Quo vadis/Chapitre LXI

Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 413-415).

Chapitre LXI.

Durant trois jours, trois nuits plutôt, rien ne troubla leur quiétude. Quand les gardiens avaient accompli leur tâche ordinaire, qui consistait à séparer les morts des vivants, harassés de fatigue ils s’étendaient dans les couloirs. Alors, Vinicius se rendait dans le cachot de Lygie et n’en sortait qu’au moment où l’aube pénétrait à travers les barreaux du soupirail. Elle posait sa tête sur la poitrine du jeune tribun et, à voix basse, ils parlaient d’amour et de mort. Tous deux, dans leurs pensées et leurs entretiens, dans leurs désirs et leurs espérances, ils s’éloignaient de plus en plus de la vie. Ils étaient comme des navigateurs qui n’aperçoivent plus la terre laissée derrière eux et s’enfoncent lentement dans l’infini. Tous deux se transformaient peu à peu en anges de douleur, épris l’un de l’autre, épris du Christ, et prêts à s’envoler. Par moments, la souffrance entrait en coup de vent dans le cœur de Vinicius ; d’autres fois, en lui l’espoir jaillissait comme un éclair, espoir fait d’amour et de foi en la miséricorde du Dieu crucifié ; mais chaque jour, il se détachait davantage de la terre et s’abandonnait à la mort.

Quand, au matin, il quittait la prison, il voyait déjà l’univers, et la ville, et les amis, et toutes les choses de la vie, comme à travers un songe. Tout lui paraissait étranger et lointain, vain et éphémère. Même l’imminence des supplices avait cessé de l’épouvanter : il sentait que l’on pouvait passer au travers du martyre comme absorbé dans la méditation, les yeux fixés ailleurs, au loin. Et tous deux se croyaient déjà noyés dans l’éternité. Épanchant leur amour, ils se répétaient combien ils allaient se chérir, et comment ils allaient vivre ensemble, là-bas, par-delà le tombeau. Si parfois leur pensée s’arrêtait aux choses de la terre, ils échangeaient les paroles des voyageurs qui, sur le point de partir pour un grand voyage, s’entretiennent des derniers préparatifs. Quant au reste, ils étaient enveloppés dans ce calme qui enveloppe deux stèles solitaires, oubliées dans quelque désert. Leur unique désir était que Christ ne les séparât point. Mais la conviction qu’il les exaucerait s’affermissant toujours davantage en eux, ils s’étaient mis à L’aimer comme le lien qui allait les unir en l’infini bonheur et la paix infinie. Sur terre, déjà, ils dépouillaient la poussière terrestre. Leur âme se faisait pure ainsi qu’une larme. À la veille de mourir, parmi la misère et la souffrance, sur ce grabat de prison, pour eux le ciel avait commencé. Lygie, déjà sauvée, déjà sanctifiée, prenant Vinicius par la main, le conduisait vers l’éternelle source de vie.

Pétrone était stupéfait de constater sur le visage de Vinicius une quiétude toujours plus grande et un rayonnement qu’il n’y avait jamais vu. Par instants, il pensait que Vinicius avait découvert quelque nouveau moyen de salut, et il s’affectait que cet espoir ne lui fût point révélé.

Enfin, n’y tenant plus, il demanda :

— À présent, tu parais tout changé ; ne fais pas de mystère avec moi, car je veux et je peux t’être utile : as-tu trouvé quelque chose ?

— Oui, j’ai trouvé, — répondit Vinicius, — mais tu ne saurais me seconder. Après sa mort, je confesserai ma foi et je la suivrai.

— Tu n’as donc plus d’espoir ?

— Au contraire : Christ me la rendra, et plus jamais nous ne serons séparés.

Pétrone se mit à marcher le long de l’atrium avec une expression d’impatience et de mécontentement, puis il dit :

— Point n’est besoin pour cela de votre Christ. Notre Thanatos[1] peut vous rendre le même service.

Vinicius sourit avec tristesse et répondit :

— Non, mon cher. Mais tu ne veux pas comprendre.

— Je ne veux, et je ne peux pas comprendre, — répliqua Pétrone. — D’ailleurs, ce n’est point l’heure de disserter, mais te souviens-tu de ce que tu as dit la nuit où nous avons vainement tenté de la faire évader du tullianum ? Moi, j’avais perdu tout espoir ; mais toi, tu as dit en rentrant : « Malgré tout, je crois que Christ peut me la rendre ! » Qu’il te la rende !… Si je jette une coupe précieuse dans la mer, aucun de nos dieux ne sera capable de me la rendre ; et, si votre dieu n’est pas plus empressé à vous plaire, je ne vois pas pourquoi je le vénérerais au détriment des dieux anciens.

— Aussi me la rendra-t-il, — fit Vinicius.

Pétrone haussa les épaules.

— Sais-tu que c’est avec des chrétiens que l’on illumine demain les jardins de César ?

— Demain ? — répéta Vinicius.

Son cœur tressaillait de détresse et d’épouvante devant l’imminence de cette horrible réalité. Il pensa que peut-être la prochaine nuit était la dernière qu’il passerait avec Lygie. Il prit donc congé de Pétrone et se rendit en hâte auprès du gardien des puticuli, pour lui demander sa tessera. Une déception l’attendait : le gardien refusa de lui donner le jeton.

— Pardonne-moi, seigneur, — dit-il, — j’ai fait pour toi ce que j’ai pu ; mais je ne puis risquer ma vie. Cette nuit, on conduira les chrétiens dans les jardins de César. La prison sera pleine de soldats et de fonctionnaires. Si tu étais reconnu, je serais perdu, et mes enfants avec moi.

Vinicius comprit l’inutilité d’insister. Mais il eut une lueur d’espoir : les soldats qui l’avaient déjà vu auparavant le laisseraient peut-être passer sans tessera. La nuit venue, il revêtit, comme à l’ordinaire, une tunique sordide, entoura sa tête d’un linge et se rendit à la prison.

Mais ce jour-là on vérifiait les jetons plus minutieusement encore et, pour comble de malheur, le centurion Scævinus, soldat inflexible et dévoué corps et âme à César, reconnut Vinicius.

Pourtant, dans cette poitrine cuirassée de fer couvait encore une étincelle de pitié pour l’infortune humaine, car, au lieu de donner l’alerte d’un coup de lance sur son bouclier, il prit Vinicius à part et lui dit :

— Rentre chez toi, seigneur. Je t’ai reconnu, mais je me tairai pour ne pas te perdre. Je ne puis te laisser entrer : retourne chez toi, et que les dieux t’envoient l’apaisement.

— Si tu ne peux me laisser entrer, — demanda Vinicius, — permets-moi au moins de rester ici et de voir ceux que l’on va emmener.

— Mes ordres ne s’y opposent pas.

Vinicius s’installa devant la porte et attendit la sortie des condamnés. Vers minuit enfin la porte s’ouvrit de toute sa largeur pour livrer passage à un torrent d’hommes, de femmes et d’enfants, encadrés par des détachements de prétoriens. La nuit était très claire, une nuit de pleine lune, et l’on pouvait même distinguer les visages des malheureux. Ils s’avançaient deux par deux, en un long et sinistre cortège, au milieu du silence troublé seulement par le cliquetis des armures. À voir leur nombre, on pouvait croire que tous les cachots dussent maintenant être vides.

En queue du cortège, Vinicius reconnut distinctement le médecin Glaucos, mais ni Lygie ni Ursus ne se trouvaient parmi les condamnés.

  1. Le génie de la Mort. (Note de l’auteur.)