Quo vadis/Chapitre XXIII

Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 167-173).

Chapitre XXIII.

Vinicius fut réveillé par une douleur aiguë. Tout d’abord, il ne put se rendre compte où il était, ni ce qu’il faisait là. Sa tête était lourde, ses yeux embrumés. Puis, revenant à lui peu à peu, il distingua comme à travers un brouillard trois hommes penchés sur lui. Il en reconnut deux : Ursus et le vieillard qu’il avait bousculé en emportant Lygie. Le troisième, un inconnu, lui tenait le bras gauche, et en le tâtant, du coude à la clavicule, lui causait une douleur si vive que Vinicius, croyant à quelque violence exercée sur lui, dit, les dents serrées :

— Tuez-moi !

Mais ils ne semblaient prêter aucune attention à ses paroles, comme s’ils ne les entendaient pas ou les prenaient pour un cri habituel arraché par la souffrance. Ursus, avec son visage soucieux et redoutable de barbare, tenait en main un paquet de bandes, tandis que le vieillard disait à l’homme qui palpait l’épaule de Vinicius :

— Glaucos, es-tu bien sûr que cette blessure à la tête ne soit pas mortelle ?

— Oui, digne Crispus, — répondit celui-ci. — Quand j’étais esclave et que je servais sur les navires, et plus tard à Naples, j’ai guéri nombre de blessures ; c’est même avec l’argent que j’y ai gagné que je me suis racheté, moi et les miens. La blessure de la tête n’est pas grave. Lorsque cet homme (il désigna Ursus du geste) a délivré la jeune fille en projetant son ravisseur contre le mur, celui-ci a dû, dans sa chute, se garantir avec son bras ; le bras est fracturé et démis, mais, en revanche, il a garanti la tête et la vie.

— Tu as soigné pas mal de nos frères, — dit Crispus, — et tu passes pour un médecin habile… C’est pourquoi je t’ai envoyé chercher par Ursus.

— Qui m’a avoué en route qu’hier encore il était prêt à me tuer.

— Oui, mais avant de te parler, il m’avait confié son projet ; et, comme je te connais et sais ton amour pour le Christ, je lui ai fait comprendre que ce n’était pas toi le traître, mais bien cet inconnu qui l’avait incité au meurtre.

— C’est le mauvais esprit, et je l’avais pris pour un ange, — soupira Ursus.

— Tu me raconteras cela quelque jour, — dit Glaucos ; — pour l’instant, occupons-nous plutôt de notre blessé.

Il se mit à procéder à la réduction de la fracture de Vinicius, qui perdait à tout moment connaissance, malgré l’eau dont Crispus lui aspergeait le visage. Du reste, cette privation du sentiment était opportune, car il ne sentait ni la réduction, ni le bandage du bras fracturé, que Glaucos immobilisa entre deux planchettes concaves, serrées ensuite fortement par des bandes.

Après l’opération, Vinicius reprit ses sens et aperçut Lygie penchée sur lui.

Elle était près de sa couche tenant un bassin de cuivre rempli d’eau, où de temps en temps Glaucos trempait une éponge pour en rafraîchir la tête du blessé.

Vinicius regardait et n’osait en croire ses yeux. Il lui semblait que cette apparition de l’être cher était un effet du délire ; et seulement bien après il eut assez de force pour murmurer :

— Lygie !…

Au son de cette voix, le bassin de cuivre trembla aux mains de la jeune fille, qui tourna vers le blessé des yeux pleins de tristesse.

— La paix soit avec toi ! — dit-elle avec douceur.

Elle demeurait le bras tendu, tout son visage exprimait la douleur et la commisération.

Lui la regardait comme s’il eût voulu se rassasier de sa vue, afin de garder présente son image, même quand ses yeux se seraient fermés. Il contemplait sa face pâle et amaigrie, les torsades de sa sombre chevelure, son humble vêtement d’ouvrière ; il l’observait avec une telle insistance que, sous ce regard, le front blanc de la jeune fille commença à se roser. Alors, Vinicius songea d’abord qu’il n’avait pas cessé de l’aimer, et ensuite que cette pâleur, cette pauvreté étaient son œuvre, qu’il l’avait lui-même bannie de la maison où on l’aimait, où on l’entourait d’opulence et de bien-être, qu’il l’avait jetée dans cette misérable masure et revêtue de ce manteau de laine sombre.

Et lui, qui eût voulu la parer des plus riches atours, l’orner de tous les trésors de l’univers, il sentit son cœur si oppressé d’inquiétude, de douleur et de pitié que, s’il eût pu faire un mouvement, il fût tombé à ses pieds.

— Lygie, — fit-il, — tu ne leur as pas permis de me tuer !…

Elle répondit avec douceur :

— Que Dieu te ramène à la santé !

Pour Vinicius, qui se rendait compte du mal qu’il lui avait fait autrefois et de celui qu’il venait tenter encore de lui faire, ces paroles furent semblables à un baume. À ce moment il oublia que c’était la doctrine chrétienne qui pouvait parler par sa bouche pour ne songer qu’à la femme aimée, dont la réponse révélait un intérêt, une bonté surhumaine qui le remuait jusqu’au plus profond de son âme. De même que tout à l’heure la souffrance l’avait fait défaillir, il se sentait défaillir d’émotion : et sa faiblesse était infinie et délicieuse. Il lui semblait tomber dans un abîme, mais en même temps il éprouvait un indicible bien-être et un immense bonheur. En ce moment de défaillance, il croyait voir une divinité planer sur lui.

Cependant, Glaucos en avait fini de laver les plaies de la tête et y appliquait un onguent. Ursus prit le bassin de cuivre des mains de Lygie, tandis qu’elle-même allait chercher sur la table une coupe préparée d’avance et remplie d’eau rougie de vin, qu’elle approcha des lèvres du blessé. Vinicius but avec avidité et en éprouva un réel soulagement. Après le pansement, sa douleur avait presque disparu, et il reprit complètement ses sens.

— Donne-moi encore à boire, — pria-t-il.

Lygie passa dans l’autre chambre pour remplir la coupe, tandis que Crispus, après quelques mots échangés avec Glaucos, s’approcha du lit :

— Vinicius, — dit-il, — Dieu n’a pas permis que ta mauvaise action fût consommée. Il te conserve la vie pour que tu puisses faire un retour sur toi-même. Celui devant qui tout homme n’est que poussière t’a livré sans défense entre nos mains ; mais le Christ, en qui nous avons foi, nous ordonne d’aimer nos ennemis. Nous avons donc pansé tes blessures et, comme te l’a dit Lygie, nous prions Dieu qu’il te rende la santé ; mais nous ne pouvons veiller sur toi plus longtemps. Demeure en paix et songe si tu dois continuer à persécuter Lygie, privée par ta faute de ses protecteurs et de son toit, et nous-mêmes, qui t’avons rendu le bien pour le mal.

— Vous voulez m’abandonner ? — demanda Vinicius.

— Nous voulons abandonner cette maison, où pourrait nous atteindre la persécution du préfet de la ville. Ton compagnon a été tué, et toi, considéré comme puissant parmi les tiens, tu es blessé. Ce qui est arrivé n’est pas de notre faute, mais c’est nous que frapperait la rigueur des lois…

— Ne craignez pas les représailles, — protesta Vinicius. — Je vous protégerai.

Crispus ne voulut pas lui répondre qu’il ne s’agissait pas seulement du préfet et de la police, mais qu’on se défiait aussi de lui et qu’on voulait protéger Lygie contre toute tentative ultérieure de sa part.

— Seigneur, — reprit-il, — ta main droite est valide. Voici des tablettes et un style : écris à tes serviteurs de venir ce soir avec une litière pour te transporter dans ta maison, où tu seras mieux qu’au sein de notre pauvreté. Ici, tu es chez une humble veuve, qui ne va pas tarder à rentrer avec son fils ; celui-ci portera ta lettre ; pour nous, il nous faut chercher un autre refuge.

Vinicius pâlit. Il comprit qu’on voulait le séparer de Lygie et que, s’il la perdait de nouveau, peut-être ne la reverrait-il jamais… Il voyait nettement, il est vrai, qu’entre elle et lui s’était passé quelque chose de grave et que, s’il voulait la conquérir, il lui fallait chercher d’autres voies auxquelles il n’avait pas eu le temps de songer. Il se rendait compte également que tout ce qu’il pourrait dire à ces gens, — leur promettre, par exemple, de rendre Lygie à Pomponia Græcina, — serait vain, car ils avaient droit de ne pas le croire, et ils ne le croiraient pas en effet. Il eût pu agir ainsi depuis longtemps : au lieu de persécuter Lygie, venir trouver Pomponia et lui dire qu’il cesserait de la poursuivre. Alors, Pomponia elle-même eût retrouvé la jeune fille et l’eût ramenée chez elle. Non, il sentait bien que toutes ces promesses ne les retiendraient pas ; que, de sa part, un serment solennel serait d’autant moins accueilli que, n’étant pas chrétien, il ne pourrait jurer que par les dieux immortels, auxquels lui-même n’avait pas grande foi et que les chrétiens tenaient pour de mauvais esprits.

Il désirait ardemment se réconcilier avec Lygie et se gagner ses défenseurs. Mais comment ? Pour cela, il lui fallait du temps. Il lui fallait la voir, ne fût-ce que quelques jours. De même que, dans toute épave, un naufragé voit le salut, il semblait à Vinicius que, dans ces quelques jours, il saurait dire à la jeune fille les paroles capables de la lui concilier. Peut-être découvrirait-il quelque chose ou se présenterait-il de soi-même un événement favorable ?

Et, rassemblant ses idées, il dit :

— Écoutez-moi, chrétiens. Hier, j’étais parmi vous à l’Ostrianum et j’ai entendu exposer votre doctrine ; mais si même je l’ignorais, vos actes seuls me prouveraient que vous êtes honnêtes et bons. Dites à la veuve de rester dans sa maison, restez-y vous-mêmes et permettez-moi d’y rester. Que cet homme (il désigna Glaucos du regard), qu’on dit médecin, et qui en tout cas sait panser les blessures, dise si l’on peut me transporter aujourd’hui. Je souffre. Mon bras cassé doit être tenu immobile tout au moins pendant quelques jours ; je vous déclare donc que je ne bougerai pas d’ici, à moins que vous ne m’en enleviez de force.

Il s’arrêta ; le souffle lui manquait. Alors Crispus lui dit :

— Personne, seigneur, n’usera de la force à ton égard. Nous seuls sortirons, pour sauver nos têtes.

Inaccoutumé à rencontrer de la résistance, le jeune homme fronça le sourcil et dit :

— Laisse-moi respirer.

Puis, peu après, il reprit :

— Nul ne s’inquiétera de Croton, étranglé par Ursus. Aujourd’hui même il devait se rendre à Bénévent, où l’appelait Vatinius. Tout le monde le croira parti. Personne ne nous a vus entrer dans cette maison, à l’exception d’un Grec qui nous avait accompagnés à l’Ostrianum. Je vous indiquerai sa demeure. Qu’on me l’amène, et je lui ordonnerai de se taire, car il est à mes gages. J’écrirai chez moi que je pars pour Bénévent. Au cas où le Grec aurait déjà averti le préfet, je déclarerai que c’est moi qui ai tué Croton et qu’il m’a fracturé le bras. Par les mânes de mon père et de ma mère, voilà ce que je ferai ! Vous pouvez donc rester ici en toute sûreté, car pas un cheveu ne tombera de votre tête. Amenez-moi vite le Grec : il s’appelle Chilon Chilonidès.

— Alors, seigneur, — dit Crispus, — Glaucos restera près de toi pour te soigner avec la veuve.

Le front de Vinicius se plissa davantage encore :

— Pardon, vieillard, — dit-il, — écoute bien mes paroles. Je te dois de la reconnaissance et tu me parais bon et juste ; mais tu me caches le fond de ta pensée. Tu crains que j’appelle mes esclaves et que je leur enjoigne d’enlever Lygie, n’est-ce pas ?

— Oui, — déclara Crispus avec quelque sévérité.

— Remarque donc ceci. Je parlerai à Chilon en votre présence ; j’écrirai devant vous la lettre annonçant mon départ ; et je n’aurai pas d’autres messagers que vous… Réfléchis bien et ne m’irrite pas davantage.

Exaspéré, le visage crispé de colère, il reprit avec emportement :

— Croyais-tu donc que j’allais nier le désir que j’ai de rester ici pour la voir ?… N’importe quel sot l’aurait compris, même malgré mes dénégations. Mais je ne veux plus la prendre de force… J’ajouterai que, si elle ne reste pas ici, de cette main valide j’arracherai mes bandages, je ne prendrai aucune nourriture, aucune boisson. Et que ma mort retombe sur toi et sur tes frères ! Pourquoi m’as-tu pansé ? Pourquoi ne m’as-tu pas laissé mourir ?

Il pâlit de rage et de faiblesse. Lygie qui, de la chambre voisine, avait entendu toute cette conversation et ne doutait pas qu’il agirait comme il avait dit, s’effraya de ses menaces. Pour rien au monde elle n’eût voulu le voir mourir. Blessé, désarmé, il lui inspirait de la pitié, non de la crainte. Vivant depuis sa fuite au milieu de gens continuellement sous l’effet de l’extase religieuse, ne songeant qu’au sacrifice, à l’abnégation, à la miséricorde infinie, elle était elle-même pénétrée de ces sentiments qui remplaçaient pour elle la maison, la famille, le bonheur disparu et la transformaient en l’une de ces vierges chrétiennes qui devaient plus tard régénérer l’âme usée de l’univers. Vinicius avait joué un trop grand rôle dans sa destinée pour qu’elle pût l’oublier. Elle pensait à lui durant des journées entières et souvent elle avait supplié Dieu pour que vînt l’heure où, suivant la doctrine qu’elle professait, elle pourrait rendre à Vinicius le bien pour le mal, la sympathie en retour de la persécution, le vaincre, l’amener au Christ, le sauver. Et il lui semblait que ce moment était venu, que sa prière avait été exaucée.

Le visage inspiré, elle s’approcha de Crispus et se mit à parler comme si une autre voix eût parlé par sa bouche :

— Crispus, gardons-le parmi nous, et ne le quittons pas tant que le Christ ne l’aura pas guéri.

Le vieux pasteur était habitué à voir en tout l’inspiration divine ; en présence de cette exaltation, il crut que la puissance suprême pouvait se manifester par la bouche de Lygie ; il s’émut et baissa sa tête blanche :

— Qu’il soit fait ainsi que tu dis, — approuva-t-il.

Cette prompte soumission de Crispus produisit sur Vinicius, qui ne quittait pas des yeux Lygie, une impression profonde et singulière.

Il lui sembla qu’elle était, parmi les chrétiens, une sorte de sibylle ou de prêtresse, obéie et respectée. Et involontairement il éprouva le même respect. À son amour se mêlait à présent une certaine crainte qui lui faisait envisager cet amour presque comme un blasphème. En même temps, il ne pouvait se faire à l’idée qu’il y avait quelque chose de changé dans leurs relations, que, désormais, ce n’était pas elle qui dépendait de sa volonté, mais lui de la sienne ; qu’il gisait malade, meurtri, incapable d’offensive, tel un enfant sans défense, sous sa protection, à elle. Envers tout autre, cette soumission eût paru humiliante à sa nature orgueilleuse et volontaire. Mais il n’avait pour Lygie que la reconnaissance qu’on voue à quelqu’un de supérieur. Ces sentiments étaient si nouveaux pour lui que, seulement la veille, il n’eût pu même se les imaginer. Aujourd’hui encore ils l’eussent étonné s’il en avait eu une perception claire. Mais, en ce moment, il ne se demandait pas pourquoi il en était ainsi ; c’était pour lui chose toute naturelle et tout son bonheur consistait à rester auprès d’elle.

Il eût voulu l’en remercier, lui exprimer aussi un autre sentiment si peu connu de lui jusque-là qu’il n’eût pu le nommer, car c’était tout simplement la soumission. Mais les émotions qu’il venait de subir avaient tant épuisé ses forces, que sa reconnaissance envers Lygie ne pouvait s’exprimer que par des regards étincelants de joie à la pensée qu’il demeurerait auprès d’elle, qu’il pourrait la contempler demain, après-demain, longtemps peut-être. À cette joie se mêlait, il est vrai, la crainte de perdre celle qu’il avait retrouvée, crainte si vive que, lorsque Lygie lui apporta de nouveau à boire, ayant l’ardent désir de lui prendre la main, il ne l’osa point, lui, Vinicius, qui, au festin de César, l’avait baisée de force sur les lèvres, lui qui, lorsqu’elle avait fui, s’était promis de la traîner par les cheveux au cubicule ou de la faire fouetter.