Quinze Jours de campagne/Chapitre 2

Hachette (p. 31-38).


CHAPITRE II


Commencement des hostilités. – Sarrebrück. – Premiers revers de l’armée française. – Wissembourg. – Mort du général Douay. – Bataille de Wœrth ou Reichshoffen. Forces des combattants. Positions de l’armée française, le combat, la déroute. – Bataille de Forbach. Enlèvement de Spicheren. – Le territoire est envahi. Proclamation du roi de Prusse au peuple français.


Dès la fin de juillet l’inaction de l’armée commençait à inquiéter et à irriter les esprits en France. On sentait instinctivement tout ce qu’il y avait de fâcheux et de grave dans cette perte de temps. Pour donner une satisfaction à l’opinion publique, l’Empereur jugea nécessaire de faire une démonstration. Le 2 août, il donna l’ordre d’attaquer Sarrebrück, où le général Frossard ne rencontra que trois bataillons et trois escadrons des uhlans qui refusèrent le combat et se replièrent avec la précision et le sang-froid de troupes rompues à toutes les circonstances de la guerre.

Cette affaire, qui ne fut qu’une sorte de parade de la part des Français, bien supérieurs en nombre, fut portée à la connaissance du public par une dépêche malheureuse qui la donnait comme une victoire et annonçait qu’on avait enfin envahi le territoire prussien. Nous avions perdu 73 hommes, l’ennemi 75.

Une autre dépêche rendit compte des prodigieux effets de la mitrailleuse, ce terrible engin de guerre, qui, disaient les journaux à effet, fauchait les hommes comme le moissonneur couche à terre les épis mûrs. La population parisienne, si facile à impressionner, voyait déjà l’armée française à Berlin et la route qu’elle avait suivie jonchée de cadavres allemands.

La désillusion ne tarda pas.

À partir de ce moment, en effet, les Prussiens allaient prendre l’initiative et la garder pendant toute la durée de la campagne.

Le 3 août, le général Abel Douay, placé en avant-garde avec sa division, forte de 5500 hommes, sur la Lauter, près de Wissembourg, fut averti de l’approche de troupes ennemies qui paraissaient fort nombreuses. Il informa le quartier général de sa situation. On lui répondit en lui envoyant l’ordre de tenir. Il établit alors une partie de ses forces dans Wissembourg, déclassée comme place forte, mais dont l’enceinte subsistait encore, et il occupa avec 4000 hommes la forte position du Geisberg.

L’armée qu’on avait signalée au général Douay était celle que commandait le prince royal de Prusse. Elle était à ce moment forte de 80 000 hommes.

Le 4, dès le point du jour, une compagnie fut envoyée en reconnaissance, au nord de Wissembourg, sur la route de Landau ; elle revint sans avoir rien vu, sans avoir rien observé de suspect.

Ce premier engagement, comme presque toutes les batailles de cette malheureuse guerre, commença par une surprise. Nos généraux paraissaient avoir oublié la maxime de Condé, celle de tous les grands hommes de guerre, « qu’un habile capitaine peut bien être vaincu, mais qu’il ne lui est pas permis d’être surpris [1] ». À 8 heures, les soldats préparaient le café, quand le canon bavarois retentit sur la route de Schweigen. De ce côté pas une grand’garde, pas un poste avancé, pas une vedette pour signaler la présence de l’ennemi. Après quelques instants de trouble, les Français se formèrent rapidement et soutinrent avec héroïsme une lutte disproportionnée.

Le général Douay fut tué à 10 heures et demie. Wissembourg se rendit à 1 heure. Le Geisberg fut alors attaqué de front et de flanc. Le château, criblé de projectiles, capitula vers 2 heures. Ce qui restait de Français se mit en retraite sur Haguenau. Ils avaient perdu 1 canon, 1200 hommes tués ou blessés et 500 prisonniers. Les débris de la division Douay, alors commandée par le général Pellé, rejoignirent à Wœrth la division Ducrot [2].

C’était un revers dont l’effet moral fut immense, mais la lutte avait été héroïque et l’honneur était sauf. Le prince royal eut même un instant de découragement. Plusieurs de ses régiments s’étaient débandés sous les attaques furieuses des Français, des turcos notamment. « Comment, disait-il, nous nous sommes mis 80 000 Allemands pour battre 9000 Français et il a fallu lutter tout un jour ! Qui sait ce que nous réservent les prochaines batailles ? »

Il devait malheureusement être bientôt rassuré.

L’armée que commandait le maréchal de Mac-Mahon, le, 5e corps, comptait 45 000 hommes. Le prince royal, dont l’armée était alors au complet, avait 120 000 hommes sous la main et 60 000 autres à sa portée.

Dans de pareilles conditions le maréchal aurait dû, s’il était prévenu, reculer et se retirer dans les défilés des Vosges pour en défendre le passage. Étant donnée la configuration des lieux, cette tâche était facile, surtout avec des troupes d’élite, comme celles dont il disposait. Faute, sans doute, de renseignements suffisants, il se décida au combat.

La position de son armée était d’ailleurs, il faut le reconnaître, bien choisie pour la défensive. Elle s’étendait de Morsbronn à Langensulzbach, sur une série de hauteurs abruptes, coupées de haies, de bois, de ravins, que le maréchal fit encore fortifier par quelques travaux de terrassement.

Comprenant enfin le danger de l’éparpillement des troupes devant un ennemi qui n’agissait que par grandes masses, l’Empereur donna aux généraux de Failly et Félix Douay l’ordre de rejoindre Mac-Mahon. Cet ordre ne parvint pas ou ne fut pas exécuté à temps ; une seule division du 5e corps arriva après la défaite et contribua à sauver les débris de l’armée vaincue.

Le 6, dès 6 heures du matin, des actions partielles, amenées par des reconnaissances sur Vœrth et Gunstett, et qui s’étendaient bientôt à Langensulzbach, Frœschwiller, Elsasshausen, Reichshoffen, s’engageaient sur toute la ligne. L’armée allemande mettait sans cesse en avant de nouvelles troupes, et dès régiments frais succédaient aux régiments fatigués.

Cependant, jusqu’au milieu du jour, la lutte se soutint sans désavantage de notre côté. Si de Failly et Douay étaient arrivés, la journée eût pu nous appartenir. À 1 heure le prince royal arrivait sur la hauteur de Wœrth et prenait la direction de la bataille. Une attaque vigoureuse menace notre aile droite. Pour arrêter les progrès de l’ennemi, deux régiments de cuirassiers [3] et le 6e lanciers de la brigade Michel s’élancent au galop et pénètrent dans le village de Morsbronn, occupé par les Prussiens, et dont l’extrémité est fermée par une barricade. Ils sont fusillés à bout portant sans pouvoir se défendre. Cette magnifique brigade est anéantie en quelques minutes.

Cependant, grâce au courage des troupes, grâce à l’indomptable ténacité du maréchal qui lutta tant que la lutte fut possible, le combat se soutint encore, mais, vers 3 heures, un mouvement tournant menaça la ligne de retraite.

Les positions des Français s’étendaient sur un front de 6 kilomètres, ce qui donnait, avec un effectif de 46 000 hommes, une densité de 7 hommes et demi par mètre courant. Les Prussiens engagèrent 115 000 hommes sur une ligne de 8 kilomètres, ce qui faisait 14 hommes et demi par mètre. Outre la supériorité considérable des troupes qui faisaient face aux Français, les Allemands avaient donc l’immense avantage d’avoir un front beaucoup plus étendu, ce qui leur permettait de les déborder par les flancs.

Le maréchal, voyant sa situation devenir critique, donne à la division Bonnemains, composée de quatre régiments de cuirassiers, l’ordre de charger « pour le salut de l’armée ». Sans un instant d’hésitation ou de défaillance, ces braves régiments s’ébranlent et volent à la mort. Ils exécutent sur le terrain le plus défavorable cette magnifique charge devenue légendaire. Leur dévouement, hélas ! fut inutile. Accueillis par une grêle d’obus et de balles qui trouent les cuirasses avec un bruit retentissant, ils sont en peu d’instants décimés, dispersés, et leurs débris errent au hasard sur le champ de bataille, tandis que la puissante artillerie allemande réduit enfin la nôtre au silence et couvre de ses feux les troupes qui résistent encore.

Tout était perdu. La déroute, une effroyable déroute commence. La cavalerie allemande s’élance à la poursuite des fuyards, et sans la division Guyot de Lespart, qui venait d’arriver sur le champ de bataille, l’armée française tout entière eût été prise ou sabrée.

Le 1er corps se replia en grande partie sur Saverne et fut de là dirigé sur Châlons. Quelques régiments se retirèrent sur Bitche. Un assez grand nombre de soldats débandés se réfugièrent à Strasbourg.

Tandis que l’aile droite de l’armée française subissait un si terrible échec, la gauche était, le même jour, battue à Forbach.

Le général Frossard occupait depuis quelque temps les hauteurs de Sarrebrück. Quand l’ennemi se concentra devant lui, il se trouva trop exposé ; le 5 août, il recula et prit position sur les plateaux de Forbach à Sarreguemines, en gardant Forbach, où d’immenses approvisionnements se trouvaient réunis à la gare. Dans l’après-midi, il fit faire plusieurs retranchements pour couvrir quelques points faibles. Le général appartenait à l’arme du génie et aimait à abriter ses troupes par des travaux de terrassement. C’est grâce à ces précautions que son corps d’armée put opposer une résistance vigoureuse à des forces trois fois supérieures. Le général Steinmetz, averti du mouvement de recul des Français et croyant à une retraite prononcée, s’avança sur Sarrebrück et lança en avant une reconnaissance qui rencontra une vive résistance. Il la fit soutenir, et, comme celle de Wœrth, la bataille de Forbach commença par un simple engagement d’avant-garde, sans qu’aucun des deux adversaires s’attendît à livrer bataille ce jour-là. Mais les Allemands accoururent au canon, tandis que le 3e et le 4e corps français, qui auraient pu, en se portant sur Forbach, changer l’issue de la journée, demeuraient immobiles, à quelques lieues de là, entendant, sans y répondre, l’appel des troupes engagées.

Les hauteurs escarpées de Spicheren, les bois de Stiring furent enlevés par les Prussiens après une lutte de douze heures où ils rencontrèrent une résistance des plus opiniâtres. Les Français, écrasés sous le feu d’une artillerie supérieure, voyant sans cesse de nouvelles troupes déboucher devant eux, tournés d’ailleurs par Morsbach, se mirent en retraite et arrivèrent en bon ordre à Sarreguemines.

Le territoire français était envahi. Les Allemands s’avançaient en Lorraine d’un côté, en Alsace de l’autre. Certain désormais que la lutte aurait lieu en France, le roi de Prusse lança, le 8 août, de son quartier général de Hombourg, au peuple français, une proclamation que je livre, sans commentaire, au jugement de l’histoire.

« Nous, Guillaume, roi de Prusse, aux habitants du territoire français occupé par les armées allemandes, faisons savoir ce qui suit :

« Lorsque l’empereur Napoléon attaqua sur terre et sur mer la nation allemande qui voulait et veut encore vivre en paix avec le peuple français, j’ai pris le commandement en chef des armées allemandes pour repousser cette attaque. Les événements militaires m’ont conduit à franchir les frontières de la France. Je fais la guerre aux soldats français et non pas aux habitants, dont les personnes et les biens seront en sûreté tant qu’ils ne m’enlèveront pas, par des agressions contre les troupes allemandes, le droit de les protéger. Les généraux qui commandent chaque corps feront connaître au public les mesures qu’ils sont autorisés à prendre contre les communes et les particuliers qui se mettraient en contravention avec les lois de la guerre. Ils régleront encore tout ce qui concerne les réquisitions nécessaires aux besoins des troupes, et, pour faciliter les transactions entre les troupes et les habitants, ils fixeront la différence des cours entre les monnaies allemandes et françaises. »

Après cette proclamation, qui trahit assez naïvement la crainte de trouver un soldat dans chaque habitant et d’avoir à faire cette terrible guerre de guérillas qui a eu raison en Espagne des meilleures troupes de Napoléon Ier et que j’appelais de tous mes vœux, comment expliquer le pillage éhonté auquel se livrèrent le plus souvent les armées envahissantes ? Sauf dans quelques grandes villes, comme Versailles, où la domination allemande fut trop longtemps et trop paisiblement établie pour que le pillage fût possible, était-il bien nécessaire de « fixer la différence des cours entre les monnaies allemandes et françaises », et la « transaction » ne consistait-elle pas le plus souvent pour l’Allemand à prendre ce dont il avait besoin ou ce qui lui plaisait et à détruire le reste ? Comment ne pas croire, au lendemain de Sedan, une fois l’Empereur prisonnier, que tout était fini et que nous allions recommencer à « vivre en paix avec le peuple allemand » ? Cette hypocrite proclamation n’était qu’une inqualifiable spéculation, l’appel aux discordes et à la guerre civile en face de l’invasion étrangère.

  1. Bossuet, Oraison funèbre de Condé.
  2. En 1872, une colonne fut érigée dans le nouveau cimetière de la ville à la mémoire des soldats français morts dans le combat. La tombe du général Douay fut ouverte et ses restes furent transportés dans un tombeau voisin de cette colonne. Aux côtés du général on plaça aussi le corps de son fils Gustave, mort le 18 février 1871. Une simple pierre recouvre ce tombeau ; elle porte l’inscription suivante : « Charles-Abel Douay, général de division, tué au Geisberg, le, 4 août 1870. Son fils Gustave Douay, né le 1er janvier 1860, mort le 18 février 1871. »
  3. Le 8e commandé par le colonel Guyot de la Rochère, entré au service comme simple soldat en 1838, actuellement général de brigade, et le 9e, commandé par le brave et excellent colonel Waternau, mort il y a peu de temps.