Quo vadis/Chapitre LIII

Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 351-358).

Chapitre LIII.

Ainsi, tout n’était que leurre. Vinicius s’était abaissé jusqu’à rechercher l’appui des affranchis et des esclaves de César et de Poppée, payant de cadeaux magnifiques leurs bonnes grâces et leurs promesses fallacieuses.

Il retrouva le premier mari de l’impératrice, Rufius Crispinus, et obtint de lui une lettre de recommandation ; il donna une villa d’Antium au fils que Poppée avait eu de son premier mariage. Et cela n’eut d’autre résultat que d’indisposer davantage encore César, qui haïssait son beau-fils. Le jeune tribun envoya tout exprès en Espagne un courrier porteur de lettres pour le deuxième mari de Poppée, Othon, lui promettant de lui abandonner tous ses biens et offrant même de se vendre à lui.

Et alors seulement il s’aperçut qu’il était le jouet de tout ce monde, et qu’en simulant l’indifférence à l’égard du danger qui menaçait Lygie, il l’eût plus aisément délivrée. Pétrone le constata de même.

Cependant, les jours succédaient aux jours. Les amphithéâtres étaient prêts. On commençait à distribuer les billets d’entrée pour les ludi matutini. Mais les jeux matutinaux, en raison de l’abondance inouïe des victimes, devaient cette fois durer des jours, des semaines, des mois. Déjà on ne savait plus où enfermer les chrétiens. Dans les prisons trop bondées la fièvre sévissait ; les puticuli, ou charniers communs, dans lesquels on enterrait les esclaves, étaient pleins jusqu’au bord. Dans la crainte que les maladies ne se répandissent par la ville, on résolut de se hâter.

Ces nouvelles, à mesure qu’elles parvenaient à Vinicius, lui enlevaient les dernières lueurs d’espoir. Tant qu’il avait eu du temps devant lui, il avait pu se faire illusion sur la possibilité d’intervenir. Maintenant, les heures étaient comptées. Les jeux devaient commencer incessamment. Chaque jour, Lygie pouvait être jetée dans le caniculum (galerie souterraine) du cirque, n’ayant qu’une unique issue : l’arène. Vinicius, ignorant où le sort l’avait conduite, se mit à parcourir tous les cirques, à soudoyer les gardes et les bestiarii, leur demandant ce qu’ils ne pouvaient faire. Parfois, il s’apercevait que ses démarches, en somme, n’avaient plus qu’un but : rendre moins épouvantable la mort de la jeune fille. Et son cerveau brûlait sous son crâne comme un brasier ardent.

Il espérait d’ailleurs ne pas lui survivre et il décida de périr avec elle. En même temps il sentait que la violence de sa douleur pourrait tarir en lui les dernières sources de la vie avant même que le terrible instant fût arrivé. Et ses amis, y compris Pétrone, craignaient aussi qu’avant peu s’ouvrît devant lui le royaume des ombres. Son visage était devenu terreux et ressemblait aux masques de cire qui ornent les lararia. Sur ses traits s’était figée la stupeur et il semblait ne pas comprendre ce qui lui était arrivé, ni ce qui pouvait lui arriver encore. Quand on lui adressait la parole, il se prenait machinalement la tête, pressait ses tempes entre ses deux mains et considérait avec un regard effrayé et investigateur celui qui lui parlait. Il passait ses nuits avec Ursus à la porte de la cellule de Lygie et lorsqu’elle lui disait d’aller se reposer, il s’en revenait chez Pétrone où, jusqu’au matin, il déambulait de long en large dans l’atrium. Souvent, les esclaves le trouvaient à genoux, les mains levées vers le ciel, ou bien prosterné le visage contre terre. Il implorait le Christ, son ultime espoir. Tout l’avait leurré ! Lygie ne pouvait être désormais sauvée que par un miracle. Il se meurtrissait le front contre les dalles et réclamait ce miracle.

Toutefois, il avait encore assez de lucidité pour espérer que la prière de l’apôtre Pierre serait plus efficace que la sienne. Pierre lui avait promis Lygie, Pierre l’avait baptisé, Pierre faisait des miracles : que Pierre vînt à son aide et le secourût !

Une nuit, il partit à sa recherche. Les chrétiens, qui n’étaient plus guère nombreux, le cachaient maintenant avec soin, même entre eux, de crainte que quelqu’un, par faiblesse, pût le trahir volontairement ou non. Au milieu du désarroi général et tout préoccupé du salut de Lygie, Vinicius avait perdu de vue l’Apôtre et ne l’avait rencontré qu’une seule fois depuis son baptême, avant le commencement des persécutions.

Il se rendit dans la hutte du carrier, là même où il avait été baptisé, et il apprit de cet homme qu’une assemblée des chrétiens allait avoir lieu dans les vignes de Cornelius Pudens, derrière la Porte Salaria. Le carrier lui proposa de l’y conduire, l’assurant qu’ils y trouveraient Pierre.

Ils sortirent donc à la nuit tombante, dépassèrent les murs et, après avoir longé des ravins hérissés de buissons, ils atteignirent les vignes situées dans un lieu écarté.

La réunion se tenait dans un hangar qui servait de pressoir. Avant d’y pénétrer, Vinicius perçut le murmure des prières et, dès le seuil, il distingua, à la pâle lueur des lanternes, quelques dizaines de personnes agenouillées et priant. On récitait une litanie et le chœur des voix masculines et féminines répétait à tout instant : « Christ, aie pitié de nous ! » Et les voix frémissaient de poignant désespoir.

Pierre était là. Il était agenouillé en avant de tous, devant une croix de bois clouée à la muraille, et il priait. Vinicius reconnut de loin ses cheveux blancs et ses mains tendues. Sa première pensée fut de traverser les groupes et d’aller se jeter aux pieds de l’Apôtre en lui criant : « Sauve-nous ! » Mais était-ce la solennité de la prière ou sa propre faiblesse ? ses genoux fléchirent et il resta là, à l’entrée, gémissant, les mains jointes, et répétant : « Christ, aie pitié de nous ! »

S’il eût joui de toute sa conscience, il eût compris que ses gémissements à lui n’étaient pas les seuls à être suppliants, qu’il n’était pas seul à apporter ici ses souffrances, sa douleur et son anxiété. Dans ces groupes, il n’y avait pas une âme humaine qui n’eût perdu des êtres chers ; et, quand les plus courageux et les plus actifs des adorateurs du Christ étaient emprisonnés, quand chaque heure marquait pour les prisonniers de nouvelles souffrances et de nouvelles hontes, quand l’étendue du malheur avait dépassé toute attente, quand il ne restait plus qu’une poignée de chrétiens, il n’y avait plus parmi eux un seul cœur qui hésitât dans sa foi et qui interrogeât avec anxiété : « Où est le Christ ? Pourquoi permet-il au mal d’être plus puissant que Dieu ? »

Et malgré tout, on Le suppliait avec désespoir de manifester sa miséricorde. Dans chaque âme couvait encore l’étincelle d’une espérance qu’il viendrait, qu’il écraserait le mal, qu’il précipiterait Néron dans l’abîme et régnerait sur l’univers. Ils regardaient encore vers les deux, tendaient encore l’oreille, suppliaient encore en tremblant. À mesure qu’il répétait : « Christ, aie pitié de nous ! » Vinicius se sentit possédé de la même exaltation qui l’avait saisi jadis dans la hutte du carrier. Les chrétiens L’appelaient du fond de leur douleur, du fond de l’abîme. Pierre L’appelle : un instant, et le ciel va s’ouvrir, la terre trembler sur ses bases, et dans un rayonnement immense, avec des étoiles à ses pieds, le Christ descendra, miséricordieux et effrayant… et Il élèvera les fidèles et commandera aux abîmes d’engloutir les persécuteurs.

Vinicius se couvrit le visage de ses mains et se prosterna.

Soudain, un grand silence se fit, comme si la terreur eût cloué toutes les lèvres.

Et il sentit l’imminence du miracle. Il était certain qu’en se relevant, en ouvrant les yeux, il verrait la clarté qui aveugle les prunelles humaines, il entendrait la voix qui fait défaillir les cœurs. Mais rien ne troublait le silence.

Ce n’est qu’au bruit des sanglots des femmes que Vinicius se redressa et regarda devant lui, effaré. Dans le hangar, au lieu de miraculeuses clartés, vacillaient les lueurs chétives des lanternes et, par une fente du toit, la lune épandait des nappes argentées.

Les gens agenouillés autour de Vinicius élevaient vers la croix leurs yeux baignés de larmes ; çà et là éclataient des sanglots et du dehors parvenaient les sifflements prudents des hommes qui guettaient. Alors, tourné vers l’assemblée, Pierre dit :

— Mes frères, élevez vos âmes vers le Sauveur et offrez-Lui vos larmes.

Il se tut.

Du sein de la communauté monta une voix de femme, voix de plainte amère et d’incommensurable douleur.

— Je suis veuve. J’avais un fils qui me faisait vivre… Rends-le moi, Seigneur !

Puis c’était de nouveau le silence. Debout devant le groupe agenouillé, Pierre semblait maintenant l’image de la faiblesse et de l’impuissance.

Une autre voix gémit :

— Les bourreaux ont outragé ma fille, et Christ l’a permis.

Puis une troisième :

— Je suis restée seule avec mes enfants. Si l’on me prend, qui donc leur donnera le pain et l’eau ?

Une quatrième :

— Ils avaient épargné Linus !… Et ils viennent de le prendre et le torturent.

Une cinquième enfin :

— Si nous rentrons, les prétoriens vont nous saisir. Nous ne savons plus où nous cacher.

— Malheur à nous !… Qui donc nous défendra ?…

Ainsi s’exhalaient leurs plaintes, une à une, dans le calme de la nuit.

Le vieux pêcheur avait fermé les yeux et branlait sa tête blanche, sur toute cette douleur, toute cette épouvante. De nouveau on n’entendait plus rien, sinon, au dehors, les timides sifflets des guetteurs.

Vinicius se releva d’un bond ; il voulait se frayer un passage à travers les groupes, atteindre l’Apôtre, lui demander assistance. Mais soudain il crut voir devant lui un abîme et ses jambes fléchirent. Si l’Apôtre allait confesser son impuissance, reconnaître le César romain plus formidable que le Christ de Nazareth ? La terreur fit dresser ses cheveux sur sa tête. Alors, l’abîme n’engloutirait pas seulement ce qui lui restait d’espoir, mais l’engloutirait lui-même, et Lygie, et son amour pour le Christ, et la foi, et tout, tout ce qui le faisait vivre, et il n’y aurait plus que la mort, et la nuit infinie, immense comme la mer.

Cependant Pierre s’était mis à parler d’une voix d’abord si faible qu’on l’entendait à peine :

— Mes enfants, sur le Golgotha, je les ai vus clouant Dieu à la croix. J’ai entendu leurs marteaux ; et je les ai vus dressant la croix, afin que les multitudes pussent contempler la mort du Fils de l’Homme.

……………………………………………

Et je les ai vus qui perçaient son flanc, et lui, je l’ai vu mourir.

Et, au retour du crucifiement, moi aussi je criais dans ma douleur : « Hélas ! hélas ! Seigneur, Tu es Dieu ! Pourquoi avoir souffert cela, pourquoi être mort, et pourquoi avoir désespéré notre cœur, à nous qui avions foi dans la venue de ton règne ? ».

……………………………………………

Mais Dieu, notre Seigneur et notre Maître, ressuscita le troisième jour, et il resta parmi nous jusqu’au moment où, dans une clarté infinie, il entra dans son royaume…

Et, comprenant notre peu de foi, nous nous sommes raffermis dans nos cœurs, et depuis ce jour nous semons la semence divine. »

……………………………………………

Il se tourna vers celle qui la première avait proféré sa plainte et continua d’une voix plus forte :

— Pourquoi vous plaignez-vous ?… Dieu lui-même s’est soumis à la torture et à la mort, et vous voulez qu’il vous en défende ? Hommes de peu de foi, avez-vous compris Ses paroles ? Vous a-t-il donc promis uniquement cette vie terrestre ? Voici qu’il s’approche et vous dit : « Suivez ma route. » Voici qu’il vous élève vers Lui ! Et des deux mains vous vous cramponnez à cette terre en criant : « Au secours, Seigneur ! » Je ne suis devant Dieu que poussière, mais devant vous je suis son Apôtre et son Vicaire, et je vous le déclare au nom du Christ : Non ! ce qui est devant vous ce n’est pas la mort, mais la vie ; ce ne sont pas des larmes ni des gémissements, mais l’allégresse ; ce n’est pas la douleur, mais l’inaltérable joie ; ce n’est pas l’esclavage, mais la royauté ! Moi, Apôtre de Dieu, je te le dis, ô veuve, ton fils ne mourra point, mais il naîtra dans la gloire pour la vie éternelle, et tu le retrouveras ! À toi, père, dont les bourreaux ont souillé la vierge, je te promets que tu la retrouveras plus blanche que les lis d’Hébron ! À vous tous, qui verrez mourir ceux que vous chérissez, à vous les accablés, les infortunés, les terrifiés, et à vous qui allez mourir, je vous dis au nom du Christ que vous passerez ainsi que du sommeil à un réveil de bonheur, et de la nuit à l’aurore de Dieu. Au nom du Christ, que tombent de vos yeux les écailles et que s’enflamment vos cœurs !

Il leva la main comme pour donner un ordre. Et ils sentirent un sang nouveau dans leurs veines et un frisson dans tout leur corps. Car devant eux se dressait non plus un vieillard courbé et accablé, mais un homme puissant qui relevait leurs âmes de la poussière et de l’anxiété.

Plusieurs voix s’écrièrent :

— Amen !

Les yeux de l’Apôtre étincelaient d’une lueur de plus en plus ardente et de tout son être émanaient la force, la majesté, la sainteté. Les têtes s’inclinèrent devant lui, et dès que les voix se turent, il reprit :

— Semez dans la peine, afin de récolter dans la joie. Pourquoi redouter la puissance du Mal ? Plus haut que la terre, plus haut que Rome, plus haut que les villes et leurs murailles, il y a le Seigneur qui habite en vous. Les pierres s’humecteront de vos larmes et le sable de votre sang, et les fosses se rempliront de vos cadavres. Et moi, je vous dis : c’est vous les vainqueurs ! Le Seigneur s’avance à l’assaut de cette ville de crime, d’oppression et d’orgueil, et vous êtes sa légion ! Et de même que par son supplice et par son sang, il a racheté les péchés du monde, il veut, Lui, que par votre supplice et votre sang vous rachetiez ce nid d’iniquité !… Et il vous l’annonce par ma bouche !

L’Apôtre étendit le bras, leva les yeux au ciel et demeura immobile. Tous sentaient que son regard voyait ce que leurs yeux périssables, à eux, ne pouvaient découvrir.

Sa face rayonnait et ses yeux brillaient d’extase. Puis de nouveau sa voix se fit entendre :

— Tu es ici, Seigneur, et tu me montres la voie !… Ainsi, ô Christ, ce n’est point à Jérusalem, mais dans cette cité de Satan que tu veux fonder ta capitale ! Ici, avec ces larmes et ce sang, tu veux édifier ton Église ! Ici, où règne Néron, devra s’ériger ton royaume éternel ! Oh ! Seigneur ! Seigneur ! Et tu ordonnes à ces créatures terrifiées de faire de leurs ossements la base de la Sainte Sion ! Et tu ordonnes à mon âme de régner sur ton Église et sur les peuples de l’univers !… Et voici que tu verses au cœur des faibles la force pour qu’ils deviennent puissants ; voici que tu m’ordonnes de paître ici tes brebis jusqu’à la consommation des siècles… Sois loué dans tes volontés, ô Toi qui commandes de vaincre. Hosanna ! Hosanna !…

Et ceux qui étaient inquiets se rassurèrent ; et ceux qui avaient douté retrouvèrent leur foi. Ici on clamait : Hosanna !… Là : Pro Christo !… Et de nouveau tout se tut.

Les éclairs des nuits chaudes illuminaient le hangar et les visages pâles d’émotion.

Pierre, abîmé dans son extase, pria longtemps encore. Enfin, il se releva, tourna vers la communauté son visage inspiré et rayonnant :

— Or, de même que le Seigneur a vaincu en vous le doute, vous irez et vaincrez en Son nom !

Il savait déjà qu’ils vaincraient, il savait ce qui naîtrait de leur sang et de leurs pleurs, et pourtant sa voix frémissait d’émotion quand il se mit à les bénir du signe de la croix.

— Je vous bénis, mes enfants, pour les supplices, pour la mort, pour l’éternité !

Mais ils l’entourèrent, suppliants :

— Nous sommes prêts ; mais toi, sauve ta tête sacrée, car tu es le Vicaire du Seigneur !

Et ils s’accrochaient à ses vêtements, tandis qu’il leur imposait les mains et les bénissait un à un, ainsi que le père bénit ses enfants pour un lointain voyage. Puis ils quittèrent le hangar, ayant hâte de rentrer chez eux, pour passer de là dans les prisons et dans l’arène. Leurs pensées étaient dégagées de tous liens terrestres ; leurs âmes dirigeaient leur vol vers l’éternité et ils allaient comme dans un rêve, pleins d’enthousiasme, opposer la force qui était en eux à la force et à la férocité de la « Bête ».

Nereus, serviteur de Pudens, emmena l’Apôtre et le conduisit à travers la vigne, par un sentier secret, vers sa demeure. Dans la clarté nocturne, Vinicius les suivit, et dès qu’ils eurent atteint la hutte de Nereus, il se jeta aux pieds de l’Apôtre.

Pierre, le reconnaissant, lui demanda :

— Que veux-tu, mon fils ?

Mais après ce qu’il avait entendu à l’assemblée, Vinicius n’osait plus rien demander. Il embrassa les pieds de l’Apôtre, y appuya son front en sanglotant et implora la pitié par son silence.

L’Apôtre lui dit :

— Je sais. On a emmené la vierge que tu chéris. Prie pour elle.

— Seigneur, — gémit Vinicius en pressant plus fort les pieds de l’Apôtre, — seigneur, je ne suis qu’un ver chétif. Mais toi, tu as connu le Christ : implore-le, toi, pour elle.

Tremblant de douleur, il frappait son front contre le sol. Maintenant qu’il savait la puissance de l’Apôtre, il était convaincu que lui seul pouvait lui rendre Lygie.

Pierre s’émut de cette souffrance. Il se souvint du jour où Lygie, foudroyée par les paroles de Crispus, était tombée, elle aussi, à ses pieds pour implorer sa pitié ; il se souvint qu’il l’avait relevée et réconfortée. Et il releva Vinicius.

— Mon fils, je prierai pour elle ; mais souviens-toi de ce que j’ai dit à ceux qui doutaient. Dieu lui-même a souffert le supplice de la croix ! Souviens-toi aussi qu’après cette vie une autre commence, éternelle.

— Je sais !… j’ai entendu, — fit Vinicius, happant l’air de ses lèvres blêmes. — Mais vois, seigneur, je ne peux pas !… S’il faut du sang qu’il prenne mon sang… Je suis un soldat ; que pour moi Il double, Il triple le supplice : je supporterai tout. Mais qu’ il la sauve, elle ! C’est encore une enfant, seigneur ! Et Lui est plus puissant que César, je le crois fermement ! Il est plus puissant… Toi-même tu la chérissais. Tu nous as bénis !… Ce n’est qu’une enfant innocente !…

De nouveau il se courba et pressa son visage contre les genoux de Pierre, en répétant :

— Tu as connu le Christ, seigneur, tu L’as connu ! Lui t’exaucera ! Prie pour elle !

L’Apôtre baissa les paupières et se mit à prier avec ardeur.

À la lueur des éclairs qui de loin en loin traversaient le ciel, Vinicius, attendant la sentence de vie ou de mort, épiait les lèvres de Pierre. Dans le silence, on entendait des cailles lancer leurs appels par la vigne et, dans le lointain, gronder le bruit sourd des moulins de la Via Salaria.

— Vinicius, — demanda enfin l’Apôtre, — as-tu la foi ?

— Seigneur, serais-je venu ici ?

— Alors, aie foi jusqu’au bout, car la foi déplace les montagnes. Et si même tu voyais cette fillette sous le glaive du bourreau, ou dans la gueule du lion, aie foi encore, car le Christ peut la sauver. Aie foi et implore-le, et je vais l’implorer avec toi !

Puis, le visage levé vers le ciel et d’une voix haute :

— Christ de miséricorde, jette un regard sur ce cœur douloureux et console-le ! Christ de miséricorde, toi qui priais ton père de détourner de toi le calice d’amertume, détourne-le des lèvres de ton esclave ! Amen !

Et Vinicius, les mains vers les étoiles, gémissait :

— Christ, je suis tien : prends-moi à sa place !

À l’orient, le ciel commençait à pâlir.