Librairie Paul Ollendorff (p. 266-286).

XVI

Farjolle, dans sa cellule, à Mazas, n’était pas trop malheureux. Il se portait bien et faisait venir ses repas de la cantine. La mauvaise qualité de la nourriture ne le gênait pas, car il n’avait jamais été gourmand. Le directeur de la prison lui donna la permission de fumer, et le surveillant montrait des égards pour lui. Bien enveloppé dans son pardessus, il lisait des romans qu’il s’était procurés avec une autorisation, les Trois Mousquetaires, la Reine Margot, Rocambole. On y voyait mal par la lucarne grillée. Farjolle se penchait sur son livre. « Il me semble que je suis dans un wagon de chemin de fer. »

Deux fois par jour il se promenait dans le préau, jetant un regard indifférent sur l’enfilade sombre et régulière formée par les murailles de la prison. Quand on le ramenait à la cellule, il allumait une cigarette, s’étendait sur la couchette, rêvassait, puis lisait. Les quatre murs, peints à la chaux, d’un blanc sale, les barreaux de la lucarne ne lui suggéraient pas des réflexions amères.

Il se laissait entraîner par les événements et triomphait facilement des pensées pénibles qu’ils lui suggéraient de temps à autre. « Je ne peux rien faire, à quoi bon me tourmenter ? » Il ne comparait pas sa situation actuelle avec les années écoulées : cela ne lui venait pas à l’esprit. En songeant à Emma, il se disait : « Nous nous tirerons toujours d’affaire, tous les deux. » Comment ? Il ne se rendait pas bien compte, mais avait confiance. La lettre de sa femme lui fit plaisir. Ils s’aimaient, et quoi qu’il arrivât, ne se quitteraient jamais. L’idée du scandale, des potins de ses camarades, ne lui causait aucun désespoir. « Quels tas de brutes, tous ces gens-là ; ma foi, ce me sera un soulagement de ne plus les fréquenter. »

La preuve que cela lui était égal, c’est qu’il choisit comme avocat Jacques Vernot, un membre de son cercle qui avait déjà une certaine réputation au palais, quoique très jeune. Il plaidait rarement, et se faisait faire beaucoup de réclame dans les journaux, grâce à ses relations. C’était un garçon d’une trentaine d’années, très spirituel, très drôle en société et fort répandu dans le monde de la fête. Il gagnait peu d’argent de son métier, mais vivait convenablement et dînait tous les soirs en ville.

Farjolle le préféra à un avocat plus connu, parce qu’il serait à son aise avec lui. Son cas n’était pas tellement compliqué qu’il fût obligé d’avoir recours à un maître du barreau. Il valait mieux pour lui un garçon léger, sachant ce que c’est que l’existence, pas solennel ni embêtant.

Jacques Vernot accourut avec empressement et entra dans la cellule de Farjolle en sifflotant un air à la mode :

— Bonjour, Farjolle, ça va bien ? Je suis à votre service, mon cher, tout à fait, lui dit-il, en lui serrant la main…

Farjolle le remercia.

— Vous connaissez la situation ?

— Vaguement, j’en ai entendu parler au cercle, j’ai vu un mot insignifiant dans les journaux… Je suis enchanté que vous m’ayez choisi… Au premier abord, ça ne me paraît pas exorbitant, votre affaire ?

Mis au courant par Farjolle dans les moindres détails, Jacques Vernot fut rassurant :

— Oui, vous passerez en police correctionnelle, il ne faut pas compter éviter ça, mais j’ai bon espoir.

— N’est-ce pas ?

— C’est même de la guigne que vous ayez été arrêté… Il a fallu que l’on confiât votre affaire à Hardouin, qui est très raide… Enfin, c’est fait. Ce qui est excellent pour vous, c’est que vous ayez laissé trente mille francs sur les quatre-vingt mille… J’insisterai là-dessus.

— Peu de gens eussent agi comme moi, remarqua Farjolle.

— En effet, mon cher.

— Mais le meilleur de votre affaire, continua Jacques Vernot, c’est le commandant. Celui-là, par exemple, je le salerai à l’audience. Un vieux joueur, enragé, coureur de tripots… Le tribunal n’aime pas les joueurs. Ma parole, je crois que ça ira très bien.

Puis, ils parlèrent d’autre chose. Jacques Vernot
raconta à Farjolle les derniers événements du cercle. La veille un banquier avait perdu cent mille francs.

— J’ai gagné cinquante louis avec un.

Farjolle le félicita.

— Vous serez probablement appelé la semaine prochaine chez le juge d’instruction. Je le saurai et je viendrai vous revoir le lendemain. Au revoir, mon cher.

Un jour seulement le séparait du dimanche. Une nouvelle lettre d’Emma le prévint qu’elle avait une autorisation du juge d’instruction. Toute la nuit, dans sa couchette, entre les draps grossiers sous lesquels il se pelotonnait pour n’avoir pas froid, il pensa à sa femme. Il dormit peu. L’entrevue serait pénible pour tous les deux, malgré leur amour réciproque qui survivait à cette catastrophe.

Après le déjeuner, le lendemain, le surveillant entra dans la cellule.

— Il y a une visite pour vous à la geôle, suivez-moi.

Une brusque émotion le secoua. Ce fut une sensation rapide et douce. Il boutonna son pardessus, arrangea ses cheveux. Il aurait voulu se regarder dans une glace pour constater s’il n’avait pas trop changé, si sa mauvaise mine n’effrayerait pas Emma. « Au fait, quelle tête dois-je avoir ? » se dit-il. Le surveillant marcha à côté de lui dans les couloirs.

— C’est une dame qui vous attend.

— Oui, je sais.

— C’est votre femme ?

— C’est ma femme, oui !

Une porte grillée s’ouvrit. Farjolle se trouva dans une pièce circulaire, haute de plafond, mal éclairée. Il y avait des bancs en bois contre les murs. Le gardien lui désigna dans un coin une dame tout en noir, assise, et resta près de la porte. Il s’avança rapidement, reconnut Emma. Ils se prirent la main en tremblant ; puis ils s’embrassèrent sur la bouche, longtemps, en silence. Emma avait les larmes aux yeux.

— Oh ! mon pauvre chéri, mon pauvre chéri, c’est toi ! dit-elle la première à voix basse, en le touchant au cou, aux bras, à la poitrine. Tu n’es pas malade, tu ne souffres pas ? Viens, que je te regarde !

Elle examina sa figure attentivement.

— Non, tu n’as pas trop mauvaise mine. Je t’aime, mon petit chéri. Je t’aime bien, va !

Farjolle murmura :

— Eh bien, ma pauvre fille, voilà ! C’est triste, mais que veux-tu y faire ?…

Emma s’appuya sur son bras, comme s’ils marchaient ensemble dans la rue, et à voix plus basse :

— Tu sais… J’ai l’argent.

— Quel argent ?

— L’argent que tu dois au commandant…

— Tu as cet argent-là, comment ?

Elle dit, en parlant très vite :

— J’ai les cinquante mille francs que tu dois au commandant,
je les ai à la maison. Donne-moi l’adresse de ton avocat, je les lui porterai demain… Ah ! oui… c’est Letourneur, qui t’aime beaucoup… Tiens ! voici la carte que j’ai reçue de lui… J’y suis allée. C’était pour te rendre ce service… Il m’a dit qu’il avait beaucoup de sympathie pour toi et qu’il ne t’abandonnerait pas dans cette circonstance… Il me les a donnés tout de suite… Lis la carte qu’il m’a envoyée, je te l’ai apportée.

Farjolle saisit la carte de Letourneur sur laquelle il vit : « Letourneur prie madame Farjolle de passer chez lui demain de deux à quatre pour affaire importante. » Sa figure s’éclaira.

— Sapristi, voilà une chance !… Ah ! ce Letourneur… Tu me croiras si tu veux, ma chérie, j’avais un pressentiment qu’il me tirerait d’affaire… Par exemple, c’est une sacrée veine !

Elle fit tranquillement :

— Oui, c’est de la veine.

— Une veine énorme, inouïe… Tu as l’argent à la maison ?

— Oui, dans un tiroir.

— Des billets de banque ou un chèque ?

— Cinquante billets de mille francs.

Farjolle se frappa sur la cuisse et sa confiance dans l’avenir éclata.

— Je suis sauvé… J’ai vu mon avocat, et j’avais même des chances d’être acquitté sans rendre son argent à cet imbécile… À plus forte raison maintenant… Sans compter que je ne passerai peut-être pas en correctionnelle… En tout cas, ça n’a plus aucune importance, car l’acquittement est certain…

— Je l’espère, dit Emma.

— Ne te tracasse plus : je te dis qu’il est certain ; tu iras demain chez Vernot, tu lui donneras l’argent pour qu’il aille immédiatement le porter au parquet… Dis-lui de venir me voir le plus tôt possible.

— Il vaudrait mieux que tu ne passes pas en jugement.

— Effectivement, mais je n’y puis rien. Ça dépend du juge d’instruction… Mais enfin, tant pis, il faut se faire une raison. L’essentiel est d’être acquitté.

— Tu le seras, dis, n’est-ce pas, mon chéri ?

— Il n’y a pas de doute… Ce serait une guigne invraisemblable. Pourquoi me condamnerait-on ?

Elle dit :

— Est-ce que je sais ?

Mais Farjolle était plein de confiance. Il oubliait son arrestation, l’endroit où il était, les émotions des jours précédents.

— Je te répète que la situation est excellente. L’appui d’un homme comme Letourneur me rassure sur l’avenir. Je peux rétablir nos affaires avec lui et gagner encore de l’argent. Qui est ce qui n’a pas un petit accroc dans sa vie ?

Emma, triste tout de même, répondit :

— Ne faisons pas de projets, mon chéri. Sors d’abord de prison et puis nous verrons.

— N’oublie pas d’aller remercier Letourneur de ma part.

Elle eut un vague sourire et regarda Farjolle avec tendresse :

— J’irai un de ces jours.

— Vas-y le plus tôt possible, c’est une connaissance précieuse.

Elle pensa que Letourneur l’attendait tout à l’heure et embrassa son mari passionnément.

En apercevant des cigares que lui avait apportés Emma, Farjolle devint presque gai. Il en prit un, regarda la marque qui était sa manière favorite, le fit craquer entre ses doigts.

— Il n’est pas trop sec ; tu as très bien choisi, tu es bien gentille.

Le surveillant s’approcha :

— Il faut rentrer.

La porte de la geôle s’ouvrit à plusieurs reprises. Des personnes voulaient voir des prisonniers. Farjolle dit au gardien :

— Je suis à vous.

Puis à Emma :

— Surtout, ne te fais plus de mauvais sang. Moi, je suis résigné et je crois que ça finira bien. À dimanche prochain.

Emma s’éloigna lentement. Sur le boulevard Diderot, elle héla un fiacre :

— 60, rue de Monceau !

Letourneur habitait là, tout seul, un hôtel assez vaste. Il avait quitté, après sa séparation, une magnifique demeure aux Champs-Élysées dont le luxe restait environné de légendes. Pendant les deux années où il ne s’aperçut pas que sa femme le trompait, l’hôtel ne cessa de flamboyer dans des fêtes continuelles, que Mme Letourneur dominait de sa beauté célèbre. Puis vint le scandale du flagrant délit, dans un cabinet particulier de restaurant, sur le boulevard, à huit heures du soir : on ne se rappelait plus guère les détails de l’histoire, qui datait de dix ans. Mme Letourneur s’était mise à courir l’Europe, et récemment le divorce avait terminé cette aventure. La fortune de Letourneur était de celles dont l’imagination ne prévoit pas la chute. Le banquier dépensait pour son plaisir autant qu’il pouvait, aimant surtout les femmes, et toutes les horizontales de Paris douées de quelque éclat avaient touché à sa caisse.

Depuis dix ans, son intervention dans la galanterie parisienne était bienfaisante. Il avait lancé des débutantes qui pataugeaient, consolidé des anciennes qui s’écroulaient. Il ne se faisait aucune illusion, ayant épuisé la jalousie avec sa femme légitime et, maintenant, celles même à qui il donnait le plus d’argent ne le trouvaient pas ridicule.

Il ne fréquentait guère le monde, avait la famille en horreur, ne se plaisait que dans ce milieu de collages vagues, de boulevardiers, de noceurs et de filles où Moussac était une personnalité. Il fut étonné d’y rencontrer une femme comme Emma et, peu à peu, sans presque s’en apercevoir, arriva à la désirer. La catastrophe de Farjolle lui parut une occasion favorable. Peut-être n’aurait-il jamais essayé, malgré son cynisme, d’acheter Emma, bourgeoise rangée, régulière et modeste ; mais cette circonstance le décida. Il ne voulut pas la marchander, tenant à se montrer généreux et indifférent à l’argent, offrant une somme qui serait une excuse.

L’hôtel de Jenny Heward, une de ses premières toquades, lui avait coûté cinq cent mille francs. Il ne les regrettait pas. « Je peux bien donner, se dit-il, la moitié à celle-là qui me plaît dix fois plus et que je serai le seul à avoir. » Cette liaison avec Emma aurait encore l’avantage de ne durer que quelques semaines et de ne pas encombrer sa vie. Il ressentait aussi une volupté particulière à la laisser très heureuse, après lui.

Dans un petit salon retiré et sombre, tapissé de tentures rares, il l’attendait impatiemment. Quand un domestique l’eut introduite, il la prit par les deux mains, l’attira sur un divan large, et paternellement s’inquiéta de sa santé.

— Vous avez vu votre mari, Madame ?

— Oui, je sors de la prison… Nous avons bon espoir. Je n’oublierai pas ce que vous avez fait, Monsieur, et je vous suis très, très reconnaissante.

Il la déganta et lui baisa les poignets.

— Dame, j’abuse un peu de la situation… Elle reprit, embarrassée :

— Je ne vous… en suis pas moins reconnaissante.

— Vous comprenez, à mon âge et tel que je suis, je n’ai pas la prétention de me faire aimer d’une femme comme vous ; seulement je tâcherai que le sacrifice ne soit pas trop… douloureux.

Emma ne sut quoi répondre. Letourneur continua :

— Ce qui me consolera de vous faire… souffrir…

Elle eut un petit geste de protestation.

— Oui, ce qui me consolera, ce qui m’enlèvera mes… remords, c’est le plaisir que vous aurez à vous trouver bientôt indépendante, hors d’ennui… Ma mauvaise action aura eu un bon résultat.

En souriant, elle dit :

— Oui, c’est vrai.

Il s’approcha d’elle, et la saisissant doucement par la taille, l’embrassa à l’oreille. Elle fronça les sourcils sous cette caresse et ses lèvres devinrent sèches. Alors Letourneur lui enleva son chapeau et la baisa sur la figure et sur les cheveux, sans violence. Il lui disait des mots d’amitié, de dévouement tendre, pour écarter la répugnance qu’il devinait.

Emma, par un effort de volonté, s’abandonna d’une façon gracieuse, plutôt comme une femme qui succombe que comme une femme qui obéit. Letourneur éprouva une sensation inattendue et profonde.

Il la supplia de rester à dîner avec lui à l’hôtel :

— Emma, faites cette journée unique dans ma vie et inoubliable… Ne me quittez pas tout de suite… Passez la soirée avec moi.

— Je suis bien émue, répondit-elle, j’aurais besoin d’être seule.

— Dînez seulement ici, vous partirez après dîner.

Elle finit par y consentir, et ils mangèrent en tête à tête ; Letourneur lui raconta des histoires pour la distraire et elle écoutait attentivement pour ne pas réfléchir. Il lui parla de sa femme et de ses malheurs en ménage, lui fit le récit du flagrant délit, ce qui troubla Emma et l’intéressa. Puis il afficha un mépris énorme de toutes les femmes et de tous les hommes qu’elle connaissait : de Moussac, de Verugna, de Joséphine, de Noëlle, de Brasier… Emma en éprouva une joie véritable.

— C’est un vilain monde, dit-elle.

— Un monde stupide pour lequel vous n’êtes pas faite… Moi, j’y vis parce que je suis seul et que je m’y ennuie moins qu’ailleurs…

Vers la fin du repas, une certaine intimité régnait entre eux. Emma, moins énervée, n’apercevait qu’à travers un rêve la scène de tout à l’heure sur le divan. L’étrangeté de la situation diminuait son dégoût. Elle fit part à Letourneur de ses projets de campagne.

— Je n’ai d’autre ambition que de me retirer avec Farjolle, si c’est possible.

— Vous ferez une ménagère exquise, Emma, quant à moi, je penserai longtemps à vous…

Au moment de se séparer, il lui dit :

— Pour cette vilaine question d’argent, ne vous en préoccupez pas, ma chère amie. Je vous enverrai un chèque que vous toucherez quand il vous plaira…

Elle balbutia : « Merci. »

— Quand reviendrez-vous me voir ? demanda-t-il en souriant.

— Vous seriez bien gentil de me laisser un ou deux jours… Je suis souffrante, énervée…

— Vous ferez ce que vous voudrez, Emma…

— Vous recevrez un petit mot de moi, ici… bientôt…

— Je vais faire atteler et vous accompagner jusque chez vous. Il est tard…

— Non, je vous en prie, j’aime mieux rentrer toute seule, à pied.

— Vraiment ?

— Oui, vraiment, j’ai besoin de marcher…

Dans la rue elle alla vite, présentant sa figure au vent froid qui soufflait. Elle pensa à Velard avec qui elle avait rendez-vous le lendemain et eut un mouvement de colère.

« Par exemple, celui-là peut garder son argent. J’en ai assez d’un. »

Cependant, elle fit une réflexion :

« Il n’a pas de chance avec moi, ce petit. »

Certainement, elle éprouverait avec lui moins de répugnance qu’avec Letourneur. Même, en le revoyant si doux, si gentil, tout prêt à lui rendre service, elle avait ressenti du plaisir ; mais elle n’allait pas s’amuser pendant que Farjolle souffrait en prison. Letourneur était nécessaire : le petit, non. Tant pis pour lui. « D’ailleurs, il n’est pas riche et il gardera son argent ; ce sera toujours ça. »

Un instant, avant de réfléchir, parmi le désordre de son esprit, elle avait supposé qu’elle pourrait être à la fois la maîtresse de Velard et de Letourneur ; que, dans sa grave situation, cela n’avait rien d’extraordinaire ni de scandaleux. Aujourd’hui, la première expérience faite, elle renonçait à cette idée avec dégoût… Oui, c’était bien assez d’un, et d’ailleurs un seul suffisait pour sauver Farjolle… Une fille peut-être, une Noëlle, une Joséphine, prendrait aussi les cinquante mille francs de Velard. Elle se complut dans la pensée de cette supériorité.

« Je n’irai pas au rendez-vous ; il sera affolé et nous nous expliquerons de vive voix. »

L’explication eut lieu le lendemain. Velard attendit toute l’après-midi chez lui ; il ne désespéra qu’à sept heures du soir. Il se trouvait dans un état de surexcitation extraordinaire. Pendant cette journée du lundi, Emma, au contraire, s’était calmée. Elle avait reconquis la quiétude naturelle de son esprit ; et elle envisageait la situation sans désespoir. L’emprisonnement de Farjolle n’était plus qu’une question de temps et, pendant quelques semaines, elle en serait quitte pour supporter Letourneur. En songeant à l’avenir, elle le ferait avec moins de répulsion.

Me Jacques Vernot fut rassurant quand, d’après les indications de Farjolle, elle lui apporta les cinquante mille francs.

— Je vais tenter une démarche auprès du juge d’instruction. Il ne faut pas vous dissimuler, Madame, qu’on ne relâchera probablement pas votre mari, quoiqu’il ait remboursé. Mais je crois pouvoir répondre de son acquittement en correctionnelle… Sa position est excellente aujourd’hui.

— Ce sera-t-il long ?

— Hum ! la longueur de l’instruction dépend absolument de la bonne volonté de M. Hardouin. Il a nommé un expert : ces messieurs ne se dépêchent pas ordinairement et compliquent les affaires les plus simples… En tout cas, maintenant, cela ne dépassera pas un mois ou un mois et demi…

— Il va rester encore un mois en prison, alors ?

— Je ferai de mon mieux, Madame, pour abréger la durée de ma prévention… Si nous avions eu l’argent au lendemain de l’arrestation, la chose eût été facile. Le commandant aurait retiré sa plainte immédiatement… Aujourd’hui, Farjolle a avoué l’abus de confiance devant le juge d’instruction et ce dernier en profite…

— Qu’est-ce que cela peut lui faire, pourtant ? demanda Emma.

Me Jacques Vernot sourit :

— N’essayez pas de comprendre, Madame, les mystères de la justice…

Et pour montrer son esprit, il ajouta :

— Dès qu’un homme est à Mazas, par ordre d’un juge d’instruction, il n’y a aucune espèce de raison pour qu’il en sorte… Ne vous effrayez pas, Madame, je plaisante…

Insensible aux charmes de la conversation, Emma répondit simplement : « Ah ! » et l’avocat pensa : « Elle est un peu bébête. »

— Je vous donnerai des nouvelles plus exactes cette semaine. J’aurai vu Hardouin, Farjolle, et nous saurons à quoi nous en tenir. Pour l’instant je vais m’occuper du commandant et lui faire retirer sa plainte : c’est le plus pressé.

Emma avait encore une épreuve ennuyeuse à supporter : congédier Velard. Après quoi la situation serait simplifiée et il ne resterait plus qu’à attendre patiemment la fin, avec la certitude d’un résultat favorable.

Comme elle se mettait à table, on sonna à la porte. La bonne dit : « C’est M. Paul Velard. »

— Faites-le entrer au salon.

En la voyant, le petit poussa un soupir de soulagement.

— Je vous croyais malade, Emma… Il ne vous est rien arrivé ?

— Rien, mon ami… Je n’ai pas eu le temps d’aller chez vous…

— Vous avez vu votre mari ?

— Oui, hier. Il est bien triste et j’ai eu beaucoup de chagrin.

Velard hésita.

— Voulez-vous venir dîner avec moi, Emma, ce soir ?

— Oh ! non, je ne suis pas habillée et d’ailleurs j’allais me mettre à table.

— Demain, alors ?

— Je tâcherai… je ne sais pas. J’ai tant de choses qui me tracassent maintenant…

— Je vous ai attendue toute l’après-midi, Emma… Vous ne pourrez pas venir demain, non plus ? Après-demain, alors ?

Elle se tut et Velard n’osa pas insister.

— J’ai sur moi… l’argent… je vous l’apporte… il faut vous dépêcher de le donner à l’avocat… Un jour de retard nuirait à votre mari…

Il mit la main à son portefeuille, Emma l’arrêta.

— Non, mon ami, vous êtes bien aimable, et je n’oublierai pas votre conduite dans cette circonstance… Mais Farjolle a écrit à des amis… qui lui ont envoyé ce qu’il fallait.

Velard fut très étonné et même tout d’abord ne comprit pas.

— Des amis lui ont envoyé cinquante mille francs… à Mazas ?

Énervée, Emma dit :

— Non… non… mais c’est l’avocat qui… Il les a trouvés enfin…

— J’aurais été si heureux de vous rendre ce petit service… si heureux, Emma.

— Ne vous fâchez pas, mon ami… Pour moi, c’est comme si vous nous l’aviez rendu… Je vous répète que je ne l’oublierai jamais…

— Ah ! l’argent est entre les mains de l’avocat ? reprit Velard, préoccupé.

Emma fit un mouvement d’impatience et, d’une voix brève :

— Je pense que tout va être fini, ces jours-ci ; Farjolle et moi nous sommes décidés à nous en aller loin de Paris, à nous retirer dans… son pays… Nous vivrons comme nous pourrons.

— Vous quittez Paris, tout à fait ?

— Tout à fait. Écoutez, je suis trop malheureuse depuis quelques jours ; j’ai hâte de sortir de cette disposition…

Elle lui tendit la main.

— Dites-moi adieu, mon ami, gentiment.

— Nous ne nous reverrons plus, Emma ?

— Puisque nous partons…

Il marcha dans le salon, ayant encore beaucoup de choses à dire, ne sachant par où commencer. Une question lui monta aux lèvres.

— Quel est l’ami… qui donne les cinquante mille francs à Farjolle ?

Emma, crispée, fatiguée de la longueur de l’entretien, répliqua sèchement :

— Je l’ignore…

— Comment, il ne vous l’a pas dit ? demanda Velard avec une nuance légère d’ironie dans le ton. Il est bien discret !

Et il ricana. Pour le coup, Emma haussa la voix :

— Il a fait ce qu’il a voulu…

Alors le petit jeta ces mots, avec une intention mauvaise :

— C’est peut-être Letourneur…

Emma s’avança vers lui, très rouge :

— Ça ne vous regarde pas… Allez-vous-en, moi je vais dîner. Adieu…

— Ah ! ah ! c’est Letourneur… C’est drôle, bien drôle…

— Allez-vous-en !

— Il est généreux, Letourneur.

Elle ne put se retenir dans sa colère, et brutalement répéta :

— Allez-vous-en !

Troublé, le petit essaya de s’excuser, mais Emma était exaspérée.

— Allez-vous-en, ou j’appelle la bonne… Je ne veux plus vous voir, vous comprenez…

— Emma, Emma, je vous adore ! pardonnez-moi.

Elle était près de lui. Il lui saisit la main et répéta :

— Je vous adore…

Il voulut même la prendre par la taille : elle se dégagea, d’une secousse violente ; Velard faillit trébucher.

Emma entra dans la salle à manger, l’abandonnant tout seul dans le salon.

Velard, étourdi, mit son chapeau sur sa tête et disparut, furieux :

— Je parierais que c’est ce bandit de Letourneur !…

Y avait-il un moyen de le savoir exactement ? À quoi bon ? Est-ce qu’il n’en était pas sûr ? Sa jalousie le lui disait.

— Si jamais je peux lui faire une sale blague, à celui-là…

En tout cas, Emma était perdue pour lui… Il se raisonna, agitant sa canne, heurtant des passants, frappant du pied, et conclut :

— Je suis idiot, ma parole d’honneur !