Quinze Lettres de Richard Wagner, accompagnées de souvenirs et d’éclaircissements, par Eliza Wille, née Sloman
Traduction par Augusta Staps.
Imprimerie Veuve Monnom (p. 77-142).


III. — WAGNER CHEZ NOUS
1855 — 1864


À partir de l’année 1855 Wagner vint moins chez nous et nous allâmes davantage à Zurich ; nous y avions des amis communs. Herwegh aussi avait alors son intérieur : sa femme et ses enfants étaient auprès de lui et leur cercle était égayé par le joyeux va-et-vient de visites d’Italie. Wagner demeurait avec sa femme dans une jolie maison de campagne située hors ville, dans des quartiers qui n’avaient pas encore été bâtis et transformés en faubourg. En ce temps-là l’existence était comme transfigurée pour tous ceux qui se rencontraient dans la belle villa s’élevant sur la verdoyante colline, non loin de la maison de Wagner. La richesse et tous les raffinements de l’élégance et du goût y poétisaient la vie. Le maître de la maison était d’une générosité, d’une sympathie inépuisables dans les efforts qu’il faisait pour faire réussir ce qui excitait son intérêt, d’une admiration sans bornes pour l’homme extraordinaire que le sort avait rapproché de lui, La jeune femme, gracieuse et délicate, aux goûts raffinés, aux tendances idéales, ne connaissait le monde et la vie que comme la surface d’une eau majestueuse et calme ; une mer sereine et des vents caressants devaient pousser sa barque vers les îles des bienheureux. Épouse aimée et admirée, mère heureuse, elle vivait dans l’adoration de ce que l’art et la vie ont de grand et jamais, jusqu’alors, le génie ne lui était apparu dans des proportions aussi colossales d’énergie et de force créatrice. L’installation de la maison, la richesse du maître faisaient de cette belle demeure un centre de réunion dont le souvenir est resté cher à tous ceux qui en ont fait partie. C’est ainsi que se formèrent des rapports charmants qui, fondés sur l’amitié et des sentiments élevés, se développèrent sous un ciel pur, au milieu d’émotions et de circonstances diverses.

Mais les dieux sont jaloux et ils exigent des sacrifices des heureux. L’Anneau du Nihelung ne fut pas achevé sur la colline verdoyante ; Wagner s’en alla à Venise, où il termina Tristan et Isolde dont le poème et une partie de la musique appartiennent à cette période de son séjour à Zurich.

Sa femme était souffrante et était retournée à Dresde après que le ménage avait été dissous. Wagner avait donc passé dix années de sa vie à Zurich, dans toute la vigueur de l’âge et « sous l’égide de loyaux amis, qu’il s’était rapidement acquis » (comme il le dit dans ses Communications), il avait puisé de la force pour lancer le défi aux vainqueurs de la Révolution et leur contester le titre de protecteurs de l’Art, qu’ils s’arrogeaient en leur qualité de maîtres. Dans le calme dont il avait joui à Zurich, l’idée de l’œuvre d’art de l’avenir s’était graduellement développée en lui et avait atteint toute son intensité, résultant de la convergence d’actions de tous les arts, qu’il exigea pour la représentation de « la substance purement humaine » de ses œuvres. Les Nibelungen, Tristan et Isolde, les Maîtres Chanteurs attestent l’extraordinaire productivité de cette époque de sa vie.

Après la dissolution de son propre ménage, Wagner n’a plus fait de long séjour à Zurich ; pendant une période de plusieurs années nous ne l’avons revu qu’une fois chez nous ; il passa un été à Lucerne et y travailla beaucoup. Je ne puis le suivre dans ses différents voyages à Londres, Paris et Saint-Pétersbourg, puisqu’il ne m’a rien communiqué personnellement des événements de sa vie, ni de ses travaux pendant ces quelques années. De temps en temps nous échangions quelques lettres ; les siennes, comme les nôtres, attestaient que les heures heureuses passées ensemble dans un cercle ami, nous étaient restées chères. Je crois pouvoir dire ici, comme mon opinion personnelle, que « le loyal ami » qu’il avait laissé à Zurich, a aussi pendant ces années passées à l’étranger, écarté bien des obstacles qui obstruaient la carrière si douloureuse de cet homme extraordinaire.

En 1864 je reçus de Wagner, que nous croyions fixé à Vienne, une lettre que je fais imprimer ici pour expliquer la situation.

Vénérée amie !

Je vous prie de bien vouloir vous concerter avec nos amis, pour que je sache s’il leur est possible de me recevoir chez eux cet été. De cette façon, le but qui a causé mes derniers tourments, pourrait être atteint. Ceux-ci viennent de ce que, pour pouvoir me livrer sans interruption à mon travail, j’ai essayé d’échapper cette année à la nécessité d’une grande tournée artistique en Russie, en empruntant une somme correspondant à la valeur des bénéfices probables. La situation désespérée dans laquelle je me suis trouvé lorsque, par suite de l’abandon du voyage en Russie, je n’ai pu emprunter cet argent, est sur le point de s’apaiser. Seuls ceux qui ont sous les yeux et moi et ma situation et qui, conséquemment, peuvent juger de près, ont pu comprendre, excuser et aviser.

Mais, comme en tous les cas il faut que j’abandonne mon installation actuelle, afin de supprimer les grandes dépenses qu’elle m’occasionne, il s’agit à présent de me procurer, pour le temps nécessaire à l’achèvement des Maîtres Chanteurs un abri tranquille, convenable et qui réponde à mon but. La situation étant donnée, je crois que la maison des W… se prêterait le mieux à la chose. Il est vrai qu’il y a des considérations qui m’empêcheraient de m’y fixer pour toujours, mais ce n’est pas cela que j’ai en vue. Mon travail une fois achevé, c’est-à-dire vers la fin de l’été si je jouis d’une tranquillité absolue, je me tournerai du côté de Saint-Pétersbourg, probablement pour y rester ; si je ne me décidais point à me fixer définitivement à Saint-Pétersbourg, comme j’ai absolument besoin de l’appui d’une famille, je me retirerais très probablement chez des parents à moi.

Pour le moment, il ne s’agit que d’un asile où je puisse me réfugier immédiatement pour terminer mon travail, lequel, dans le cas contraire, courrait grand risque d’être abandonné totalement et à jamais.

Comme d’anciennes invitations, qui m’ont été adressées jadis par mes amis pour que j’aille passer quelque temps auprès d’eux, n’ont pas encore été retirées, j’y rattache cette dernière tentative, décisive cette fois, et pour moi des plus importantes, puisque le salut de mon œuvre en dépend.

Mme est parfaitement libre de faire installer mon cabinet de travail dans le corps de logis ou dans la petite maison que j’ai habitée anciennement. Je dispose encore de quelques meubles ; ils pourraient être ajoutés aux autres. Du reste, je ne demande que la nourriture et le service, je ne serai d’aucune façon importun.

Je vous prie de communiquer au plus vite ce que je vous écris, et, si je m’adresse à vous d’abord, c’est pour savoir avant toute autre chose si l’on considère mon désir comme réalisable.

Soyez remerciée du fond du cœur pour les nombreuses et grandes preuves de votre sympathie pour moi et gardez-moi, je vous prie, en toutes circonstances, votre amitié.

Votre très dévoué,
Richard Wagner.

Penzing, près Vienne, 14 mars 1864.


Les choses ne purent s’arranger comme le désirait Wagner ; il écrivit alors à mon mari qu’il viendrait en ami à Mariafeld, pour y faire un court séjour et pour y décider de ses plans futurs. Usant de ses droits de vieux camarade, il partit sans attendre de réponse et suivit sa lettre de si près, que j’avais à peine eu le temps d’arranger à son goût les chambres d’amis que le froid de l’hiver et l’abandon avaient rendues inhabitables. Mon mari n’était pas à la maison ; nous avions l’habitude de nous absenter plusieurs mois tous les hivers ; cette année, mon voyage annuel à Hambourg avait été différé par mes parents. Mes fils étaient auprès de moi ; l’un avait terminé ses études à l’Académie de Hohenheim ; l’autre, qui étudiait le droit à Zurich, avait achevé son premier semestre ; c’était pour eux que j’étais restée à la maison. Je m’étais mis dans la tête qu’un petit regard jeté en Orient, exempt de fatigues et de peines, intéresserait mon mari et que ce qu’il m’en conterait par la suite, constituerait une plus grande jouissance pour moi, qu’un voyage par mer, que je ne supportais que mal. Wille s’était donc joint aux excursionnistes en destination (le Constantinople dont Fritz Reuter a narré quelque chose dans les Montecchi et Capuletti du Mecklembourg, et il a mis dans la bouche de la brave tante Lining une chaleureuse parole en l’honneur de l’ami sorti du fond de la Suisse, qui parle bas-allemand !

« Celui qui s’abandonne à la solitude sera bientôt seul » ; cette parole s’applique bien à Mariafeld et à moi, qui aime à vivre loin des étrangers. Mes fils avaient des amis que j’avais du plaisir à voir ; il faut la liberté et l’espace à la jeunesse. Je m’étais réjouie du fond du cœur pour ces vacances : la visite de l’ami vint tout changer.

Le vent soufflait en tempête et il faisait froid, malgré l’approche du printemps ; j’étais triste que Wagner se trouvât dans la solitude de Mariafeld sans pouvoir jouir de l’animation du maître de la maison. Son séjour parmi nous ne fut égayé par’aucun fait digne de remarque. J’avais installé notre hôte auguste comme il en avait exprimé le désir dans la lettre que j’ai fait connaître ; il voulait travailler, être complètement libre : il avait son service particulier. Beaucoup de visites qui accoururent de Zurich, soit par intérêt, soit par curiosité, quand la présence du grand homme à Mariafeld eut été ébruitée, furent éconduites par moi : Wagner n’était pas d’humeur à prendre son parti de semblables interruptions. Il écrivait et recevait beaucoup de lettres ; il me pria de ne pas faire attention à lui, de le laisser manger seul dans sa chambre si cela ne dérangeait pas trop le service de la maison. Il m’était agréable de me conformer autant que possible aux désirs de mon hôte. Il ne voulait pas aller à Zurich, le travail ne lui allait pas, il se promenait beaucoup seul. Je le vois encore arpenter notre terrasse, dans sa longue tunique de velours brun, la toque noire sur la tête, semblable à quelque patricien des gravures d’Albert Dürer.

Le repos dont il avait besoin après les expériences écœurantes qu’il venait de faire, il pouvait le trouver chez nous ; les exigences d’une nature comme la sienne devaient avoir leur heure, car l’excitabilité de ses nerfs et le travail incessant de son imagination transformaient en tortures les soucis du moment. Je le compris et j’évitai tout ce qui pouvait le blesser. Quand je lui disais, et c’est ma conviction intime, qu’il n’est point d’homme de marque qui n’ait à combattre contre des puissances récalcitrantes, qui sont quelquefois du caractère le plus mesquin, mais que ne l’empêchent point d’arriver finalement à la victoire, Wagner répondait par un sourire négatif, mais il comprenait mon intention et elle ne l’irritait point. Il était dans l’état d’esprit où un fils se réfugie auprès de sa mère, quand il a le bonheur de la posséder encore. L’homme le plus fort a souvent besoin d’un cœur qui accueille comme des troubles passagers son mécontentement et ses plaintes, ses colères injustifiées et son indignation longtemps contenue. Quand je lui opposais la grandeur qui lui était propre dans le bonheur comme dans l’adversité, et que je lui parlais des richesses incommensurables qui lui avaient été prêtées, et auprès desquelles tous les revers qu’il avait essuyés, n’étaient rien de plus que des nuages qui passent, cette parole de consolation semblait lui plaire.

Que dirai-je de toutes les heures pendant lesquelles l’énergique, l’indomptable Richard Wagner, dégoûté du travail, incapable de se contenir, me parlait de toutes les amertumes des jours passés, d’épreuves et d’hommes qui lui avaient plutôt barré le chemin, qu’ils n’avaient contribué à le lui frayer. Il parlait aussi de son enfance et de sa première jeunesse, comme s’il eût voulu mettre en fuite le souvenir d’impressions pénibles en évoquant des images sereines. Je crois que j’ai pénétré alors dans plus d’une phase et plus d’un repli de sa vie intime ; il avait toujours eu confiance en moi, et il savait que c’était du fond du cœur que je désirais lui venir en aide, mais il savait aussi que je ne voulais le faire qu’autant que je le jugeais juste et bien. Il est difficile, lorsqu’on aborde le terrain de la réalité positive, de donner la forme exacte à ce que l’on raconte : le cri que la réalité du moment arrache à l’ami et que le moment suivant efface, ne peut être considéré comme une caractéristique suffisante ; les explosions de l’espérance déçue et martyrisée, de l’indignation et de l’imagination en révolte étaient à ce moment pour Wagner ce qu’est le bouleversement des éléments dans la nature : le vent devait chasser les nuages pour que le soleil brillât de nouveau.

Et le soleil brilla maintes fois quand Wagner se sentait disposé à s’installer auprès de nous, dans notre petit salon. Quiconque l’a connu, sait comme il pouvait être aimable et affectueux ; alors les fils étaient chaleureusement accueillis à côté de la mère ; il savait bien que « la bonne femme », comme il m’appelait, préférait ses enfants à elle, à la splendeur divine des adolescents de la Grèce, et même à celle du Siegfried germanique. Wagner s’entendait bien à taquiner et à conter. Vienne lui avait plu, c’était pour lui l’unique ville musicale de l’Allemagne ; il avait installé avec goût et à sa convenance sa maison à Penzing ; il aimait à parler des deux domestiques, mari et femme, qui avaient tenu son ménage et du grand chien qui lui manquait tant, le magnifique et fidèle animal !

Mais la bonne humeur disparaissait bientôt : des lettres venaient, qui le démoralisaient ; il se retirait alors dans la solitude de sa chambre et, s’il venait à me rencontrer seule, c’était une explosion de paroles qui étaient rarement gaies, quand il s’agissait de l’avenir.

J’ai déjà dit que je n’ai jamais tenu de journal, mais que, sous l’impression du moment, j’avais l’habitude de jeter quelques mots sur le premier papier venu ; ce sont ces carrés de papier qui m’indiquent le chemin à travers le passé. Le peu que j’ai écrit à cette époque, se trouve justement être ce qui est encore aujourd’hui le plus vivant dans ma pensée. Réunies dans la cassette à papiers, à la façon de Jean-Paul, mes notes sont comme les cailloux blancs que Petit-Poucet semait derrière lui, afin de retrouver sa route à travers la forêt. Sinon, il me serait bien difficile de raconter avec autant de sûreté que s’ils dataient d’hier, me semble-t-il, les propos que Wagner et moi, nous avons échangés il y a vingt ans.

Un jour que je trouvai le grand homme si profondément abattu que je ne savais si je devais parler ou me taire, quoiqu’il fût venu me trouver et qu’il attendît que je lui disse quelque chose, je pensai qu’il était pourtant navrant que les affections les plus profondes eussent toutes disparu de la vie de cet homme extraordinaire, la famille, les frères et les sœurs, les amis d’enfance et même la femme qui avait été sienne pendant des années ! Lorsqu’il nous avait lu jadis la préface d’Opéra et Drame, sa femme était présente et elle avait entendu avec nous les dures paroles que Wagner avait prononcées pour condamner les unions contractées dans la jeunesse, au milieu de circonstances déplorables. Elle avait dit alors : « J’ai assez de lettres pour prouver qui l’a voulu ! Ce n’est certes pas moi ! » et Wagner avait répondu en riant : « Pauvre femme, qui croyais être heureuse avec un monstre de génie ! » J’avais le sentiment que Wagner avait pourtant aimé cette femme dans sa jeunesse, quoiqu’elle fût à mille pieds en-dessous de lui, et qu’il pensait en ce moment à son existence solitaire à Dresde ; je me disais : « Il sait que son devoir est de lui envoyer le nécessaire et ce souci l’oppresse, en même temps que tous ses autres soucis pécuniaires. » Il m’avait parlé la veille de cette préoccupation. Comme je me taisais toujours, il tira une lettre et me dit : " Grâce à cette lettre, ce dont je me plaignais hier, n’a plus de raison d’être. On est assez honnête à Paris pour payer un tantième au compositeur dont on a exécuté les œuvres en plein air ! »

Puis, s’animant subitement, il s’écria : « Tout aurait pu bien marcher entre ma femme et moi ! Mais je l’ai déplorablement gâtée ! Je lui ai cédé en toutes choses. Elle ne sentait pas qu’un homme comme moi ne peut pas vivre les ailes bandées ! Que savait-elle des droits divins de la passion que je proclame par le bûcher flamboyant de la Walküre, bannie du ciel par les dieux ! L’amour se sacrifiant dans la mort, voilà le signal du Crépuscule des dieux ! "

Je comprenais plus clairement de jour en jour qu’il fallait que quelque chose d’extraordinaire arrivât, qu’un bonheur tombât du ciel, car ce n’était point par la patience et les forces personnelles que ce puissant de l’Art pourrait s’arracher du rocher où les dieux ennemis l’avaient rivé.

Ce que je dis là est facile à dire, nfais que c’était difficile à supporter au temps où, pénétrée d’une profonde sympathie, j’essayais, comme les impuissantes Océanides, de chanter au captif des hymnes de consolation.

Dieu sait ce que j’allais chercher dans la bibliothèque de mon mari pour le porter dans la chambre de Wagner, des ouvrages sur Napoléon, sur Frédéric le Grand, des mystiques allemands que Wagner appréciait, tandis qu’il repoussait Feuerbach et Strauss comme des érudits endurcis.

Ce que je savais au moment même, je le lui communiquais naïvement, pour qu’il en fit ce qu’il voulait, mais je ne parvenais pas à le distraire. Je le vois encore assis sur le siège qui se trouve aujourd’hui comme alors dans l’embrasure de ma fenêtre, écoutant impatiemment ce que je lui disais de la splendeur de l’avenir qui l’attendait. Le soleil venait de se coucher dans toute sa beauté, le ciel et la terre n’étaient que lumière et que flammes. Wagner me dit : « Que me parlez-vous d’avenir quand mes manuscrits sont encore au fond d’une armoire ! Qui fera représenter l’œuvre d’art que je ne puis laisser venir au jour qu’avec la collaboration de démons propices, afin que le monde entier sache que c’est ainsi que le Maître a vu et voulu son œuvre ? » Dans sa surexcitation, il allait et venait par la chambre. Tout à coup il s’arrêta devant moi et s’écria : « Je suis autrement organisé, j’ai des nerfs plus sensibles, il me faut la beauté, l’éclat et la lumière ! Le monde me doit ce dont j’ai besoin ? Je ne puis pas vivre d’une misérable place d’organiste comme votre Maître Sébastien Bach ! Est-ce donc d’une exigence inouïe que demander que le peu de luxe dont j’ai envie, vienne à moi ? Moi qui prépare de la jouissance à des milliers et des milliers d’êtres ! » En parlant ainsi, il relevait la tête comme s’il lançait un défi, puis il retomba sur le siège dans l’embrasure de la fenêtre et regarda devant lui. Que lui faisaient les splendeurs du paysage et la sérénité de la nature ? Non, ce n’était pas tout joie quand Wagner était à Mariafeld.

Il vint un temps où je comptais les jours jusqu’au retour de mon mari. Frapper en vain à sa porte quand on avait espéré être admise, faire des efforts sans jamais obtenir de résultat, vouloir inutilement, sentir qu’on ne peut rien, c’est à de semblables écueils que mon courage se brisait. Je compris que moi aussi, je devais avoir patience et laisser faire le temps, qui change tant de choses et fait trouver une issue là même où l’espoir manque Un matin, mon hôte vénéré me fît demander si j’étais déjà visible pour lui. La poste lui avait apporté une lettre de Saint-Pétersbourg qu’il attendait depuis longtemps. Lors des concerts qu’il avait donnés dans cette ville pour y faire entendre des fragments de ses œuvres, il avait trouvé beaucoup d’accueil et de bienveillance auprès de la grande-duchesse Hélène, dont la haute intelligence avait distingué l’homme extraordinaire de passage en Russie ; la duchesse de Leuchtenberg aussi, dans les transports de son admiration, avait communiqué son enthousiasme et sa sympathie à tout ce qui appartenait à la haute société.

« Je pouvais retourner à Pétersbourg et à Moscou », me dit Wagner, « le public était ravi, mais je ne suis pas fait pour être un virtuose de concert. La grande-duchesse m’avait autorisé à compter en toutes circonstances sur son active participation, et voilà qu’arrive cette lettre de refus écrite par une dame de la cour. Partout, partout les soucis écœurants de la détresse pécuniaire ! Je pensais, » ajouta Wagner, « que la grande-duchesse aurait été heureuse de s’acquitter de la promesse qu’elle m’avait faite avec tant d’enthousiasme. Jamais on ne me reverra à Pétersbourg. »

Je passe rapidement tout un temps que Wagner, dans une de ses lettres, désigne comme son calvaire, qu’il devait gravir afin de se sentir digne du bonheur qui lui était réservé. Ses derniers revers lui étaient d’autant plus sensibles, qu’ils avaient eu pour conséquences des mortifications qui le remplissaient d’amertume. J’ai trop de respect pour les dons sublimes de l’esprit et pour les œuvres des hommes de génie pour ne point comprendre aussi leurs faiblesses.

Des lettres partaient, d’autres arrivaient. Peu à peu un rayon de lumière brilla dans cet esprit assombri.

Un jour que Wagner avait travaillé toute la matinée, il me dit : « La force que vous puisez dans la résignation, chère amie, n’est pas ce qu’il me faut. Je puis parler aussi bien que vous d’expériences personnelles, que vous vénérez comme le triomphe de l’invisible remporté au fond de l’âme humaine sur le visible. Je sais bien ce que vous voulez insinuer, quand vous me dites que le milieu bourgeois dans lequel je place mon Hans Sachs, est de votre goût. Mais je crois que je lui ai aussi donné une autre face : le jour de la Saint-Jean, il apparaît en plein air sur la prairie, et peuple et bourgeois l’acclament, parce qu’il est le Maître Chanteur. Le monde s’étonnera quand il entendra les sons et les accords que je fais retentir en l’honneur du Maître Chanteur ! En moi, il y a force et conviction ! — Mon Hans Sachs est un vrai Germain, aussi vrai que le bon bourgeois qui a chanté en l’honneur de votre Luther le Lied du Rossignol de Wittenberg. — Mon Maître Chanteur, vous apprendrez à le priser haut ! »

Quand Wagner se dégageait ainsi de la puissance démoralisante du moment présent, tout sentiment de pitié s’évanouissait en moi : j’entendais de loin les fanfares de la victoire.

Je ne nierai pourtant pas que je ne cherchasse parfois avec ardeur la baguette magique indispensable au résultat final, et qui ne voulait pas se laisser trouver. Les promenades solitaires, les lettres portées personnellement à la poste, tout cela devait avoir de nouveau son cours, et l’humeur de l’ami variait, rendant toute distraction et tout travail impossibles. Enfin le repos sembla venu pour Wagner ; il s’absorba dans son travail et nul ne pouvait le déranger. Quand le soir il venait nous rendre visite, il était aussi aimable que douze ans auparavant ; la vie monotone de Mariafeld lui plaisait, nous avions éconduit tant de monde, que nul ne semblait plus penser à nous. Je ne me surprenais plus à rêver avec une espèce d’envie au bonheur de venir en aide aux souffrants, de contribuer au succès des agissants, car tout semblait s’aplanir de soi-même. Wagner n’ayant plus rien à me communiquer et s’absorbant dans son travail, j’étais heureuse auprès de mes fils, nous nous amusions à faire des plans qu’ils devaient exécuter. Mais tout d’un coup, les fatales lettres reparurent, Wagner remit son travail de côté et la vieille amie fut de nouveau nécessaire : on lui confia bien des choses.

Le temps était assez beau pour qu’on se hasardât sur les hauteurs, Wagner faisait avec moi des promenades aussi longues que je le voulais. Il était souffrant, se plaignait d’insomnie, buvait de l’eau de Vichy et devait se donner du mouvement. Quand il reposait dans sa chambre, il avait toujours en main un volume de Schopenhauer.

« Nul n’a pénétré plus profondément que moi dans l’esprit de ce philosophe, » me dit-il un jour. « Wille avait l’habitude d’aller le voir tous les ans. Vous rappelez-vous », ajouta-t-il, le compliment dont Schopenhauer le chargea un jour pour moi : « Remerciez en mon nom votre ami Wagner de l’envoi de ses Nihelungen, mais dites-lui qu’il plante là la musique : il a plus de génie pour la poésie ! Moi, Schopenhauer, je reste fidèle à Rossini et à Mozart ! » Vous imaginez-vous que j’en aurais voulu pour cela au philosophe ? Gottfried Semper n’a jamais voulu entendre parler de la philosophie de Schopenhauer ; il disait qu’elle anéantissait toute tendance artistique ; mes œuvres prouvent le contraire. Sempar ne pouvait rien souffrir de mesquin, c’est par des formes fières et imposantes que l’architecte voulait montrer sa grandeur ; c’est aussi ce que j’ai en vue dans mes œuvres ; en cela nous ne sommes qu’un. « Puis, se levant tout à coup, il s’écria : « Croyez-m’en, amie, c’est un monde misérable, pitoyable, hostile à toute grandeur que celui avec lequel il nous faut transiger. »

La matinée était exceptionnellement belle et claire. Wagner était reposé et avait fait ce que Wille (dont nous commencions à espérer le retour) appelait une course hygiénique. Il me trouva occupée à divers ouvrages de mains et me demanda ce que j’avais l’intention de faire. « Des ouvrages de printemps, » lui dis-je ; « il faudra bientôt nettoyer et laver toute la maison. » « Des ouvrages de printemps, » dit Waggner, « je croyais que c’était cueillir la violette ». « Quand on est trop vieille pour aller cueillir des violettes, » répondis-je, « un travail utile a son prix. » Mais Wagner trouva mes ouvrages de printemps si peu gracieux, qu’il m’appela « Fricka ».

Cependant il avait pris place et pendant qu’il me regardait coudre, il me raconta qu’il avait eu une mauvaise nuit ; le soleil et l’air pur de nos montagnes avaient seuls pu le rafraîchir. Toute la nuit il avait eu affaire au roi Lear banni par ses filles, que sa magnanimité royale a couronnées de tous ses biens. Toute la nuit il avait erré sur la bruyère, poursuivi par l’orage et la tempête. C’était lui qui était le roi Lear ; le fou lui avait chanté ses chansons sardoniques ; Edgar, le pauvre mendiant devenu Toms, l’insensé, s’était lamenté et avait gémi qu’ « il avait froid ! » Et Lear, à l’âme royale, avait fui à travers la nuit et la tempête, se sentant tout à la fois grand et misérable, mais non abaissé. « Que dites-vous de ce cas, amie, où l’homme se sent identique à ce que le rêve évoque devant lui ? »

Il y a des moments dans la vie où l’âme a plus soif de sons que de paroles. Depuis que Wagner était chez nous, je n’avais plus ouvert mon piano, quelle qu’en fût mon envie ; la pensée que le Maître pourrait m’entendre, me paralysait au point que j’aimais mieux ne pas donner carrière à mes fantaisies musicales. Pour moi la musique est une puissance inexplicable et merveilleuse : en présence de la nature indéfinissable de ses révélations, on croirait volontiers que l’homme porte en son corps mortel une âme qui, en vertu de son origine, connaît tout ce qui est beau, tout ce qui est divin et qui, retenue par toutes les entraves de ce monde, s’élance à la recherche du chemin qui conduit à la patrie. Que de choses elle a oubliées du pays d’où elle vient ! Mais, quand elle prend son essor, poussée par le désir et par le pressentiment, quand elle exhale ses plaintes et qu’elle gémit sous la honte de l’exil, quand le sentiment de sa gloire première l’envahit, alors éclatent les accents de la langue maternelle, qui sommeillait au plus profond de son être.

Je ne parlais naturellement jamais de tout cela avec Wagner, qui devait le savoir bien mieux que moi, mais je lui contai qu’à une époque de grande douleur, quand je croyais que désormais tout était ténèbres pour moi, j’avais entendu la Passion d’après saint Mathieu ; l’exécution n’en était pas parfaite, car Bach alors était à moitié oublié, mais je lui dis comme je m’étais sentie allégée et adoucie, élevée et délivrée, portée comme sur des ailes par-delà la souffrance et la fatalité. « Ô pauvre femme », dit Wagner, pourquoi ne vous ai-je pas fait de musique pendant tout ce temps ? Aujourd’hui même vous aurez ce qui vous fait tant de bien ! » Et il me joua la scène de Tristan et Isolde où la nuit et la mort sont célébrées avec les ineffables aspirations de l’amour. « Les anciens déjà, » dit Wagner, « avaient mis dans la main d’Éros, en sa qualité de génie de la mort, un flambeau renversé. » Dès lors Wagner joua souvent pour me faire plaisir ; il préférait le piano à queue de notre salon au piano droit qui était dans son appartement.

Un matin, des accords puissants pénétrèrent dans ma chambre : j’entrouvris doucement la porte et retins mon souffle pour entendre de plus près ce qui me semblait jaillir de premier jet de l’inspiration du Maître. Pour rien au monde je n’aurais éveillé son attention : il me semblait être en présence de l’Art dominateur imposant sa volonté toute-puissante à une matière récalcitrante. Qu’est-ce qui excitait si puissamment mon imagination et ma pensée ? D’abord, les ténèbres, puis surgissait une pensée faite de lumière : la joie éclatait comme l’éclair, baignant l’âme de clarté. Je me retirai comme j’étais entrée et je ne parlai jamais à Wagner de l’impression que m’avait faite ce que j’avais entendu. Quelques jours après il me pria de venir le voir chez lui : il me montra ses manuscrits rangés en portefeuilles et me consacra toute sa soirée. J’admirai sa facilité au travail, la beauté des copies faites de sa main et même ses esquisses, toutes courtes et écrites d’une fine écriture serrée : fleurs de beauté encore dans le bouton !

C’était avec un mélange de respect et d’admiration que je regardais l’homme qui savait créer avec une telle puissance et une telle richesse !

Ici finissent mes notes et ce que j’ajoute, je ne le retrouve que dans mes souvenirs.

Lorsque, dans les dernières semaines du séjour de Wagner à Mariafeld, le maître de la maison revint et que le printemps ramena la gaîté dans la nature, un souffle de force et de santé se fît sentir et le sombre esprit qui régnait dans notre demeure, disparut. L’observation de l’ordre de la maison, des heures fixes et de toutes les habitudes concernant la vie de famille, que mon mari exigeait, quels que fussent ses égards pour celui qui était son hôte, me donna un point d’appui dont tous bénéficièrent. Au contact de l’homme indépendant, ne relevant que de lui-même, qui apportait des nouvelles du monde et de la vie, Wagner se sentit tout autre que pendant sa réclusion. La sympathie que les hommes se témoignent entre eux, se traduit bien moins par la manifestation des sentiments, que par l’examen des partis à prendre pour arriver au but. Wagner alla voir ses amis de Zurich, on parla même d’une joyeuse réunion à Mariafeld. C’était comme si une vie nouvelle jaillissait dans le désert qu’avait fait l’hiver ; nous nous tenions de nouveau sur la vérandah, sous le dôme léger du feuillage naissant. Quelque chose d’heureux avait dû poindre, qui disposait à la joie notre hôte bien-aimé : quoi que ce fût, je m’en réjouissais ; ce n’étaient pas seulement les parents, c’étaient encore les adolescents, comme il les appelait, qui étaient les bienvenus auprès de Wagner. « Précipitons-nous dans les abîmes de la sensualité », disait-il comme au bon temps, quand Herwegh et quelques autres amis étaient réunis avec lui à notre table et que j’avais apporté un soin particulier au menu du jour.

Une après-midi, nous fîmes une promenade ; au retour, on remit un paquet de lettres à Wagner et il m’annonça sur-le-champ qu’il partirait le surlendemain.

Nous ne le revîmes plus de la soirée. Le lendemain matin, il dit à mon mari qu’il devait faire d’abord une cure pour sa santé, puis apprendre à connaître les théâtres de Stuttgard, Carlsruhe et Hanovre, pour voir si l’exécution de ses œuvres y serait possible ; toutes les dispositions nécessaires étaient prises, il désirait laisser chez nous une partie de ses effets. « Je reviendrai vous demander si vous voulez de moi pour voisin, » ajouta-t-il et, se tournant vers moi, il me dit qu’il avait une vague idée de venir s’établir pour l’été dans la maison voisine. « Je vous amènerai Bulow et sa femme ; c’est alors que vous entendrez de la musique et que nous pourrons faire plaisir à la chère dame ! » Wille était étonné et je ne disais ni oui ni non ; l’angoisse me prenait presque : qu’est-ce qui avait donc pu arriver que Wagner s’en allait si vite ?… Je ne le demandai point… Que signifiait son projet ? Il devait pourtant savoir que nous n’avions pas de maison à louer !

Lorsque Wagner me rencontra seule le soir, il vint à moi et me dit avec une gravité solennelle : « Amie, vous ne connaissez pas l’étendue de mes malheurs, ni la profondeur de la misère qui m’attend ! » Ses paroles m’effrayèrent, mais, en le regardant, je ne sais quelle étrange confiance jaillit en moi et je m’écriai : « Non, ce n’est pas la misère qui vous attend ! Quelque chose surviendra ! Quoi ? Je n’en sais rien ! Mais ce sera quelque chose d’heureux, de tout autre que ce que vous attendez ! Ayez patience ! Cela vous conduira au bonheur ! »

Le lendemain matin, Wagner quitta Mariafeld ; il avait dormi et était bien disposé. Quand il descendit déjeuner, il nous raconta qu’il avait dit au barbier du village, qui lui servait de valet de chambre et le rasait : « Oui, oui, l’ami, il n’y a pas à dire, il faut que je parte, vous me revenez par trop cher ! » À quoi le barbier avait répondu que Monsieur ne devait point partir pour cela, qu’il le ferait volontiers à meilleur compte. Wagner s’amusait fort de ce petit incident, et il me fit observer que je serais désormais seule à jouir des auditions de l’admirable musicien qui jouait tous les soirs sur sa clarinette : « À ton appel, ô patrie ! »

Nous suivîmes longtemps des yeux le steamer qui emportait au loin l’homme dont le cerveau contenait un monde.

Le soir même, Wagner envoyait de Bâle un salut à Mariafeld et écrivait : « Je reviendrai ; conservez-moi et la demeure et votre amitié ! »

J’écrivis sur-le-champ à Stuttgard où il m’avait donné son adresse, non sans douleur, mais avec sincérité, que je ne donnais point mon adhésion à ses projets : d’autres choses nous attendaient… d’autres choses l’attendaient, lui.

Deux jours plus tard parut à Mariafeld le secrétaire intime du roi de Bavière, M. de Pfistermeister ; Wille, qui avait appris à le connaître à Munich, ne s’étonna pas de cette visite faite en passant. Après que ces messieurs eurent pris leur café et fumé leur cigare en plein air, il fut confidentiellement communiqué à mon mari qu’un envoyé de S. M. le roi de Bavière s’était rendu à Mariafeld, dans l’espoir d’y trouver celui qu’il avait cherché en vain à Vienne. Le même soir, l’envoyé partit pour Stuttgard, en possession cette fois de l’adresse exacte et ce qui se passa alors, ce sont les lettres mêmes de Wagner qui le feront connaître.


Chère et précieuse amie !

Je vous réponds brièvement parce que je vous en ai déjà tant dit ! Votre désir de ne pas me revoir à Mariafeld, est d’accord avec mon propre sentiment. Laissons là cette orageuse nuit de fièvre que le plus riant soleil venu du dehors, n’est pas parvenu à égayer, jetons un voile sur toutes les visions qu’elle a fait naître. Mon sort, même le plus proche, est encore incertain ; cependant un docteur que j’ai consulté, me recommande Cannstadt ; la famille Eckert me plaît et il n’est pas impossible qu’il résulte quelque chose des relations que je viens de nouer avec le baron Gall, intendant du Théâtre royal de Stuttgard. Mais on sait que, quand je m’y suis adonné, la vertu chrétienne de l’espérance m’a presque toujours mené à la perdition. Une représentation théâtrale à laquelle j’ai assisté hier, après m’en être longtemps abstenu, m’a mortellement démoralisé.

Saluez votre sœur du fond du cœur pour moi ! Pardonnez-moi toutes deux les inénarrables ennuis que je vous ai occasionnés, précieuses amies !

J’écris encore un mot à Wille pour lui faire amicalement part de ma résolution d’abandonner Mariafeld.

Écrivez-moi une fois de Hambourg, je vous en prie : adressez à Stuttgard, chez le maître de chapelle Eckert.

Adieu, noble et précieuse amie ! Jamais le sentiment de mon ardente reconnaissance ne se refroidira ; jamais !

Du plus profond du cœur

Votre
Richard Wagner.

Stuttgard, 2 mai 1864.


Munich, 4 mai 1864.
Cour de Bavière.
Très chère amie,

Je serais le plus ingrat des hommes si je ne vous faisais part sur-le-champ de mon immense bonheur !

Vous savez que le jeune roi de Bavière m’a fait chercher, je lui ai été présenté aujourd’hui. Il est malheureusement si beau, si intelligent, si ardent et si grand, que je crains que sa vie s’évanouisse dans ce monde vulgaire comme un rêve fugitif et divin. Il m’aime avec l’ardeur et la ferveur du premier amour, il sait et connaît tout ce qui me concerne. Il veut que je reste à jamais près de lui, que je travaille, que je me repose et que je fasse exécuter mes œuvres ; il veut me donner tout ce dont j’ai besoin ; il veut que je termine les Nibelungen et il les fera exécuter comme je le désire. Et tout cela, il l’entend sérieusement et littéralement, comme vous et moi, quand nous parlions ensemble. Tout souci pécuniaire doit m’être enlevé ; j’aurai ce dont j’ai besoin, à la seule condition que je reste auprès de lui.

Que dites-vous de cela ? Qu’en dites-vous ? N’est-ce pas inouï ? Est-ce que cela peut être autre chose qu’un rêve ?

Pensez comme je suis ému !

Mille amitiés sincères ! Mon bonheur est si grand que j’en suis écrasé. Quant au charme de son œil, vous ne pouvez vous en faire une idée : pourvu qu’il vive ! C’est un miracle par trop inouï !

Amitiés sincères à Wille et aux adolescents !

À jamais,

Votre reconnaissant
Richard Wagner

Ne rien ébruiter ! Rien dans les journaux ! Tout est entre nous et doit y rester ! —


Starnberg en Bavière, 26 mai 1864.
Chère, précieuse et vénérée amie !

Je doute que cette lettre vous parvienne encore à Mariafeld, mais je suppose qu’on la fera suivre. À vrai dire, je ne vous écris que pour ne pas laisser germer en vous l’idée que je pourrais être ingrat envers vous. Les horribles douleurs de l’enfantement de mon bonheur, c’est chez vous que je les ai ressenties et c’est vous qui m’avez aidé à l’enfanter ; nous ne voyions et ne sentions que les maux et les angoisses de cet enfantement ; peut-être est-ce chez les mères un cas mortel pendant lequel la pensée de ce qui doit être enfanté, disparait pour un temps, laissant les douleurs pour unique réalité. Mais je comprends à peine comment j’aurais surmonté tout cela et comment, finalement, j’aurais été en état, sans avoir une espérance visible devant moi, de prendre congé de vous dans une disposition d’esprit qui, en somme, était calme et tolérable, si, au plus profond de mon être, je n’avais eu vaguement conscience que mes souffrances inouïes m’avaient acquis un droit de haute portée, un droit qui, quand bien même il n’aurait pu exercer son action sur le monde, m’aurait élevé d’autant plus audessus du monde et aurait fait de moi, dans mon for intérieur et même dans la plus profonde des misères, un homme consacré et sanctifié.

Que j’ai le droit de coter si haut mes souffrances, vous le savez, amie, vous pouvez en porter témoignage. Pensez jusqu’à quel point j’étais humilié. Je n’aurais pu l’être davantage, n’est-ce pas ? Oui, — j’en étais arrivé là ! — Voyez-vous, chère, précieuse amie, cette extrême humiliation a fini par m’élever, je sentais que, puisque cela était possible, puisque je pouvais supporter cela et pourtant rester doux et bon, c’est que cela devait avoir pour moi une signification plus haute. J’eus la perception rapide comme l’éclair, que le rideau allait se lever soudain, et qu’un bonheur merveilleux devait m’apparaitre. Et vous l’aviez aussi — vous me l’avez dit clairement. — Avouez-le : tous deux nous étions comme inspirés. Amie, voici ce que je veux dire : que le rideau se levât déjà pendant la vie ou seulement après la mort, en vérité, cela m’était égal, mais je savais qu’il se lèverait. — C’est pour cela que je ne m’effrayai point lorsque mon merveilleux bonheur m’apparut — j’en avais été sûr ; seulement, ce qui m’étonna, c’est qu’il vint avec une telle rapidité, justement alors, ce jour même, à cette heure ! L’envoyé était chez moi au moment où m’arrivaient des lettres de Vienne qui m’annonçaient les incidents les plus écœurants, résultant des déplorables démarches faites par les amis à qui j’avais laissé mes pleins pouvoirs ; je me décidai donc à partir sur-le-champ pour Vienne. Mon envoyé m’accompagna jusqu’à Munich où je dus passer la nuit, ayant manqué le train direct et où une horrible indisposition me força le lendemain matin à ajourner mon voyage. Pourtant je me remis assez vite pour pouvoir me rendre l’après-midi auprès du jeune roi. Dès lors, tout fut clair et précis : le rideau était levé. Quelques jours après je continuai mon voyage ; ce que seule aurait pu atteindre une énergie désespérée jointe à l’abnégation de soi-même, ne fut plus qu’une petite affaire à régler. Je revins avec mes domestiques et mon fidèle chien dans ma nouvelle et dernière patrie où, porté par le plus divin des amours, je jouis du bonheur merveilleux que nous avons enfanté dans cette nuit de fièvre passée à Mariafeld.

Ne doutez point de cela, amie. C’est ce bonheur-là qui seul répond pleinement et entièrement aux souffrances que j’ai dû subir jusqu’à la plus profonde des misères. Je sens que même s’il n’était jamais arrivé, j’en aurais été digne et cela me donne la certitude de sa durée. Mais si vous voulez avoir en outre la preuve de l’origine divine de ce bonheur, écoutez-moi. L’année de la première exécution de mon Tannhœuser (de l’œuvre par laquelle j’inaugurai ma voie nouvelle et pleine d’épines), au mois (août) où je sentis une force créatrice si prodigieuse que je conçus en même temps le plan de Lohengrin et celui des Maîtres Chanteurs, une mère enfanta mon ange gardien.

Au temps où je terminais à Lucerne mon Tristan et où je me donnais une peine atroce pour qu’il me fût rendu possible de me fixer sur le sol allemand (Bade) et où, désespéré, je finis par me tourner vers Paris pour m’y fatiguer à des entreprises qui étaient contraires à ma nature, — alors l’adolescent de quinze ans assista pour la première fois à la représentation de mon Lohengrin et il en fut si profondément empoigné que, depuis lors, c’est par l’étude de mes œuvres et de mes écrits qu’il a fait lui-même son éducation, au point qu’il a avoué franchement à son entourage, comme il me l’avoue maintenant à moi, que c’est moi qui ai été son unique éducateur et son unique professeur. Il suit ma vie et mes efforts, mes déboires à Paris, ma chute en Allemagne et n’a qu’un désir, celui d’arriver au pouvoir pour me prouver son immense amour. L’unique, la dévorante douleur de cet adolescent, c’est de ne pouvoir trouver le moyen d’inspirer à son insensible entourage la sympathie qui m’est nécessaire. Au commencement de mars de cette année, je sais le jour, j’eus l’entière perception de l’inanité de tous mes efforts pour me tirer de la ruine, tout ce qui devait survenir de si abominablement indigne, je le vis clairement venir, en proie à un désespoir sans bornes. Alors, subitement, le roi de Bavière meurt et, contre toute attente, mon compatissant ange gardien monte sur un trône. Quatre semaines après, son premier soin est de me faire chercher ; pendant qu’aidé de votre douloureuse sympathie, je vide jusqu’à la dernière goutte de lie le calice des douleurs, l’envoyé royal me cherche dans ma demeure de Penzing déjà sans maitre ; il doit rapporter à l’enthousiaste jeune roi un crayon, une plume qui m’appartienne. Comment et quand il finit par me trouver, vous le savez. Amie, il n’y a pas de doute possible ici : Voilà ce qui a été et ce qui est ! Ah ! Enfin un amour qui n’amène ni douleurs, ni tourments ! Ce que je sens en voyant ainsi devant moi cet admirable adolescent ! À mon anniversaire de naissance, il m’a donné son portrait à l’huile pour lequel il a posé lui-même. Cette merveilleuse image m’a appris à prouver victorieusement à autrui que j’ai du « génie » : regardez donc là, vous autres, vous voyez de vos yeux mon « génie » devant vous !

Un familier du roi m’a assuré qu’il lui semble que l’adolescent n’est si sérieux et si sévère dans les affaires du gouvernement, que pour ne permettre à personne de prendre de l’influence et pour s’assurer la liberté la plus complète, afin que, sûr de son pouvoir et absolument indépendant, il puisse vivre comme le comporte son amour pour moi. Il sait parfaitement qui je suis et ce dont j’ai besoin : je n’ai pas eu un mot à perdre à propos de ma position. Il sait que le pouvoir d’un roi doit pourtant suffire à éloigner de moi tout ce qu’il y a de vulgaire, à me livrer tout entier à ma Muse, à me procurer tous les moyens nécessaires pour faire représenter mes œuvres quand et comme je le désire ! Il est presque toujours à présent dans un petit château tout près d’ici ; en 10 minutes la voiture me conduit auprès de lui. Il l’envoie tous les jours une ou deux fois, alors je vole comme vers la bien-aimée. Ce sont des moments ravissants ! Jamais ce besoin d’instruction, cette façon de comprendre, ces frémissements et ces ardeurs ne me sont apparus avec une si naïve beauté ! Et puis, ces soins charmants pour moi, cette exquise chasteté du cœur, de chacune de ses expressions quand il me parle du bonheur qu’il a à me posséder : nous restons souvent assis des heures ensemble, perdus dans la contemplation l’un de l’autre. Il ne pose pas pour moi : nous sommes tout à fait seuls. Si je voulais, me dit-on, la cour tout entière me serait ouverte : Il ne me comprendrait pas si j’ambitionnais d’y jouer un rôle. Tout est si beau, si vrai ! — Comme il me sera facile, de cette façon, de calmer toutes les appréhensions : on ne me remarque pas, je n’empiète sur les droits de personne ; tout ce que nous méprisons tous deux du fond du cœur, poursuit tranquillement sa route, nous ne nous en soucions pas. Peu à peu tous m’aimeront. Déjà l’entourage immédiat du jeune roi est heureux de me voir et de me savoir ainsi, parce que chacun sent que ma prodigieuse influence sur l’esprit du prince ne peut que faire du bien à tous et ne fera de mal à personne. De sorte que, de jour en jour, tout en nous et autour de nous deviendra plus beau et meilleur ! —

Tel est mon bonheur, amie ! Doutez-vous que ce soit le vrai ? Le vrai, oui, — ce devait être le vrai : vous verrez à présent comme il durera et comme tout prospérera. Ne doutez pas ! —


(Écrit quelques jours plus tard.)

Si jamais quelque chose dans ma vie m’a désespérément démoralisé et navré, c’est une faculté que possède « le monde » et contre laquelle nous ne pouvons absolument rien. C’est l’outrecuidance qu’il y a au fond de l’âme des philistins à propos de « leur sagesse pratique » et leur complaisante présomption, vis-à-vis des rares esprits profonds et incompris, à se croire seuls prudents et seuls sages. Cette abominable sagacité, cette risible incapacité de comprendre et d’apprécier à leur juste valeur les choses de la vie, qui célèbre de temps à autre ses triomphes à la face du fantasque cerveau-brûlé, n’est, à la bien considérer et pour des esprits plus profonds, qu’une des attributions de l’instinct, qui porte l’animal à chercher ce qui est utile et nécessaire au jour le jour ; comme l’esprit plus profond néglige fréquemment et avec intention (afin de pouvoir embrasser un plus vaste horizon) ce nécessaire immédiat, il est traité par ces intelligences pratiques d’insensé et d’ignare. Nous sommes donc forcés de souffrir que le monde, que nous comprenons parfaitement, ne nous comprenne jamais et qu’il se permette de déplorer notre manque d’esprit pratique. Mais quand cet état de choses se fait sentir dans le domaine de la moralité et que le philistin se considère seul comme moral, pour la seule raison qu’il n’a aucune idée de la véritable moralité, n’en ayant pas le sentiment, alors cette condescendance et cet ironique abandon de nos droits à nos adversaires deviennent chose difficile. Mais, — quand une âme féminine est à ce point oublieuse des instincts de l’amour, que, du haut de cette morale philistique, elle se met à juger, à plaindre, et… à exhorter l’objet de son amour, alors la situation n’est plus tenable. C’est devenu mon châtiment que, pour avoir gâté ma propre femme en usant de trop de condescendance à cet égard vis-à-vis d’elle, elle en soit finalement arrivée à ne plus trouver en elle-même un point fixe, qui lui permette de me rendre une ombre de justice. Les conséquences ont suivi…

Où êtes-vous à présent, amie ? Écrivez-moi donc encore une fois. Je suis tout seul ici : il me manque de la société autour de moi, peut-être aurai-je la visite de Cornélius. Et « l’élément féminin », pourrai-je m’en passer enlièrement ? Avec un profond soupir je dis non, mais que je devrais presque le désirer ! Un regard jeté à sa chère image me console ! Ah ! l’aimable enfant ! Il est tout pour moi maintenant, monde, femme, enfant !

Mille amitiés ferventes !

Éternellement votre
R. Wagner.


Starnberg en Bavière, 30 juin 1864.


Chère et précieuse amie !

Je suis très fatigué et je souffre de ce que j’ai vécu : maintenant que la surexcitation a disparu, la douleur se fait sentir, comme après une blessure. Ce n’est pas si vite que vous croyez que je pourrai me remettre à l’art. J’en suis encore toujours à m’étonner quand je me représente où j’en serais à présent si cette chose unique, cette chose inattendue ne m’était arrivée, car tout ce que je me croyais en droit d’attendre, m’a et m’aurait lamentablement manqué ! Je m’en rends compte à présent et j’en frémis. Ma solitude est horrible. Je ne puis me soutenir auprès de ce jeune roi que comme sur la plus haute pointe d’une montagne. L’abandon de mon ménage, la nécessité de m’occuper encore absolument seul de choses pour lesquelles je ne suis vraiment pas fait, paralysent mes esprits : je vais de nouveau avoir à changer de demeure ; j’ai eu à organiser tout un ménage, à me préoccuper de couteaux, de fourchettes, de plats et de casseroles, de draps de lit, etc… Moi, adorateur des femmes ! Comme, en retour, elles m’abandonnent aimablement leur besogne ! —

Chérie, le plus beau dans votre belle lettre est l’allusion à votre visite ! C’est là-dessus que je compte à présent et ne vous écris par conséquent pas davantage, ce qui vient à point à ma paresse. Vous pourriez admirablement loger chez moi : j’ai pris, ne pouvant faire autrement, toute une grande maison et tout sera à votre disposition. Amenez aussi un secrétaire et rien ne vous empêchera de dicter, tout en mangeant, au roman promis. Nous devons pourtant une fois nous parler de nouveau à cœur ouvert : qui sait si cela arrivera jamais encore ? J’aimerais tant à mourir à présent ! —

Hier Mme de Bulow est arrivée avec 2 enfants et une bonne ; le mari suivra. Cela anime un peu, mais je suis si étrange que je suis incapable d’éprouver l’impression juste. Peut être est-ce seulement le mauvais temps qui en est cause ? — Ne le croyez-vous pas aussi ? — Nous autres artistes, nous n’avons pourtant pas l’habitude de prendre les choses si fort au sérieux ! Enfin, nous verrons bien. Venez seulement bientôt et restez longtemps. Un mot encore de mon jeune roi, c’est que si je ne suis pas tout à fait et pleinement heureux, la faute n’en est pas à lui. Du charme et de la beauté de ces rapports, vous ne pouvez certainement encore vous faire une idée exacte, vous ne le comprendrez que lorsque vous serez auprès de moi ; en un mot, — le sexe mâle s’est complètement réhabilité à mes yeux par ce représentant. —

Vous verrez tout cela ! — Adieu, amie chère, précieuse, angoissée, pleine de sollicitude, au regard profond ! — Mille fois merci pour votre amité !

De cœur
Votre
R. Wagner.



Starnberg, 9 septembre 1864.


Chère et précieuse amie !

Je viens de nouveau à vous pour m’entretenir un peu avec vous, comme je l’ai eu si souvent à cœur dans ces derniers temps. Que vous ne m’ayez pas rendu visite n’est vraiment pas gentil de votre part, mais je sais déjà que pour vous, au-dessus de maison, mari et enfants, il n’y a rien, conséquemment vous êtes du nombre des absolument heureux qui possèdent cela en tout ou en partie et qui ne manquent jamais de prouver, chaque fois que la nécessité de choisir se présente pour eux, que rien ne vaut le bonheur qu’ils possèdent, — donc, absolument heureuse ! —

Eh bien ! Je ne suis pas de ceux-là ; — pensez un peu ce que je ressens : — le plus complet dégoût de la vie lutte en moi contre l’intention formellement arrêtée d’employer désormais bien ma vie. C’est singulier, mais quand j’ai cette intention, je ne me sens jamais à l’aise, je remarque alors que tout n’est vraiment qu’affectation et qu’il n’y a rien de vrai derrière. Toutefois, le profond manque de foi en ma vie, se révèle alors souvent à moi sous une forme exquisement apaisante ; il y a alors des moments, comme lorsque le sommeil vient, où je jouis de la véritable félicité. —

J’ai donc à présent un jeune roi qui m’aime avec exaltation : vous ne pouvez-vous en faire une idée ! Je me souviens d’un rêve que j’ai fait dans les premières années de mon adolescence, je rêvai que Shakespeare vivait et que je le voyais et lui parlais réellement, corporellement ; l’impression m’en est à jamais restée et se transforma en un ardent désir de voir Beethoven (qui était déjà mort aussi). Quelque chose de semblable doit se passer dans cet être charmant quand je suis auprès de lui. Il me dit qu’il en est encore toujours à douter qu’il me possède véritablement. Ses lettres à moi, nul ne peut les lire sans être étonné et ravi. Liszt est d’avis que sa réceptivité est parfaitement au niveau de ma productivité. C’est une merveille, — soyez-en sûre ! — Et cela pourrait ne pas faire plaisir ? Cela doit en faire ! Mais — que de peine, que de peine me coûte le plaisir ! Il n’a rien moins fallu que ce roi merveilleux, sinon, — c’était fini, absolument fini !

J’en étais en quelque sorte déjà arrivé à être congédié par tous mes vieux amis : vous seule, à parler franchement, vous croyiez encore en moi. —

Depuis quelque temps je suis de nouveau tout à fait seul, comme dans un château maudit. Je ne nie pas que cette solitude absolue ne me soit maintenant fort pernicieuse : croyez-m’en, c’est un mal auquel je finirai par succomber. Malheureusement, cela allait tout aussi horriblement mal quand j’avais des amis auprès de moi : il n’y avait ni joie ni repos. Le pauvre Bulow nous est arrivé au commencement de juillet dans le plus complet état d’épuisement, avec des nerfs surmenés et exaspérés ; il n’a eu que du mauvais temps, donc a fait un séjour malsain et est tombé d’une maladie dans l’autre. Ajoutez à cela un mariage tragique, une jeune femme douée d’une façon rare, inouïe, le merveilleux pendant de Liszt, seulement supérieure à lui au point de vue intellectuel. —

Si, m’en tenant à la surface, il m’était possible de me réserver la part d’agrément qui pourrait me venir des circonstances et des choses ! Mais je ne suis pas fait ainsi ; je suis assez fou pour tout prendre au sérieux. Le plus important était d’arracher Bulow à son affolant surmenage artistique et de lui fournir un plus noble champ de travail.

Il n’a pas été difficile de décider le jeune roi — et, d’autre part, la chose était importante pour lui — à nommer Bulow son pianiste particulier. J’espère donc avoir sous peu les Bulow chez moi et pour toujours. Je leur ai démontré à tous deux qu’il n’est qu’un moyen de salut pour nous tous : travailler en commun au grand Art, créer, agir. — Ce serait alors une nécessité de plus pour persévérer et lutter, en dépit des écœurements du dégoût de la vie. — Vous voyez que je ne prends rien légèrement. Pas même un cas comme la mort de Lassalle : le malheureux était chez moi (par Bulow) justement quinze jours avant sa mort, pour me supplier d’intervenir auprès du roi de Bavière contre son ambassadeur en Suisse, Dönniges (il faut savoir que je passe pour le favori tout-puissant : l’autre jour les parents d’une empoisonneuse se sont adressés à moi ! ). Qu’en dites-vous ? Je ne connaissais pas du tout Lassalle ; en cette occasion il m’a profondément déplu ; c’était une affaire d’amour où il n’y avait que vanité et pathos. J’ai reconnu en lui le type de l’homme important de notre avenir, que je suis forcé de nommer l’âge germano-judaïque.

Je suis encore sans maison en ville : j’aimerais bien quelque chose de permanent et je ne trouve rien. Je devrais faire bâtir, mais il faut deux ans pour cela. Est-ce que je vivrai si lontemps ? Et pourtant, il le faut. Mon jeune roi thésaurise, ajourne les travaux paternels, etc., pour conserver intacte la somme nécessaire à l’exécution des Nibelungen. Je n’ai pas encore eu un seul jour de véritable repos comme avant ; j’hésite, je ne sais qu’entreprendre en premier lieu. Après tout, je crois que je laisserai tout le reste là et que je terminerai les Nibelungen : si je dis cela au roi, il m’en choyera encore davantage.

Mais maintenant, écoutez : le 2 octobre, la première fois que le roi viendra au théâtre, je lui donne une représentation modèle du Vaisseau Fantôme (le seul de mes opéras malheureusement qui puisse être bien donné à présent). Tout est préparé pour que ce soit une représentation parfaite. Au milieu d’octobre, j’ai un grand concert eu je ferai exécuter mes nouveaux fragments, comme jadis à Carlsruhe. Viendrez-vous ? — En mai, l’année prochaine, Tristan avec les Schnorr. — Viendrez-vous aussi ?

Où en est le roman ? — Comment va Wille et les fils ? Veuillez leur faire mes meilleures amitiés. — Que fait « la contrée maudite ? » Me voulez-vous toujours du bien ? Croyez-vous à ma reconnaissance ? — Croyez-vous en moi ? — Répondez avant le concert.

Amitiés sincères !

Votre
R. Wagner.



Munich, 21, Brennerstrasse.
8 octobre 1864.
Très chère !

Votre silence m’inquiète. Vous avez pourtant reçu il y a quelque temps une lettre de moi. —

Je saisis un moyen pour vous amener à me donner bientôt de vos nouvelles.

Je vous envoie une lettre de mon jeune roi et je vous prie de me la renvoyer bien vite, comme restitution d’un dépôt d’amour ! —

Hier, lorsque nous avons décidé de terminer et de faire exécuter mes Nibelungen, j’ai été si saisi d’étonnement en face des facultés merveilleuses de ce divin jeune roi, que j’étais sur le point de tomber à genoux et de l’adorer. —

Au commencement de novembre : le Vaisseau-Fantôme et exécution de mes fragments (avec Schnorr). Au printemps : Tristan. Été de 1867 : l’Anneau du Nibelung.

Mille amitiés !

De cœur
Votre
R. Wagner.
Amie !

Deux mots pour votre orientation ! Vous connaissez ma réponse[1] : la voici de nouveau. Elle contient une inexactitude : mes rapports avec le roi y sont représentés avec restriction. Pour mon repos, je désirerais ardemment qu’il en fût ainsi. La fatale et étrangement profonde sympathie du roi pour moi… Si, pour mon repos, je renonçais aux droits qu’elle me donne, je ne comprends pas comment, vis-à-vis de mon cœur et de ma conscience, je pourrais me soustraire aux devoirs qu’elle m’impose. Vous devinez que ce ne sont que des hommes de paille qu’on lâche ainsi sur moi ; cela ne signifie rien et la calomnie en est déjà arrivée à jouer un jeu désespéré. Mais les instigateurs !… Je frémis, si ne songeant qu’à mon repos, je me retire dans les limites jugées nécessaires, de l’abandonner… à son entourage ! —

J’ai peur au plus profond de l’âme et je demande à mon démon : Pourquoi ce calice ? — Pourquoi, là où je cherchais le repos et de paisibles loisirs pour le travail, être pris comme dans un rets dans une responsabilité qui met entre mes mains le salut d’un homme divinement doué et peut-être le bien d’un pays ? — Comment sauver mon cœur ici ? Comment alors être encore artiste ? — Il lui manque tout homme qui lui serait nécessaire ! Voilà, voilà ce qui m’obsède et me serre le cœur. Le jeu que joue la cabale et qui n’est calculé que pour me mettre hors de moi et m’arracher une indiscrétion, finira de lui-même. Mais quelle énergie, qui m’enlèverait à jamais à mon repos, me faudrait-il pour soustraire mon jeune ami à son entourage ! — Il tient si ferme, il est si touchant dans sa fidélité pour moi et pour le moment ne veut rien savoir de tout cela. —

Que dites-vous de mon sort ? — Mon aspiration vers le dernier repos est inexprimable : mon cœur ne peut plus supporter ce vertige ! —

Salut cordial à Wille !

Votre très fidèle
Richard Wagner.

Munich, 26 février 1865.

Amie chérie !

Miracle ! J’ai enfin une heure de tranquillité et de repos moral que j’emploie à expédier une douzaine de lettres. C’est justement le tour de la vôtre, car vous devez recevoir deux ou trois lignes, cela va sans dire, quoique Cosima m’ait promis de vous écrire en mon nom. Il doit pourtant vous être impossible de croire que j’aie pu, à cette époque de l’année, ne pas penser tous les jours à vous avec reconnaissance, amour et mélancolie ? — Certainement non ! Chaque brin d’herbe qui croît dans mon jardin, me rappelle le verdoiement du vôtre, l’année passée !

Eh bien, — venez ! Voyez-vous, c’est votre mari qui insiste pour que je vous y engage ! Eh ! Comme c’est beau ! — Comme je ris de bon cœur de Wille ! —

Oui, venez ! Les trois représentations principales ont lieu les 15, 18 et 22 mai. Elles seront merveilleuses, jamais on n’aura rien vu de semblable. C’est pour cela que j’ai dû souffrir, pour en arriver à vivre cela ! De la splendeur des deux Schnorr, vous ne pouvez vous faire aucune idée ! Toute la force de leur vie, ils l’ont concentrée dans cet unique rôle qu’ils dominent à présent, de toute la plénitude de leur valeur artistique. — Mon article décrit encore beaucoup trop faiblement les admirables conditions dans lesquelles mon œuvre va paraître. Quant aux dons divins de mon jeune roi, nulle hymne ne pourrait les épuiser en les célébrant. Tout est ici comme en un rêve enchanté ; on ne peut s’imaginer que tant de beauté, de profondeur et d’élévation puisse soudain éclater dans une vie humaine. Et comme il est sage, sans s’en douter le moins du monde. Mais beaucoup de tristes choses planent au-dessus de nous : l’horrible vulgarité de l’entourage et de toutes les circonstances et pourtant, — tout est dominé par lui sagement, avec un instinct tout à fait infaillible. — Dieu ! si celui-là vit et prospère ! Alors la nation allemande aura enfin le modèle dont elle a besoin, — et un autre que Frédéric II !

Toutes mes craintes se sont évanouies, grâce à Son incomparable sûreté de sentiment. Rien ne lui nuit, — il est sacré. —

Mes amitiés les plus sincères à Wille ! Ayez honte — et venez, cela en vaudra la peine.

Du fond du cœur,
Votre
R. Wagner.

30 avril 1865.

Munich, 26 septembre 1865.

Dites donc, chère amie, comment vous a-t-il été possible de passer si près de moi cet été ? Combien de fois déjà n’ai-je pas voulu vous adresser cette question ! Mais ma stupéfaction en était si grande que je n’y suis pas encore parvenu. — Il vous a même été possible de résister aux instances de votre mari ! Ainsi, vous avez donc passé avec moi des périodes de ma vie aussi horribles qu’étranges, vous les avez passées dans la plus profonde intimité, en moi et avec moi, vous avez senti et souffert avec moi, pour m’abandonner tout d’un coup à l’un des moments les plus importants de ma carrière ! Comme c’est étrange ! — Comme cela donne de nouveau à penser ! —

Que vous dirai-je de moi ? —

J’ai parlé d’ « un moment important » : je n’ai pas dit « un moment de joie ». Peut-être avez-vous pressenti que là aussi, à cette hauteur, — il n’y aurait, à parler franchement, que peines et douleurs pour moi, et vous sentiez-vous trop souffrante pour m’accorder votre pitié ? —

Il y a eu une petite période pendant laquelle je croyais vraiment rêver, tant je me sentais de joie au cœur. C’était pendant les répétitions de Tristan.

Pour la première fois de ma vie, j’ai été couché, moi et mon art tout entier, comme sur le lit de l’amour. Cela devait être ainsi une fois ! Grand, noble, libre et riche, l’atelier tout entier ! puis un couple d’artistes merveilleux, que le ciel m’avait dispensé, intimement uni, ardemment dévoué, doué d’une façon stupéfiante. Mon fidèle ange gardien planant toujours au-dessus de moi, rayonnant de beauté, versant ses bénédictions, plein d’allégresse en face de ma satisfaction, de ma joie du succès croissant, ordonnant, toujours invisible, ce qui m’était utile, éloignant ce qui pouvait me nuire. Comme un rêve enchanté l’œuvre croissait et atteignit une réalité que nul n’avait pu pressentir : la première représentation, — sans public, pour nous seuls, — donnée comme répétition générale, ressemblait à l’accomplissement de l’impossible !

Le sentiment du rêve ne m’abandonna pas un instant : je m’étonnais et m’étonnais qu’on pût vivre cela ! — Ce fut le point culminant et pourtant, ce fut rendu amer par — des absences ! — Oui : rendu amer ! Comme vous me semblez tous petits, vous qui vous êtes dérobés — à cette émotion ! —

À partir de là, — rien que douleurs ! Comme, à dire vrai, je ne donne rien pour le soi-disant succès, les expériences de ce genre faites sur le public, me parurent importunes et avilissantes. À la quatrième représentation, je fus envahi — au dernier acte — par le sentiment de la profanation de cette exécution inouïe, je m’écriai : C’est la dernière représentation de Tristan et plus jamais il ne sera donné ! Et maintenant la chose est accomplie. Mon admirable chanteur me quitta, plein d’allégresse, rayonnant de fierté et de satisfaction. Huit jours après je volais à Dresde pour assister à son enterrement : la goutte volante, voilà le nom du démon qui lui a sauté du genou au cerveau. Il gisait là. — Depuis lors, tout est triste pour moi. J’ai été seul dans les hautes montagnes et maintenant, je suis seul ici. Je ne puis plus parler à personne et l’on me croit toujours en voyage. Le merveilleux amour du roi me tient en vie : il a soin de moi comme jamais homme n’a eu soin d’autrui. Je revis en lui et je veux encore lui créer mes œuvres. Pour moi-même, je ne vis vraiment plus. Mais il éloigne de moi tout ce qui me rappelle la vie et la réalité : je ne puis plus que rêver et créer.

Voilà ce qui est et ce qui sera. Mon ardeur au travail engloutit toute ma pensée. J’achève à présent les Nibelungen : un Parsifal est déjà ébauché. Tout est étrange comme dans un rêve : sinon, tout serait mortellement douloureux.

Maintenant donnez-moi de vos nouvelles. — Mille amitiés, chère, intime amie ! Vous souvenez-vous encore de vos prophéties ? Non, ce n’était pas là la cause : ce qui pouvait être accompli, a été accompli, comme jamais rien ne l’a été, — mieux que le plus beau des rêves. Et vous n’avez pas même voulu approcher du lieu de ce rêve ?

Que tout soit salué du fond du cœur par

Votre
Richard Wagner.
Genève, Campagne des « Artichauts ».
26 décembre I865.



Très chère et vénérée amie !

Vous voyez que je prends tout au sérieux et vous vous attendez certainement aussi que je m’en tiendrai au sérieux de ma dernière lettre. Soyez sincèrement et profondément remerciée pour votre réponse. Je n’attendais que l’annonce de votre retour à Mariafeld pour vous faire connaître ma dernière résolution, comme vous me le demandiez. — Je reste ce que j’étais. —

En ce qui concerne mes rapports avec Munich, je ne puis vous dire grand’chose : vous pouvez dissiper vous-même les vapeurs mensongères, si vous voulez y voir clair. Le fait est que je prends tout au sérieux et qu’il ne peut être question de prudence avec moi. Il s’agit à présent de laisser quelque temps au jeuhe roi, afin qu’il apprenne un peu à régner et à être le maître. L’école des souffrances actuelles lui fera du bien. Son trop grand amour pour moi l’empêchait de regarder autour de lui et de se rendre compte d’autres choses : il était facile à tromper. Il ne connaît personne et — doit d’abord apprendre à connaître les gens. Mais j’ai de l’espoir pour lui. De même que je suis à jamais certain de son amour, j’ai confiance dans le développement de ses admirables facultés. Il lui reste seulement à apprendre à connaître un peu plus les hommes. Alors il saura facilement distinguer ce qui est juste.

Envoyez-moi Félicitas et ne considérez pas ma demande comme une flatterie ! —

Adieu ! Bien des amitiés à Wille.

Votre
Richard Wagner.

Si j’ajoute quelques mots aux deux dernières lettres de Wagner, c’est qu’il ressort de ces lettres que c’était dans des circonstances difficiles et précaires qu’il vivait à Munich, de sorte qu’il aimait à se ménager un temps de repos pour échapper à de mesquines persécutions et pour laisser se dissiper « les vapeurs mensongères », qui ne se rassemblaient que trop facilement autour de lui.

La lettre que Wagner m’écrivit de Genève, me parvint à Hambourg et m’alarma. Je ne connaissais pas Munich, mais je savais que les savants et les poètes de l’Allemagne du Nord qui avaient reçu les faveurs du roi Max, avaient excité l’antipathie des Munichois. Bien plus sérieuse et plus profonde me semblait l’animosité que beaucoup éprouvaient contre l’homme extraordinaire sur lequel la faveur royale n’avait versé que trop généreusement la fortune et l’éclat.

Ce qui, dès le principe, m’avait préoccupée, c’est que les choses avaient été poussées d’emblée jusqu’à l’extrême, et ne présentaient aucune garantie de durée. C’est pour cette raison que je n’avais pas accepté les invitations de Wagner, que je n’avais pas assisté aux représentations de Tristan et Isolde, que je n’avais pas été le voir à Starnberg et je ne pouvais pas encore trouver la forme exacte pour lui écrire ce que j’avais sur le cœur, c’est-à-dire qu’il n’était pas l’homme qui pût faire sentir au jeune monarque, que l’art et la poésie ne peuvent être le but suprême des pensées royales, mais que celui qui est appelé à porter un peuple dans son cœur et à en inscrire les droits dans sa conscience, prend sur lui des devoirs plus difficiles et plus sérieux. Je ne sais si cette fois ma lettre formula ma pensée, ni si elle parvint jamais entre les mains de "Wagner, en tous les cas je ne reçus pas de réponse et pendant les trois mois que je restai à Hambourg à cause de l’état de santé de mon père, nous n’échangeâmes aucun signe de vie.

Quand je revins à la maison au printemps, j’appris que Wagner était rentré à Munich et que le roi s’intéressait à l’idée de faire bâtir dans les environs de sa capitale un théâtre destiné uniquement à la représentation des drames lyriques. Semper avait fait, d’après le projet et les dispositions de Wagner, un plan grandiose et de style pur, comme il aimait à édifier ses œuvres.

Le commencement de cet été fut un temps pénible pour l’Allemagne : la guerre entre la Prusse et l’Autriche était dans l’air et l’on reculait bien moins devant la guerre que devant la pensée d’un combat fratricide, qui devait amener l’unité de l’Allemagne. Wagner fit alors un séjour à Lucerne, Wille alla le voir et trouva chez lui Semper, qui était venu lui soumettre le plan du théâtre projeté. Ces messieurs étaient ensemble lorsque Wille essaya de persuader à Wagner d’employer son influence sur le roi de Bavière pour qu’il gardât la neutralité et proposât son arbitrage aux parties belligérantes. Wagner, alors plein d’antipathie pour Bismarck et la Prusse, s’y refusa et dit qu’il n’avait en politique aucune influence sur le roi, qui, lorsque lui, Wagner, entamait ce sujet, regardait en l’air et se mettait à siffler. — Puis il parla de la sévérité de l’éducation que le roi Max avait fait donner à ses fils, surtout à l’héritier du trône. Semper, qui était présent à cet entretien, l’ébruita et Wille fut attaqué avec violence par un journal catholique de Lucerne.

Je laisse à présent passer quelques années pendant lesquelles la correspondance entre Wagner et Mariafeld sembla assoupie. Beaucoup d’événements ont dû alors marquer la vie de Wagner, beaucoup d’événements avaient marqué la nôtre. La faiblesse toujours croissante de mes parents m’avait enlevée tous les ans des mois entiers à mon foyer. Après leur mort, nous avions passé deux hivers en Italie. La douleur et la joie s’étaient succédé à Mariafeld : mon fils aîné s’était marié et m’avait amené la fille chérie qui m’avait toujours manqué.

Pendant ce temps, Wagner avait terminé les Maîtres Chanteurs et en juin 1868 devait avoir lieu la première représentation d’une œuvre que j’avais en quelque sorte vue naître sous mes yeux. Mme de Bulow nous avait invités au nom de Wagner ; des amis de Wagner, de loin et de près, avaient promis leur présence. Il se trouva cette fois que, revenant d’une visite faite à ma sœur en Silésie, je pouvais passer par Munich et j’étais heureuse de revoir notre ami.

La représentation fut splendide ; quoique souffrant, Bulow animé de l’esprit et du souffle du maître, dirigea l’orchestre avec une superbe énergie. Le roi, qui était assis dans la grande loge centrale, avait invité le poète-compositeur à prendre place auprès de lui : « Il faut que le poète marche avec le roi. »

Après le premier acte, Wagner fut appelé avec enthousiasme, mais il ne parut pas sur la scène, n’ayant pu trouver le chemin qui y conduisait. La représentation continua et lorsqu’elle fut terminée et que le public réclama avec frénésie le créateur de ces joies profondes, Wagner, sur l’ordre du roi à côté duquel il était assis, se leva et du haut de la loge royale, s’inclina vers l’assistance. Ce manque de formes m’effraya et me fit mal : il est vrai que le roi avait commandé, le poète avait obéi.

Wagner demeurait alors au premier étage de la maison qu’occupait la famille de Hans de Bulow. Je ne restai qu’un jour à Munich : notre ami était au centre de son entourage artistique, peut-être aussi n’était-il pas sans appréhension par rapport aux suites de l’incident de la veille, je n’avais donc pas de raison pour rester davantage.

Je ne sais si ce n’est pas à cause de cet incident que Wagner se décida peu après à quitter Munich et à s’établir à Tribschen, au bord du lac de Lucerne. Tout est si loin déjà que j’ai perdu le souvenir de bien des choses, mais Wagner ne nous parla point des raisons qui l’avaient décidé à ce changement, quand il vint nous voir à Mariafeld et qu’il passa quelques jours auprès de nous, aussi plein de cordialité et de chaleureuse affection que par le passé.

Je cède de nouveau la parole à trois lettres de Wagner. L’une de ces lettres accompagnait une brochure et montre l’amabilité de l’auteur, qui voulait se rappeler au souvenir de sa vieille amie. Les deux autres nous mènent au temps où la paix et le bonheur brillèrent enfin pour Wagner. Dans ces années de solitude, le bonheur, qui lui avait manqué toute sa vie, avait enfin mûri dans son âme et dans son cœur. On raconta que, pendant que le Créateur du drame musical séjournait à Tribschen avec son amie et les enfants de son amie, un hôte auguste vint visiter incognito cet asile de paix.


Chère et vénérée amie !

Votre fidèle et bonne lettre m’a fait bien plaisir. Après une promesse que vous nous aviez faite il y a deux ans, nous étions en droit d’attendre une longue visite de vous à Tribschen. Tout l’été passé j’en ai espéré l’accomplissement et je n’étais pas loin de me faire des idées peu agréables à propos de votre absence.

Depuis lors je n’ai plus quitté mon asile et j’ai bien l’intention d’y rester des années sans bouger, fermement résolu à ne me consacrer qu’à mon travail et non plus à des efforts extérieurs, énervants et stériles. Pour le moment j’en suis à Siegfried, interrompu en 1858.

Ma noble amie et consolatrice est depuis longtemps auprès de moi avec ses enfants. Nous ne voyons personne, mais nous aimerions à vous voir parmi nous.

Votre souvenir m’a fait du bien. Conservez-moi votre affection et soyez sereine. Vous méritez une belle couronne.

De cœur,
Votre
Richard Wagner.

Tribschen, 25 mai 1869.


Chère et vénérée amie !

Je prends la liberté de me rappeler à votre souvenir par l’envoi d’une nouvelle brochure de moi — cette fois « sur la Direction ». Plusieurs choses vous y intéresseront. Peut-être que d’autres exciteront un peu de scandale, — si ce n’est chez vous, — du moins quelque part d’autre à Zurich, c’est pourquoi je n’envoie pas ce petit livre d’un autre côté.

Vous voyez que je tiens toujours ferme et que je ne perds point courage, quand bien même j’ai perdu toute espérance.

Avec les amitiés les plus sincères et les souvenirs les plus reconnaissants,

Votre fidèle,
Richard Wagner.

Lucerne, 26 mars 1870.

Chère, vénérée amie !

Je n’ai certainement pas besoin de vous dire le plaisir que votre lettre et votre invitation nous ont fait. Il est sûr que nous viendrons, car vous serez les premiers à qui nous nous présenterons mariés. Pour en venir là, il nous a fallu beaucoup de patience : ce qui était inévitable depuis des années, n’a pu arriver à une solution qu’après des souffrances de tous genres. Depuis que je vous ai vue en dernier lieu à Munich, je n’ai plus quitté mon asile, dans lequel s’est aussi réfugiée depuis lors Celle qui devait prouver qu’il y avait quelque chose à faire pour moi et que l’axiome formulé par tant d’amis : « il n’y a rien à faire pour Wagner », n’était pas juste. Elle savait qu’il y avait quelque chose à faire et elle l’a fait : Elle a bravé toutes les ignominies et pris sur elle toutes les condamnations. Elle m’a donné un fils merveilleusement beau et vigoureux que j’ai hardiment appelé Siegfried : il prospère à présent avec mes œuvres et me donne une vie nouvelle, qui a enfin trouvé sa raison d’être.

Nous nous sommes donc entr’aidés en dépit du « monde », d’où nous nous sommes entièrement retirés. De cette façon ce qui est vrai seul, nous est resté, et plus touchante que la conquête de nouveaux amis, a été pour nous la fidélité des anciens. Ma sœur, Ottilie Brockhaus, m’a déjà rendu visite l’automne passé avec sa famille ; j’aurais aimé à vous voir parmi eux. Maintenant, c’est la Saint-Jean qui vous amènera. Soyez les bienvenus du fond du cœur !

Mais maintenant écoutez : ne trouveriez-vous pas juste et significatif que je ne vous amène la mère de mon fils que comme ma femme légitime ? Ce n’est heureusement plus loin et nous espérons pouvoir pénétrer à Mariafeld encore avant la chute des feuilles. Mais conservez-moi tout entière votre vieille amitié et venez bien, bien vite chez nous, à Tribschen, avec tous les chers vôtres. Si vous avez des petits-enfants, amenez-les aussi ; vous trouverez ici une nombreuse jeunesse, qui se groupe joyeusement autour de la mère, tout à la fois leur institutrice et leur éducatrice. Outre cela, beaucoup de choses peut-être qui vous feront plaisir.

Comme nous nous réjouirions sérieusement et profondément si vous nous annonciez votre visite bien prochaine ! Chaque jour nous convient, nous sommes toujours prêts. —

Vous me l’aviez prophétisé, noble femme ! Vous rappelez-vous, lorsque, il y a six ans, j’ai pris congé de votre hospitalière maison ? J’étais misérable. Mais vous m’avez regardé et — vous m’avez prophétisé, — vous vous le rappelez bien ! Eh bien, amie, venez et convainquez-vous que vous avez le cœur qui fait les bons prophètes !

Soyez bénie ! Que tout ce qu’aime votre grand et noble cœur prospère ! C’est mon souhait à moi !

Votre
Richard Wagner.

Tribschen, 25 juin 1870.

J’ajoute à cette dernière lettre que nous prévînmes la visite des nouveaux mariés à Mariafeld en leur portant nous-mêmes nos vœux de bonheur.

Ce fut un dimanche, le 3 septembre 1870, que nous nous rendîmes à Tribschen. Dans la salle d’attente de la gare de Zurich régnait la plus grande animation, car, avec la nouvelle de la victoire de Sedan, on venait d’apprendre que l’empereur des Français s’était constitué prisonnier entre les mains du roi de Prusse. Ce grand événement remplit mon mari de joie et je partageai son sentiment. Mais, pendant que le train nous emportait vers Lucerne, fidèle à sa nature féminine, ma pensée s’occupait pourtant de l’immédiat, je songeais au douloureux épisode qui, six ans auparavant, avait amené Wagner à Mariafeld et l’avait intimement rapproché de moi, au changement subit survenu dans son sort, au bonheur qui lui était échu et comment aujourd’hui, débarrassé de toutes les épines qui couvraient son chemin à Munich, il était libre de travailler, de créer et d’être heureux comme il l’entendait. Affiné par des années de lutte et de persévérance, son amour s’était conservé fidèle et profond pour la femme héroïque et de haute race qu’il pouvait à présent joyeusement et fièrement proclamer sienne à la face du monde. Les paroles que Wagner a adressées à son « royal ami » me revinrent involontairement à l’esprit :

« Tu es le doux printemps, qui m’a paré de nouveau, — qui renouvelle la sève dans les rameaux et dans les branches ; — c’est ton appel qui m’a soustrait à la nuit, — qui retenait mes forces dans l’engourdissement de l’hiver. — Comme ton auguste et gracieux salut m’a ravi, — qui, accumulant les délices, m’a arraché à la douleur ; — fier de mon bonheur, je marche à présent par des voies nouvelles, — dans l’estival royaume de la Grâce. »

Ce fut un jour charmant que celui que nous passâmes à Tribschen, l’un des plus jolis points du lac de Lucerne, avec notre ami et son aimable femme, entourés de beaux enfants. Il y aurait beaucoup à dire de cette belle fête de famille : lorsque les premières effusions de joie après une longue séparation, eurent eu leur cours et que mon mari et Wagner se furent suffisamment expliqués à propos de Sedan, Bismarck et Napoléon, des profondeurs du jardin s’éleva, en mon honneur, une musique suave, entraînant l’âme vers les régions d’en haut, comme Wagner savait en créer.

Et ce ne fut pas le seul, il y eut maint autre beau jour que nous passâmes avec Wagner et les siens, même en hiver, malgré les glaces et les neiges, pendant les premiers mois de l’année 1871, comme si la vieille amitié était redevenue nouvelle, Mon fils aîné et sa femme, mes petits-enfants, les enfants que l’on amenait de Tribschen, mon plus jeune fils et d’autres hôtes appréciés, formaient un joyeux cercle. Chez mon mari comme chez Wagner, la source de la vie intellectuelle bouillonnait fraîche et joyeuse comme dix-huit ans auparavant, quand ils se réunissaient souvent et que Herwegh leur était cher.

J’avais avec la femme de Wagner les rapports les plus charmants : je sentais que je lui étais sympathique et qu’elle était attirée vers moi. C’était pour moi une apparition particulièrement attachante : la fille géniale de Liszt était semblable à son illustre père et pourtant bien différente ! L’intelligence, l’imagination et la poésie qui l’animaient, en faisaient la véritable compagne de Wagner et lui permettaient de le suivre en pleine connaissance de cause, sur toutes les hauteurs vers lesquelles l’entraînait son génie. Elle s’absorbait dans sa musique avec le plus recueilli des enthousiasmes, car le monde où il vivait, était aussi le sien ! Le génie de Wagner était ingénieux à trouver souvent pour elle quelque hommage musical, délicat et touchant. Dans sa maison elle était toute à sa tâche d’épouse et de mère, institutrice et éducatrice de ses enfants, comme me l’avait écrit Wagner. Sa culture intellectuelle et le tact de la femme qui connaît le monde et la vie, rendaient sa conversation très attrayante.

L’époque où nous nous voyions ainsi, était sérieuse et grosse de conséquences. Les combats et les victoires des armées allemandes, l’inquiétude et les soucis pour les parents et les amis qui gisaient blessés à l’hôpital, la profonde douleur pour d’autres qui étaient tombés sur le champ de bataille, la grandeur des événements qui amenaient forcément une solution, le long siège de Paris, les princes et les rois allemands qui posèrent à Versailles la couronne impériale sur le front du chef victorieux de l’Allemagne unifiée, tout ce qui arriva si précipitamment alors, était si grand historiquement que l’on se sentait soi-même élevé, et que les simples faits de la vie ordinaire semblaient eu recevoir une consécration. Je me souviens comme nous fûmes profondément remués lorsque, par une froide et calme journée, la canonnade du siège de Belfort tonna jusqu’à nous.

Lorsque, la guerre terminée, le peuple allemand sous son glorieux empereur, commença à sentir en soi la force qui lui venait de l’unification, lorsque tout s’agita et tendit en avant, à ce moment-là Wagner aussi se tourna vers la patrie. Il ne put écrire dans le calme de son bonheur sa Messe solennelle, comme je le lui avais souhaité. Ses Nibelungen étaient achevés et voulaient apparaître à la lumière : ils appartenaient à la nation, le peuple allemand devait apprendre à connaître ses dieux, les légendes héroïques et les mythes de ses antiques origines, sous la forme grandiose et plastique du drame. C’est ce que voulait Wagner ! Il était enthousiaste de l’idée de préparer à Bayreuth, sous le sceptre du roi de Bavière et au centre de la grande patrie, des fêtes olympiques auxquelles le peuple affluerait de toutes les vallées allemandes, et qui seraient telles que l’humanité moderne en a besoin, c’est-à-dire l’union intime de la poésie et de la musique avec la collaboration de tous les autres arts.

C’est ce qu’il nous a dit plus d’une fois avant de se rendre en Allemagne pour s’assurer que son projet était exécutable.

Nous avions passé en Italie les mois d’hiver de 1872 et nous revenions joyeusement chez nous pour célébrer le mariage de notre second fils, lorsque nous apprîmes que Wagner, avec son énergie caractéristique, avait déjà pris toutes les mesures nécessaires à son installation à Bayreuth et que bientôt il ne serait plus près de nous.

Nous nous réunîmes encore une fois avant que nos amis quittassent le lieu où ils avaient trouvé le bonheur et le repos.

La vie de Wagner à Bayreuth, l’œuvre gigantesque qu’il a entreprise et qu’il a accomplie, la splendeur de ses drames et la force victorieuse de son génie, n’appartiennent pas au cadre de mes descriptions. Je me suis bornée à dire ce que j’ai vu et à ajouter, en me fondant sur mes sentiments d’affection, quelques détails inoffensifs empruntés à la vie privée, qui serviront à l’éclaircissement des lettres et peut-être à la caractéristique de Wagner.

  1. Voir dans l’Allgemeine Zeitung du 20 février 1865, l’article écrit par Richard Wagner lui-même : Richard Wagner et l’opinion publique.