Quo vadis/Chapitre LVIII

Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 398-403).

Chapitre LVIII

Une pluie de trois jours, phénomène si exceptionnel à Rome qu’il se passait des périodes de plusieurs années sans qu’il eût lieu, et la grêle qui tombait, non seulement dans la journée et le soir, mais même la nuit, avaient interrompu les spectacles. Le peuple s’alarmait. On prédisait de mauvaises vendanges, et quand, un après-midi, sur le Capitole, la foudre fondit l’airain de la statue de Cérès, on ordonna des sacrifices dans le temple de Jupiter Salvator. Les prêtres de Cérès répandirent la nouvelle que la colère des dieux accablait la ville en raison des lenteurs apportées au châtiment des chrétiens. Le peuple alors exigea que, sans tenir compte du temps, on se hâtât de continuer les jeux ; et grande fut la joie quand enfin on annonça que dans trois jours les ludi matutini allaient reprendre.

D’ailleurs, le beau temps était revenu. De l’aube à la nuit, l’amphithéâtre s’emplit de milliers de spectateurs ; César lui-même arriva de bonne heure, suivi des vestales de sa cour.

Le spectacle devait commencer par un combat entre chrétiens, qu’on avait équipés en gladiateurs et armés pour l’offensive et la défensive, comme des escrimeurs de profession. Mais on eut une déception. Les chrétiens abandonnèrent sur le sable filets, tridents, lances et glaives, et se mirent à s’embrasser, s’encourageant mutuellement aux souffrances et à la mort. Alors, les spectateurs éprouvèrent pour eux de la rancune et de l’indignation. Les uns les traitaient de lâches ; les autres prétendaient qu’ils fuyaient à dessein le combat, par haine du peuple et pour le priver de la joie que procure la vue du courage. De ce fait, César donna un ordre, et de vrais gladiateurs furent lancés sur eux et ils massacrèrent en un clin d’œil le troupeau agenouillé.

Les cadavres enlevés, commença une série de tableaux mythologiques imaginés par César. On vit Hercule mourir sur le Mont Œta dans des flammes réelles. En songeant que peut-être on avait assigné à Ursus le rôle d’Hercule, Vinicius frémit ; mais, évidemment, le tour du fidèle serviteur de Lygie n’était pas encore venu, car c’était un autre chrétien que consumait le bûcher. En revanche Chilon, que César n’avait point affranchi de l’obligation d’assister à la fête, vit dans le tableau suivant des gens qu’il connaissait. On représentait la mort de Dédale[1] et d’Icare. Le rôle de Dédale avait été donné à Euricius, ce vieillard qui naguère avait révélé à Chilon le signe du poisson, tandis que, dans le rôle d’Icare, paraissait Quartus, fils d’Euricius. Tous les deux furent hissés au moyen d’un appareil spécial pour être ensuite précipités d’une hauteur énorme : le jeune Quartus tomba si près de l’estrade impériale qu’il éclaboussa de son sang les ornements extérieurs, et même le rebord de pourpre. Chilon, ayant fermé les yeux, ne vit point la chute ; mais il entendit le choc sourd du corps, et quand, un moment après, il aperçut du sang près de lui, il faillit de nouveau s’évanouir.

Mais les tableaux se succédaient rapidement. Les infâmes tortures des vierges, que souillaient des gladiateurs vêtus de peaux de bêtes, mirent en joie le cœur de la foule. On vit ainsi les prêtresses de Cybèle et de Cérès ; et les Danaïdes, et Dircé, et Pasiphaé ; enfin, des fillettes impubères furent écartelées par des chevaux indomptés. Le peuple applaudissait les inventions toujours neuves de César. Lui, glorieux de son œuvre et fier des acclamations prodiguées, n’ôtait plus l’émeraude de son œil et contemplait les corps blancs, déchirés par le fer, ainsi que les derniers spasmes des victimes.

Ce furent ensuite des tableaux tirés des annales de la ville. Après les fillettes apparut sur la scène Mucius Scævola, dont le bras attaché sur le brasier d’un trépied remplissait d’une odeur écœurante tout l’amphithéâtre. Mais on avait affaire à un vrai Scævola. Il demeura debout, sans un gémissement ; les yeux au ciel, de ses lèvres bleuies il murmurait une prière. Quand il eût reçu le coup de grâce et qu’on eût traîné son cadavre au spoliaire, on annonça l’entracte ordinaire de midi.

En compagnie des vestales et des augustans, César quitta l’amphithéâtre et se rendit sous une immense tente cramoisie, où était préparé, pour lui et ses invités, un prandium somptueux. La foule suivit son exemple, tant pour dégourdir les membres ankylosés par une immobilité trop longue que pour s’attaquer aux mets que des esclaves, de la part de César, offraient en abondance. Les plus curieux, après avoir quitté leurs sièges, descendirent dans l’arène, et là, touchant du doigt le sable agglutiné par le sang, se mirent à disserter en connaisseurs sur ce qui s’était déjà passé et sur ce qui allait suivre. Mais bientôt eux-mêmes s’ en allèrent pour ne point manquer le festin, et il ne resta là que quelques hommes retenus, non point par la curiosité, mais par la commisération pour les victimes prochaines, et qui se dissimulaient dans les passages et les bas-côtés. Pendant ce temps, des esclaves ratissaient l’arène et creusaient des trous dont la première rangée était à quelques pas seulement du podium de César. Du dehors venaient les rumeurs de la multitude, les cris et les applaudissements ; à l’intérieur, avec une hâte fébrile, on achevait les préparatifs des supplices nouveaux. Les cunicules s’ouvrirent et toutes leurs bouches vomirent sur l’arène des fournées de chrétiens entièrement nus portant des croix sur les épaules. Toute l’arène en fut remplie. Des vieillards s’avançaient, courbés sous le poids des poutres ; à côté d’eux marchaient des hommes dans la force de l’âge, des femmes aux cheveux dénoués dont elles s’efforçaient de couvrir leur nudité, des adolescents, jusqu’à des petits enfants. La plupart des victimes et des croix étaient couronnées de fleurs. La valetaille du cirque cinglait les infortunés à coups de fouet, les forçant à déposer leur croix en regard des trous déjà creusés et à se tenir à côté. Ainsi devaient mourir ceux qu’au premier jour des jeux on n’était point parvenu à livrer aux chiens et aux bêtes féroces. Les esclaves noirs étendaient les chrétiens sur les croix, puis leur clouaient les mains aux traverses avec zèle et entrain, afin que tout fût prêt pour le moment où les spectateurs regagneraient leurs places. L’amphithéâtre entier résonna du choc des marteaux, dont l’écho répercuté par les rangées de sièges se propagea jusqu’à l’espace qui entourait l’amphithéâtre et la tente où César recevait les vestales et ses amis. Ici, on buvait du vin, on se moquait de Chilon et l’on chuchotait des propos équivoques à l’oreille des vestales, tandis que sur l’arène on se hâtait : les clous s’enfonçaient dans les mains et dans les pieds des chrétiens, les pelles résonnaient et les cavités où se dressaient les croix se comblaient de terre.

Parmi les victimes toutes prêtes était Crispus. Les lions n’avaient point eu le temps de le déchirer et il avait été réservé pour la croix. Lui, disposé toujours à la mort, se réjouissait à la pensée qu’enfin son heure était venue. Sauf les reins, ceints d’une guirlande de lierre, son corps décharné était nu ; sur sa tête, on avait posé une couronne de roses. Ses yeux brillaient toujours de la même énergie irréductible et sous la couronne apparaissait le même visage fanatique et implacable. Son cœur n’avait point changé : ainsi que dans le cunicule, il menaçait de la colère divine ses frères cousus dans des peaux de bêtes ; à cette heure, au lieu de les consoler, il les menaçait :

— Remerciez le Sauveur ! — clamait-il. — Il vous permet de mourir du supplice dont il est mort lui-même. Peut-être que pour cela une part de vos fautes vous sera pardonnée. Mais tremblez ! car justice sera faite, et il ne saurait y avoir un salaire égal pour les méchants et pour les bons.

Le choc des marteaux accompagnait ses paroles. L’arène se jalonnait de croix de plus en plus nombreuses. Crispus, tourné vers ceux qui se tenaient encore à côté de leurs croix, disait :

— Je vois les cieux ouverts ; je vois aussi l’enfer béant… Sais-je moi-même comment je rendrai compte au Seigneur de ma vie, malgré ma foi et malgré ma haine du mal ? Et ce n’est point la mort que je crains, mais la résurrection ; non pas le supplice, mais le jugement. Car le jour de la colère est venu…

Mais tout à coup, des bancs proches de l’arène s’éleva une voix calme et solennelle :

— Non point le jour de la colère, mais celui de la miséricorde, le jour du salut et du bonheur ; en vérité, je vous le dis, Christ vous accueillera, vous consolera et vous fera asseoir à sa droite. Ayez foi, car voici que le ciel s’ouvre pour vous.

À ces paroles, tous les regards se tournèrent vers les bancs ; ceux qui étaient déjà en croix levèrent des têtes pâles et torturées pour regarder celui qui parlait.

Et lui, s’approcha jusqu’à la cloison qui limitait l’arène et se mit à les bénir du signe de la croix.

Crispus, comme pour le foudroyer de son blâme, tendit un bras qu’il baissa aussitôt, dès qu’il l’eut reconnu ; ses genoux ployèrent et sa bouche murmura :

— L’Apôtre Paul !…

Au grand étonnement de la valetaille, tous ceux qu’on n’avait pas encore eu le temps de crucifier se mirent à genoux. Paul de Tarse se tourna vers Crispus et dit :

— Ne les menace point, Crispus, car aujourd’hui même ils seront avec toi dans le Paradis. Comment peux-tu croire qu’ils seront damnés ? Qui donc les damnerait ? Dieu les damnera-t-il, Lui qui pour leur rachat a donné Son fils ? Christ les damnera-t-il, qui est mort pour leur rédemption comme ils meurent aujourd’hui en Son nom ? Comment damnerait-il, Celui qui chérit ? Qui donc accuserait les élus du Seigneur ? Qui donc dirait de leur sang : « Il est maudit ? »…

— Seigneur, j’ai haï le mal, — dit le vieux prêtre.

— Au-dessus de la haine du mal, Christ a mis l’amour des hommes. Car Sa religion est amour et non haine…

— J’ai péché à l’heure de la mort, — fit Crispus en se frappant la poitrine.

Un gardien s’approcha de l’Apôtre et lui demanda :

— Qui es-tu, toi qui oses parler aux condamnés ?

— Un citoyen romain, — répliqua Paul impassible.

Puis, se tournant vers Crispus :

— Aie confiance, car ce jour est celui de la miséricorde, et meurs en paix, serviteur de Dieu !

Deux nègres s’approchèrent de Crispus afin de l’étendre sur sa croix. Il regarda encore une fois autour de lui et s’écria :

— Frères, priez pour moi !

Son visage n’était plus implacable ; ses traits de pierre exprimaient à présent le calme et la douceur. Il facilita aux bourreaux leur tâche en étendant lui-même ses bras sur la traverse, et, les yeux droit au ciel, se mit à prier avec ardeur. Il semblait ne rien sentir ; quand les clous s’enfoncèrent dans ses mains, il n’eut pas une secousse, nulle ride douloureuse ne lui barra la face : il priait, tandis qu’on clouait ses pieds, qu’on érigeait la croix et qu’on piétinait la terre à l’entour. Seulement, quand la foule, avec des rires et des clameurs, rentra dans l’amphithéâtre, le vieillard fronça les sourcils, comme indigné que la plèbe impie troublât le calme, la paix, la douceur de sa mort.

Quand on eut achevé de dresser toutes les croix, le cirque semblait planté d’une forêt où sur chaque arbre pendait un homme crucifié. Les traverses et les têtes des martyrs s’illuminaient de soleil, l’arène était sillonnée d’ombres épaisses enchevêtrées en une claie noirâtre, çà et là dessinant des losanges de sable doré. Tout l’attrait du spectacle consistait à contempler la lente agonie des victimes. Jamais encore on n’avait vu tant de croix. L’arène en était tellement encombrée que les valets avaient peine à passer entre ces arbres. Le pourtour était principalement garni de femmes ; cependant Crispus, en sa qualité de chef, avait été planté presque en face du podium de César, sur une croix énorme, festonnée d’aubépine à sa base. Aucun des martyrs n’avait encore expiré, mais quelques-uns de ceux qui avaient été accrochés des premiers s’étaient évanouis. Personne ne gémissait, personne n’implorait la pitié. Les uns avaient la tête inclinée soit sur l’épaule, soit sur la poitrine, comme s’ils eussent été envahis par le sommeil ; d’autres semblaient méditer ; d’autres, les yeux au ciel, agitaient faiblement les lèvres. Devant cette effroyable forêt de gibets, ces corps crucifiés, dans ce morne silence, il y avait quelque chose de sinistre. Le peuple, repu, et qui, après le festin, avait réintégré l’amphithéâtre, se tut soudain ; il ne savait que penser, ni sur quelle croix arrêter ses regards. Même la nudité des formes féminines raidies et contractées n’agissait plus sur ses sens. On ne pariait pas, suivant la coutume, que tel mourrait plus vite que tel autre. César paraissait s’ennuyer : la tête détournée, le visage somnolent, il tourmentait son collier d’une main molle.

À ce moment, Crispus, pendu en face de lui, ouvrit les yeux et l’aperçut. Son visage eut de nouveau une expression si implacable, son regard s’alluma si terrible que les augustans se mirent à chuchoter entre eux en le désignant du doigt, et qu’enfin César lui-même tourna son attention vers lui et approcha lentement l’émeraude de son œil. Il y eut un silence. Tous les regards étaient fixés sur Crispus qui faisait des efforts pour arracher du bois sa main droite.

Puis, la poitrine du crucifié s’enfla, les côtes saillirent, et il cria :

— Matricide ! Malheur à toi !

Entendant cette accusation jetée à la face du maître de l’univers, devant la multitude, les augustans retinrent leur souffle. Chilon perdit connaissance. César tressaillit et laissa tomber son émeraude. Le peuple lui-même était oppressé, et la voix formidable de Crispus retentissait toujours dans l’amphithéâtre :

— Malheur à toi, assassin de ta mère et de ton frère ! Malheur à toi, Antéchrist ! L’abîme est ouvert sous tes pieds, la mort te tend les bras, et le tombeau te guette ! Malheur à toi, cadavre vivant, car tu mourras dans l’épouvante et tu seras damné pour l’éternité !…

Impuissant à arracher sa main clouée au bois, atrocement éployé, semblable à un squelette vivant, implacable comme le destin, il agitait sa barbe blanche au-dessus du podium impérial, secouant, éparpillant les pétales des roses qui le couronnaient.

— Malheur à toi ! assassin ! La mesure est comble ! Ton heure est proche !

Il fit un dernier effort : un instant il sembla qu’il allait délivrer sa main captive et la brandir vers César. Mais soudain ses bras s’allongèrent davantage, tout son corps s’affaissa, sa tête retomba sur sa poitrine, et il expira.

Dans la forêt de croix les crucifiés les plus faibles s’endormaient du dernier sommeil.

  1. Dédale qui, suivant d’autres traditions, réussit à voler de Crète en Sicile, périssait, dans les amphithéâtres romains, de la même mort qu’Icare. (Note de l’auteur.)