Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/La République

Napoléon/La République
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 177-180).

VI

LA RÉPUBLIQUE


 
Or c’était dans les jours où la France héroïque
Du bonnet phrygien coiffait la république ;
Quand sous l’arbre de mai qui frissonne à son nom,
Sanglante, elle berçait sur son grossier giron,
Comme une filandière, assise au pied d’un hêtre,
Le berceau vide encor du siècle près de naître.
Des bracelets dorés ne couvraient pas ses bras.
Du nord et du midi cent hordes n’avaient pas
Écrit sur sa bannière, où tout honneur se fane :
" Voici des nations la grande courtisane ;
" Pour qui la veut goûter sa coupe se remplit ;
" Et pour un seul denier on achète son lit. "
Non ! Non ! En ce temps-là ses fils, courbés à terre,
Ne penchaient pas si bas le front dans la poussière,
Ainsi qu’un vil troupeau, dans un plus vil sillon,
Qui n’ose pas mugir quand il sent l’aiguillon :
Le bœuf presse le bœuf, car sous son joug sonore
Du fouet de l’étranger il se souvient encore.
Tant de serfs affranchis, que la corvée au front
Du doigt marquait hier d’un séculaire affront,
N’avaient pas renié la glèbe populaire.
Tant de nobles bourgeois ne faisaient pas, naguère,
Sous le pourpoint de cuir, taillables à mercy,
Les preux, les douze pairs, et les Montmorency.


La laine, en habits bleus par les mères cardée,
Cachait de nobles cœurs. La parole fardée
Ne vous égorgeait pas sous un masque imposteur.
Un frère était un frère, une sœur une sœur ;
Sur ses deniers d’airain, pauvre et fière, la France
Avec son glaive nu gravait une balance.
Ses peuples usuriers, vivant de fictions,
Ne marchandaient pas tant leur sang aux nations,
Quand l’honneur avait soif ; et, lâches en leurs vices,
Surtout n’accusaient pas, délateurs et complices,
De leurs serments vendus, et de leur peu de foi,
Un masque fait d’argile, un prête-nom, un roi !
Oh ! Que bien autrement, sous le soleil brunie,
Cette vierge sans peur, et de pain noir nourrie,
Comme une moissonneuse, aux jours de messidor,
Dans son champ mûr cueillait son rustique trésor,
Quand son char, au retour, dispersait sur la haie
Des siècles moissonnés l’épi blond et l’ivraie !
Qu’elle était belle alors ! Et que de sa beauté
Les cieux étaient jaloux ! En sa captivité
Waterloo n’avait pas dénoué sa ceinture.
Sa porte était encor fermée à toute injure ;
Et des chevaux du don les pieds et les naseaux
N’avaient pas pour toujours souillé ses clairs ruisseaux.
Mais, crédule en sa force, et raillant l’impossible,
Comme une Jeanne d’Arc, à la lance invincible,
Aux siècles attardés elle ouvrait l’avenir ;
Et le monde vieilli, se sentant rajeunir,

De son souffle vivait, et pensait : où va-t-elle ?
Qui jamais domptera l’héroïque pucelle ?

Non ! La France n’est plus, ainsi qu’à Vaucouleurs,
Une vierge au fuseau qui n’a rien que ses pleurs ;
C’était plutôt un mur, vivante citadelle,
Un rempart de vaillance, une Thèbe immortelle,
Aux cent portes de bronze ; et l’univers entier
Nuit et jour l’assiégeait de son puissant bélier.
Cité neuve, affranchie, et trois et trois fois sainte !
Populaire Sion, qui, dans sa forte enceinte,
Pour un monde nouveau faisant de nouveaux droits,
Aux trônes plébéiens donnait des peuples-rois ;
Et qui des dieux tombés, que foulent leurs victimes,
Suspendait à son seuil les dépouilles opimes !
Quand sa porte en criant s’entr’ouvrait sur les gonds,
On en voyait sortir d’étranges bataillons
De bronze et de granit, tout souillés de poussière ;
Et partout où sa lance avait frappé la terre,
Surgissaient des soldats, comme après le semeur
L’épi sur son sillon attend le moissonneur.
Mais, ainsi que l’épi sur son sillon fertile,
Les cœurs de ses enfants n’étaient pas faits d’argile :
Ils s’appelaient Joubert, Desaix, Hoche, Marceau,
Leurs longs cheveux jamais n’émoussaient le ciseau.
Les balles déchiraient leurs habits bleus de bure,
Et leur épée était leur plus belle parure.
Or le peuple disait, au bord de leur chemin :
" De ces hommes sans peur qui survivra demain ?


Demain ? Ce soir, peut-être, au loin, sans sépulture,
Du vautour des combats ils seront la pâture.
Quel est le plus vaillant et le plus fort d’eux tous,
Pour qu’il soit notre maître, et qu’il règne sur nous ? "
Car ils n’avaient pas vu, là-bas, dans le nuage,
Sur le haut Apennin, comme un pesant orage,
Passer un jeune Corse, aux cheveux noirs et plats.
Ainsi que des chevaux respirant les combats,
À sa voix frissonnaient les fleuves d’Italie.
Sous ses pas la Maremme était pâle et flétrie.
Les nations fuyaient devant lui sur leur char.
Rome pleurait, disant : est-ce toi, mon César ?