Quo vadis/Chapitre XXXV

Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 246-252).

Chapitre XXXV.

Le soir même, en traversant le Forum pour rentrer chez lui, Vinicius aperçut, à l’entrée du Vicus Tuscus, la litière dorée de Pétrone, portée par huit Bithyniens. Il les arrêta d’un signe et s’approcha des rideaux.

— Que le sommeil te soit agréable et paisible ! — s’écria-t-il en riant à la vue de Pétrone endormi.

— Ah ! c’est toi ! — fit Pétrone en se réveillant. — Oui, je me suis assoupi après la nuit passée au Palatin. J’allais acheter de quoi lire à Antium… Quoi de neuf ?

— Tu cours les libraires ? — demanda Vinicius.

— Oui, je ne veux pas mettre en désordre ma bibliothèque ; aussi, je fais pour la route des provisions spéciales. Il a paru, à ce qu’on dit, quelque chose de Musonius et de Sénèque. Et puis, je suis à la recherche d’un Perse, et de certaine édition des églogues de Virgile qui me manque. Oh ! que je suis fatigué et que les mains me font mal, à force de déplier des rouleaux !… C’est qu’une fois entré dans une librairie, la curiosité vous prend de voir un peu de tout. Je suis allé chez Aviranus, chez Atractus sur l’Argiletum, après être passé chez les Sosius, dans le Vicus Sandalarius. Par Castor ! que j’ai sommeil !…

— Tu es allé au Palatin : c’est donc à moi de te demander ce qu’il y a de nouveau. Ou plutôt, sais-tu ? renvoie ta litière et tes livres et viens chez moi : nous parlerons d’Antium et d’autres choses encore.

— Bien — repartit Pétrone en quittant sa litière. — Tu dois au moins savoir qu’après-demain nous partons pour Antium.

— Comment pourrais-je le savoir ?

— Dans quel monde vis-tu donc ? Alors, je suis le premier à t’annoncer cette nouvelle ? Eh bien ! sois prêt pour après-demain. Les pois à l’huile d’olive n’ont pas plus garanti Barbe-d’Airain que le foulard enroulé autour de son gros cou : il est enroué. Si bien qu’on ne peut songer à remettre le voyage. Il maudit Rome et l’air qu’on y respire ; il voudrait la raser ou la détruire par le feu et veut au plus vite gagner la mer. Il prétend que les odeurs apportées par le vent des ruelles étroites le mèneront au tombeau. Aujourd’hui, on a fait dans tous les temples de grands sacrifices pour que la voix lui revienne, et malheur à Rome, surtout malheur au Sénat, s’il ne la recouvre sur-le-champ.

— Alors, c’est inutile d’aller en Achaïe.

— Penses-tu donc que notre César ne possède que cet unique talent ? — repartit en riant Pétrone. — Il s’exhibera aux jeux olympiques, comme poète, avec son incendie de Troie, comme conducteur de chars, comme musicien, comme athlète, et quoi encore ?… même comme danseur, et à chaque fois, il escamotera les couronnes destinées aux vainqueurs méritants. Sais-tu pourquoi ce singe est enroué ? N’a-t-il pas voulu, hier, égaler notre Pâris ? Il nous a dansé l’aventure de Léda, ce qui l’a mis en sueur ; et il a pris froid. Il était trempé et visqueux comme une anguille au sortir de l’eau. Il changeait de masque à tout moment, tournait comme une toupie, agitait les bras comme un matelot ivre, et le dégoût vous prenait de voir cet énorme ventre et ces jambes grêles. Pâris lui donnait des leçons depuis quinze jours : te figures-tu Ahénobarbe en Léda ou en cygne-dieu ? Quel cygne ! Parlons-en ! Mais il veut se montrer au public dans cette pantomime, à Antium d’abord, à Rome ensuite.

— On trouvait déjà scandaleux qu’il chantât en public ; mais songer que le César romain paraîtra comme mime sur la scène, non ! cela, Rome même ne le tolérera pas !

— Mon cher, Rome tolérera tout, et le Sénat votera des actions de grâces au « père de la patrie ».

Et un instant après, Pétrone ajouta :

— La foule est fière même que César lui serve de bouffon.

— Juges-en toi-même, peut-on s’avilir davantage ?

Pétrone haussa les épaules.

— Tu vis chez toi, plongé dans tes méditations, tantôt au sujet de Lygie, tantôt au sujet des chrétiens. Aussi, tu ne sais rien de ce qui s’est passé il y a quelques jours. Néron a publiquement épousé Pythagore. Il jouait le rôle de la jeune mariée. Cela semble le comble de la folie, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! les flamines sont venus et ont béni solennellement cette union. J’étais présent à la cérémonie. Je suis capable de tolérer bien des choses ; pourtant je me suis dit que les dieux, s’il y en a, devraient se manifester par quelque signe. Mais César ne croit pas aux dieux, ce en quoi il a raison.

— Puisqu’il est à lui seul grand prêtre, dieu et athée, — dit Vinicius.

Pétrone rit :

— C’est vrai. Cela ne m’était pas encore venu à l’esprit. Le monde n’a pas encore vu semblable cumul.

Puis il ajouta :

— Il faut dire aussi que ce grand prêtre qui ne croit pas aux dieux, et ce dieu qui raille ses confrères, les redoute comme athée.

— À preuve ce qui s’est passé dans le temple de Vesta.

— Quel monde !

— Tel monde, tel César ! Mais cela ne durera pas.

Tout en causant, ils arrivèrent chez Vinicius, qui demanda gaiement le repas du soir ; puis, s’adressant à Pétrone :

— Oui, mon cher, le monde doit se réformer, renaître.

— Ce n’est pas nous qui le réformerons, — riposta Pétrone, — ne fût-ce que parce que, sous le règne de Néron, l’homme ressemble trop à un papillon : il vit au soleil de la faveur et meurt au premier souffle de froideur impériale… Par le fils de Maïa ! je me demande parfois comment, même malgré lui, ce Lucius Saturninus a pu gagner ses quatre-vingt-treize ans et survivre à Tibère, à Caligula et à Claude ?… Mais assez causé de cela. Me permettras-tu d’envoyer ta litière chercher Eunice ? Je n’ai plus envie de dormir et voudrais me distraire. Fais venir pour le repas le joueur de cithare, ensuite nous parlerons d’Antiar. Il y faut songer, toi surtout.

Vinicius donna l’ordre d’aller chercher Eunice, tout en protestant qu’il ne songeait guère à se casser la tête à propos d’Antiar. Ceux-là pouvaient s’en tourmenter qui étaient incapables de vivre autrement que dans le rayonnement de la faveur de César.

— Le monde ne se borne pas au Palatin, surtout pour ceux qui ont autre chose dans l’esprit et dans l’âme.

Il disait cela avec tant de laisser-aller et de gaieté que Pétrone en fut frappé. Il le regarda et dit :

— Qu’as-tu donc ? Te voilà aujourd’hui tel que tu étais quand tu portais encore au cou la bulle d’or.

— Je suis heureux, — répondit Vinicius, — et c’est pour te le dire que je t’ai invité à venir chez moi.

— Mais que t’arrive-t-il ?

— Ce que je ne céderais pas pour tout l’empire romain.

Il appuya un coude sur un bras du fauteuil, posa sa tête sur sa main et se mit à parler, le visage souriant et le regard illuminé.

— Te souviens-tu du jour où nous sommes allés ensemble chez Aulus Plautius ? Là tu vis pour la première fois une divine jeune fille que tu qualifias toi-même des noms d’Aurore et de Printemps. Te rappelles-tu cette Psyché, cette incomparable, la plus belle des vierges et de toutes vos divinités ?

Pétrone le regardait, surpris, comme pour se convaincre qu’il avait tout son bon sens.

— Quelle langue parles-tu ? Évidemment, je me souviens de Lygie.

Et Vinicius de dire :

— Je suis son fiancé.

— Quoi ?…

Mais le jeune homme bondit de son siège et appela l’intendant.

— Fais entrer ici tous les esclaves, sans aucune exception. Vite.

— Tu es son fiancé ? — répéta Pétrone.

Il n’était pas revenu de son étonnement que les esclaves remplissaient le vaste atrium. Tout essoufflés, arrivaient des vieillards, des hommes mûrs, des femmes, des enfants des deux sexes. Ils envahissaient de plus en plus l’atrium. Dans le corridor, ou fauces, on entendait des interpellations dans toutes les langues. Enfin, tous les esclaves s’étant rangés entre les colonnes et le mur, Vinicius, debout près de l’impluvium, se tourna vers l’affranchi Demas et lui dit :

— Ceux qui servent dans ma maison depuis vingt ans auront à se présenter demain chez le préteur, qui leur accordera la liberté. Les autres recevront chacun trois pièces d’or et double ration pendant une semaine. Qu’on expédie aux ergastules de province l’ordre de lever toutes les punitions, de désenchaîner les prisonniers et de les nourrir convenablement. Ce jour est jour de bonheur pour moi, et je veux que la joie règne dans ma maison.

Ils restèrent muets un instant, n’en pouvant croire leurs oreilles ; puis toutes les mains se levèrent ensemble et toutes les bouches s’écrièrent :

— Aa ! seigneur ! Aaa !…

Vinicius les congédia d’un geste et, malgré leur envie de le remercier et de tomber à ses pieds, ils se répandirent en hâte dans la maison qu’ils remplirent de leurs cris d’allégresse depuis les sous-sols jusqu’au faîte.

— Demain, — dit Vinicius, — je les rassemblerai dans le jardin et leur ordonnerai de tracer devant eux les signes qu’ils voudront. Ceux qui dessineront un poisson seront affranchis par Lygie.

Mais Pétrone, habitué à ne s’étonner longtemps de rien, avait déjà repris son flegme :

— Un poisson ?… Ah ! je me souviens de ce que disait Chilon : c’est l’emblème des chrétiens.

Puis, tendant la main à Vinicius, il ajouta :

— Le bonheur est toujours là où chacun le voit. Que, durant de longues années, Flore sème des fleurs sous vos pas. Je te souhaite tout ce que tu peux te souhaiter.

— Merci ; je croyais que tu allais me dissuader, et, vois-tu, c’eût été peine perdue.

— Moi, te dissuader ? Pas le moins du monde. Je te dis au contraire que tu fais bien.

— Ah ! traître, — riposta gaiement Vinicius, — ne te souvienstu donc pas de ce que tu m’as dit autrefois, en sortant de chez Græcina ?

Pétrone répondit paisiblement :

— Si, mais j’ai changé d’avis.

Et peu après, il ajouta :

— Mon cher, à Rome, tout change. Les maris changent de femmes, les femmes de maris ; pourquoi donc ne changerais-je pas d’avis ? Il s’en est fallu de peu que Néron épousât Acté, à qui l’on avait fabriqué à cet effet une origine royale. Eh bien quoi ? Il aurait une excellente épouse, et nous, nous aurions une excellente Augusta. Par Protée et par les abîmes de la mer ! je changerai d’avis chaque fois que je le croirai juste ou commode. Quant à Lygie, son origine royale est plus authentique que l’histoire des ancêtres troyens d’Acté. Mais toi, à Antium, prends garde à Poppée, car elle est vindicative.

— Je n’y songe même pas ! Il ne tombera pas un cheveu de ma tête à Antium.

— Tu t’illusionnes en croyant m’étonner encore une fois ; mais d’où te vient cette certitude ?

— L’apôtre Pierre me l’a dit.

— Ah ! l’apôtre Pierre te l’a dit ! À cela, rien à répliquer. Permets-moi cependant de prendre quelques précautions, pour le cas où l’apôtre Pierre se serait montré faux prophète ; car, si par hasard l’apôtre Pierre s’était trompé, il perdrait ta confiance, qui, à coup sûr, pourra dans la suite être utile à l’apôtre Pierre.

— Fais comme tu l’entendras, mais moi, j’ai foi en lui, et si tu crois me décourager en répétant dédaigneusement son nom, tu te trompes.

— Une dernière question : es-tu déjà chrétien ?

— Pas encore, mais Paul de Tarse m’accompagne pour m’enseigner la doctrine du Christ. Ensuite je recevrai le baptême… Car il est faux qu’ils soient, comme tu le disais, les ennemis de la vie et de la joie.

— Tant mieux pour toi et pour Lygie !

Puis, haussant les épaules, et comme se parlant à soi-même :

— L’habileté de ces gens à se faire des adeptes est stupéfiante. Et comme cette secte se propage !

Vinicius répondit avec chaleur, comme s’il était déjà baptisé :

— Oui, ils sont des milliers et des dizaines de mille à Rome, dans les villes d’Italie, en Grèce et en Asie. Il y a des chrétiens dans les légions et parmi les prétoriens ; il y en a jusque dans le palais de César. Des esclaves et des citoyens, des pauvres et des riches, des plébéiens et des patriciens professent cette doctrine. Sais-tu que l’on compte des chrétiens parmi les Cornelius, que Pomponia Græcina est chrétienne, qu’Octavie l’était de même, à ce qu’il paraît, et qu’Acté l’est à coup sûr ? Oui, cette religion envahit le monde, et seule elle est capable de le rénover. Ne hausse pas les épaules, car qui sait si, dans un mois ou dans un an, tu ne l’adopteras pas toi-même ?

— Moi ? — fit Pétrone, — non, parle Léthé, je ne l’adopterai pas, renfermât-elle la vérité et la sagesse humaine aussi bien que divine… Cela exigerait des efforts et il me déplait de me fatiguer ; des renoncements, et je n’aime renoncer à rien dans la vie. Avec ta nature enflammée et bouillante, on pouvait toujours s’attendre à cet avatar : mais moi ? j’ai mes gemmes, mes camées, mes vases et mon Eunice. Je ne crois pas à l’Olympe, mais je me l’arrange sur cette terre, et je m’efforcerai de fleurir jusqu’à ce que les flèches du divin archer me transpercent, ou que César m’intime l’ordre de m’ouvrir les veines. J’aime trop le parfum des violettes et mes aises dans mon triclinium. J’aime jusqu’à nos dieux… en tant que figures de rhétorique. J’aime aussi l’Achaïe, où je me prépare à suivre notre obèse César Auguste aux jambes grêles, l’incomparable, le divin Périodonicès… Hercule, Néron !…

Puis, il éclata de rire à la seule pensée qu’il pût adopter la doctrine des pêcheurs galiléens et il se mit à fredonner à mi-voix :

De myrtes verdoyants j’enguirlanderai mon glaive. À l’exemple d’Armodios et d’Aristogiton.

Il s’arrêta, car le nomenclator annonçait Eunice.

On servit aussitôt le souper. Quand le joueur de cithare eut chanté plusieurs morceaux, Vinicius raconta à Pétrone la visite de Chilon, et comment cette visite lui avait inspiré l’idée d’aller trouver directement les Apôtres, idée qui lui était venue tandis qu’on châtiait Chilon.

Pétrone, repris de l’envie de dormir, passa la main sur son front et dit :

— L’idée était bonne, puisqu’elle a produit un bon résultat. Quant à Chilon je lui aurais remis cinq pièces d’or ; mais, du moment où tu avais donné l’ordre de le fustiger, mieux eût valu le faire mourir sous les coups ; sait-on, en effet, si un jour les sénateurs ne s’inclineront pas devant lui comme ils s’inclinent aujourd’hui devant notre chevalier de l’alène, Vatinius ? Bonne nuit.

Pétrone et Eunice déposèrent leurs couronnes et se retirèrent. Vinicius se rendit dans sa bibliothèque et écrivit à Lygie :

« Je veux qu’en ouvrant tes beaux yeux, ma divine, tu trouves un bonjour dans cette lettre. C’est pourquoi je t’écris ce soir, bien que je doive te voir demain. César part dans deux jours pour Antium et moi, hélas ! je suis forcé de l’y suivre. Je te l’ai dit déjà, désobéir serait exposer ma vie, et je n’aurais plus aujourd’ hui le courage de mourir. Pourtant, si tu ne veux pas que je parte, réponds un seul mot et je reste : ce sera affaire à Pétrone d’écarter de moi le danger. En ce jour de joie, j’ai récompensé tous mes esclaves, et ceux qui servent chez moi depuis vingt ans iront demain chez le préteur pour être affranchis. Toi, ma très chère, tu dois m’en complimenter, car, à ce qu’il me semble, ceci est conforme à la douce doctrine que tu professes ; je l’ai fait à cause de toi. Je leur dirai que c’est à toi qu’ils doivent la liberté, afin qu’ils célèbrent ton nom.

« Par contre, je veux moi-même devenir l’esclave du bonheur, et ton esclave, et je souhaite ne jamais être affranchi. Maudits soient Antium et les voyages d’Ahénobarbe ! Trois et quatre fois heureux suis-je encore de ne point posséder l’érudition de Pétrone, car il me faudrait sans doute aller aussi en Achaïe. Mais ton souvenir me rendra moins pénibles les heures de la séparation. Chaque fois que je serai libre, je sauterai à cheval et galoperai jusqu’à Rome, afin de délecter mes yeux de ta vue et mes oreilles de ta voix si chère. Quand il me sera impossible de venir, je te dépêcherai un esclave pour te porter une lettre et s’informer de toi.

« Je te salue, ma divine, et me jette à tes genoux. Ne te mets pas en colère si je t’appelle divine : si tu me le défends, je t’obéirai ; mais aujourd’hui, je ne sais pas encore dire autrement. Je te salue du seuil de ta future demeure, je te salue de toute mon âme. »