Quo vadis/Chapitre XXXVI

Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 252-260).

Chapitre XXXVI.

On savait à Rome que César, en passant, visiterait Ostie, ou plutôt y visiterait le plus grand navire du monde, arrivé d’Alexandrie avec une cargaison de blé et que, de là, par la Voie Littorale, il gagnerait Antium. Des ordres avaient été donnés quelques jours à l’avance : aussi, de grand matin, près de la porte d’Ostie, se pressait une foule où la populace romaine, mêlée à toutes les nations de l’univers, venait se remplir les yeux du spectacle de la procession impériale, dont la plèbe ne pouvait jamais se rassasier.

Le trajet jusqu’à Antium n’était ni long, ni pénible ; dans cette cité, où se voyaient des palais et des villas magnifiques, on pouvait trouver tout ce qu’exigeaient non seulement le confort, mais le luxe le plus raffiné de cette époque. Néanmoins, César avait coutume d’emporter en voyage toutes les choses parmi lesquelles il aimait à vivre, depuis les instruments de musique et les objets usuels, jusqu’à des statues et des mosaïques qu’on installait durant les haltes, si courtes fussent-elles. Aussi, dans ses déplacements, était-il accompagné d’une armée entière de serviteurs, outre les escortes de prétoriens et les augustans, dont chacun traînait derrière lui une longue suite d’esclaves.

Ce jour-là, dès l’aube, des bergers de la Campanie, au visage hâlé et aux jambes enveloppées de peaux de bouc, avaient amené cinq cents ânesses destinées à fournir le lait nécessaire au bain de Poppée quand, le lendemain, elle arriverait à Antium. Avec des rires et des cris de joie, la populace regardait, dans la poussière tourbillonnante, le balancement des longues oreilles de ce troupeau, et elle écoutait avec satisfaction le claquement des fouets et les cris stridents des pâtres.

Après le passage du troupeau, une nuée de jeunes serviteurs envahit la route pour la balayer et la joncher de fleurs et d’aiguilles de pin. Dans la foule, on répétait avec fierté que toute la route, jusqu’à Antium, serait ainsi semée de fleurs recueillies dans les jardins privés, dans toute la campagne avoisinante, et même achetées très cher aux marchandes de la Porta Migionis. À mesure que la matinée s’avançait, la foule devenait plus dense. Quelques-uns avaient amené leur famille et, pour tuer le temps, ils étalaient des vivres sur les pierres destinées au nouveau sanctuaire de Cérès et déjeunaient en plein air. Çà et là s’étaient formés des groupes dont les premiers rangs étaient occupés par ceux qui jouissaient de plus d’expérience. On y pérorait sur le départ de César, sur ses voyages passés et sur les voyages en général. À ce propos, des marins et des vétérans contaient merveille de pays dont ils avaient entendu parler au cours de leurs expéditions lointaines et que nul pied romain n’avait foulés. Des citadins, qui oncques n’avaient dépassé la Voie Appienne, écoutaient bouche bée de fabuleux récits sur l’Inde et l’Arabie, sur cet îlot d’un archipel breton, hanté par les esprits, où Briarée enchaîna Saturne endormi, sur les contrées hyperboréennes, sur les mers de glace, sur la façon dont mugit l’Océan quand le soleil plonge en ses profondeurs. Tous ces récits trouvaient créance auprès de la foule, voire même auprès d’hommes comme Pline et Tacite. On racontait aussi que le navire qui attendait la visite de César transportait du blé pour deux ans, sans compter quatre cents passagers, autant d’équipage et quantité de bêtes féroces destinées au Cirque pour les jeux estivaux. D’où l’enthousiasme pour César, qui non seulement nourrissait son peuple, mais aussi l’amusait. Un chaleureux accueil attendait Néron.

Cependant apparut l’escadron des cavaliers numides de la garde prétorienne, vêtus de jaune et ceints de rouge ; d’énormes boucles d’oreilles jetaient un reflet doré sur leurs faces noires et les pointes de leurs lances de bambous scintillaient au soleil comme des flammes. La foule se tassait, pour voir de plus près ; mais des prétoriens à pied vinrent former la haie de chaque côté de la porte, afin de maintenir la voie libre. Et le défilé commença.

D’abord des chariots où s’empilaient des tentes rouges, violettes, blanches, celles-ci en neigeux tissus brodés de fils d’or, des tapis d’Orient, des tables de cyprès, des dalles de mosaïque, des ustensiles de cuisine, des cages renfermant des oiseaux rapportés de l’Orient, du Midi et du Couchant et dont les cervelles et les langues devaient être servies sur la table impériale, des amphores de vin, des paniers de fruits. Mais les objets qui risquaient de se détériorer sur les chariots étaient transportés à pied : il y avait une troupe de porteurs pour les ustensiles et les statuettes en bronze corinthien, une autre pour les vases étrusques, une autre pour les vases grecs et une autre encore pour les vases d’or, d’argent, ou de verre d’Alexandrie. De petits détachements de prétoriens, à pied ou à cheval, séparaient les groupes de porteurs et chaque groupe était surveillé par des gardiens armés de fouets dont les lanières se terminaient par des balles de plomb ou de fer. Ce cortège d’esclaves, portant avec attention et respect les précieux objets, semblait quelque solennelle procession religieuse, dont le caractère se dessina davantage lorsque vinrent les instruments de musique de César et de ses courtisans : harpes, luths grecs, luths hébraïques ou égyptiens, lyres, phormynx, cithares, flûtes, buccins, cymbales. À voir cette multitude d’instruments éclatants d’or, de bronze, de pierreries et de nacre, on eût pu croire que c’était Apollon ou Bacchus qui s’en allaient parcourir le monde. Puis apparurent, sur de splendides carruques, les acrobates, les danseurs, les danseuses, pittoresquement groupés, le thyrse à la main. Venaient ensuite les esclaves destinés aux jeux voluptueux : de jeunes garçons et des fillettes, cueillis en Grèce et en Asie Mineure, aux longs cheveux bouclés ramassés dans des résilles d’or, au visage merveilleux, mais enduit d’une épaisse couche de fard, de peur que leur teint délicat fût brûlé par le vent de la Campanie.

Puis c’était un nouveau bataillon de prétoriens, Sicambres géants, barbus, aux cheveux blonds ou roux ; devant eux, les porte-étendard, les imaginarii, haussaient les aigles romaines, les panneaux commémoratifs, les statuettes des dieux de la Germanie et de Rome et les bustes de César. Sous leurs peaux et leurs cuirasses saillaient leurs bras hâlés, vraies machines de guerre, aptes à supporter le pesant attirail de cette arme. La terre tremblait sous leurs pas cadencés, et eux, sûrs de leur force, qu’ils eussent pu tourner contre César lui-même, regardaient de haut la populace, oubliant que nombre d’entre eux étaient aussi en loques quand ils étaient arrivés dans cette ville. Mais il n’y en avait là qu’une poignée infime, le gros des forces prétoriennes étant demeuré dans ses casernes pour maintenir l’ordre dans la ville.

Derrière les Sicambres venaient les lions et les tigres de Néron, harnachés pour être attelés aux chars quand il lui plaisait d’imiter Dionysos. Des Hindous et des Arabes les conduisaient avec des laisses d’acier tellement surchargées de fleurs qu’on eût dit des guirlandes ; et les fauves, domptés par d’habiles bestiaires, regardaient la foule, de leurs yeux glauques et somnolents, soulevant par instants leur tête énorme pour humer le relent des corps humains et se pourlécher les lèvres de leur langue rugueuse.

Puis suivaient des litières et des chars impériaux, petits ou grands, dorés ou pourpres, incrustés d’ivoire, de perles, ou scintillant de pierres précieuses, et un détachement de prétoriens, équipés à la romaine, uniquement composé de volontaires d’Italie[1], un gros d’esclaves élégants et d’éphèbes, et enfin César, dont les cris de la foule signalaient l’approche.

Parmi la populace se trouvaient aussi l’Apôtre Pierre, qui voulait voir Néron au moins une fois en sa vie, Lygie, le visage dissimulé sous un voile épais, et Ursus, dont la force était pour la jeune fille une garantie au milieu de cette foule licencieuse.

Le Lygien alla chercher un bloc destiné à la construction du sanctuaire et l’apporta à l’Apôtre, pour qu’il pût mieux voir le défilé. Tout d’abord, la foule murmura contre Ursus, qui écartait ses vagues, comme un navire ; mais quand il eut, à lui seul, soulevé ce bloc que quatre des plus forts parmi les assistants n’eussent pu remuer, les murmures cessèrent pour faire place à l’approbation, et les cris de Macte ! retentirent de tous côtés.

Au même instant parut César, sur un char traîné par six étalons blancs d’Idumée, ferrés d’or. Le char avait la forme d’une tente aux portières relevées, afin que la foule pût contempler César. Le véhicule eût pu contenir plusieurs personnes, mais Néron voulait que l’attention se concentrât sur lui seul tandis qu’il traversait la ville, et il n’avait avec lui que deux nains étendus à ses pieds. Il était vêtu d’une tunique blanche et d’une toge améthyste qui bleutait son visage. Sur sa tête était posée une couronne de laurier. Depuis son voyage à Naples, il avait sensiblement engraissé. Un double menton élargissait sa face, si bien que ses lèvres, déjà trop près du nez, semblaient à présent s’ouvrir sous les narines. Son cou énorme était, comme à l’ordinaire, garanti par un foulard qu’il rajustait à tout instant de sa main blanche et charnue, dont les phalanges étaient couvertes de poils roux semblables à des taches de sang ; il ne se faisait pas épiler les mains dans la crainte que ses doigts, — on le lui avait dit, — fussent pris d’un tremblement qui l’eût empêché de jouer du luth. Son visage exprimait une incommensurable vanité, doublée de fatigue et d’ennui : visage, en somme, à la fois terrible et grotesque. Il tournait la tête de droite et de gauche, les yeux mi-clos, et prêtait une oreille attentive aux acclamations.

Un tonnerre d’applaudissements et de cris l’accueillit : « Salut, divin César Imperator ! Salut, victorieux ! Salut, incomparable ! Fils d’Apollon ! Apollon, salut ! »

Et lui, souriait. Néanmoins, par instants, son visage se rembrunissait : la plèbe romaine était railleuse et, quand elle se sentait en nombre, elle se permettait d’amères plaisanteries envers ses plus grands triomphateurs, bien qu’au fond elle les aimât et les estimât. Chacun savait, en effet, que jadis, lors de l’entrée de Jules César à Rome, des plaisants avaient crié : « Citoyens, cachez vos femmes, voici le chauve débauché ! » Mais l’amour-propre exagéré de Néron ne pouvait supporter ni blâmes, ni quolibets. Et voici que, parmi les exclamations louangeuses, d’autres s’élevaient du sein de la foule : « Barbe d’Airain !… Barbe d’Airain !… Où vas-tu avec ta barbe flamboyante ? Crains-tu donc qu’elle n’incendie Rome ? »

Ceux qui criaient si fort ne se doutaient guère que leur plaisanterie fût une prophétie si terrible. Néanmoins, César ne s’irritait pas trop de ces apostrophes, car depuis longtemps il ne portait plus sa barbe, l’ayant offerte dans un coffret d’or à Jupiter Capitolin. Mais d’autres, embusqués derrière des tas de pierres et derrière les assises du temple, hurlaient : « Matricide ! Oreste ! Alcméon ! » D’autres reprenaient : « Où est Octavie ? Dépose ton manteau de pourpre ! » Et comme Poppée venait immédiatement derrière, on lui lançait l’insulte : « Flava coma ! » qui flétrissait les prostituées. L’oreille affinée de Néron percevait ces injures et il fichait à son œil son émeraude polie, pour essayer de reconnaître ceux qui poussaient ces cris et se souvenir d’eux. C’est alors qu’il aperçut l’Apôtre debout sur le bloc de pierre.

Un instant, les regards de ces deux hommes se croisèrent. Et parmi la suite brillante, parmi la foule innombrable, il ne vint à l’esprit de personne qu’à cette minute se trouvaient face à face les deux maîtres de l’univers, l’un qui bientôt allait s’effacer comme un rêve sanglant, l’autre, ce vieillard vêtu de laine rude, qui prendrait à jamais possession et de cette ville et du monde entier.

César avait passé. Immédiatement à sa suite parurent huit Africains, portant une litière magnifique où était assise cette Poppée honnie du peuple, vêtue comme César d’une tunique améthyste, le visage recouvert d’une épaisse couche de fard. Immobile, passive et indifférente, on eût dit une divinité à la fois belle et méchante, portée dans quelque procession religieuse. Derrière elle suivait une longue file de serviteurs des deux sexes et de chars remplis de ses ustensiles et de ses parures.

Depuis longtemps le soleil avait quitté le zénith lorsque commença le défilé des augustans, brillant cortège aux couleurs chatoyantes, se déroulant à l’infini comme un serpent. Le nonchalant Pétrone, accueilli avec sympathie par la foule, se faisait porter en litière avec son esclave favorite, semblable à une déesse. Tigellin s’avançait dans sa carucca attelée de petits chevaux empanachés de plumes blanches et rouges ; on le voyait à tout instant se lever, tendre le cou, pour voir si César ne lui ferait pas signe de monter auprès de lui. La foule saluait d’applaudissements Licinius Pison, de rires Vitellius, de sifflets Vatinius. Elle restait indifférente au passage des consuls Licinius et Lecanius ; mais Tullius Sénécion, aimé on ne sait pourquoi, fut, de même que Vestinus, accueilli par des acclamations.

La suite était innombrable ; on eût dit que tout ce qu’il y avait dans Rome de riche, de distingué, d’éminent, se transportait à Antium. Néron ne voyageait jamais qu’escorté de milliers de chars et le nombre de ses compagnons dépassait l’effectif d’une légion[2]. On se montrait Domitius Afer et le décrépit Lucius Saturninus ; Vespasien, qui n’était pas encore parti pour son expédition de Judée et qui devait en revenir pour ceindre la couronne impériale ; ses fils, et le jeune Nerva, et Lucain, et Annius Gallon, et Quintianus, et nombre de femmes célèbres par leur richesse, leur beauté, leur luxe et leurs mœurs dissolues.

Les regards de la foule passaient des visages familiers aux attelages, aux chars, aux vêtements chamarrés des gens de la suite, recrutés dans tous les pays du monde. Dans ce flot de faste et de grandeur, on ne savait qu’admirer d’abord : l’éclat de l’or, de la pourpre, de l’améthyste, le jeu des pierreries, le chatoiement de la nacre et de l’ivoire, non seulement aveuglaient les yeux, mais éblouissaient même la pensée. Il semblait que la lumière du soleil elle-même se fondît dans cette gamme des couleurs.

Dans la foule, il ne manquait pas de misérables au ventre creux, aux yeux d’affamés ; et pourtant ce spectacle attisait non seulement leur convoitise, mais leur donnait aussi l’orgueilleux sentiment de la force et de l’invulnérabilité romaines, devant lesquelles s’inclinait l’univers. Et, de fait, personne au monde n’eût osé croire que cette force ne survivrait pas à tous les siècles et à tous les peuples, et que quelque chose sur la terre pût s’y opposer.

Vinicius venait à la fin du cortège. En apercevant l’Apôtre et Lygie, qu’il n’espérait pas rencontrer, il sauta de son char et, le visage rayonnant, il se mit à parler à mots précipités, comme quelqu’un qui n’a pas de temps à perdre.

— Tu es venue ? Je ne sais comment te remercier, ô Lygie !… Dieu ne pouvait m’envoyer meilleur présage. Avant de te quitter, je te salue encore une fois, mais nous ne serons pas séparés pour longtemps. Je vais poster sur ma route des relais de chevaux parthes et je passerai auprès de toi chaque jour de liberté, jusqu’à ce qu’il me soit permis de revenir. Porte-toi bien !

— Porte-toi bien, Marcus, — lui répondit Lygie.

Et tout bas elle ajouta :

— Que le Christ te guide et qu’il ouvre ton âme aux paroles de Paul !

Vinicius, heureux qu’elle désirât le voir devenir au plus tôt chrétien, lui répondit :

Ocelle mi ! qu’il soit fait ainsi que tu le dis ! Paul a préféré marcher parmi mes hommes ; mais il est avec moi et il sera mon maître et mon compagnon… Soulève ton voile, toi, ma seule joie, pour que je te contemple encore avant de partir. Pourquoi t’es-tu ainsi cachée ?

Elle releva son voile, découvrant son visage rayonnant et l’éclat de ses admirables yeux rieurs et demanda :

— Est-ce mal ?

Il y avait dans son sourire de l’espièglerie enfantine. Vinicius la contempla, ravi, et lui répondit :

— C’est mal pour mes yeux, qui voudraient ne voir que toi jusqu’à la mort.

Puis, il se tourna vers Ursus et dit :

— Ursus, veille sur elle comme sur la prunelle de tes yeux, car elle n’est plus seulement ta domina, mais aussi la mienne.

Sur ces mots, il saisit la main de la jeune fille et la porta à ses lèvres, devant la foule stupéfaite de voir un augustan de marque accorder un pareil témoignage de respect à une jeune fille vêtue presque comme une esclave.

— Porte-toi bien !…

Et il rejoignit rapidement l’escorte de César, qui avait pris de l’avance.

L’Apôtre Pierre le bénit d’un signe de croix imperceptible et le brave Ursus se mit à faire son éloge, heureux que sa jeune maîtresse l’écoutât avec avidité et le regardât avec reconnaissance.

Le cortège s’éloignait, noyé dans un nuage de poussière dorée ; mais l’Apôtre Pierre et ses compagnons le suivirent encore longtemps des yeux, jusqu’au moment où Demas le meunier, celui-là même chez qui Ursus travaillait la nuit, s’approcha d’eux.

Il baisa la main de l’Apôtre, le priant de venir avec ses compagnons se réconforter chez lui ; il ajouta qu’il demeurait près de l’Emporium et qu’ils devaient être fatigués et avoir faim, car ils avaient passé la plus grande partie de la journée à la porte de la ville.

L’Apôtre consentit, et ils prirent chez Demas un peu de nourriture et de repos ; puis, le soir venu, ils regagnèrent le Transtévère. Désirant franchir le fleuve au Pont Émilien, ils passèrent par le Clivus Publicus, qui coupait la colline de l’Aventin entre le temple de Diane et celui de Mercure. De cette éminence, l’Apôtre Pierre contemplait les édifices voisins et ceux qui s’estompaient dans le lointain. Et, dans un profond silence, il songeait à l’immensité et à la puissance de cette ville, où il venait enseigner la parole divine. Jusqu’à ce jour, il avait bien, dans les pays qu’il avait parcourus, rencontré la puissance romaine et les légions, mais ce n’étaient là que des membres épars de cette force qui, aujourd’hui et pour la première fois, semblait se personnifier à ses yeux sous les traits de César. Cette ville immense, vorace et féroce, licencieuse, pourrie jusqu’à la moelle et en même temps inébranlable dans sa force extraordinaire, ce César, assassin de son frère, de sa mère et de sa femme, traînant derrière lui toute une chaîne de crimes, chaîne aussi longue que celle de ses courtisans, ce débauché et ce bouffon, maître de trente légions et, par elles, de l’univers, ces courtisans couverts d’or et de pourpre, incertains du lendemain et quand même plus puissants que des rois, tout cela lui apparut comme le royaume infernal du mal et de l’iniquité. En son cœur simple, il s’étonna que Dieu eût confié la terre à ce Satan monstrueux pour qu’il la pétrît, la bouleversât, la foulât aux pieds, en exprimât des larmes et du sang, pour qu’il la déchirât comme un ouragan, la brûlât comme la flamme.

Ces pensées émurent son cœur d’apôtre et, s’adressant à son Maître, il murmura en lui-même : « Seigneur, que ferai-je en face de cette ville où tu m’as envoyé ? À elle appartiennent les mers et les continents, les animaux terrestres et les créatures qui peuplent les ondes, et tous les autres royaumes avec leurs cités. Trente légions la protègent. Et moi, Seigneur, je ne suis qu’un pêcheur des bords du lac. Que ferai-je ? Et comment pourrai-je triompher du mal ? »

Il releva vers le ciel sa tête branlante aux cheveux blancs et pria, appelant du fond de son cœur, en sa peine et son trouble, le Maître Divin.

La voix de Lygie interrompit sa prière :

— On dirait que la ville entière est en feu !…

En effet, c’était un étrange coucher de soleil. Son disque énorme était déjà à demi caché derrière le Mont Janicule et toute la voûte céleste était comme embrasée.

De l’endroit où ils se trouvaient, ils découvraient un vaste espace. Vers la droite se dressait le Circus Maximus ; par-derrière s’étageaient les palais du Palatin, et en face d’eux, par-delà le Forum Boarium et le Vélabrum, le sommet du Capitole couronné par le temple de Jupiter. Les murs, les colonnes et le faîte des temples étaient noyés d’or et de pourpre. Les parties visibles du fleuve semblaient rouler du sang. Et plus le soleil s’enfonçait derrière le Mont, plus le ciel devenait rouge et paraissait refléter la lueur d’un incendie. Et cette lueur augmentait, s’élargissait, enveloppant enfin les sept collines et s’épandant sur tous les environs.

— On dirait que la ville est en feu, — répéta Lygie.

Et Pierre, se couvrant les yeux de sa main, répondit :

— La colère de Dieu est suspendue sur elle.

  1. Les habitants de l’Italie avaient été dispensés du service militaire sous le règne d’Auguste ; par suite, ce qu’on appelait la Cohors Italica, séjournant d’ordinaire en Asie, était composée de volontaires. Des volontaires servaient également dans la garde prétorienne, à défaut d’étrangers. (Note de l’auteur.)
  2. Au temps des Césars, une légion comptait environ 12 000 hommes. (Note de l’auteur.)