Quo vadis/Chapitre LVII

Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 386-398).

Chapitre LVII.

Le soleil avait décliné vers le couchant et semblait se liquéfier dans les irradiations du soir. Le spectacle avait pris fin. La foule quittait l’amphithéâtre et, par les vomitoires, s’écoulait sur la place. Seuls, les augustans retardaient leur départ pour laisser passer tout ce flot humain. Ils quittèrent leur place et se massèrent autour du podium, où César, espérant des éloges, apparut de nouveau. Bien que les spectateurs ne lui eussent point marchandé les acclamations, il n’était point satisfait, car il avait compté sur un enthousiasme indescriptible atteignant la démence. En vain, à présent, on l’exaltait bruyamment ; en vain les vestales baisaient ses mains divines ; en vain Rubria penchait sa tête rousse jusqu’à lui frôler la poitrine : il n’était pas satisfait et ne savait pas le dissimuler. Le silence de Pétrone l’inquiétait. Un mot de lui, élogieux, qui eût avec justesse mis en relief les beautés de son hymne, eût en ce moment fait grand bien à Néron. Enfin, n’y tenant plus, il fit signe à Pétrone, et quand celui-ci fut sur le podium, Néron lui dit :

— Parle…

— Je me tais, — répondit froidement Pétrone, — parce que je ne parviens pas à trouver une parole. Tu t’es surpassé.

— Il me semble aussi ; pourtant ce peuple…

— Peux-tu exiger de ces plébéiens qu’ils soient connaisseurs en poésie ?

— Alors, toi aussi, tu as remarqué qu’on ne m’a pas remercié comme je le méritais ?

— Tu as mal choisi le moment.

— Pourquoi ?

— Quand l’odeur du sang vous étouffe, on ne peut écouter avec attention.

Néron crispa ses poings et s’écria :

— Ah ! ces chrétiens ! Ils ont brûlé Rome, et ils s’en prennent à moi, maintenant. Quelles tortures pourrais-je bien encore inventer pour eux ?

Pétrone s’aperçut qu’il n’était pas dans la bonne voie et que ses paroles produisaient une impression tout autre que celle qu’il voulait faire naître ; et, désireux de ramener l’attention de César, il se pencha vers lui et chuchota :

— Ton hymne est merveilleux ; mais permets-moi une observation : dans le quatrième vers de la strophe trois, le rythme n’est point sans défaillance.

Néron, comme pris en flagrant délit d’infamie, s’empourpra de honte, jeta autour de lui un regard terrifié, et répliqua en balbutiant :

— Tu remarques tout, toi !… Je sais !… Je changerai !… Mais nul autre ne l’a remarqué, n’est-ce pas ? Quant à toi, je t’en conjure par les dieux, n’en dis rien à personne… si… si tu tiens à la vie.

Pétrone fronça les sourcils, et comme si, tout à coup, il se laissait aller à son ennui et à sa lassitude :

— Divin, tu peux me condamner à la mort, si je te gêne ; mais, ne m’en menace pas, de grâce, car les dieux savent si j’en ai peur.

Ce disant, il planta son regard dans les yeux de César.

— Ne te fâche pas !… Tu sais que je t’aime.

« Mauvais signe ! » — pensa Pétrone.

— Je voulais, aujourd’hui, vous inviter à un festin, — reprit Néron, — mais je préfère m’enfermer et ciseler ce vers maudit de la troisième strophe. D’autres que toi ont pu relever cette erreur : Sénèque, peut-être aussi Secundus Carinas… Mais, je vais me débarrasser d’eux sur-le-champ.

Il appela Sénèque et lui déclara qu’il l’envoyait avec Acratus et Secundus Carinas dans toutes les provinces d’Italie et d’ailleurs, pour y recueillir l’argent des villes, des villages et des temples fameux. Mais Sénèque, comprenant qu’on lui confiait là une besogne de pillard, de sacrilège et de bandit, refusa sans hésiter.

— Je dois partir pour la campagne, seigneur, — dit-il, — afin d’y attendre la mort ; je suis vieux et mes nerfs sont malades.

Les nerfs ibériens de Sénèque, plus résistants que ceux de Chilon, n’étaient peut-être pas malades ; mais sa santé était précaire ; il semblait une ombre et, ces derniers temps, sa tête avait complètement blanchi.

Néron lui jeta un coup d’œil et songea qu’en effet il n’aurait sans doute pas à attendre trop longtemps ; puis :

— Je ne veux point t’exposer à un voyage, si tu es malade ; mais, en raison de l’amour que j’ai pour toi, je désire t’avoir sous la main. Ainsi, au lieu de partir pour la campagne, tu vas t’enfermer dans ta maison et tu ne la quitteras plus.

Puis, il se mit à rire et poursuivit :

— Envoyer Acratus et Carinas seuls, c’est comme si j’envoyais des loups me chercher des moutons. Qui pourrais-je bien leur adjoindre comme chef ?

— Moi, seigneur, — dit Domitius Afer.

— Non ! Je ne veux point attirer sur Rome le courroux de Mercure, qui serait jaloux de vos friponneries. Il me faudrait quelque stoïcien, comme Sénèque, ou bien comme mon nouvel ami, le philosophe Chilon. Il se retourna et demanda :

— Où donc est-il passé, Chilon ?

Celui-ci, revenu à lui au grand air, était rentré dans l’amphithéâtre pour l’hymne de César. Il s’approcha :

— Me voici, ô fruit rayonnant du Soleil et de la Lune ! J’étais malade, mais ton chant m’a guéri.

— Je t’enverrai en Achaïe, — lui dit Néron. — Tu dois savoir, à un sesterce près, les ressources de ses temples.

— Fais cela, Zeus ! Les dieux t’offriront un tribut comme jamais ils n’en ont offert à personne.

— Oui…, mais je ne puis pourtant te priver de la vue des jeux.

— Ô Baal ! — fit Chilon.

Les augustans, contents de voir s’améliorer l’humeur de César, se prirent à rire.

— Non, seigneur ! Ne prive point de la vue des jeux ce Grec si courageux !

— Mais daigne me priver, seigneur, de la vue de ces braillards, de ces oies du Capitole, dont tous les cerveaux réunis n’empliraient pas le godet d’un gland, — répliqua Chilon. — Ô premier-né d’Apollon ! je suis en train de composer en ton honneur un hymne grec, et je voudrais passer quelques jours dans le temple des Muses, afin d’implorer d’elles l’inspiration.

— Non pas ! — s’écria César. — C’est un faux-fuyant pour esquiver les jeux prochains ! Non, non !

— Seigneur, je te jure que j’écris un hymne !

— Alors, tu l’écriras de nuit. Demande à Diane de l’inspirer ; en somme, elle est la sœur d’Apollon.

Chilon baissa la tête, en lançant des regards furibonds aux augustans hilares, tandis que César, tourné vers Sénécion et Suilius Nérulin, disait :

— Figurez-vous qu’une moitié seulement des chrétiens réservés pour aujourd’hui a pu être expédiée !

Le vieil Aquilus Regulus, très expert dans les choses du cirque, réfléchit un instant et dit :

— Les spectacles où figurent des gens sans armes et sans art durent presque aussi longtemps et sont moins intéressants.

— Je leur ferai donner des armes, — dit Néron.

Mais le superstitieux Vestinus s’éveilla soudain de ses réflexions, et dit d’une voix mystérieuse :

— Avez-vous remarqué qu’ils voient quelque chose au moment de mourir ? Ils regardent le ciel et semblent mourir sans souffrance. Je suis persuadé qu’ils voient quelque chose…

Ce disant, il leva les yeux vers l’ouverture de l’amphithéâtre où déjà la nuit commençait de tendre son velarium semé d’étoiles. Mais les autres lui répondirent par des rires et des hypothèses facétieuses sur ce que les chrétiens pouvaient bien voir à l’heure de la mort. Cependant, César fit un signe aux esclaves qui portaient les torches et quitta le cirque, suivi des vestales, des sénateurs, des dignitaires et des augustans.

La nuit était lumineuse et tiède. Devant le cirque stationnait encore une foule curieuse d’assister au départ de Néron, mais qui paraissait muette et sombre. Des applaudissements s’élevèrent, brusquement éteints.

Du spoliaire sortaient toujours des chariots grinçants chargés des restes ensanglantés des chrétiens.

Pétrone et Vinicius firent le trajet en silence. À proximité de la villa, Pétrone demanda :

— As-tu réfléchi à ce que je t’ai dit ?

— Oui, — répondit Vinicius.

— Comprends-tu que c’est maintenant, pour moi aussi, une chose de la plus haute importance ? Il faut que je la délivre, malgré César et Tigellin. C’est comme une lutte où je m’obstine à vaincre. C’est comme un jeu où je veux gagner, fût-ce au prix de ma propre vie… Cette journée n’a fait que raffermir mes intentions.

— Le Christ te le rendra !

— Tu verras.

Tandis qu’ils devisaient ainsi, la litière s’arrêta devant la villa ; ils descendirent. Aussitôt s’approcha d’eux une sombre silhouette qui demanda :

— Est-ce toi, noble Vinicius ?

— Oui, — répondit le tribun, — que me veux-tu ?

— Je suis Nazaire, le fils de Myriam. Je viens de la prison et je t’apporte des nouvelles de Lygie.

Vinicius s’appuya sur son épaule et se mit à le regarder dans les yeux, à la lueur des torches, sans pouvoir prononcer un mot. Mais Nazaire devina la question qui mourait sur ses lèvres.

— Elle vit. Ursus m’envoie auprès de toi, seigneur, pour te dire que, dans sa fièvre, elle prie le Seigneur, et répète ton nom.

— Gloire au Christ ! — s’écria Vinicius. — Il a le pouvoir de me la rendre.

Et il conduisit Nazaire dans la bibliothèque, où Pétrone les rejoignit bientôt pour entendre ce qu’ils se diraient.

— La maladie l’a sauvée de l’outrage, — disait le jeune homme, — car les bourreaux ont peur. Ursus et le médecin Glaucos veillent jour et nuit près d’elle.

— Les gardiens sont restés les mêmes ?

— Oui, seigneur, et elle est dans leur chambre. Nos frères qui étaient dans la prison souterraine sont tous morts, de fièvre ou d’asphyxie.

— Qui es-tu ? — demanda Pétrone.

— Le noble Vinicius me connaît. Je suis le fils de la veuve chez qui a habité Lygie.

— Et tu es chrétien ?

Le jeune garçon jeta vers Vinicius un regard embarrassé, mais, le voyant en prière, il leva la tête et répondit :

— Oui !

— De quelle façon peut-on entrer dans la prison ?

— Je me suis fait embaucher, seigneur, pour enlever les cadavres ; je l’ai fait dans le désir de venir en aide à mes frères et de leur procurer des nouvelles.

Pétrone examina avec plus d’attention le joli visage du jeune garçon, ses yeux bleus, ses cheveux noirs et crépus, et lui demanda :

— De quel pays es-tu, mon garçon ?

— Je suis galiléen, seigneur.

— Voudrais-tu que Lygie fût libre ?

Le jeune homme leva les yeux au ciel :

— Oui, si même je devais mourir ensuite.

Mais Vinicius, qui avait fini de prier, intervint :

— Dis aux gardiens de la mettre dans un cercueil, comme si elle était morte. Trouve des gens qui t’aideront à l’enlever pendant la nuit. À proximité des Fosses Puantes, vous rencontrerez des hommes avec une litière ; vous leur livrerez le cercueil. Tu promettras de ma part aux gardiens tout l’or que chacun d’eux pourra emporter dans son manteau.

Tandis qu’il parlait, son visage avait perdu son habituelle expression de torpeur ; en lui se réveillait le soldat, et l’espoir lui rendait son énergie d’antan.

Nazaire rougit de joie, leva les mains et s’écria :

— Que le Christ lui rende la santé, car elle sera libre !

— Crois-tu que les gardiens consentiront ? — demanda Pétrone.

— Eh ! seigneur, pourvu qu’ils soient sûrs de ne pas être châtiés.

— Oui, — ajouta Vinicius, — les gardiens consentaient déjà à sa fuite ; ils admettront plus facilement encore qu’on l’enlève comme une morte.

— Il y a un homme, il est vrai, — dit Nazaire, — qui contrôle avec un fer rouge si les corps que nous emportons sont vraiment des cadavres. Mais quelques sesterces suffiront pour qu’il ne touche pas du fer le visage. Pour une pièce d’or, il touchera le cercueil, non le corps.

— Dis-lui qu’il aura une bourse de pièces d’or, — dit Pétrone. — Mais sauras-tu choisir des hommes sûrs ?

— Je saurai en trouver qui, pour de l’argent, vendraient leurs femmes et leurs enfants.

— Et où les trouveras-tu ?

— Dans la prison même, ou en ville. Une fois corrompus, les gardiens laisseront entrer qui l’on voudra.

— En ce cas, tu m’emmèneras parmi tes hommes, — dit Vinicius.

Mais Pétrone s’y opposa formellement. Les prétoriens pourraient le reconnaître et tout serait perdu.

— Ni dans la prison, ni auprès des Fosses Puantes ! — disait Pétrone. — Il faut que tous, César et Tigellin surtout, soient persuadés qu’elle est morte ; sinon ils ordonneraient des recherches immédiates. Nous ne pouvons détourner les soupçons qu’en la faisant emporter aux Monts Albains, ou même plus loin, en Sicile, tandis que nous resterons à Rome. Dans une semaine ou deux, tu tomberas malade et tu feras venir le médecin de Néron, qui te prescrira la montagne. Alors vous vous retrouverez et ensuite…

Ici, il réfléchit un instant et, avec un geste évasif, il conclut :

— Ensuite, peut-être que les temps auront changé…

— Que le Christ ait pitié d’elle ! — dit Vinicius. — Tu parles de la Sicile, alors qu’elle est malade et peut mourir.

— Nous la cacherons d’abord plus près. Le grand air la guérira. Ne possèdes-tu pas quelque part dans les montagnes un fermier en qui tu puisses avoir confiance ?

— Oui ! J’en ai un, — répondit Vinicius. — Sur les hauteurs voisines de Coriola j’ai un homme sûr qui m’a porté dans ses bras tout enfant et qui m’est resté dévoué.

Pétrone lui tendit les tablettes.

— Écris-lui de venir demain. J’enverrai sur-le-champ un courrier.

Disant cela, Pétrone appela l’atriensis et lui donna les ordres nécessaires. Quelques instants plus tard, un esclave à cheval partait pour Coriola.

— Je voudrais qu’Ursus pût l’accompagner en route… — dit Vinicius ; — je serais plus tranquille…

— Seigneur, — fit Nazaire, — c’est un homme d’une force surhumaine ; il brisera les barreaux et la suivra. Dans le mur, qui s’élève au-dessus du précipice, existe une lucarne près de laquelle il n’y a pas de garde. J’apporterai une corde à Ursus, et il se chargera du reste.

— Par Hercule ! — s’écria Pétrone, — qu’il s’évade comme il l’entendra ; mais pas en même temps qu’elle, ni même deux ou trois jours après, car on le suivrait et l’on découvrirait la retraite de la jeune fille. Par Hercule ! vous voulez donc la perdre ! Je vous défends de lui parler de Coriola, ou bien je m’en lave les mains.

Tous deux reconnurent la justesse de ces observations, et Nazaire prit congé, promettant de revenir avant l’aube.

Il espérait pouvoir, cette nuit même, s’entendre avec les gardiens ; mais auparavant, il avait à voir sa mère qui, en ces temps dangereux, s’inquiétait continuellement de son sort. Pourtant il réfléchit et décida de ne pas chercher d’hommes en ville, mais de choisir et d’acheter l’un de ceux qui emportaient avec lui les cadavres de la prison.

Au moment de quitter Vinicius, Nazaire le prit à part et lui dit tout bas :

— Seigneur, je ne parlerai de nos projets à personne, pas même à ma mère ; mais l’Apôtre Pierre a promis de venir chez nous en sortant de l’amphithéâtre, et je veux tout lui confier.

— Tu peux parler à haute voix ici, — répondit Vinicius. — L’Apôtre Pierre était à l’amphithéâtre parmi les gens de Pétrone. D’ailleurs, je t’accompagne.

Il se fit donner un manteau d’esclave et ils sortirent.

Pétrone respira profondément.

« J’ai d’abord souhaité, — songea-t-il, — qu’elle mourût de cette fièvre, car cela eût été moins terrible pour Vinicius. À présent, je suis prêt à sacrifier à Esculape mon trépied d’or pour qu’elle se rétablisse… Eh ! Ahénobarbe, tu veux savourer le spectacle des tortures d’un amant ! Toi, Augusta, tu as d’abord été jalouse de la beauté de cette fille, et maintenant tu es prête à la dévorer toute crue parce que ton fils Rufius a péri ! Toi, Tigellin, tu veux la perdre pour me jouer un tour ! Nous allons voir ! Je vous dis, moi, que vos yeux ne la contempleront pas dans l’arène ; car, ou bien elle mourra de sa mort naturelle, ou bien je l’arracherai à vos gueules de chiens, sans même que vous le sachiez. Et plus tard, chaque fois que je vous regarderai, je me dirai : « Voilà les imbéciles qu’a bernés Pétrone !… »

Très satisfait de ces réflexions, il passa au triclinium et se mit à table avec Eunice. Pendant le souper, le lecteur leur déclama les idylles de Théocrite. Dehors, s’étaient rassemblés des nuages que le vent chassait du Soracte et une tempête soudaine succéda au calme de cette belle nuit d’été. De temps en temps, les grondements du tonnerre se répercutaient sur les sept collines. Eux, étendus côte à côte, savouraient le poète agreste qui disait l’amour des pâtres dans le dialecte musical des Doriens. Ensuite, l’ esprit en repos, ils se préparèrent à goûter un paisible sommeil. Mais on annonça le retour de Vinicius et Pétrone se hâta au-devant de lui.

— Eh bien ! avez-vous convenu de quelque chose de nouveau ? Nazaire est-il déjà allé à la prison ?

— Oui, — répliqua le jeune homme, en passant la main sur ses cheveux arrosés par l’ondée, — Nazaire est allé se concerter avec les gardiens, et moi j’ai vu Pierre, qui m’a recommandé de prier et d’avoir confiance.

— C’est bien. Si tout réussit, ainsi que je l’espère, on pourra l’emporter dans la nuit de demain…

— Le fermier sera ici avec ses hommes au lever du jour.

— En effet, le trajet est court. À présent, repose-toi.

Mais Vinicius s’agenouilla dans son cubicule et se mit à prier.

Avant l’aurore, le fermier Niger arriva de Coriola. Par précaution, il avait laissé dans une auberge de Suburre, avec les mulets et la litière, les quatre esclaves de confiance qu’il avait choisis parmi les Bretons.

Vinicius, qui avait veillé toute la nuit, alla au-devant de lui. Et Niger s’émut à la vue de son maître, lui baisa les mains et les yeux, disant :

— Es-tu malade, maître chéri, ou bien les chagrins ont-ils sucé le sang de ton visage ? J’ai eu de la peine à te reconnaître d’abord.

Vinicius l’emmena sous le xyste intérieur et, là, lui confia le secret.

Niger l’écoutait avec recueillement, et sur son visage rude et hâlé se peignit une vive émotion, qu’il ne cherchait même pas à dissimuler.

— Alors, elle est chrétienne ? — s’écria-t-il.

En même temps, il scrutait Vinicius du regard, et celui-ci, devinant la question contenue dans ce regard, répondit :

— Moi aussi, je suis chrétien.

Des larmes brillèrent dans les yeux de Niger. Après un silence, il leva les bras au ciel et s’écria :

— Merci, ô Christ, d’avoir ôté le voile de ces yeux qui me sont les plus chers au monde !

Il entoura de ses bras la tête de Vinicius et, pleurant de joie, le baisa au front.

Pétrone entra, amenant Nazaire.

— Bonnes nouvelles ! — cria-t-il de loin.

En effet, les nouvelles étaient bonnes. D’abord, le médecin Glaucos se portait garant de la vie de Lygie, bien qu’elle fût atteinte de cette même fièvre des prisons dont mouraient chaque jour des centaines de gens, au tullianum et ailleurs. Quant aux gardiens et à l’homme qui contrôlait la mort avec son fer rouge, on les avait achetés, ainsi qu’un aide nommé Attys.

— Nous avons percé des trous dans le cercueil pour qu’elle puisse respirer, — disait Nazaire. — Le seul danger serait qu’elle poussât un gémissement ou dit un mot quand nous passerons à côté des prétoriens. Mais elle est bien faible et reste depuis ce matin les yeux fermés. D’ailleurs Glaucos lui donnera un soporatif qu’il composera lui-même avec des drogues que je lui ai apportées. Le couvercle du cercueil ne sera pas cloué. Vous le soulèverez facilement et vous emporterez la malade dans votre litière, tandis que nous mettrons dans le cercueil un sac de sable que vous tiendrez tout prêt.

À ces paroles, Vinicius devint blanc comme un linge ; mais il écoutait avec une attention si aigué qu’il semblait deviner à l’avance ce que Nazaire allait dire.

— Va-t-on emporter d’autres cadavres de la prison ? — demanda Pétrone.

— Il est mort cette nuit une vingtaine de personnes et, d’ici ce soir, il en mourra encore quelques-unes, — répondit Nazaire. Nous serons forcés de suivre le convoi, mais nous ralentirons afin de rester en arrière. Au premier coin de rue, mon compagnon se mettra à boiter. De la sorte, on nous distancera. Vous, attendez-nous aux abords du petit temple de Libitine. Dieu veuille que la nuit soit sombre.

— Dieu avisera, — dit Niger. — Hier, la soirée était claire, et soudain un orage a éclaté. Aujourd’hui, le ciel est beau aussi, mais l’air est étouffant. Toutes les nuits, maintenant, il y aura des pluies et des orages.

— Vous irez sans lumières ? — demanda Vinicius.

— Ceux qui marchent devant ont seuls des torches. En tout cas, postez-vous aux abords du temple de Libitine dès qu’il fera sombre, bien que nous n’enlevions d’habitude les cadavres qu’un peu avant minuit.

Ils se turent. On n’entendait que la respiration précipitée de Vinicius.

Pétrone se tourna vers lui :

— J’ai dit hier que mieux valait rester tous deux à la maison. À présent, je vois qu’il me sera à moi-même impossible de tenir en place…

Au fait, s’il se fût agi d’une évasion, la plus grande prudence eût été de règle ; mais, puisqu’on devait emporter Lygie comme une morte, l’idée ne pouvait venir à personne de soupçonner cette supercherie.

— Oui ! oui ! — s’écria Vinicius. — Il faut que je sois là. Je la retirerai moi-même du cercueil…

— Une fois dans ma maison, à Coriola, je réponds d’elle, — dit Niger.

On s’en tint là. Niger se rendit à l’auberge, auprès de ses hommes. Nazaire retourna à la prison, avec un sac d’or sous sa tunique. Pour Vinicius commença un jour plein d’inquiétude, d’anxiété, d’attente et de fièvre.

— L’affaire doit réussir, — lui disait Pétrone. — Il était impossible de la mieux combiner. Toi, tu vas être forcé de feindre la désolation et de porter une toge sombre ; mais garde-toi de manquer le cirque. Qu’on te voie… Tout est si bien préparé qu’il ne saurait y avoir de mécompte. Au fait, es-tu parfaitement sûr de ton fermier ?

— Il est chrétien, — répondit Vinicius.

Pétrone le regarda avec étonnement, puis haussa les épaules et dit, comme se parlant à lui-même :

— Par Pollux ! comme cela se répand malgré tout, et s’enracine dans les âmes !… Si une pareille terreur menaçait d’autres gens, ils renieraient sur l’heure tous les dieux, romains, grecs et égyptiens. C’est extraordinaire… Par Pollux ! si je croyais que quelque chose au monde pût encore dépendre de nos dieux, je leur promettrais à chacun six taureaux blancs, et douze à Jupiter Capitolin… Mais toi aussi, avec ton Christ, ne ménage pas les promesses…

— Je lui ai donné mon âme, — répondit Vinicius.

Ils se quittèrent. Pétrone rentra dans son cubicule, tandis que Vinicius se rendait sur le versant de la Colline Vaticane, dans la cabane du carrier, où il avait reçu le baptême des mains de l’Apôtre. Il lui semblait que, là, le Christ l’entendrait mieux que partout ailleurs ; et il s’y jeta à terre, mettant toute la puissance de son âme douloureuse dans sa supplication vers la clémence divine. Il s’abîma si complètement dans sa prière qu’il oublia où il se trouvait et ce qui se passait autour de lui.

L’après-midi seulement il fut éveillé par les trompes du Cirque de Néron. Il sortit et regarda autour de lui, comme s’il venait de dormir. La chaleur était suffocante. Le silence, troublé de loin en loin par le son des cuivres, était bercé du crissement ininterrompu des cigales. Il faisait lourd. Au-dessus de la ville, le ciel était bleu encore, mais du côté des Monts Sabins, très bas sur l’horizon, s’amoncelaient des nuages sombres.

Vinicius rentra chez lui. Pétrone l’attendait dans l’atrium.

— J’ai été au Palatin, — fit celui-ci. — Je m’y suis montré à dessein et j’ai même fait une partie d’osselets. Ce soir, il y a un festin chez Anicius ; j’ai annoncé que nous viendrions, mais après minuit, car auparavant il me fallait un peu de sommeil. J’irai, en effet, et tu feras bien d’y paraître aussi.

— Pas de nouvelles de Niger ou de Nazaire ? — questionna Vinicius.

— Non ; nous ne les verrons qu’à minuit.

— As-tu remarqué que l’orage commence ?

— Oui. Demain, il doit y avoir une exhibition de chrétiens crucifiés. Peut-être que la pluie l’empêchera.

Puis, il s’approcha de Vinicius et lui toucha le bras :

— Tu ne la verras pas sur la croix, mais à Coriola. Par Castor ! je ne céderais pas pour toutes les gemmes de Rome le moment où nous la délivrerons. La soirée s’avance…

En effet, le soir approchait et l’obscurité commençait, avant l’heure, à envelopper la ville, en raison des nuages qui couvraient tout le ciel. La nuit venue, il tomba une forte averse qui s’évapora sur les pierres embrasées par toute une journée de chaleur et emplit les rues de buée. Puis il y eut des alternatives de calme et de brusques ondées.

— Hâtons-nous, — dit Vinicius, — il se pourrait qu’ils emportassent plus tôt les cadavres à cause de l’orage.

— Il est temps, — répondit Pétrone.

Ils prirent des manteaux gaulois à capuchon et sortirent par la porte du jardin. Pétrone s’était armé d’un court coutelas romain appelé sica, dont il se munissait toujours pour ses expéditions nocturnes. L’orage avait fait le vide dans les rues. Par instants, un éclair illuminait de clartés crues les murs des maisons récemment construites ou en construction, et les dalles humides qui pavaient les voies : à cette lueur, et après un assez long trajet, ils aperçurent enfin le tertre surmonté du temple minuscule de Libitine et, au pied, un groupe de mulets et de chevaux.

— Niger ! — appela tout bas Vinicius.

— Je suis là, seigneur, — répondit une voix dans la pluie.

— Tout est-il prêt ?

— Tout est prêt, maître chéri. Nous sommes ici depuis l’entrée de la nuit. Mais abritez-vous sous le remblai, car vous allez être trempés. Quel orage ! Je crois qu’il y aura de la grêle.

En effet, des grêlons tombèrent bientôt, d’abord menus, puis de plus en plus gros. Aussitôt, le temps se rafraîchit.

Eux, garantis par le tertre du vent et du choc des grêlons, causaient en étouffant leurs voix :

— Si même on nous apercevait, — disait Niger, — personne n’aurait de soupçons, car nous avons l’air de gens qui attendent la fin de l’orage. Mais j’ai peur qu’on ne remette à demain le transport des cadavres.

— La grêle ne tombera pas longtemps, — dit Pétrone. — D’ailleurs, s’il le faut, nous resterons là jusqu’à l’aube.

Et ils attendirent, l’oreille aux aguets à chaque bruit de pas lointain. La grêle avait cessé, mais une forte ondée lui avait succédé. Par instants, le vent s’élevait, apportant des Fosses Puantes l’affreuse odeur des cadavres en décomposition, que l’on enterrait presque à fleur de terre.

Niger dit soudain :

— Je vois une lueur à travers le brouillard…, une…, deux…, trois… Ce sont des torches.

Il se tourna vers les hommes :

— Veillez à ce que les mules ne s’effraient pas !

— Ils viennent, — dit Pétrone.

En effet, les lumières devenaient plus vives. On put distinguer les flammes des torches qui vacillaient au souffle du vent.

Niger se signa et se mit à prier. À la hauteur du temple, le lugubre convoi s’arrêta. Pétrone, Vinicius et le fermier, inquiets, se serrèrent en silence contre le tertre. Mais les porteurs n’avaient fait halte que pour se couvrir d’un linge le visage et la bouche et se garantir ainsi de la puanteur qui, aux abords du charnier, était abominable ; bientôt ils reprirent les brancards et poursuivirent leur chemin.

Un seul cercueil s’arrêta en face du petit temple.

Vinicius s’élança, suivi de Pétrone, de Niger et des deux esclaves bretons avec la litière. Mais ils n’avaient pas eu le temps de s’approcher que, dans l’obscurité, s’était élevée la voix douloureuse de Nazaire :

— Seigneur, on l’a transférée avec Ursus dans la prison Esquiline… Nous portons un autre corps ! On l’a emmenée avant minuit !


En rentrant chez lui, Pétrone était sombre comme l’orage, et il n’essayait même pas de consoler Vinicius. Il comprenait l’inutilité de songer à faire évader Lygie des caveaux esquilins. Il devinait qu’on l’avait transférée là afin qu’elle ne mourût point de la fièvre et n’échappât point à l’arène qui lui était destinée. Cela voulait dire aussi qu’on la surveillait avec plus de précaution que les autres.

Pétrone s’apitoyait de tout son cœur sur elle et sur Vinicius ; et il songeait aussi que, pour la première fois, il était vaincu dans la lutte qu’il avait entreprise.

« La Fortune m’abandonne, — se disait-il. — Mais les dieux se trompent s’ils s’imaginent que je consentirai à mener une vie comme la sienne, par exemple. »

Il tourna les yeux vers Vinicius qui le regardait, les prunelles dilatées.

— Qu’as-tu ? Tu as la fièvre ? — demanda Pétrone.

Vinicius répondit d’une voix étrange, brisée et lente, comme celle d’un enfant malade :

— Moi, je crois que Lui peut me la rendre.

Au-dessus de la ville s’apaisaient les derniers grondements de l’orage.