Quo vadis/Chapitre LII

Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 347-350).

Chapitre LII.

Le cri : « Aux lions, les chrétiens ! » retentissait sans trêve par toutes les rues de la ville. Dès l’abord, personne ne doutait qu’ils fussent les véritables auteurs de l’incendie, et l’on voulait d’autant moins en douter que leur châtiment allait être un magnifique spectacle. En outre la croyance se propageait que les proportions épouvantables du désastre étaient l’effet de la colère des dieux. On prescrit donc des sacrifices expiatoires dans tous les sanctuaires. Ayant consulté les Livres sibyllins, le Sénat décréta des prières publiques et solennelles à Vulcain, Cérès et Proserpine. Les matrones firent des sacrifices à Junon et, processionnellement, allèrent puiser de l’eau au bord de la mer pour en asperger la statue de la déesse. Les femmes mariées apaisaient les dieux par des agapes et des veillées nocturnes. Rome entière se purifiait de ses péchés, sacrifiait aux immortels et implorait leur pardon.

Cependant, on traçait parmi les décombres de nouvelles voies très larges. Çà et là, on posait les fondations de maisons, de palais et de temples. Mais avant tout on élevait en grande hâte les immenses amphithéâtres de bois où devaient mourir les chrétiens. Aussitôt après le Conseil qui s’était tenu dans la maison de Tibère, les proconsuls avaient reçu l’ordre d’expédier à Rome des bêtes fauves. Tigellin fit main basse sur les vivaria de toutes les villes d’Italie, sans en excepter une. En Afrique, sur son ordre, on organisa des chasses qui mobilisaient des populations entières. L’Asie fournit des éléphants et des tigres ; le Nil des crocodiles et des hippopotames ; l’Atlas, des lions ; les Pyrénées, des loups et des ours ; l’Hibernie, des chiens sauvages ; l’Épire, des molosses ; la Germanie, des buffles et des aurochs. Comme les prisonniers étaient très nombreux, les jeux devaient dépasser en faste tout ce qu’on avait vu jusque-là. César voulait noyer tout souvenir de l’incendie dans des torrents de sang, et en abreuver Rome. Et jamais encore carnage ne s’était annoncé aussi grandiose.

Le peuple, mis en goût par ces préparatifs, aidait les vigiles et les prétoriens dans leur chasse aux chrétiens. C’était chose facile d’ailleurs, car beaucoup de ceux-ci campaient encore dans les jardins avec les païens et confessaient ouvertement leur foi. Quand on les cernait, ils se mettaient à genoux, et se laissaient prendre, sans nulle résistance, en chantant des hymnes. Mais leur placidité même exaspérait la foule, à qui elle semblait être le fanatisme de criminels endurcis. Parfois, la multitude arrachait les chrétiens aux soldats et les écartelait ; on traînait les femmes par les cheveux jusqu’aux prisons ; on écrasait la tête des enfants sur les pavés. Des milliers d’hommes, hurlant, parcouraient les rues jour et nuit. On cherchait des victimes dans les décombres, dans les cheminées, dans les caves. Devant les prisons, à la lueur des feux de joie, autour de tonneaux pleins de vin, s’improvisaient des festins et des danses bachiques. Le soir, on écoutait avec délices le rugissement des fauves, semblable au grondement du tonnerre et qui faisait trembler toute la cité. Les prisons regorgeaient, et chaque jour la racaille et les prétoriens y poussaient de nouvelles victimes. Il semblait que les gens eussent perdu l’usage de la parole, sauf pour cette clameur : « Aux lions, les chrétiens ! » Il survint alors des journées de chaleur torride et des nuits étouffantes, comme on n’en avait jamais vu. L’air semblait saturé de folie, de sang et de crime.

Cette cruauté sans limites avait éveillé chez les adeptes du Christ une soif aussi illimitée du martyre : ils allaient bénévolement à la mort, la recherchaient même, et, pour refréner leur zèle, il fallut des ordres sévères émanant de leurs anciens ; alors, on ne s’assembla plus qu’en dehors de la ville, dans les catacombes de la Voie Appienne et dans les vignes suburbaines appartenant à des patriciens chrétiens, dont aucun n’avait encore été incarcéré. On savait parfaitement au Palatin que Flavius et Domitilla, et Pomponia Græcina, et Cornelius Pudens, et Vinicius étaient chrétiens. Mais César lui-même appréhendait la difficulté de persuader à la plèbe que ces gens-là avaient incendié Rome ; et comme avant tout il fallait convaincre le peuple, on avait remis, en ce qui les touchait, le châtiment à plus tard. On supposait que ces patriciens devaient leur salut à l’influence d’Acté, ce qui n’était point.

Pétrone, après avoir quitté Vinicius, s’était bien rendu chez elle pour lui demander aide et protection pour Lygie ; mais la pauvre femme n’avait pu lui offrir que des larmes ; on la tolérait, à la condition qu’elle se cachât de Poppée et de César. Pourtant elle alla voir Lygie dans sa prison, pour lui porter des vêtements et des vivres, et surtout en vue de la préserver des outrages des gardiens, déjà achetés d’ailleurs.

Pétrone ne pouvait oublier que sans la malencontreuse manœuvre dont il s’était servi pour enlever Lygie aux Aulus, celle-ci ne serait pas actuellement en prison. Et comme il voulait, au surplus, faire échec à Tigellin, il n’épargnait ni son temps ni sa peine. En quelques jours il vit Sénèque, Domitius Afer, Crispinilla, par qui il voulait parvenir à Poppée, Terpnos, Diodore, le beau Pythagore, et enfin Aliturus et Pâris, à qui César ne refusait jamais rien. Par Chrysothémis, à présent maîtresse de Vatinius, il tenta de se gagner l’assistance de celui-ci, ne lésinant pas plus avec lui qu’avec les autres quant aux promesses et aux frais. Mais toutes ses tentatives échouèrent. Sénèque, peu sûr du lendemain, lui expliqua que si même les chrétiens n’avaient pas brûlé Rome, ils devaient être exterminés pour le salut de la ville, et que la raison d’État justifiait leur massacre. Terpnos et Diodore prirent l’argent et se tinrent cois. Vatinius se plaignit à César qu’on eût tenté de le corrompre. Seul Aliturus, primitivement hostile aux chrétiens, avait maintenant pitié d’eux ; et il eut le courage d’intercéder pour Lygie auprès de Néron, dont il n’obtint que cette réponse :

— Crois-tu donc mon âme moins forte que celle de Brunis, qui, pour le salut de Rome, n’épargna point ses propres enfants ?

Quand ces paroles furent rapportées à Pétrone, il s’écria :

— Du moment qu’il s’est comparé à Brutus, Lygie est perdue.

Cependant, sa pitié pour Vinicius ne fit que s’accroître ; il tremblait que celui-ci se laissât aller à attenter à ses jours.

« En ce moment, — se disait Pétrone, — les démarches qu’il a entreprises pour le salut de la jeune fille, ainsi que ses propres souffrances, l’absorbent encore. Mais quand il s’apercevra que tous ses efforts sont vains, quand le dernier espoir aura disparu, par Castor ! il ne pourra y survivre et se jettera sur son glaive ! »

Et lui aussi comprenait qu’on pût ainsi préférer mettre un terme à tout, que de continuer à aimer et à souffrir de la sorte.

De son côté, Vinicius faisait l’impossible pour sauver Lygie. Cet homme, naguère si hautain, mendiait pour elle l’appui des augustans. Par l’entremise de Vitellius, il offrit à Tigellin ses terres de Sicile et tout ce qu’il possédait ; mais Tigellin, soucieux des bonnes grâces de l’Augusta, refusa. Il n’eût servi de rien d’aller chez César lui-même, de se prosterner devant lui et de l’implorer. Pourtant Vinicius en conçut le projet.

— Et s’il refuse, — objecta Pétrone, — s’il répond par une plaisanterie ou par une menace infâme, que feras-tu ?

Les traits de Vinicius se contractèrent de douleur et de rage et de ses dents serrées s’échappa une sorte de rugissement.

— C’est justement pourquoi, — poursuivit Pétrone, — je ne te conseille pas cette démarche. Tu supprimerais tes dernières chances de salut.

Vinicius réprima sa fureur et, passant la main sur son front moite :

— Non ! Non ! Je suis un chrétien !…

— Tu l’oublieras, comme tu viens de l’oublier. Tu as le droit de te perdre toi-même, mais non de la perdre. Souviens-toi de l’outrage que subit la fille de Séjan avant d’être mise à mort.

En parlant ainsi, Pétrone n’était pas tout à fait sincère, car Vinicius le préoccupait plus que Lygie. Mais il voyait bien que le seul moyen de l’empêcher de faire des démarches dangereuses était de lui montrer qu’il amènerait ainsi la perte de Lygie. Et il avait raison : on attendait, au Palatin, la visite du jeune tribun, et toutes les dispositions étaient prises.

Mais les souffrances de Vinicius dépassaient les forces humaines. Depuis le jour où Lygie avait été emprisonnée, depuis que l’inondait le rayonnement de son prochain martyre, Vinicius n’avait pas seulement senti son amour se centupler, il s’était mis à la vénérer religieusement, comme un être céleste. Maintenant, à la pensée qu’il devrait perdre pour toujours cet être cher et sacré, voué à la mort, peut-être à des supplices plus terribles que la mort même, il sentait son sang se glacer dans ses veines, son âme se déchirer, sa raison s’obscurcir. Parfois il lui semblait que son crâne était en feu, prêt à éclater ou à se calciner. Il ne comprenait plus ce qui se passait autour de lui ; il ne comprenait pas pourquoi le Christ, ce miséricordieux, ce Dieu, ne venait pas au secours de ses fidèles ; pourquoi les murs du Palatin ne s’abîmaient pas sous terre, et avec eux Néron, les augustans, les prétoriens, et toute la cité infâme. Il lui semblait que cela ne devait pas, ne pouvait pas être autrement ; que tout ce que voyaient ses yeux, tout ce qui brisait son cœur, n’était qu’un cauchemar.

Mais le rugissement des fauves, le bruit des marteaux édifiant les arènes, lui rappelaient la réalité, confirmée par les hurlements de la foule et l’encombrement des geôles. Et alors, sa foi en le Christ fléchissait, et cette hésitation était pour lui une nouvelle souffrance, plus terrible peut-être encore que toutes les autres.

Et Pétrone lui répétait :

— Souviens-toi de l’outrage que subit la fille de Séjan avant d’être mise à mort.