Quo vadis/Chapitre LXII

Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 416-424).

Chapitre LXII.

Avant que l’obscurité fût complète, les premières vagues populaires avaient déjà commencé à affluer vers les jardins de César. Ces foules, en habit de fête, couronnées de fleurs, s’en allaient, chantant avec entrain, — nombreux étaient ivres, — contempler un spectacle nouveau et magnifique. Les cris de Semaxii ! Sarmentitii ! retentissaient sur la Via Tecta, sur le Pont Émilien, et, par-delà le Tibre, sur toute la Voie Triomphale, aux alentours du Cirque de Néron, et jusque là-haut, sur la Colline Vaticane. On avait déjà joui à Rome du spectacle de gens brûlés sur des poteaux, mais jamais encore on n’avait vu semblable multitude de condamnés. Résolus à en finir avec les chrétiens et à enrayer l’épidémie qui, des prisons, se propageait dans la ville, César et Tigellin avaient fait le vide dans tous les souterrains, si bien qu’il ne restait plus que quelques dizaines d’individus réservés pour la fin des jeux. Et la foule, après avoir franchi les grilles du jardin, devint muette de stupeur. Les allées principales, celles qui s’enfonçaient dans les fourrés, celles qui longeaient les prairies, les bosquets d’arbres, les étangs, les viviers et les pelouses semées de fleurs, étaient jalonnées de poteaux enduits de résine, auxquels on avait ligoté des chrétiens.

Des lieux élevés, d’où le rideau des arbres n’arrêtait point le regard, on pouvait contempler des rangées entières de poutres et de corps ornés de fleurs, de lierre et de feuilles de myrte. Escaladant les buttes et dégringolant les vallons, elles s’étendaient si loin que les plus rapprochées semblaient des mâts de navires, tandis que les plus lointaines apparaissaient comme hérissées de piques et de lances multicolores.

Leur nombre dépassait tout ce qu’avaient pu attendre les spectateurs. On pouvait croire que toute une nation avait été liée aux poteaux pour la distraction de Rome et de César. Des groupes s’arrêtaient devant certains mâts, suivant qu’ils s’intéressaient à l’âge ou au sexe de la victime ; ils examinaient les visages, les couronnes, les guirlandes de lierre, puis avançaient toujours en se demandant avec stupéfaction : « Peut-il donc y avoir tant de coupables ? Des enfants, à peine en état de marcher, ont-ils pu incendier Rome ? » Et l’étonnement, peu à peu, faisait place à l’inquiétude.

Cependant l’obscurité tombait et les premières étoiles venaient d’apparaître. Auprès de chaque condamné vinrent se poster des esclaves armés de torches et, dès que le cor eut sonné le commencement du spectacle, ils mirent le feu à la base des poteaux.

Aussitôt la paille imbibée de poix, dissimulée sous les fleurs, flamba d’une flamme claire qui, toujours augmentant, se mit à dérouler les guirlandes de lierre et à lécher les pieds des victimes. Le peuple se tut ; les jardins retentirent d’un gémissement unique et immense, fait de milliers de cris de douleur. Pourtant, quelques victimes, levant les yeux vers le ciel constellé, chantaient à la gloire du Christ. Le peuple écoutait. Mais les cœurs les plus endurcis s’emplirent d’épouvante quand, du haut des petits piquets, des voix déchirantes d’enfants se mirent à appeler « Maman ! Maman ! » Les gens ivres eux-mêmes furent secoués d’un frisson à la vue de ces petites têtes, de ces visages innocents crispés de douleur ou bien voilés par la fumée qui déjà commençait à suffoquer les victimes. La flamme montait toujours et consumait une à une les guirlandes de lierre et de roses. Les allées principales et les allées latérales s’embrasèrent ; les bouquets d’arbres s’illuminèrent, ainsi que les prairies, et les pelouses émaillées de fleurs ; l’eau des bassins et des étangs, les feuilles frissonnantes, se teintèrent de rouge. Et il fit clair comme en plein jour. L’odeur de la chair grillée emplit les jardins ; aussitôt des esclaves jetèrent de la myrrhe et de l’aloès sur les brûle-parfums disposés entre les poteaux. Çà et là, dans la foule, s’élevèrent des cris, cris de pitié autant que d’ivresse joyeuse ; ils croissaient d’instant en instant, à mesure que grandissait le feu, qui maintenant enveloppait les piquets, rampait vers les poitrines, tordait les cheveux de son haleine brûlante, voilait les visages noircis et, enfin, s’élevait plus haut encore, comme pour affirmer la victoire et le triomphe de la force qui l’avait déchaîné.

Dès le commencement du spectacle, César était apparu au milieu du peuple sur un magnifique quadrige de cirque, attelé de quatre coursiers blancs. Il portait un costume de cocher aux couleurs des Verts, son parti et celui de la cour. D’autres chars suivaient, montés par des courtisans aux vêtements splendides, des sénateurs, des prêtres, des bacchantes nues et couronnées de roses, ivres, des amphores aux mains, et s’époumonant en hurlements sauvages ; des musiciens costumés en faunes jouaient de la cithare, du phormynx, du fifre et du cor. D’autres chars portaient les matrones et les vierges romaines, également ivres et demi nues. De chaque côté des quadriges, des éphèbes agitaient leurs thyrses enrubannés ; d’autres jouaient du tambourin ; d’autres semaient des fleurs sous les pieds des chevaux. Au milieu des fumées et des torches humaines, le cortège s’avançait dans l’allée principale en criant « Evohé ! » César, ayant à ses côtés Tigellin et Chilon, dont la terreur l’amusait, conduisait ses chevaux au pas, contemplant les corps qui brûlaient et écoutant les acclamations du peuple. Debout sur son haut quadrige doré, dominant les vagues humaines prosternées devant lui, éclairé par les flammes, ceint de la couronne d’or des triomphateurs du cirque, il apparaissait tel un géant dressé au-dessus de la foule. De ses bras monstrueux, tendus sur les rênes, il semblait faire le geste de bénir son peuple. Son visage et ses yeux mi-clos souriaient, et il rayonnait au-dessus des hommes, comme un soleil, ou comme un dieu terrible, superbe et tout-puissant.

Par instants, il s’arrêtait devant une vierge dont le sein commençait à grésiller dans la flamme, ou devant un enfant au visage contracté, puis continuait d’avancer, entraînant derrière lui le cortège ivre et délirant. De temps à autre il saluait le peuple, puis, tirant sur les rênes d’or, il se retournait pour causer à Tigellin. Enfin, parvenu à la grande fontaine, au carrefour de deux allées, il descendit de son quadrige, fit signe à ses compagnons et se mêla à la foule.

Il fut salué par des cris et des applaudissements. Les bacchantes, les nymphes, les sénateurs, les augustans, les prêtres, les faunes, les satyres et les soldats l’entourèrent d’un cercle houleux. Et lui, ayant d’un côté Tigellin, de l’autre Chilon, fit le tour de la fontaine, parmi plusieurs dizaines de torches qui flambaient. Il s’arrêtait pour faire des remarques sur certaines victimes, ou bien pour se moquer du Grec, dont le visage révélait un immense désespoir.

Enfin ils arrivèrent devant un mât très élevé, orné de myrte et festonné de lierre. Les langues de feu léchaient seulement les genoux de la victime, mais on ne pouvait distinguer son visage, voilé par la fumée des ramilles vertes qui s’enflammaient. Soudain, la brise nocturne balaya la fumée et découvrit la tête d’un vieillard, dont la barbe grise tombait sur la poitrine.

À cette vue, Chilon se roula sur lui-même comme un reptile blessé, et de sa bouche s’échappa un cri plus semblable à un croassement qu’à une voix humaine :

— Glaucos ! Glaucos !…

En effet, du sommet du poteau enflammé, le médecin Glaucos le regardait.

Il vivait encore. Penchant sa face douloureuse, il contemplait cet homme qui l’avait trahi, lui avait arraché sa femme et ses enfants ; l’avait attiré dans un guet-apens d’assassins et, tout cela lui ayant été pardonné au nom du Christ, venait une fois encore de le livrer aux bourreaux. Jamais aucun homme n’avait fait à son semblable autant de mal. Et voici que maintenant la victime brûlait sur le poteau résineux, tandis que l’assassin était à ses pieds ! Les yeux de Glaucos étaient rivés au visage du Grec. Par moments, la fumée les voilait, mais à chaque souffle de la brise, Chilon voyait de nouveau les prunelles de l’homme dardées sur lui. Il se leva et voulut fuir, mais il ne le put. Il lui semblait que ses jambes étaient de plomb et qu’un bras invisible le clouait devant ce poteau avec une force surhumaine. Et il restait là, pétrifié. Il sentait seulement qu’en lui quelque chose débordait, brisait tout, effaçait tout : César, la cour, la foule, et que seul un vide noir, sans fond, horrible, l’environnait. Il ne voyait plus que les yeux de ce martyr qui le convoquaient devant le juge. L’autre, la tête affaissée de plus en plus, le regardait sans relâche. Tous sentaient qu’entre ces deux hommes se passait quelque chose, et le rire se figea sur les lèvres, car le visage de Chilon était atroce : on eût dit que les langues de feu dévoraient son propre corps. Soudain, il chancela, étendit les bras et cria, d’une voix effroyable et déchirante :

— Glaucos ! au nom du Christ ! Pardonne !

Tous se turent : un frisson secoua les assistants et tous les yeux se levèrent vers le poteau.

La tête du martyr remua légèrement et, de la cime du mât, descendit une voix gémissante :

— Je pardonne !

Chilon tomba la face contre terre, hurlant comme une bête sauvage, et, des deux mains, entassant de la terre sur sa tête. Soudain les flammes jaillirent, enveloppant la poitrine et le visage de Glaucos, déroulant sur sa tête la couronne de myrte et déroulant les rubans à la tête du mât qui tout entier flamba dans une clarté intense.

Mais Chilon se releva, le visage à tel point transfiguré que les augustans crurent voir devant eux un autre homme. Ses yeux brillaient d’une lueur fiévreuse, son front ridé resplendissait d’extase : ce Grec, l’instant d’avant veule et lâche, semblait maintenant un prêtre inspiré par son dieu et qui allait révéler des vérités redoutables.

— Que lui arrive-t-il ? Il est fou !… — firent des voix.

Lui se tourna vers la foule, leva la main droite et proféra, ou plutôt clama d’une voix perçante, pour être entendu non seulement des augustans, mais de la foule entière :

— Peuple romain, je le jure sur ma mort : ce sont des innocents qui périssent ! L’incendiaire, c’est lui !

Et il montra Néron.

Il se fit un silence. Les courtisans demeuraient pétrifiés. Chilon restait immobile, la main frémissante et le doigt tendu vers César. Un désarroi se produisit. En une tourmente de flots soudain déchaînés par la rafale, le peuple se rua vers le vieillard, pour le voir de plus près. Des voix crièrent : « Saisissez-le ! » d’autres : « Malheur à nous ! » Une tempête de sifflets et de hurlements gronda : « Ahénobarbe ! Matricide ! Incendiaire ! » Le tumulte grandissait. Les bacchantes, avec des cris aigus, coururent vers les chars. Soudain, augmentant le désordre, quelques mâts consumés s’effondrèrent dans une pluie d’étincelles. Un remous de la foule entraîna Chilon vers le fond du jardin.

Peu à peu les poteaux consumés commençaient à tomber en travers de la route, emplissant les allées de fumée, d’étincelles, d’odeur de bois brûlé et d’un relent de graisse humaine. Partout les lumières s’éteignaient. Les jardins s’enténébraient. Le peuple inquiet, sombre et épouvanté, s’écrasait aux portes. La nouvelle de l’événement passait de bouche en bouche, déformée et amplifiée à mesure. D’aucuns prétendaient que César s’était évanoui ; d’autres qu’il était tombé gravement malade, et qu’on l’avait emporté, quasi mort, sur son char. Çà et là s’élevaient des paroles de pitié pour les chrétiens : « Si ce n’est pas eux qui ont brûlé Rome, alors, pourquoi tant de sang, tant de tortures, tant d’injustice ? Les dieux ne vengeront-ils pas la mort de ces innocents, et par quels piacula parviendra-t-on à les apaiser ? » On répétait avec insistance les mots : innoxia corpora. Les femmes s’apitoyaient sur les enfants, dont un si grand nombre avait été jeté aux fauves, et cloué en croix, et brûlé dans ces jardins maudits ! Et cette pitié se traduisait peu à peu par des malédictions contre Tigellin et contre César. Des gens s’arrêtaient soudain et demandaient tout haut : « Quelle est-elle, cette divinité qui leur donne tant de force devant les tortures et devant la mort ? » Et ils rentraient chez eux, songeurs…

Chilon errait à travers les jardins, ne sachant de quel côté diriger ses pas. À présent il sentait de nouveau, vieillard sans ressort et débile, ses forces l’abandonner. Il butait contre des corps à demi consumés, accrochait des tisons qui l’environnaient d’un essaim d’étincelles, et, par moments, s’asseyait et regardait autour de lui avec des yeux hébétés. L’obscurité avait presque entièrement envahi les jardins ; entre les arbres vaguait une lune blafarde qui éclairait d’une pâle lueur les allées, les potences noircies couchées en travers et les masses informes des victimes à demi brûlées. Le vieux Grec croyait reconnaître encore dans la lune les traits de Glaucos et ses yeux fulgurants ; et il fuyait cette lumière. Enfin, il sortit de l’ombre et, mû par une force invincible, il s’achemina vers la fontaine où Glaucos avait rendu l’âme.

Soudain, une main toucha son épaule.

Le vieillard se retourna et, à la vue d’un inconnu, il s’écria avec terreur :

— Quoi ? Qui es-tu ?

— Un apôtre, Paul de Tarse.

— Je suis maudit !… Que me veux-tu ?

L’Apôtre répondit :

— Je veux te sauver.

Chilon s’appuya contre un arbre. Ses jambes flageolaient et ses bras tombaient au long de son corps.

— Il n’est plus de salut pour moi, — fit-il sourdement.

— Ne sais-tu donc pas que Dieu a pardonné au larron sur la croix ? — demanda Paul.

— Ignores-tu donc ce que j’ai fait, moi ?

— J’ai vu ta douleur et je t’ai entendu témoignant de la vérité.

— Oh ! seigneur !…

— Et, si le serviteur du Christ t’a pardonné à l’heure du supplice et de la mort, comment Christ ne te pardonnerait-il pas ?

Chilon se prit la tête à deux mains, comme s’il se sentait devenir fou.

— Le pardon ! Pour moi… Le pardon !…

— Notre Dieu est un Dieu de miséricorde, — répondit Paul.

— Pour moi ! — gémissait Chilon.

Il se mit à soupirer, comme un homme à bout de forces et impuissant à maîtriser ses souffrances. Et Paul continua :

— Appuie-toi sur mon bras et suis-moi.

Et il marcha vers le carrefour des allées, guidé par la voix de la fontaine qui, dans la paix nocturne, semblait pleurer sur tous ces corps martyrisés.

— Notre Dieu est un Dieu de miséricorde, — répéta l’Apôtre. — Si, debout au bord de la mer, tu y jetais des cailloux, parviendrais-tu à combler ce gouffre insondable ? Or, je te le dis, la miséricorde du Christ est semblable à la mer, et les péchés et les fautes des hommes y seront engloutis, comme s’engloutissent les pierres dans le gouffre marin. Et je te dis que la miséricorde du Christ est pareille au ciel qui recouvre les montagnes, les terres et les mers, car partout elle est présente et elle est sans limites. Tu as souffert devant le poteau de Glaucos, et Christ a vu ta souffrance. Tu as dit, sans prendre garde à ce qui demain pourrait en résulter pour toi : « L’incendiaire, c’est lui ! » Et le Christ n’a pas oublié tes paroles. Car ton indignité et ton mensonge ont pris fin, et dans ton cœur n’est demeuré qu’un repentir sans bornes… Viens avec moi et écoute : moi aussi, je L’ai haï ; moi aussi, j’ai persécuté Ses élus ! Je ne voulais pas de Lui, je ne croyais pas en Lui, jusqu’au jour où Il m’est apparu et m’a appelé. Et depuis lors, Il est mon unique amour. Et maintenant, Il t’a envoyé le remords, la terreur et la douleur, pour t’appeler à Lui. Tu l’as haï, mais Lui t’aimait. Tu as livré Ses enfants à la torture, mais Lui veut te pardonner et te sauver.

La poitrine du malheureux se gonflait de sanglots douloureux qui déchiraient son âme ; mais Paul l’entourait de ses bras, l’ accaparait, le conquérait, le conduisait comme un soldat conduit un captif. Et un instant après, il reprit :

— Viens avec moi, et je te mènerai vers Lui. Pourquoi suis-je venu auprès de toi ? Parce que Lui m’a commandé de recueillir les âmes au nom de l’amour, et j’accomplis Son ordre. Tu me dis : « Je suis maudit », et je te réponds : « Aie foi en Lui, et tu seras sauvé ! » Tu me dis : « Je suis réprouvé », et moi je te réponds : « Il t’aime ! » Regarde-moi ! Quand je ne L’aimais point, la haine seule habitait mon cœur ! Et maintenant, Son amour me tient lieu de père et de mère, de richesse et de royauté. En Lui seul est le refuge, Lui seul te comptera ton repentir. Il verra ta misère, et Il ôtera de toi la terreur et t’élèvera vers Lui.

Disant cela, Paul le conduisit vers la fontaine, dont l’onde argentée étincelait au loin sous la clarté de la lune. Alentour, c’était le calme et la solitude, car ici les esclaves avaient déjà enlevé les poteaux carbonisés et les cadavres des martyrs.

Chilon se jeta à genoux, se cacha la face dans les mains et resta sans mouvement. Paul leva son visage vers les étoiles et pria :

— Seigneur, — disait-il, — jette les yeux sur cet éprouve, sur son repentir, ses larmes, son supplice ! Dieu de miséricorde, qui as donné Ton sang pour nos péchés, par Ton supplice, par Ta mort et Ta résurrection, pardonne !

Et il se tut ; et longtemps encore, les yeux vers les étoiles, il pria.

Mais soudain, à ses pieds, s’éleva un appel gémissant :

— Christ !… Christ !… Absous-moi !…

Alors Paul s’approcha de la fontaine, puisa de l’eau dans ses deux paumes et revint vers le malheureux agenouillé.

— Chilon ! je te baptise, au nom du Père, du Fils et de l’Esprit-Saint ! Amen !

Chilon leva la tête et étendit les mains. De sa douce lueur la lune éclairait sa tête blanche et son blanc visage immobile, comme taillé dans de la pierre. Les instants tombaient un à un dans la nuit ; des grandes volières des Jardins de Domitia parvint jusqu’à eux le chant du coq. Lui restait à genoux, tel une statue funéraire.

Enfin, il sortit de sa torpeur, se leva et demanda à l’Apôtre :

— Que dois-je faire avant de mourir, seigneur ?

Paul se réveilla également de sa méditation sur cette incommensurable puissance à laquelle des âmes, même comme celle de ce Grec, ne pouvaient se soustraire, et répondit :

— Aie foi et témoigne de la vérité !

Ils se dirigèrent vers la sortie. Aux portes du jardin, l’Apôtre bénit encore une fois le vieillard et ils se quittèrent, car Chilon lui-même l’avait exigé, prévoyant que César et Tigellin le feraient pourchasser.

Il ne se trompait point. En rentrant, il trouva sa maison cernée par des prétoriens, commandés par le centurion Scævinus, qui se saisirent de lui et le conduisirent au Palatin.

César reposait déjà, mais Tigellin attendait. Il salua l’infortuné Grec d’un visage calme, mais sinistre.

— Tu as commis le crime de lèse-majesté, — lui dit-il, — et tu n’échapperas point au châtiment. Cependant, si demain, au milieu de l’amphithéâtre, tu déclares que tu étais ivre et que tu divaguais, et que les chrétiens sont bien les incendiaires, ton châtiment se bornera aux verges et à l’exil.

— Je ne peux pas, seigneur, — répondit doucement Chilon.

Tigellin s’approcha de lui à pas lents et, d’une voix étouffée, mais terrible, demanda :

— Comment ! Tu ne peux pas, chien de Grec ? Tu n’étais donc pas ivre ? Tu ne comprends donc pas ce qui t’attend ? Regarde par là !

Et il lui montra un angle de l’atrium où, dans l’ombre, se tenaient debout, à côté d’un large banc de bois, quatre esclaves thraces ayant des cordes et des pinces dans les mains.

Chilon répéta :

— Je ne peux pas, seigneur !

La rage grondait dans l’âme de Tigellin, mais il se maîtrisa encore.

— Tu as vu comment mouraient les chrétiens ? Tu veux mourir de même ?

Le vieillard leva sa face pâlie ; un moment, ses lèvres s’agitèrent sans parler, puis il dit :

— Et moi aussi, je crois au Christ…

Tigellin le considéra avec stupeur :

— Chien ! Tu es vraiment devenu fou !

Et soudain, la fureur qui grondait en son âme éclata. Il bondit sur Chilon, lui saisit la barbe à deux mains, le fit rouler à terre et le piétina en répétant, l’écume aux lèvres :

— Tu rétracteras ! Tu rétracteras !

— Je ne peux pas ! — gémit le Grec sous le talon de Tigellin.

— À la torture !

Les Thraces saisirent le vieillard, l’étendirent sur le banc, le lièrent avec des cordes et se mirent à broyer de leurs pinces ses tibias décharnés. Mais lui, tandis qu’ils le ligotaient, leur baisait humblement les mains ; puis il ferma les yeux et resta sans mouvement, comme mort.

Pourtant il vivait, et quand Tigellin se pencha vers lui et lui dit une dernière fois : « Tu rétracteras ! » ses lèvres blêmes remuèrent faiblement, exhalant un murmure à peine perceptible :

— Je ne peux pas !…

Tigellin, la face contractée par la colère, mais en même temps avec un geste d’impuissance, fit interrompre la torture et se mit à marcher par l’atrium. Enfin, une idée nouvelle lui étant venue, il s’arrêta et, se tournant vers les Thraces, dit :

— Qu’on lui arrache la langue !