Librairie Paul Ollendorff (p. 287-310).

XVII

Le commandant faisait peine à voir. Au cercle, il errait dans les salles de jeu, d’un pas mélancolique, parlant peu, ne se mettant même plus en colère. Un duel qui eut lieu entre deux membres dont l’un avait accusé l’autre de tricher à l’écarté, le laissa froid. Il refusa de servir de témoin, fait unique dans sa vie. Lorsqu’il voyait perdre un banquier, il souriait d’un sourire amer et résigné : pendant les repas, si les convives discutaient du tirage à cinq, il ne prenait pas part à la conversation. Il confia à Brasier qu’il regrettait d’avoir porté plainte contre Farjolle et que son argent lui paraissait irrémédiablement perdu. Brasier haussait les épaules.

— J’aurais mieux fait d’accepter les trente mille francs qu’il m’offrait, et de lui laisser du temps pour le reste. Décidément, je ne ferai jamais que des bêtises et je mourrai sur la paille.

Me Jacques Vernot lui apprit les changements qui survenaient dans sa situation, et le commandant crut sortir d’un horrible cauchemar.

— Si je vais me désister ! Ah ! oui, et le plus tôt possible. Voulez-vous mon opinion sur Farjolle ? C’est un excellent garçon et un très honnête homme… Ils sont là au cercle un tas qui le débinent et qui ne le valent pas… Vous avez l’argent, n’est-ce pas ?

— Je ne l’ai plus, je l’ai déposé au parquet…

— Allons, bon ! et quand le toucherai-je ? Je vous avoue que j’ai hâte…

L’avocat eu un sourire narquois :

— Quand vous le toucherez ? Je l’ignore. Si vous vous imaginez qu’on touche de l’argent comme ça… !

— Mais il est à moi cet argent ? Y aurait-il une difficulté quelconque ? continua le commandant, que ses transes reprenaient.

— Il y a toujours des difficultés avec la Justice, répondit Me Jacques Vernot, réjoui de prolonger les angoisses du commandant ; j’espère néanmoins que vous le toucherez un jour ou l’autre, bientôt peut-être.

— C’est scandaleux ! Pourquoi ne me le rend-on pas tout de suite ?

— Les experts n’ont pas seulement terminé leur rapport, et le juge d’instruction a autre chose à faire…

Le commandant déclara :

— La Justice est décidément bien mal organisée dans notre pays.

Et il cita des nations où il supposait qu’on lui aurait rendu son argent immédiatement.

À partir de ce jour, il ne cessa de proclamer la loyauté et la bonne foi de Farjolle.

On chercha où celui-ci avait bien pu se procurer une pareille somme, et l’on fit des suppositions invraisemblables.

Verugna dit à Brasier :

— Je les lui aurais prêtés, moi, les cinquante mille, s’il ne les avait pas trouvés… Mais où diable les a-t-il trouvés ?

— Ah ! voilà… Nous ne le saurons jamais…

— Enfin, à ton avis, qui ça peut-être ?

Brasier dédaigneusement, répondit :

— Tu n’es qu’une brute ! Je te répète que tu ne le sauras jamais, ni moi non plus. Quand il y a une femme dans une affaire, on ne sait jamais rien. D’ailleurs, je m’en fiche…

Débarrassée de Velard, Emma avait mis une grande régularité dans son existence nouvelle. Le dimanche, elle allait voir Farjolle à Mazas, lui apportait des douceurs, des cigares, du linge. Une fois par semaine, elle se rendait chez Jacques Vernot pour être au courant des phases de la procédure ; le mardi et le vendredi elle dînait avec Letourneur dans l’hôtel de la rue de Monceau. Elle y arrivait à cinq heures précises, en sortait à neuf. Letourneur s’ingéniait à trouver des attentions délicates, lui faisait chaque fois cadeau de quelque bibelot. Au bout de cinq ou six rendez-vous, Emma put surmonter sa répugnance, et en disant au cocher : « 60, rue de Monceau ! » elle n’avait plus ce serrement de cœur, cette appréhension douloureuse de la première entrevue. Pendant le dîner, toujours précieusement servi, elle se surprenait à ne pas trop s’ennuyer.

Letourneur ne manquait jamais de lui demander des nouvelles de son mari et lui donnait des conseils pour l’avenir. Il ne la tutoyait pas, affectant une tendresse paternelle. Emma, sachant qu’il était d’habitude grossier avec les femmes et cynique, éprouvait de la reconnaissance pour ces procédés.

Huit jours à peine s’étant écoulés, il lui remit, dans un élégant porte-cartes, un chèque de deux cent mille francs. En le prenant, Emma ressentit une émotion mêlée d’un peu de honte et regarda Letourneur d’un air timide. Elle craignait de découvrir sur ses lèvres un sourire méprisant. Le banquier avait, au contraire, la même figure bonhomme qu’en lui offrant des bonbons. Il l’embrassa sur le front et elle lui serra la main doucement.

La vue de ce chèque lui rappela un détail qui remontait aux débuts de son mariage : lors de l’affaire Griffith, Farjolle était revenu de Londres avec un chèque, sur du papier tout pareil. Elle chassa des pensées tristes qui lui vinrent à ce souvenir.

Le propriétaire de la ferme des Ardoises, M. Lequesnel, répondit à sa lettre : la ferme était encore à vendre, M. Lequesnel serait enchanté de s’en débarrasser. Elle lui écrivit qu’elle allait consulter son mari et l’engager vivement à faire cette acquisition ; qu’ils iraient tous les deux à Mantes, bientôt. La nuit, elle rêva qu’elle buvait du lait, aux Ardoises, avec Farjolle.

Cependant, elle ne se dissimulait pas que, de ce côté, la situation était légèrement compliquée. Il faudrait, un jour ou l’autre, avouer à Farjolle qu’elle avait deux cent mille francs et que ces deux cent mille francs venaient de Letourneur. Il ne serait pas long à comprendre. Comment prendrait-il ça ? Elle réfléchirait d’ici à ce moment. Au fond, cette préoccupation ne la tourmentait pas trop. Farjolle lui avait pardonné Velard ; il pardonnerait bien Letourneur. « Et puis, c’est fait, tant pis ! » Elle enferma le chèque. « Plus tard, je le montrerai à Farjolle et je ne le toucherai que lorsqu’il l’aura vu. »

Au cours d’une visite à Mazas, Farjolle eut devant elle un petit accès de tristesse.

— Ce sera dur, dit-il, de recommencer les affaires… J’ai tout de même peur que cet accident ne me fasse du tort.

Alors, elle manifesta une confiance absolue :

— Je t’en prie, mon chéri, ne te fais pas de mauvais sang. Je n’ai aucune inquiétude sur l’avenir… Et j’ai un pressentiment que nous serons heureux un jour…

Farjolle fut réconforté. Il montrait un grand courage, une résignation tranquille dans cette aventure, supportant avec une humeur égale la monotonie des heures. Il ne pouvait croire à une issue fâcheuse, maintenant qu’il avait restitué l’argent. D’ailleurs, il remarqua que M. Hardouin lui parlait moins durement depuis cette formalité, lorsqu’il l’appelait, dans son cabinet, pour les besoins de l’instruction.

Toutefois, ainsi que Me Jacques Vernot le prévoyait, M. Hardouin refusa de rendre une ordonnance de non-lieu ; mais il dit à l’avocat des paroles rassurantes.

Un mois se passa. Me Jacques Vernot se conduisit avec dévouement, étudia l’affaire dans ses moindres détails, se disposa à prononcer une plaidoirie brillante et ingénieuse. Il avait bien des chances pour lui, le commandant ayant retiré sa plainte. Certainement, si on n’avait pas traversé une époque de scandales financiers continuels, de poufs quotidiens, Farjolle eût été remis en liberté. Dans ces affaires-là, les gens qui restituent sont assez rares.

— En conscience, disait Farjolle, je ne vois pas pourquoi on me condamnerait.

— Il est infiniment probable qu’on ne vous condamnera pas… mais rien n’est certain en correctionnelle. L’abus de confiance est avéré, il y a donc délit.

Farjolle était à Mazas depuis cinq semaines. Me Jacques Vernot entra dans la cellule, et retroussant sa moustache :

— Enfin, c’est pour après-demain ! j’ai eu du mal.

— Ah ! fit Farjolle, devenant subitement un peu pâle… C’est après-demain, la correctionnelle ?

— Après-demain. Vous serez transféré au Palais vers midi.

L’avocat lui donna alors les dernières indications, des conseils sur les réponses qu’il devait faire au juge, sur l’attitude qu’il devait prendre.

— Ce sera dans les journaux, n’est-ce pas ? demanda Farjolle.

— C’est impossible à éviter.

Évidemment, il y aurait des camarades dans la salle de l’audience. Sans être une affaire célèbre, le procès Farjolle excitait une certaine curiosité dans le petit monde du boulevard et des cercles. Letourneur, Verugna et Brasier étaient cités comme témoins à décharge par la défense ; d’autre part, on pouvait compter sur une bonne déposition du commandant. Farjolle avait écrit à sa femme une lettre pleine de confiance. Emma combina sa journée : rester aux environs du Palais, dans un café, par exemple, en attendant Farjolle, n’était pas pratique. Mieux valait ne pas bouger de chez elle, quitte à ne le revoir qu’un quart d’heure ou une demi-heure plus tard. Elle le guetterait par la fenêtre.

La nuit qui précéda la comparution, Farjolle eut un sommeil agité. Il se réveilla deux fois, croyant être condamné au maximum de la peine ; néanmoins, le matin, ses idées étaient nettes et toute appréhension avait disparu. Il trempa sa tête dans l’eau, peigna ses cheveux et s’habilla avec soin. À dix heures, il fit une promenade sur le préau, seul par faveur, en fumant une cigarette. Le surveillant le complimenta sur sa bonne mine, car Farjolle était vu à la prison d’un œil favorable par les autorités. Après déjeuner, on vint le chercher pour monter dans la voiture cellulaire. Il faisait le temps lumineux et frais des premiers jours d’avril. À travers les barreaux de la fenêtre, le grouillement des passants intéressait Farjolle. Il se dit : « Je vais pouvoir me dégourdir un peu les jambes tout à l’heure. » Il repoussa avec énergie l’idée d’une condamnation. « Non, ce n’est pas possible… Il me faudrait revenir dans cette voiture… ce ne serait pas drôle. »

Au Palais de Justice, il sauta à bas de la voiture, traversa rapidement les corridors, suivi d’un garde de Paris, et fut introduit dans la salle des prévenus.

Bientôt la porte donnant sur la chambre correctionnelle s’ouvrit et il entendit tout à coup un bourdonnement de voix. Il se trouva assis sur un banc. Depuis dix minutes, il ne pensait plus à rien : un voile était tombé sur ses yeux et il ne distingua personne dans la salle emplie de curieux. À ces mots :

« Farjolle, levez-vous… » lancés par le président, il sentit un frisson le secouer. Il se dressa ; son sang-froid revint, et ses yeux virent clairement autour de lui. Il y eut un silence : l’interrogatoire commença.

Le président du tribunal, les deux coudes sur le tapis, maniait un coupe-papier ; l’un des juges regardait au plafond ; l’autre, de temps en temps, consultait discrètement une montre.

Farjolle dit ses nom et prénoms, son âge, le lieu de sa naissance. Le président récapitula l’histoire de la Bourse indépendante d’une façon malveillante ; à toutes les questions, Farjolle répondait d’un ton doux et posé ; il sourit à une plaisanterie du magistrat sur le départ de certains financiers pour la Belgique et se rappelant le système de défense indiqué par son avocat :

M. le commandant Baret avait des fonds en dépôt dans ma caisse depuis assez longtemps. Je les lui avais offerts plusieurs fois et il avait toujours refusé de les prendre pour ne pas être tenté de les risquer au baccarat. Une opération de bourse s’est présentée que j’ai crue excellente : je ne devais toucher de l’argent que quelques jours plus tard, comme le prouve la restitution que j’ai opérée, et je me suis servi, en attendant, des valeurs de mon client.

— C’est un abus de confiance.

— Je ne pouvais supposer que M. Baret eût besoin de son argent d’une minute à l’autre…

— Il a patienté huit jours.

— Je ne lui demandais que huit jours de plus. Ses fonds était chez moi depuis plus d’un mois…

Le président ne s’acharnait pas trop sur Farjolle. Il eut même, à propos du commandant, une phrase aigre sur la passion du jeu, et il reconnut que le directeur de la Bourse indépendante avait été correct avec tous ses clients, sauf Baret.

Un à un les témoins furent appelés. D’abord Letourneur. Interrogé par le président sur le mécanisme des journaux financiers tels que la Bourse indépendante, le banquier déclara qu’il en existait très peu de sérieux, mais que le journal de Farjolle avait été de ceux-là. Il ajouta qu’il avait toujours trouvé Farjolle extrêmement loyal et correct dans les affaires.

Verugna et Brasier déposèrent dans le même sens. Le président glissa adroitement un mot aimable à l’adresse de l’Informé.

Le seul témoin à charge se trouvait être, malgré son désistement, le commandement Baret. En présence du tribunal, il bredouilla. Il raconta son histoire d’une façon inintelligible et s’attira des mots désagréables.

Alors, le substitut prit la parole et parla pendant trois quarts d’heure, réclamant un exemple sévère. Le remboursement, dit-il en substance, n’empêche pas qu’il y ait eu délit. Il stigmatisa les aventuriers de la finance et insinua que Farjolle avait dû mener une vie immorale.

L’accusé, assis sur le banc, jetait parfois à la dérobée un regard vers la salle. Il reconnaissait maintenant quelques membres du cercle et vit, dans un coin, Noëlle et Joséphine qui souriaient. Après le réquisitoire du substitut, sa confiance était ébranlée : il essaya d’observer l’effet sur la figure du président. Mais le magistrat avait simplement l’air ennuyé et distrait.

Me Jacques Vernot commença sa plaidoirie. Sa réputation d’homme spirituel et même badin était établie au Palais ; les juges l’écoutaient d’habitude avec plaisir.

Il glissa légèrement sur la question technique pour ne pas importuner le tribunal. Il s’acharna au contraire sur le commandant et le couvrit de ridicule. Pourquoi le commandant exigeait-il ses valeurs dans les vingt-quatre heures ? Est-ce un père de famille qui a mis en dépôt le patrimoine de ses enfants ? Est-ce un négociant qu’un retard d’un jour peut conduire à la faillite ? Non. Le commandant Baret n’est ni négociant, ni père de famille. Même, on l’appelle commandant et il n’a jamais occupé ce grade dans l’armée. C’est un égoïste, vivant seul, sans parents et sans amis. Sa vie s’écoule autour des tables de baccarat, dans les tripots. Il est maniaque, chercheur de systèmes au jeu. Me Jacques Vernot parla au tribunal, avec une verve ironique, du système de d’Alembert et fit sourire l’assistance à plusieurs reprises.

D’où vient la fureur du commandant lorsque Farjolle lui demande un délai de huit jours ? De ce qu’il ne peut pas essayer le système de d’Alembert immédiatement. Et voilà pourquoi il dépose une plainte ! Voilà pourquoi il n’hésite pas à briser une existence, à interrompre la marche d’un journal en plein succès ! Voilà pourquoi Farjolle est déjà resté plus d’un mois en prévention.

Si Farjolle avait eu véritablement l’intention de « mettre dedans » le commandant, il n’aurait pas gardé intact dans sa caisse un reliquat de trente mille francs. Un homme décidé à faire un pouf ne s’arrête pas en chemin.

L’avocat insista beaucoup sur les trente mille francs. Puis il revint sur le commandant et le cribla de plaisanteries. Il l’appelait M. le commandant du cercle et disait qu’il avait assisté à plus de duels que de batailles.

Remboursé, le commandant retire sa plainte. Dans une spirituelles péroraison, Me Vernot lui souhaita de la chance au baccarat.

Cette plaidoirie obtint un succès énorme. Farjolle ne douta plus du résultat et vit, sans anxiété, le président et les deux juges se consulter à voix basse.

Le président prit des notes, et, au bout d’une dizaine de minutes, lut les considérants du jugement. Il y en avait plusieurs.

Au premier, Farjolle, étonné, crut à une condamnation ; le second était moins dur ; le troisième lui sembla contredire les deux premiers ; il ne comprit pas bien le suivant. Il passait ainsi par de cruelles alternatives. À la fin, il entendit les mots : « Pour ces raisons acquitte Farjolle… » marmottés.

Il essuya avec son mouchoir la sueur qui coulait de son front. Le président ordonna la mise en liberté immédiate, et appela une autre cause.

Farjolle se hâta d’accomplir au greffe les formalités d’usage et disparut avec son avocat. À la porte du palais, ils trouvèrent Brasier et le commandant.

Le commandant serra la main de Farjolle avec de grandes protestations d’amitié.

— Très spirituelle, mon cher, votre plaidoirie, dit-il à Jacques Vernot… Je ne serais pas étonné qu’elle me donnât la veine.

Brasier avait toujours son air froid et désintéressé.

— Bonjour, cher ami, ça va bien depuis le temps ?

— Très bien, je vous remercie, répondit Farjolle, et vous ? Rien de nouveau ?

— Rien. Vous verra-t-on au cercle, tantôt ?

Farjolle répliqua sans affectation :

— Je ne crois pas, j’ai un tas d’affaires en retard.

Le commandant offrit de payer des bocks ; Farjolle déclara qu’il était pressé.

— À un de ces jours, Messieurs.

Il prit un fiacre. Rue Taitbout, il pencha sa tête à la portière, aperçut sa femme à une des fenêtres de l’appartement. Il monta l’escalier ; la porte était ouverte Emma le saisit par le bras et l’entraîna dans la chambre. Là, ils s’embrassèrent et se contemplèrent longuement, avec des regards humides, émus.

— Oh ! que c’est heureux, mon chéri, malgré tout que c’est heureux ! s’écria-t-elle.

— Oui, ma foi, c’est heureux ! dit Farjolle. Sapristi, j’ai passé quelques mauvais moments.

Il se laissa tomber dans un fauteuil en murmurant :

— Je suis rudement fatigué !

— Repose-toi, mon chéri… Je t’ai préparé un bon bouillon, tu vas le boire d’abord.

— C’est une bonne idée. Après je ferai un peu de toilette et je ne bougerai plus jusqu’au dîner.

Emma lui apporta une tasse. Il but par petites gorgées, déclarant le bouillon excellent. Puis il voulut un verre de cognac, l’absorba d’un trait, se sentit réconforté. Alors il procéda à sa toilette.

Elle l’aida à se déshabiller et lui donna une chemise de nuit. Farjolle prit un bain de pieds. Pendant que ses pieds trempaient dans l’eau, il fuma une cigarette, et parfois des soupirs de satisfaction s’échappaient de sa poitrine. Il raconta les détails de l’audience, dit qu’il
avait vu Noëlle et Joséphine dans la salle, se félicita des témoignages de Letourneur, de Verugna et de Brasier.

— La déposition de Letourneur surtout m’a été très utile.

— Ne parlons plus de tout ça, dit Emma. Maintenant, c’est fini…

Elle demanda :

— T’a-t-on rendu ta montre, au moins ?

— Oui, on m’a rendu ma montre et mon porte-feuille.

— Oh ! mon pauvre chéri, fit tout à coup Emma, que tu as maigri ! Tu n’es pas malade ?

Farjolle sourit :

— Je ne me suis jamais aussi bien porté. J’ai un peu maigri, mais avec quelques jours de bonne nourriture…

Quand il eut terminé sa toilette, il mit un pantalon de flanelle, un veston et des pantoufles, s’étendit sur sa chaise longue, alluma une autre cigarette :

— Dieu ! qu’on est bien chez soi !

Emma l’embrassa encore tendrement. Peu à peu, il s’assoupit et elle s’occupa du dîner pendant qu’il dormait. La question du chèque de Letourneur s’agita dans son esprit. Il fallait avouer évidemment et le plus tôt possible. À quel instant ? En dînant ? Cette nuit, au lit ? Demain ? Le chèque était là, dans l’armoire à glace, sous le linge. La dernière entrevue avec le banquier avait été cordiale. Letourneur lui avait fait cadeau d’un bracelet de grand prix. Elle ne gardait pas un souvenir trop douloureux de cette aventure.

Une idée lui vint :

— Au fait, c’est ce qu’il y a de plus simple… oui… demain… là-bas à la campagne.

À l’heure du dîner, elle réveilla Farjolle d’une caresse légère.

— Hein ? quoi ! fit celui-ci.

— As-tu bien dormi, mon chéri ? Te sens-tu mieux, dis ?…

Il se leva :

— Je me sens très bien et j’ai une faim de loup.

Emma avait donné congé à la bonne ; ce fut elle-même qui fit le service. Farjolle trouva sur la table les plats qu’il préférait ; il mangea avec un appétit solide, et but plus qu’à son ordinaire.

— Veux-tu me faire un grand, grand plaisir, mon chéri ? dit Emma, au milieu du repas… Demain, quand tu te seras bien reposé toute la nuit, nous prendrons le train… Le temps est beau… Nous irons du côté de Mantes, comme l’été dernier. J’adore ce pays-là.

— Parbleu ! moi aussi. D’ailleurs, j’ai besoin de prendre l’air.

— Nous monterons jusqu’à la ferme, tu te rappelles ?…

Ce mot rendit Farjolle triste. Il hocha la tête.

— La ferme ! En avons-nous fait des projets ? Hum ! Il va falloir joliment travailler maintenant pour nous tirer d’affaire, et encore…

— Ne te désespère donc pas, va ! Moi, j’ai confiance.

— Oh ! je ne désespère pas, répondit Farjolle. Ce sera ennuyeux de recommencer, voilà tout… Mais enfin, rien n’est perdu.

Emma souriait, très heureuse au fond, désirant déjà être au lendemain.

— Tu n’as pas beaucoup souffert, c’est l’essentiel… Bientôt tu ne penseras plus à tout ça…

— Ce qui me préoccupe, dit Farjolle, ce sont les soucis matériels que nous allons avoir… Pour le reste, ça m’est bien égal et ça n’a plus aucune importance. Il me semble que c’est arrivé à un autre.

Emma lui servit son café, bouillant ainsi qu’il l’aimait. Il y ajouta de la fine champagne.

— Bah ! nous verrons plus tard… Ne nous faisons pas de bile pour le moment.

— C’est ce qu’il y a de plus raisonnable, reprit Emma.

Elle lui tendit une bougie pour qu’il allumât son cigare et vint se placer à son côté, la tête appuyée contre son épaule, comme autrefois, lorsqu’ils combinaient des projets pour l’avenir. Une béatitude envahit Farjolle ; il fuma deux cigares consécutivement, en absorbant de la liqueur. Ils ne se parlèrent plus et restèrent quelque temps dans cette posture. Alors, Farjolle dit :

— Je commence à avoir sommeil… Si nous allions nous coucher ?

Ils passèrent dans la chambre. Farjolle se déshabilla rapidement et pénétra sous les couvertures. Il ressentit entre les draps blancs et frais un bien-être inexprimable, s’étira, changea de côté trois ou quatre fois, arrangea l’oreiller. Tantôt il s’allongeait, tantôt il se recroquevillait, et des murmures de contentement lui échappaient. Il oubliait l’arrestation, la prison, la police correctionnelle, tous les ennuis qu’il venait de subir. Il n’avait plus que la sensation délicieuse du repos après une dure fatigue.

Autour de lui, la lampe éclairait ses meubles familiers. Emma, devant la glace, dénouait ses cheveux dont les tresses luisantes glissaient jusqu’aux reins. Parfois, elle détournait la tête et lui jetait un regard dans le lit.

Elle se coucha à ses côtés, en l’embrassant passionnément, et tous les mauvais souvenirs de leur existence, toutes leurs angoisses s’évanouirent dans l’intimité profonde de cette étreinte.

Le lendemain, Farjolle, en se réveillant, lut les journaux, constata que son procès tenait à peine en quelques lignes, sans commentaires.

Il sauta à bas du lit, en s’écriant :

— Allons ! tout va bien.

Il ne fut pas surpris de se revoir là, auprès de sa femme qui souriait, dans son intérieur hier encore bouleversé.

Une nuit avait suffi pour lui rendre son insouciance des événements accomplis. Il ouvrit la fenêtre : le soleil éclairait la rue.

— Quel beau temps ! dit-il. Quand partons-nous ?

— Nous déjeunerons à onze heures et nous prendrons le train de midi et demi.

Emma mit une robe claire et, par-dessus, une jaquette noire. Elle avait les yeux brillants et les joues un peu roses. De rares voyageurs montèrent dans le train et ils étaient seuls dans leur wagon. Dès qu’ils eurent dépassé la banlieue, ils regardèrent le paysage par la portière, nommant les pays qu’ils traversaient, les propriétés de gens connus, situés sur la ligne.

— Par qui sera louée la Maison-Verte, cette année-ci ? fit Farjolle.

— Nous le demanderons, en passant.

À Mantes, le chef de gare les salua :

— Comment allez-vous, monsieur Farjolle ? L’hiver s’est bien passé ?…

— Pas mal.

— Vous revenez par ici, cet été ?

— Peut-être…

Hors de la gare, Emma dit :

— Il ne sait rien, tant mieux !

— Est-ce qu’on sait ces bêtises-là en province ? répondit Farjolle. Les gens sont moins idiots qu’à Paris.

Ils prirent la carriole qui leur avait servi l’été précédent. Emma conduisit. Devant la Maison-Verte, ils s’arrêtèrent. Personne n’y était entré depuis eux.

— Elle est à louer, dit le jardinier. Vous l’aurez dans de meilleures conditions que l’année dernière, si vous voulez.

— Nous réfléchirons.

Ils firent le tour de la propriété, descendirent jusqu’à la Seine. Un voile pâle et léger de verdure commençait à s’étendre sur le jardin. Les bords du fleuve étaient recouverts d’une vase jaunâtre et les branches maigres et nues des arbres ne semblaient pas contenir les feuillages puissants de l’été.

Dans la maison, rien n’était changé. Farjolle donna cent sous au jardinier et ils remontèrent dans la carriole. Le cheval avançait difficilement par les chemins détrempés et ils eurent de la peine à franchir la route sous bois qui conduisait à la ferme.

M. Lequesnel est-il là ?

— Il est chez lui.

Ayant entendu un bruit de voitures, M. Lequesnel descendait le perron. Il les accueillit comme de vieilles connaissances, s’informa de leur santé et se plaignit de la sienne.

— J’ai eu des rhumatismes tout l’hiver, et aucun de mes enfants n’est venu me voir. Je me suis ennuyé énormément… C’est le dernier hiver que je passe ici… Je suis résolu à vendre ; aussi, si vous êtes toujours dans l’intention d’acheter…

— Hum ! fit Farjolle, d’un ton attristé, je ne vois pas trop…

M. Lequesnel s’adressa à Emma.

— Votre dernière lettre, Madame, m’avait donné de l’espoir…

— Quelle lettre ? fit Farjolle. Tu as donc écrit à M. Lequesnel ?

Emma, en riant, répondit :

— Je voulais savoir, par curiosité, si la ferme était toujours à vendre, et j’ai écrit à M. Lequesnel en cachette.

— Quel enfantillage ! s’écria Farjolle.

— Je vous assure, dit M. Lequesnell, que, pour le prix, vous ne trouverez pas mieux sur toute la ligne.

— Ce serait ?…

— Soixante mille francs au lieu de soixante et dix mille. Oui, je ferai encore un sacrifice pour m’en débarrasser.

— Nous verrons, dit Emma.

— Voulez-vous me permettre de vous offrir une tasse de lait, Madame ? Je vais vous la faire préparer.

M. Lequesnel s’éloigna.

— Quelle drôle d’idée, ma chérie, dit Farjolle, d’écrire à ce brave homme !

— Bah ! ça ne nous engage à rien.

Emma porta la main à son corsage. Elle y avait, avant de partir, enfermé le chèque de Letourneur. Mais elle n’osa pas le montrer à Farjolle : « Non, se dit-elle, tout à l’heure. »

Ils parcoururent la ferme. Elle entra dans l’étable, caressa les vaches, jeta du pain aux poules et aux canards, tandis que Farjolle, au milieu de la cour, contemplait le bâtiment.

Emma cherchait un moyen simple de faire à son mari un aveu aussi délicat. Tout le long de la route, elle n’avait songé qu’à cela, et dix fois elle avait été sur le point de tirer le chèque de son corsage. En voyant Farjolle, les mains derrière le dos, si calme, la face épanouie au soleil, elle se décida.

Elle s’approcha de lui, le prit par le bras et d’une voix très douce :

— Mon chéri, je voudrais te dire un petit mot….

— Dis… Qu’y a-t-il ?

— Pas ici… Viens sur la route… là.

Farjolle la regarda. Elle avait les yeux baissés et de la pâleur à la figure. Quand ils furent sur le chemin, Emma lui tendit le chèque, et, timidement, s’appuyant davantage sur son bras :

— Vois ça, mon chéri…

Farjolle prit le papier.

— C’est un chèque… un chèque de deux cent mille francs sur la banque…

Il lut la signature.

— Letourneur ! fit-il, extrêmement surpris…

— C’est à nous, mon chéri, murmura-t-elle.

— À nous ?

— Oui.

— Letourneur t’a donné deux cent mille francs ?

Elle était toute pâle. Elle leva vers Farjolle des yeux où de grosses larmes brillaient, et balbutia :

— Ne te fâche pas, je t’en supplie.

Il devina et devint subitement très rouge.

— Ah ! dit-il, en froissant le chèque avec la main, sans colère, je comprends…

Il dégagea brusquement son bras et se mit à marcher droit devant lui, les regards fixés à terre.

Emma resta d’abord immobile, stupéfaite. Puis, instinctivement, elle le suivit, répétant : « Voyons, mon chéri, voyons. » Farjolle ne répondait point… elle hâta le pas, le rejoignit.

Il avait les sourcils froncés, l’air ennuyé. Elle se serra contre lui, ressaisit son bras.

— Voyons, mon chéri, voyons…

Il répliqua froidement :

— Eh bien ! reprends ça, c’est à toi.

— Mon chéri, mon pauvre chéri, tu étais si malheureux … J’ai voulu te sauver… Je t’aime tant… Je t’adore, va, mon chéri… Je n’ai pensé qu’à toi.

Troublé, il répondit :

— Oui, j’ai été bien malheureux.

— Puisque je n’aime que toi, continua Emma, gardons-le, cet argent. Nous resterons chez nous… ici. Il se retourna machinalement du côté de la ferme.

— Ce que Paris me dégoûte !

— Oh ! tu consens, n’est-ce pas ? Dis-moi que tu veux… On sera si bien nous deux… si bien ! s’écria Emma, débarrassée de ses appréhensions avec une grande joie dans la voix.

Il fit un vague mouvement de la tête. Elle lui murmura passionnément à l’oreille :

— Je t’adore, mon amour.

M. Lequesnel les cherchait. Il les aperçut de loin.

— Où étiez-vous donc ?

— Nous nous promenions autour de la ferme, fit Emma. Nous sommes décidés à acheter.

— Vraiment ? dit M. Lequesnel, interrogeant Farjolle.

Emma, inquiète, guetta son mari du regard. Farjolle fit signe que oui.

M. Lequesnel se frotta les mains, ravi.

— Je vais vous montrer la maison en détail.

Et il offrit son bras à Emma. Farjolle, derrière eux, examinait la campagne à droite et à gauche.