’Antioche lui-même fut alarmé de ce mouvement fait autour d’un homme dont on l’accusait d’être l’ami et de tolérer les doctrines parce qu’il les partageait. En état de schisme avec Cyrille pour la querelle des anathématismes, il eut peur que l’implacable persécuteur ne l’enveloppât lui-même dans quelque trame secrète, et il demanda comme les autres l’éloignement de Nestorius. Le préfet du prétoire Isidore reçut l’ordre de faire conduire à Pétra, en Arabie, l’exilé d’Euprèpe, dont les biens furent confisqués au profit des pauvres de Constantinople ; ses anciens amis et ses partisans furent compris dans sa proscription, particulièrement le comte Irénée. Pétra, située au milieu d’une triste solitude, fréquentée seulement par des Arabes scénites, païens pour la plupart, remplissait bien la condition mentionnée dans la lettre du pape Célestin, le retranchement de la société humaine ; cependant les ennemis de Nestorius le trouvèrent encore trop près du monde, et un nouveau décret le transféra dans l’oasis d’Égypte.

On appelait de ce nom, comme on sait, un ensemble de petits espaces habitables parsemés dans l’immensité du désert libyque. Le lieu choisi pour l’exil de Nestorius portait particulièrement le nom d’Ibis. L’oasis était la prison des grands criminels d’état et des courtisans disgraciés, prison qui se gardait elle-même sans geôlier, la plupart du temps sans soldats, mais dont la sûreté était garantie par un océan de sable sans végétation, sans eau, sans routes, où le fugitif était certain de périr. Bien isolé cette fois, bien retranché des hommes, Nestorius se mit à écrire sa vie, et quelques livres de ces mémoires qui nous intéresseraient tant aujourd’hui parvinrent en Égypte et en Syrie, d’où la persécution les fit ensuite disparaître. Nous savons pourtant qu’il s’y plaignait des derniers procédés de l’empereur, qui l’avait encouragé si vivement à son début ; il s’y plaignait surtout de Cyrille, qu’il accusait d’avoir falsifié les actes d’Éphèse. Il était absorbé dans ce travail lorsqu’une troupe de nomades Blemmyes fondit tout à coup sur l’oasis d’Ibis, la pilla, et emmena prisonniers les Romains qui semblaient devoir leur procurer quelque riche rançon ; Nestorius fut du nombre. La troupe arrivait à travers les sables aux limites de la province de Thèbes quand les Blemmyes furent informés de l’approche d’une armée d’autres nomades avec lesquels ils étaient en guerre : ils se précipitèrent à leur rencontre, laissant sur la place les prisonniers qu’ils traînaient avec eux. Heureusement qu’on n’était pas loin des terres romaines, et Nestorius put atteindre la petite ville de Panopolis, non pourtant sans de grandes souffrances, car il était vieux et infirme.

De Panopolis, il s’empressa d’écrire au gouverneur de Thèbes par quelle aventure il se trouvait dans sa province, afin qu’on ne l’accusât pas d’avoir rompu volontairement son ban. A son tour, le gouverneur de Thèbes eut peur ; il craignit que, s’il lui accordait un asile sans l’assentiment du gouverneur-général de l’Égypte, on ne le soupçonnât d’être lui-même fauteur des simoniens, car une loi dictée par la plus étrange des rancunes avait changé le nom de Nestorius en celui de Simon, par assimilation à Simon le Magicien, le plus criminel des hérétiques, et ses partisans étaient appelés officiellement simoniens. En attendant la réponse de son chef, il fit partir Nestorius pour l’île d’Éléphantine, le point extrême de l’Égypte et la limite de l’empire romain vers l’Ethiopie ; mais Nestorius ne put supporter la fatigue du voyage : il tomba de cheval et se blessa gravement à la main et au côté. On le ramena à Panopolis, d’où pourtant on voulut l’exiler encore. Le malheureux, à bout de forces et de patience, écrivit au gouverneur une lettre pleine de fierté dans laquelle il invoquait le droit de son âge et le droit de sa condition passée, demandant qu’il en fût référé à l’empereur ; mais, dit l’historien de qui nous tenons ces détails, c’était l’empereur lui-même qui l’ordonnait. La mort vint enfin le délivrer de ses bourreaux. La gangrène qui se mit à son côté s’étendit à l’intérieur du corps, et lui dévora les entrailles ; ses membres tombaient en pourriture et sa langue était mangée par les vers, ce qu’on ne manqua pas de présenter comme une juste punition de ses blasphèmes.


Nestorius n’était plus, mais le nestorianisme vivait, conservant son vrai nom en dépit de l’appellation odieuse par laquelle la loi essayait de le déshonorer. Il vivait, se propageant par la persécution même et se greffant sur quiconque faisait opposition au concile d’Éphèse. Or beaucoup d’évêques (et c’était la grande majorité dans le patriarcat d’Orient) rejetaient le concile d’Éphèse pour des questions particulières sans cesser d’être orthodoxes en ce qui concernait la doctrine de l’incarnation. On pouvait en effet le rejeter : 1° parce qu’il avait été une assemblée tumultuaire, illégale, incomplète, qui ne pouvait point prétendre au titre de concile œcuménique, une assemblée usurpatrice qui avait privé de son droit de suffrage la grande église de Syrie ; 2° on pouvait le rejeter encore en ce qu’il admettait implicitement les anathématismes de Cyrille, c’est-à-dire l’hérésie d’Apollinaire ; 3° on pouvait le rejeter, par rapport à la personne de Nestorius, en ce qu’il avait déposé cet archevêque, n’en ayant pas le droit, et que conséquemment Nestorius était présumé innocent ; 4° on pouvait le rejeter enfin, quant à sa confirmation par l’empereur, en ce que cette confirmation avait été faite sans que les réclamans eussent été entendus ni sur la doctrine ni sur les faits personnels. On pouvait donc, en se retranchant derrière ces motifs, rejeter le concile d’Éphèse sans partager la doctrine de Nestorius, et au fond qu’était-ce que la doctrine de Nestorius, que l’on avait vu osciller dans ses principes depuis le catholicisme pur jusqu’à la négation du christianisme ? Appellerait-on du nom de nestorianisme le refus de donner à Marie le titre de Mère de Dieu ? Mais la plupart des opposans le lui donnaient et croyaient à l’union des deux natures en Jésus. Ceux-là même qui n’élevaient aucun doute sur le mystère se croyaient le droit de repousser le concile pour les questions accessoires. L’acte législatif qui décrétait le concile d’Éphèse loi de l’empire n’avait rien prévu de ces distinctions, et il disait : Vous accepterez le concile d’Éphèse ou vous serez nestorien. Les gouverneurs des provinces furent chargés de poser ce dilemme aux évêques, et l’on put voir alors combien les pouvoirs séculiers sont par la nature même des choses inhabiles et impuissans à régler les droits de la conscience. Devant un ecclésiastique enquêteur ou devant une commission d’évêques, les réserves mises à l’acceptation du concile eussent été discutées et admises dans certains cas ; mais avec des juges laïques il n’y avait point de transaction entre ces deux termes : être nestorien ou souscrire. Les magistrats laïques allaient d’église en église, la cédule de souscription en main et pesant sur les évêques par la séduction ou la menace : la menace, c’était celle d’être chassé de son siège, exilé, envoyé aux mines. La consternation régna dans toutes les églises, dont les plus fermes représentans se laissèrent frapper. Les annales religieuses nous donnent la liste sinistre de ces vaillans évêques ainsi punis pour leur courage : elle n’en compte pas moins de vingt et un, presque tous métropolitains.

L’histoire d’Alexandre d’Hiérapolis, métropolitain de l’Euphratésie, et le même à qui Théodoret, pendant le concile de Chalcédoine, écrivait la curieuse lettre que nous avons citée plus haut, cette histoire nous fait connaître ce qui dut se passer en beaucoup de lieux dans la malheureuse Syrie. Alexandre était un vieillard arrivé aux limites de l’âge, et d’autant plus résolu, disait-il, à faire son devoir, qu’il allait rendre bientôt ses comptes à Dieu. Il eût pu, comme tant d’autres, faire des réserves et souscrire au concile ; ses amis l’en suppliaient, et Théodoret lui-même le conjurait dans les termes les plus pressans de ne point s’exposer à un exil qu’il ne supporterait pas. « Je me jette à vos pieds, lui écrivait-il ; j’embrasse vos genoux vénérés : sauvez-vous pour nous ! » Et il lui indiquait les concessions admissibles par la plus stricte conscience ; mais Alexandre lui répondit cette lettre admirable : « Je crois que vous n’avez rien omis pour le salut de ma malheureuse âme, vous avez même fait plus que le bon pasteur de l’Évangile, qui n’a cherché qu’une fois la brebis égarée. Tenez-vous donc en repos, et cessez désormais de vous fatiguer, et nous aussi. Je ne me mets pas en peine de ce que font les autres ; mais, quand tous ceux qui sont morts ressusciteraient et nommeraient piété l’abomination d’Égypte, je ne les croirais pas plus dignes de foi que la science que Dieu m’a donnée. » Cet inflexible vieillard rompit avec tous ses amis qui lui donnaient ce qu’il croyait de lâches conseils. Sommé par le gouverneur de sa province de souscrire ou de quitter la ville, il sortit aussitôt ; mais la ville après son départ ferma ses églises, protestant qu’elle n’y laisserait pénétrer aucun intrus. Pour toute réponse, le gouverneur fit enfoncer les portes et célébrer les mystères sacrés sous la protection des soldats. Quant au vieil évêque, traîné en Égypte et condamné au travail public dans les mines de Phamothis, il y rendit l’âme.

Les expéditions des gouverneurs n’étaient point faites avec l’ensemble que désirait Cyrille, qui était l’âme de cette persécution comme il avait été celle du concile. Il obtint que l’empereur enverrait en Orient un commissaire extraordinaire dont le caractère imposerait davantage aux évêques, surtout dans les diocèses de l’extrême Orient, foyer principal de l’opposition. Le commissaire chargé de cette terrible mission fut le tribun Aristolaüs, avec qui Cyrille entretenait une correspondance. Il était sans doute plus habile que les simples gouverneurs ; il se montra plus menaçant, s’il était possible, et n’obtint guère davantage. Jean d’Antioche pourtant faiblit, et ce fut un triomphe pour le parti de l’oppression. La persécution engendra dans les églises un mal non moins grand qu’elle, la délation. Des diacres mécontens, des prêtres ambitieux, accusaient à chaque instant leurs évêques qui avaient souscrit de ne l’avoir fait que de la plume et non du cœur, de tenir les mêmes propos qu’auparavant ; les chefs de la faction les dénonçaient à leur tour aux magistrats comme des schismatiques relaps et des parjures. Il n’y avait plus ni confiance, ni fraternité chrétienne, ni unité au sein des églises : c’était bien l’abomination d’Égypte, comme disait Alexandre d’Hiérapolis.

Les livres de Nestorius étaient, comme on le pense bien, l’objet de recherches inquisitoriales dans lesquelles on intéressait la conscience des dépositaires en même temps que la sûreté de leur personne. ou de leurs biens. L’excommunication était même prononcée contrôles simples lecteurs. L’inquisition passa des livres de Nestorius à ceux de son maître, Théodore de Mopsueste, contre lequel une première attaque avait été dirigée au concile d’Éphèse, et de qui Cyrille écrivait maintenant « qu’il était un hérésiarque et un ennemi de Dieu. » Les fanatiques commençaient à s’acharner sur ce vieillard aveugle et infirme, quand Dieu le rappela à lui et lui permit de mourir dans la paix de l’église ; mais sa mémoire restait vénérée en Orient, et on poursuivit la guerre contre elle. Il était à peine enfermé dans la tombe qu’un libelle parvint à l’empereur, signé de plusieurs évêques d’Arménie, qui était conçu en ces termes : « il a existé un homme pernicieux, ou plutôt une bête féroce avec une figure diabolique d’homme, prenant faussement le nom de Théodore (c’est-à-dire don de Dieu), qui avait l’habit et le nom d’évêque ; né à Mopsueste, ville méprisable de la seconde Cilicie, descendu principalement de Paul de Samosate, quoiqu’il ait emprunté des paroles à Photin ; il était si rusé et si hardi qu’il voulait faire périr tous les hommes par la piqûre et le venin de sa langue de serpent… » La conclusion de ce libelle insensé était qu’on lui fît son procès dans la tombe, qu’on anathématisât son nom, qu’on brûlât ses livres. En même temps que le libelle des Arméniens, on en vit apparaître un autre qui demandait la même condamnation posthume contre le nom et les écrits de Diodore de Tarse, mort depuis plus longtemps. Le prétexte de ces sévices contre des tombeaux était que, depuis la condamnation des livres de Nestorius, les hérétiques nestoriens les remplaçaient par ceux de ces deux évêques, chez lesquels ils trouvaient d’apparentes analogies de principes. Les deux évêques dont on incriminait les ouvrages avaient été dépendans du patriarcat de Syrie et étaient nés tous deux à Antioche : il y avait là de quoi faire réfléchir, et avant que l’empereur décidât rienn l’archevêque de Constantinople (c’était alors l’éloquent et honnête Proclus, qui avait succédé à Maximien) envoya les libelles à Jean d’Antioche pour le mettre au courant de ce qui se tramait.

Jean n’était plus l’homme ardent, inflexible, qui avait ouvert et soutenu la bataille contre les anathématismes, qui avait préféré le schisme à l’acceptation d’une doctrine qu’il jugeait funeste à la foi. Cédant aux menaces de l’empereur, qui voulait la paix à tout prix dans l’église parce que la guerre la fatiguait, il s’était rapproché de Cyrille, qui de son côté fit quelques concessions pour désarmer le prince ; mais cette réconciliation mécontenta une partie de ses prêtres, qui se séparèrent de sa communion, de sorte qu’un nouveau schisme s’était créé dans l’église syrienne. C’est au milieu de ces embarras que parvint à Jean l’avertissement d’un procès en règle instruit contre la mémoire de Théodore de Mopsueste et d’un autre contre celle de Diodore de Tarse, ces deux enfans de la ville d’Antioche, ces deux illustrations de son église, le premier surtout. Jean, réveillé comme en sursaut au milieu de cette paix trompeuse, s’empressa de réunir un synode d’Orientaux, où il fut décidé qu’on soutiendrait jusqu’au bout près de l’empereur, près des églises d’Orient et en face de la chrétienté tout entière, l’honneur d’un serviteur de Dieu mort saintement après avoir vécu saintement, « qui, disaient les pères du synode, avait enseigné avec gloire pendant quarante-cinq ans, avait combattu toutes les hérésies, n’avait jamais en sa vie reçu aucun reproche des catholiques, et avait au contraire mérité l’approbation constante des évêques, des empereurs et des peuples… » Le patriarche ajoutait dans une lettre particulière : « Nous nous ferons tous brûler plutôt que d’anathématiser Théodore. »

L’empereur en avait déjà assez de la guerre aux vivans ; il recula devant cette nouvelle campagne contre des morts ; l’affaire fut étouffée, non sans quelque peine, et Théodore de Mopsueste put reposer sans excommunication dans son sépulcre. Quant au nestorianisme, il subsista toujours en Orient dans les provinces traversées par l’Euphrate, d’où il passa en Arabie, en Perse et jusque dans l’Inde, propagé, comme je l’ai dit, par la persécution, car beaucoup de ceux qu’on avait chassés de leurs foyers sans qu’ils fussent vraiment nestoriens le devinrent par haine pour leurs bourreaux. Il en resta en outre plus d’un foyer caché sous des apparences catholiques en Europe et à Constantinople même. Les fidèles de cette petite communauté ne demandèrent-ils pas à l’empereur Marcien l’autorisation de ramener son corps dans la ville impériale comme on avait ramené celui de Chrysostome ? Quant aux nestoriens de l’extrême Orient, ils classèrent leur fondateur parmi les saints, et inscrivent encore aujourd’hui son nom sur le calendrier de leur église.

Après cette grande victoire sur le nestorianisme, après tant de combats et de souffrances, on eût pu croire que l’église d’Orient goûterait enfin le repos ; mais il en est de l’agitation des esprits quand elle est profonde comme de l’agitation des flots, et une digue élevée sur la rive d’un fleuve pour la protéger amène infailliblement l’inondation sur la rive opposée. Quelque chose de pareil se produisit dans ce grand courant d’idées religieuses qui entraînait le monde. Nestorius produisit Eutychès, et du concile d’Ephèse sortit le concile du brigandage.


AMEDEE THIERRY.