Quinze Jours de campagne/Chapitre 1

Hachette (p. 9-30).


CHAPITRE PREMIER


Origine et préliminaires de la guerre. – Opinion de M. Thiers sur la situation de l’Europe. – Séance du Corps législatif du 30 juin 1870. – Candidature du prince Léopold de Hohenzollern au trône d’Espagne. – Déclaration de M. le duc de Gramont, ministre des affaires étrangères, du 6 juillet. – Attitude de M. de Bismarck. – Communication du gouvernement du 15 juillet. – Déclaration de guerre. – Comparaison des forces respectives des puissances belligérantes. – Mobilisation et concentration des armées françaises et allemandes. – Proclamations de l’empereur Napoléon III et du roi de Prusse.


Le mercredi 20 juillet 1870, dans l’après-midi, j’étais sur le quai d’Orsay, au milieu d’une foule nombreuse, quand j’aperçus un de mes amis qui sortait de la séance du Corps législatif. Le duc de Gramont, notre ministre des affaires étrangères, venait d’annoncer aux députés que depuis la veille, 19 juillet, l’état de guerre existait entre la France et la Prusse.

Je le rejoignis, et il avait à peine eu le temps de me communiquer la grande nouvelle, lorsqu’un passant, à l’air distingué, portant à sa boutonnière la rosette d’officier de la Légion d’honneur et dont la tournure laissait facilement deviner un officier supérieur, s’approcha de nous et nous demanda si nous savions quelque chose. « La guerre est déclarée, lui répondit mon ami. – Déclarée ! reprit l’officier, que je vis pâlir ; la guerre déclarée ! Quelle folie ! quelle folie ! » et il nous quitta brusquement en répétant machinalement : « Ils ont déclaré la guerre, quelle folie ! »

Je ne pus m’empêcher de le regarder avec une sorte de stupéfaction. À ce moment, je ne voyais, je l’avoue, et certes je n’étais pas le seul, rien d’insensé dans cette déclaration de guerre. L’événement ne me paraissait même de nature à surprendre personne.

La Prusse nous avait poussés à bout ; elle nous avait maintes fois cherché querelle, et nous ne sommes pas de ceux qui se font longtemps prier pour prendre les armes. D’ailleurs, depuis la bataille de Sadowa, qui avait donné à la Prusse une situation prépondérante en Europe, tout le monde sentait d’instinct qu’une lutte était inévitable entre nous et cette nation jeune, conquérante, ambitieuse, dont tous les enfants ont voué à la France, depuis Iéna, une haine qui ne s’éteindra jamais.

Et cependant, malgré cette inquiétude sourde qui régnait dans tous les esprits, les sphères officielles étaient plongées dans la sécurité la plus absolue. C’est en vain que les avertissements venaient de tous côtés à l’Empereur. C’est en vain que le lieutenant-colonel Stoffel, attaché militaire à notre ambassade de Berlin, lui envoyait les rapports les plus instructifs, les plus précis et les plus inquiétants sur les préparatifs de la Prusse. Ces rapports étaient transmis simplement au maréchal Lebœuf, et le ministre de la guerre, qui se croyait et bientôt n’hésitera pas à se dire publiquement prêt, « cinq fois prêt », faisait classer ces documents dans un carton en se bornant à mettre en marge le mot « exagération ». Le ministère se croyait sûr de la paix pour 1870. On parlait même de désarmement. Dans la séance du Corps législatif du 30 juin, l’opposition demanda que l’on réduisît à 80 000 hommes le contingent que le gouvernement proposait de fixer à 90 000. Un seul homme politique réclama le chiffre de 100 000  : c’était M. Thiers, qui, quelques jours plus tard, allait, au risque de perdre sa popularité, s’opposer de toutes ses forces à la guerre, parce que seul il se rendait un compte exact de notre situation et de notre faiblesse.

Il monta à la tribune « pour remplir un devoir de bon citoyen » et prononça un magnifique discours qui étonne aujourd’hui par la profondeur de vue et l’admirable clairvoyance qu’il révèle. On voudrait pouvoir le citer en entier.

« Pour que la Prusse désarmât, s’écria-t-il, il ne suffirait pas qu’elle renvoyât dans leurs foyers un plus ou moins grand nombre de ses soldats, il faudrait qu’elle brisât la Confédération du Nord ; il faudrait qu’elle renonçât aux traités avec le Wurtemberg, avec la Bavière et avec d’autres États allemands ; et ce genre de désarmement, qui serait le seul sérieux, elle n’y consentira jamais. Quand on parle de désarmement, on parle d’une chimère. Le désarmement est impossible en Europe, par cette raison toute simple que tout le monde est sur le pied de paix à l’instant où je parle, mais que certaines puissances ont changé et leur territoire, et leur population, et leurs armées, et leur situation tout entière…

« On répète toujours que la paix est assurée. L’est-elle ; oui ou non ? Mais si elle l’est, pourquoi ces armements extraordinaires ? Je vais essayer de répondre, je ne dirai pas de manière à vous satisfaire (l’orateur s’adressait à la gauche, qui demandait le désarmement), mais de manière à satisfaire ceux qui n’ont pas une opinion aussi arrêtée que la vôtre.

« Eh bien, l’état de l’Europe, le voici. Je crois la paix de l’Europe assurée à deux conditions. La première, c’est que nous serons très pacifiques ; la seconde, que nous ne cesserons pas d’être forts, car je crois, que nous serons d’autant plus pacifiques que nous serons plus forts. »

Puis il montra les conséquences effrayantes de Sadowa, qui, au lieu d’une Confédération allemande toute pacifique, a mis en face de nous une puissance de 40 millions d’hommes, « événement immense, le plus grand qui se soit passé depuis plusieurs siècles ».

« Je suis pour la paix, » répéta-t-il à plusieurs reprises.

« Mais, dit-on, puisque vous êtes pour la paix avec autant de force, comment voulez-vous des armements aussi extraordinaires ? D’abord je vous prie de ne pas oublier ce que je vais vous dire. Il y a un assaut de prudence en ce moment et, pour ainsi dire, de sagesse entre les cabinets étrangers et le cabinet français, mais cependant il ne faut pas dépendre absolument de la sagesse d’autrui. Il y a des événements qui pourraient mettre en défaut toutes ces sagesses coalisées pour la paix. Par exemple, si tel ou tel événement survenait en Orient ou ailleurs, je ne voudrais pas répondre qu’une occasion bonne se présentant, tout le monde persistât à être aussi sage, aussi philosophe qu’on paraît l’être aujourd’hui. Les vrais politiques ne veulent pas réduire. leur pays à dépendre de la sagesse d’autrui. »

L’orateur demanda une armée forte, parce que, « tout en appréciant l’énergie de la nation française, qui a fait ses preuves, il estimait pourtant qu’on fait bien de confier sa sûreté à des hommes rompus au métier de la guerre, en ayant le savoir, car la guerre est devenue un art profond ; ayant des habitudes de discipline et toutes les conditions qui font que les armées fortement organisées sont toujours, même chez les nations les plus braves, un avantage considérable sur leurs rivales.

« Une grande nation doit avoir dans une armée de paix une école de guerre.

« Ne songez donc pas, ajouta-t-il en terminant, à réduire ni le contingent ni l’effectif ; je vous en supplie dans l’intérêt du pays. »

M. Thiers désirait vivement la paix, mais il sentait que celle qui existait était mal assurée ; Avec sa perspicacité habituelle, il comprenait bien que le malaise et l’inquiétude des peuples, l’ambition et la jalousie des gouvernants, amèneraient la guerre à bref délai. Il souhaitait de toute son âme que nous pussions la faire avec succès ; mais, en présence de la situation militaire de la Prusse, l’état de notre armée lui inspirait de vives craintes.

L’illustre homme d’État voyait juste.

Plusieurs fois déjà, notamment en 1867, lorsqu’il avait été question en France de l’achat du Luxembourg, qui appartenait à la Hollande, la bonne harmonie apparente qui régnait entre la France et la Prusse avait été compromise. Elle fut définitivement rompue par la question espagnole, dont nous croyons devoir rappeler brièvement les incidents principaux.

À la suite d’une révolution, la reine Isabelle II avait été, en 1868, obligée de quitter l’Espagne. Les Cortès décidèrent que la forme du gouvernement continuerait d’être la monarchie, et cherchèrent un prince qui voulût bien monter sur le trône d’Espagne.

Après de longues et infructueuses démarches auprès de plusieurs familles souveraines, la couronne espagnole fut enfin acceptée par le prince Léopold de Hohenzollern, d’une branche catholique de la famille royale de Prusse.

Le roi Guillaume, en sa qualité de chef de la famille, donna son consentement à son acceptation. Ce fut dans les premiers jours de juillet 1870 que se répandit, dans les cercles politiques d’abord, puis bientôt dans le public, le bruit de ces négociations. Le 3, arriva de Madrid une dépêche ainsi conçue :

« Le maréchal Prim est de retour ; il doit présider, ce soir, un conseil des ministres où des questions importantes seront traitées.’

« L’assertion de la Epoca au sujet de négociations avec un prince d’une famille régnante du nord de l’Allemagne est inexacte. »

Le 4, nouvelle dépêche de Madrid, dont cette fois la gravité n’échappa à personne.

« Tous les ministres partiront ce soir pour la Granja, où ils se réuniront en conseil pour discuter la candidature du prince Léopold de Hohenzollern, qui a accepté l’offre qui lui a été faite de la couronne d’Espagne. ».

La France n’avait pas été consultée. Elle se sentit tout à la fois blessée par ce procédé insultant et menacée directement par ce faisceau d’alliances dont la Prusse cherchait à l’enlacer.

En réponse à une interpellation qui lui fut adressée au Corps législatif par M ; Cochery, notre ministre des affaires étrangères déclara, le 6 juillet, que la nouvelle dont on parlait était exacte.

« Il est vrai, dit-il, que le maréchal Prim a offert au prince Léopold de Hohenzollern la couronne d’Espagne et que ce dernier l’a acceptée ; mais le peuple espagnol ne s’est point encore prononcé, et nous ne connaissons point encore les détails vrais d’une négociation qui nous a été cachée. Aussi une discussion ne saurait-elle aboutir maintenant à aucun résultat pratique. Nous vous prions, messieurs, de l’ajourner.

« Nous n’avons pas cessé de témoigner nos sympathies à la nation espagnole et d’éviter tout ce qui aurait pu avoir l’air d’une immixtion quelconque dans les affaires intérieures d’une noble et grande nation en plein exercice de sa souveraineté ; nous ne sommes pas sortis, à l’égard des divers prétendants au trône, de la plus stricte neutralité, et nous n’avons jamais témoigné pour aucun d’eux ni préférence ni éloignement. » Et il ajouta, aux applaudissements à peu près unanimes de l’assemblée :

« Nous persisterons dans cette conduite, mais nous croyons pas que le respect des droits d’un peuple voisin nous oblige à souffrir qu’une puissance étrangère, en plaçant un de ses princes sur le trône de Charles Quint, puisse déranger à notre détriment l’équilibre actuel des forces en Europe et mettre en péril les intérêts et l’honneur de la France.

« Cet éventualité, nous en avons le ferme espoir, ne se réalisera pas.

« Pour l’empêcher, nous comptons à la fois sur la sagesse du peuple allemand et sur l’amitié du peuple espagnol.

« S’il en était autrement, forts de votre appui et de celui de la nation, nous saurions remplir notre devoir sans faiblesse. ».

Dans cette déclaration le public vit la guerre. Rien cependant n’était encore décidé. Le cabinet, dont les membres différaient d’opinion, était loin d’être fixé. Tandis que le maréchal Lebœuf considérait la guerre comme inévitable, M. Émile Ollivier désirait la paix et la croyait encore possible. Après la déclaration de M. de Gramont, il télégraphia à l’Empereur :

« La déclaration a été reçue à la Chambre avec émotion et immense applaudissement. La gauche elle-même, à l’exception d’un très petit nombre, a déclaré qu’elle soutiendrait le gouvernement. Le mouvement, au premier moment, a même dépassé le but. On eût dit que c’était une déclaration de guerre. J’ai profité d’une interpellation de Crémieux pour rétablir la situation. Je n’ai pas accepté qu’on nous représentât comme préméditant la guerre. Nous ne voulons que la paix avec honneur. Dans le public, l’émotion aussi est grande, mais cette émotion est noble, patriotique. Il y a du cœur dans ce peuple. »

Dans le désir de terminer le différend par une voie pacifique, M. de Gramont fit demander au prince Léopold, par l’intermédiaire de lord Lyons, ambassadeur d’Angleterre à Paris, une renonciation volontaire. La négociation réussit. Le 12 juillet, le ministre des affaires étrangères recevait une dépêche qui lui était remise par M. Olozaga, ambassadeur d’Espagne à Paris, lui annonçant le désistement que le prince Antoine, père du prétendant, faisait au nom de son fils, et, le 13, il faisait connaître aux Chambres cette renonciation.

Pendant un instant l’incident parut vidé et la paix assurée. Par malheur, en 1869, la candidature du prince de Hohenzollern avait déjà été posée, et M. de Thiele, ministre des affaires étrangères de Prusse, sur les observations de notre ambassadeur, avait pris l’engagement d’honneur de la retirer définitivement. Aussi, lorsque la question se représenta en 1870, le gouvernement, poussé par l’opinion publique, ne se tint pas pour satisfait de la renonciation obtenue du prince Antoine et demanda au cabinet de Berlin des garanties pour l’avenir.

La Russie et l’Angleterre conseillaient au roi de Prusse de céder. Le roi hésitait. La guerre, disons-le, était, tant en France qu’en Allemagne, désirée et voulue : en Prusse par M. de Bismarck et le parti militaire, qui savaient que l’organisation de leur armée était arrivée à un haut point de perfection, et que chez nous, au contraire, malgré les avertissements de Sadowa, rien n’avait été fait [1] ; en France par un parti, plus bruyant peut-être que nombreux, mais qui sut entraîner le pays à sa remorque. L’opinion publique y était d’ailleurs préparée. Depuis Sadowa la guerre était prévue, elle paraissait inévitable, et dans notre légèreté, peu au courant des questions militaires, confiants dans notre glorieux passé, nous nous croyions en mesure de soutenir la lutte.

M. de Bismarck, qui cherchait la guerre, eut l’habileté de se la faire déclarer et de nous mettre dans notre tort aux yeux de l’Europe. Résolu à brusquer les choses et à forcer la main du roi afin de mettre un terme à ses hésitations, il obligea, le 13 juillet au soir, la Gazette de l’Allemagne du Nord, journal officieux, à publier un supplément extraordinaire, dans lequel on lisait que M. de Benedetti, l’ambassadeur de France auprès de la cour de Prusse, avait essayé d’aborder le roi à la promenade à Ems et avait été durement congédié par lui.

Comment qualifier de pareilles inventions ? M. Benedetti n’avait pas été insulté par le roi, mais ces calomnies atteignirent le but de M. de Bismarck. Français et Prussiens s’irritèrent ; à Paris les partisans de la guerre eurent beau jeu pour persuader à la nation indignée que l’honneur national était compromis. Le 15 juillet, M. le duc de Gramont devant le Sénat, M. Émile Ollivier devant le Corps législatif, rendirent compte dans la note suivante de l’état de la question et des efforts tentés auprès des puissances pour obtenir leurs bons offices :

« La manière dont vous avez accueilli notre déclaration du 6 juillet nous ayant donné la certitude que vous approuviez notre politique et que nous pouvions compter sur votre appui, nous avons aussitôt commencé des négociations avec les puissances étrangères pour obtenir leurs bons offices ; avec la Prusse pour qu’elle reconnût la légitimité de nos griefs.

« Dans ces négociations, nous n’avons rien demandé à l’Espagne, dont nous ne voulons ni éveiller les susceptibilités, ni froisser l’indépendance ; nous n’avons pas agi auprès du prince de Hohenzollern, que nous considérons comme couvert par le roi ; nous avons également refusé de mêler à notre discussion aucune récrimination ou de la faire sortir de l’objet même dans lequel nous l’avions renfermée dès le début.

« La plupart des puissances étrangères ont été pleines d’empressement à nous répondre, et elles ont, avec plus ou moins de chaleur, admis la justice de notre réclamation.

« Le ministre des affaires étrangères prussien nous a opposé une fin de non-recevoir, en prétendant qu’il ignorait l’affaire et que le cabinet de Berlin y était resté étranger.

« Nous avons dû alors nous adresser au roi lui-même et nous avons donné à notre ambassadeur l’ordre de se rendre à Ems, auprès Sa Majesté. Tout en reconnaissant qu’il avait autorisé le prince de HohenzoJlern à accepter la candidature qui lui avait été offerte, le roi de Prusse a soutenu qu’il était resté étranger aux négociations poursuivies entre le gouvernement espagnol et le prince de Hohenzollern ; qu’il n’y était intervenu que comme chef de famille, et nullement comme souverain, et qu’il n’avait ni réuni ni consulté le conseil des ministres.

« Sa Majesté a reconnu cependant qu’elle avait informé le comte de Bismarck de ces divers incidents.,

« Nous ne pouvions considérer ces réponses comme satisfaisantes ; nous n’avons pas pu admettre cette distinction subtile entre le souverain et le chef de famille, et nous avons insisté pour que le roi conseillât et imposât au besoin, au prince Léopold, une renonciation à sa candidature. Pendant nos discussions avec la Prusse, le désistement du prince Léopold nous vint du côté d’où nous ne l’attendions pas, et nous fut remis, le 12 juillet, par l’ambassadeur d’Espagne.

« Le roi ayant voulu y rester étranger, nous lui demandâmes de s’y associer et de déclarer que si, par un de ces revirements toujours possibles dans un pays sortant d’une révolution, la couronne était de nouveau offerte au prince Léopold, il ne l’autoriserait plus à l’accepter, afin que le débat pût être considéré comme définitivement clos.

« Notre demande était modérée, les termes dans lesquels nous l’exprimions ne l’étaient pas moins. « Dites bien au roi, écrivions-nous au comte Benedetti, le 12 juillet à minuit, que nous n’avons aucune arrière-pensée, que nous ne cherchons pas un prétexte de guerre, et que nous ne demandons qu’à résoudre honorablement une difficulté que nous n’avons pas créée nous-mêmes. »

« Le roi consentait à approuver la renonciation du prince Léopold, mais il refusa de déclarer qu’il n’autoriserait plus à l’avenir le renouvellement de cette candidature. « J’ai demandé au roi, nous écrivait M. Benedetti, le 13 juillet à minuit, de vouloir bien me permettre de vous annoncer, en son nom, que, si le prince de Hohenzollern revenait à son projet, Sa Majesté interposerait son autorité et y mettrait obstacle.

« Le roi a absolument refusé de m’autoriser à vous transmettre une semblable déclaration. J’ai vivement insisté, mais sans réussir à modifier les dispositions de Sa Majesté. Le roi a terminé notre entretien en me disant qu’il ne pouvait ni ne voulait prendre un pareil engagement, et qu’il devait, pour cette éventualité comme pour toute autre, se réserver la faculté de consulter les circonstances. »

« Quoique ce refus nous parût injustifiable, notre désir de conserver à l’Europe les bienfaits de la paix était tel, que nous ne rompîmes pas nos négociations, et que, malgré notre impatience légitime, craignant qu’une discussion ne les entravât, nous vous avons demandé d’ajourner nos explications.

« Aussi notre surprise a-t-elle été profonde, lorsque hier nous avons appris que le roi de Prusse avait notifié par un aide de camp à notre ambassadeur qu’il ne le recevrait plus, et que, pour donner à ce refus Un caractère non équivoque, son gouvernement l’avait communiqué officiellement aux cabinets d’Europe. Nous apprenions en même temps que M. le baron de Werther avait reçu l’ordre de prendre un congé, et que des armements s’opéraient en Prusse.

« Dans ces circonstances, tenter davantage pour la conciliation eût été un oubli de dignité et une imprudence. Nous n’avons rien négligé pour éviter une guerre ; nous allons nous préparer à soutenir celle qu’on nous offre en laissant à chacun la part de responsabilité qui lui revient.

« Dès hier nous avons rappelé nos réserves, et, avec votre concours, nous allons prendre immédiatement les mesures nécessaires pour sauvegarder les intérêts, la sécurité et l’honneur de la France. »

Aussitôt après la communication du gouvernement, quatre projets de loi furent déposés au Sénat et au Corps législatif. Ils étaient relatifs à une demande de crédits de 50 millions pour la guerre et de 16 millions pour la marine, à la mobilisation de la garde mobile et à l’ouverture de registres d’engagements volontaires pour la durée de la guerre.

Au Corps législatif un groupe d’hommes de la gauche essaya vainement de résister à l’entraînement général. Durant deux heures M. Thiers lutta contre presque toute la Chambre « avec le sentiment qu’il représentait non les emportements du pays, mais ses intérêts réfléchis ». Quand on relit aujourd’hui, de sang-froid, les débats de cette orageuse séance, c’est avec un mélange d’étonnement et d’admiration qu’on voit ce qu’il fallut à ce vieillard d’énergie, de courage et de ténacité pour se faire entendre.

Au milieu d’interruptions violentes, traité d’ami de la Prusse, il exposa que, sur le fond, c’est-à-dire sur la candidature du prince de Hohenzollern, la réclamation de la France avait été écoutée et qu’on rompait sur une simple question de susceptibilité. « Comment ! s’écria-t-il, devant le monde entier le roi de Prusse retire ou laisse retirer la candidature du prince de Hohenzollern, et ce n’est pas une concession ! Osez-vous le soutenir ? ».

Tel était déjà l’état des esprits que sa voix ne fut pas écoutée.

Dans cette séance et dans celle de nuit qui la suivit MM. Jules Favre, Gambetta, Glais-Bizoin, Arago et quelques autres prirent la parole pour le maintien de la paix. M. Buffet demanda communication de la dépêche dont le ministre avait parlé dans la note ; 83 voix seulement appuyèrent sa réclamation. M. Gambetta demanda que le ministre répondît à ces deux questions : « 1° La note de M. de Bismarck a-t-elle été communiquée à tous les cabinets européens, ou seulement aux gouvernements de l’Allemagne du Sud ? 2° Est-elle conçue en des termes qui rendent la guerre nécessaire ? » Le ministère, pour toute réponse, s’étonna de voir les questions de patriotisme incomprises de la gauche.

Le 19 juillet, l’ambassadeur de France à Berlin remettait au roi de Prusse la déclaration de guerre, et, le 20, M. le duc de Gramont donnait lecture au Sénat et au Corps législatif de la communication suivante :

Communication faite au Sénat de la déclaration de guerre

« Messieurs, l’exposé qui vous a été présenté dans la séance du 15 a fait connaître les justes causes de guerre que nous avons contre la Prusse.

« Conformément aux usages et par ordre de l’Empereur, j’ai invité le chargé d’affaires de France à notifier au cabinet de Berlin notre résolution d’obtenir par les armes les garanties que nous n’avons pu obtenir par la discussion.

« Cette démarche a été accomplie, et j’ai l’honneur de faire savoir au Corps législatif qu’en conséquence l’état de guerre existe, à partir du 19 juillet, entre la France et la Prusse.

« Cette déclaration s’applique également aux alliés de la Prusse qui lui prêtent, contre nous, le concours de leurs armes. »

M. de Bismarck en était arrivé à ses fins. Il avait la guerre, et c’était nous qui la lui avions déclarée.

Le chancelier prussien savait ce qu’il faisait en précipitant les événements. Il voulait surprendre la France, qui, mise en éveil par ces attaques répétées, se fût peut-être, à force d’activité, préparée à la lutte qu’elle était alors bien loin de pouvoir soutenir.

Quelles étaient, en effet, les forces respectives des deux nations ?

La confédération du Nord pouvait mettre sur pied une armée active de 433 000 hommes et elle laissait derrière elle, en troupes de garnison ou en troupes de remplacement, 296 500 hommes. Son effectif total était de 982 000 hommes, en y comprenant les réserves.

La Bavière, le Wurtemberg et le duché de Bade, dont les armées étaient établies sur le pied prussien, comptaient 85 500 hommes d’armée active et 69 000 hommes en troupes de garnison ou de dépôt.

Le 6 août, l’armée allemande eut 450 000 hommes en ligne ; à partir du 16, environ 600 000, chiffre qui se maintint jusqu’à la fin de la guerre. Elle avait 2000 canons de campagne, des munitions et des approvisionnements en abondance.

Sur le papier, mais sur le papier seulement, les forces de la France étaient de 1 142 000 hommes, dont 642 000 formaient l’armée active et 500 000 la garde mobile.

En réalité, la France ne pouvait amener sur les champs de bataille que 337 000 hommes, et encore 270 000 seulement pouvaient être réunis immédiatement.

Cette armée, si inférieure en nombre à celle de l’ennemi, au lieu d’être massée sur un ou deux points, fut éparpillée sur une longue ligne entre Metz et Strasbourg, sur un front de plus de cent lieues.

Le plan de campagne, si tant est qu’il y en eût un d’arrêté, était de tenir l’ennemi dans l’incertitude du point d’attaque par l’éparpillement même de l’armée, puis de se concentrer rapidement auprès de Strasbourg et de se jeter au delà du Rhin, de manière à séparer l’Allemagne du Sud de l’Allemagne du Nord. On n’avait donc pensé qu’à l’offensive, mais l’offensive ne fut possible à l’armée française que pendant quelques jours dont on ne sut pas profiter.

Le 14 juillet au soir, le ministère français ordonnait l’appel des réserves. De son côté, le roi de Prusse donnait, le 15, dans la nuit, l’ordre de mobilisation.

Grâce à la prodigieuse activité déployée par les bureaux de la guerre, l’armée française fut prête la première. Le 20 juillet, il y avait 120 000 hommes à la frontière ; le 23, 180 000. On pouvait alors marcher en avant ; il n’y avait dans les provinces rhénanes que 60 000 hommes. On aurait pu pousser jusqu’au Rhin, faire sauter les ponts, détruire les chemins de fer et désorganiser les services de concentration de l’armée allemande.

On n’y pensa même pas. L’armée française était dans un état de désordre épouvantable [2]. Les vivres, les munitions, les ambulances, tout faisait défaut, nos officiers avaient des cartes d’Allemagne, celles de France leur manquaient.

Pendant qu’on cherchait à débrouiller ce chaos, l’occasion perdue s’éloignait pour toujours. La mobilisation allemande s’opérait avec un peu plus de lenteur, mais avec une sureté, une précision, une méthode, vraiment dignes d’admiration.

Du 31 juillet au 6 août, les Prussiens firent passer le Rhin à 400 000 hommes et les acheminèrent, dans un ordre merveilleux, sur les lieux de concentration, avec leur artillerie et leurs approvisionnements.

La France avait alors environ 272 000 hommes sur pied, et les opérations allaient commencer. L’Empereur adressa au peuple français la proclamation suivante :


« Français,

« Il y a dans la vie des peuples des moments solennels où l’honneur national, violemment excité, s’impose comme une force irrésistible, domine tous les intérêts et prend seul en main la direction des destinées de la patrie. Une de ces heures décisives vient de sonner pour la France.

« La Prusse, à qui nous avons témoigné pendant et depuis la guerre de 1866 les dispositions les plus conciliantes, n’a tenu aucun compte de notre bon vouloir et de notre longanimité. Lancée dans une voie d’envahissement, elle a éveillé toutes les défiances, nécessité partout des armements exagérés, et fait de l’Europe un camp où règnent l’incertitude et la crainte du lendemain.

« Un dernier incident est venu révéler l’instabilité des rapports internationaux et montrer toute la gravité de la situation. En présence des nouvelles prétentions de la Prusse, nos réclamations se sont fait entendre. Elles ont été éludées et suivies de procédés dédaigneux. Notre pays en a ressenti une profonde irritation, et aussitôt un cri de guerre a retenti d’un bout de la France à l’autre. Il ne nous reste plus qu’à confier nos destinées au sort des armes.

« Nous ne faisons pas la guerre à l’Allemagne, dont nous respectons l’indépendance. Nous faisons des vœux pour que les peuples qui composent la grande nationalité germanique disposent librement de leurs destinées.

« Quant à nous, nous réclamons l’établissement d’un état de choses qui garantisse notre sécurité et assure l’avenir. Nous voulons conquérir une paix durable, basée sur les vrais intérêts des peuples, et faire cesser cet état précaire où toutes les nations emploient leurs ressources à s’armer les unes contre les autres.

« Le glorieux drapeau que nous déployons encore une fois devant ceux qui nous provoquent est le même qui porta à travers l’Europe les idées civilisatrices de notre grande Révolution. Il représente les mêmes principes, il inspirera les mêmes dévouements.

« Français, je vais me mettre à la tête de cette vaillante armée qu’anime l’amour du devoir et de la patrie. Elle sait ce qu’elle vaut, car elle a vu dans les quatre parties du monde la victoire s’attacher à ses pas.

« J’emmène mon fils avec moi, malgré son jeune âge. Il sait quels sont les devoirs que son nom lui impose, et il est fier de prendre sa part dans les dangers de ceux qui combattent pour la patrie.

« Dieu bénisse nos efforts ! Un grand peuple qui défend une cause juste est invincible. »

À cette proclamation, le roi Guillaume répondit, quelques jours plus tard, par la suivante, datée de Mayence :

« Soldats, toute l’Allemagne, animée par le même sentiment, se trouve sous les armes contre un État voisin qui nous a déclaré la guerre sans motif et par surprise. Il s’agit de défendre notre patrie et nos foyers menacés.

« Je prends le commandement des armées réunies et je vais marcher contre un adversaire qu’un jour nos pères ont combattu glorieusement dans la même situation.

« L’attention pleine de confiance de toute la patrie, la mienne est fixée sur vous. »

Le sort en était jeté. Désormais la parole était au canon. L’épée était tirée à la française, comme dit Prévost-Paradol, c’est-à-dire en jetant au loin le fourreau.

  1. M. de Bismarck, admirablement renseigné par l’armée d’espions allemands répandus dans Paris, dans la France entière, n’avait du reste qu’à ouvrir le Journal officiel de l’Empire français pour savoir à quoi s’en tenir sur les forces militaires de la France. Après le plébiscite du 8 mai, où l’on commit la faute grave, à tous les points de vue, de faire voter l’armée, les résultats du vote furent consignés au Journal officiel, partiellement d’abord, les 9, 10 et 11 mai, et enfin d’une manière définitive, le 19. II était établi que le nombre des votants appartenant à l’armée de terre était de 300684. En déduisant de ce chiffre la gendarmerie, les troupes nécessaires au maintien de l’ordre en Algérie et les non-valeurs, toujours si considérables, il était facile de discerner la faiblesse réelle de notre effectif. De plus 41 782 soldats avaient voté non, et l’effet de ce vote, qui révélait dans l’armée une opposition formidable, avait été tel que l’Empereur avait cru nécessaire de calmer l’opinion par une lettre au maréchal Canrobert, publiée à l’Officiel du 13 mai : « On a répandu, sur le vote de l’armée de Paris, écrivait l’Empereur, des bruits si ridicules et si exagérés, que je suis bien aise de vous prier de dire aux généraux. officiers et soldats qui sont sous vos ordres, que ma confiance en eux n’a jamais été ébranlée. » À ces causes d’inquiétudes venaient s’ajouter les troubles qui avaient lieu dans Paris. Le moment d’agir était venu pour M. de Bismarck. Il le sentait et il sut en profiter.
  2. Il serait facile de montrer, par des citations multipliées empruntées aux rapports et aux dépêches du temps, l’état de désarroi de l’armée. Je me bornerai à donner le texte d’une seule dépêche qui, je dois le dire, m’a toujours paru extraordinaire entre toutes. Dans une pièce bouffe elle aurait un prodigieux succès de fou rire. Quand on pense qu’elle a été envoyée en France au début d’une guerre dont la gravité exceptionnelle n’échappait à personne, on sent la rougeur vous monter au front et la colère vous envahir.
    Voici celle dépêche :

    Général Michel à Guerre. Paris.
    Belfort, le 21 juillet l870, 8 h. 55 du matin.

    « Suis arrivé à Belfort ; pas trouvé ma brigade, pas trouvé général de division. Que dois-je faire ? Sais pas où sont mes régiments. »

    Sais pas où sont mes régiments ! Voilà un général qu’on envoie à l’ennemi et auquel il ne manque qu’une chose, les troupes qu’il doit commander. En vérité, on croit rêver en lisant de telles choses, et la pensée se reporte involontairement au temps où l’on chantait sur Soubise, après la funeste bataille de Rosbach, le couplet si connu :

    « Soubise dit, la lanterne à la main :
    J’ai beau chercher, où diable est mon armée ?
    Elle était pourtant là hier matin.
    Me l’a-t-on prise, ou l’aurais-je égarée ?
    Ah ! je perds tout, je suis un étourdi ;
    Mais attendons au grand jour à midi.
    Que vois-je, ô ciel ! que mon âme est ravie !
    Prodige heureux ! La voilà ! La voilà !
    Ah ! ventrebleu  : qu’est-ce donc que cela ?
    Je me trompais, c’est l’armée ennemie. »