Librairie Paul Ollendorff (p. 198-219).

XII

Il n’était ni joueur, ni audacieux par tempérament et ne visait pas la grosse fortune. Emma avait raison : il fallait se contenter de vivre simplement sans chercher à s’enrichir tout de suite d’un coup de bourse. Les plus malins sombraient : on se laisse entraîner et la débâcle arrive. Dans une minute d’emballement, excité par sa veine, il avait spéculé, réussi d’abord, puis reperdu. C’était une bonne leçon : il allait s’arrêter là. Rien n’est plus stupide, quand on a conquis une situation régulière, quand on a du crédit, d’en être réduit à des expédients.

« Ce qui est maladroit, pensa-t-il, c’est de n’avoir pas gardé les trente mille francs, lorsque je les avais. On dit toujours ça après. Enfin, n’en parlons plus. Si jamais je gagnais encore trente mille francs, par exemple ! »

Farjolle constata que les dépenses de fin d’année réglées, l’argent de son terme mis de côté, il avait six mille francs de disponibles.

« Je vais risquer ces six mille francs. Ce sera ma dernière tentative. »

Il consulta Verugna et acheta fin courant des actions de la Banque Marocaine. Depuis un an, ces valeurs étaient en vue sur le marché ; elles ne faisaient que monter et baisser alternativement, et donnaient lieu à de grands mouvements de spéculation. Les gens bien informés comptaient qu’elles hausseraient beaucoup pendant le mois de janvier.

Malgré cette opinion, le contraire se produisit. Quelques jours avant la fin du mois, une baisse assez forte se dessina.

Farjolle eut des appréhensions et en fit part à Verugna qui lui affirma que les actions de la Banque Marocaine monteraient infailliblement d’ici à la liquidation. Même il voyait dans cette baisse momentanée un symptôme excellent.

La baisse augmenta dans des proportions considérables. Farjolle songea :

— Si ça continue, j’aurai une différence de plus de six mille francs à payer.

Ça continua. Entraîné par la confiance de Verugna, Farjolle ne vendit pas et, comme on dit en termes de Bourse, « conserva sa position ».

Verugna ne perdit sa confiance que la veille de la fin du mois. Il dit à Farjolle :

— Je me suis trompé sur cette satanée Banque Marocaine. J’y suis de deux cent mille francs. Et toi, ça te coûte-t-il cher ?

— Oh ! très peu… quelques mille francs… répondit Farjolle évasivement.

Il ne lui parut pas nécessaire d’avouer qu’il faisait sur les valeurs de la Banque Marocaine une différence de quarante-cinq mille francs environ, et le règlement avait lieu le lendemain. Avant tout il importait de payer. Cette fois-ci, la leçon n’était pas seulement rude, elle était cruelle. Quarante-cinq mille francs à trouver en quelques heures !

Farjolle ne se désespéra pas, et se montra, au contraire, très énergique en cette circonstance. L’important était de conserver son crédit, de ne pas faire un pouf ridicule pour quelques billets de mille, de garder son attitude d’homme correct dans les affaires. Il avait dans sa caisse les titres de rente du commandant Baret, qui lui parurent tout désignés pour le tirer de ce léger embarras. La confiance du commandant était absolue. Il ne réclamerait pas ses fonds avant longtemps, pourvu que Farjolle lui en servît le revenu.

— Ce brave commandant ! il me rend un fier service sans s’en douter.

Il prit les titres et en vendit pour cinquante mille francs immédiatement. Il paya sa différence à dix heures du matin chez le coulissier de Verugna et éprouva un sentiment d’orgueil en accomplissant cette action si essentiellement honorable. Il déjeuna même avec le coulissier, Stirman, dans un restaurant de la place de la Bourse et se plaignit de la faiblesse du marché.

— Je vais m’arrêter un peu. Voici une soixantaine de mille francs que je perds en deux mois… Il faut être raisonnable.

Dans l’après-midi il alla au cercle. Instinctivement il chercha des yeux le commandant Baret. Il l’aperçut dans le coin d’un salon en train de faire une partie de bésigue. Le commandant lui serra la main avec vigueur.

— Bonjour, Farjolle. Vous voyez comme je suis devenu sage, hein ? Plus de baccarat : un simple petit bézigue japonais à cinq francs le mille. Je crois que je suis bien guéri du jeu.

Farjolle ressentit un grand soulagement.

— Quand je pense, continua le commandant tout en marquant ses points, que sans Brasier et sans vous, j’étais flambé, j’étais convaincu de l’infaillibilité du système de d’Alembert.

D’un air plein d’autorité, Farjolle affirma :

— C’est un des plus mauvais systèmes que je connaisse.

— Ne dites pas cela, Farjolle. Ce n’est pas un des plus mauvais, c’est un des plus difficiles à jouer. Il exige une volonté de fer, un sang-froid que je n’ai pas. Si je m’en étais tenu, depuis dix ans, au système de d’Alembert, je n’aurais pas perdu ce que j’ai perdu. Enfin, c’est fini, bien fini. Je-ne-tou-che-rai-plus-une-carte !

Le partenaire du commandant haussa les épaules.

— Vous ne me croyez pas ?

— Non.

Le commandant perdit dix mille points.

— Encore cinquante francs de fichus ! J’ai autant de guigne au bésigue qu’au baccarat.

Et il s’éloigna, en grognant.

Farjolle rassuré, cacha à sa femme les événements de la journée. « Ce n’est pas la peine de lui dire que j’ai eu recours à l’argent du commandant. Elle n’entend rien aux affaires et s’imaginerait que j’ai fait une chose très dangereuse. »

En réalité, était-ce dangereux ? Non, car au pis-aller, si Baret réclamait ses titres, Farjolle avait assez de crédit pour trouver cinquante mille francs en quelques jours. Verugna se ferait un véritable plaisir de les lui prêter. D’ailleurs, le commandant était guéri de la passion du jeu. Il était bien tranquille, aujourd’hui, le commandant ! Il jouait au bésigue, le baccarat l’épouvantait. Farjolle avait donc tout le temps désirable pour reconstituer le capital endommagé.

— Ce bon commandant, il a eu de la veine de tomber sur un homme comme moi.

S’il était tombé sur un homme sans scrupules, comme Selim, par exemple, le commandant était flambé. Qu’est-ce qu’aurait fait Selim à la place de Farjolle, ayant quatre-vingt mille francs à sa disposition ? Selim aurait spéculé avec cet argent et bientôt il ne serait plus resté un sou au commandant Baret. Selim risquait la police correctionnelle trois fois par jour, avec une grande sérénité d’âme. Il avait fini par succomber : c’était fatal.

Farjolle compara sa conduite à celle de Selim et se félicita encore. D’abord, un tiers de l’argent du commandant demeurait intact : trente mille francs. Ceux-là étaient sacrés, jamais Farjolle n’y toucherait. Selim, lui, aurait immédiatement risqué ces trente mille francs à la Bourse ou même au baccarat. Car il jouait au baccarat.

— Oui, je me rappelle, il passait ses nuits dans les tripots et taillait des banques avec l’argent de ses clients.

Toutefois Farjolle ne se dissimulait pas qu’il avait commis une gaffe, une gaffe légère, mais enfin une gaffe.

— Je devais m’arrêter il y a un mois. Les cinquante mille francs du commandant, je serai bien obligé de les rembourser un jour ou l’autre. Ce n’est pas une affaire, parbleu ! Allons, n’y pensons plus !

Ce qui eût été stupide maintenant, c’eût été de continuer, de s’embarquer dans de nouvelles spéculations, sous prétexte de se rattraper.

— Ça jamais ! se dit Farjolle. Ce qui est perdu est perdu. Je referai l’argent du commandant, petit à petit, sans en parler à Emma, que je ne veux pas inquiéter.

Une semaine s’écoula. Ils étaient mariés depuis un an. Le soir de l’anniversaire, Emma mit un bouquet de fleurs sur la table. À dîner, il y avait des truffes, mets pour lequel Farjolle montrait un goût prononcé, et une bouteille de champagne. Farjolle s’étonna de ce luxe, elle alla chercher un calendrier.

— Douze février, ça ne te dit rien ?

Il réfléchit.

— Douze février ! Ma foi non.

Elle lui mit le bras autour du cou et l’embrassa :

— C’est l’anniversaire de notre mariage, mon chéri.

Alors, Farjolle se souvint :

— C’est vrai ! Douze février. Où avais-je la tête ?… Je m’en souviens très bien à présent. Oui, ma chérie, je m’en souviens très bien… Il y a un an que nous sommes mariés…

— J’ai acheté des truffes, fit Emma, et une tarte. Nous mangerons ça, nous deux.

Elle fut prise d’un accès de tendresse, et s’asseyant sur ses genoux :

— Je te demande pardon, mon petit chéri, tu sais, bien pardon…

— De quoi ? mon Dieu.

Elle hésita, et, à voix plus basse :

— De… de… cet été… l’autre ?

Farjolle répondit en souriant :

— Bah ! c’est effacé. Nous nous aimons, c’est le principal. Le reste n’a pas d’importance : on doit être indulgent les uns pour les autres.

Elle pleura :

— Oui, j’ai été folle !

— Allons ! ne te fais plus de mauvais sang et dînons, ma chérie. Ces truffes ont une odeur délicieuse…

Le lendemain, Farjolle travaillait dans son cabinet de la Bourse indépendante. On sonna. Le garçon de bureau fit passer une carte : « Isidore Baret. »

— Isidore Baret ! c’est le commandant ! Qu’est-ce qu’il me veut donc ? pensa Farjolle, imperceptiblement troublé. Introduisez ce monsieur.

Le commandant Baret entra. Il tenait son chapeau à la main et semblait tout penaud.

— Qu’y a-t-il pour votre service, mon cher commandant ? dit Farjolle.

Baret prit une chaise, s’assit près du bureau et soupirant :

— Décidément, je suis inguérissable.

— Vous êtes malade ?

— Je suis inguérissable… du jeu.

Farjolle le regarda fixement.

— Eh bien ?

— Eh bien ! j’ai réfléchi. La dernière fois que vous m’avez vu, au cercle, il y a quelques jours… je jouais au bésigue, n’est-ce-pas ?

— Oui. Vous avez perdu cinquante francs, après ?

— Mon ami, toutes les fois que je joue au bésigue, je perds ; à l’écarté, je perds aussi ; au piquet également.

— Ne jouez plus à aucun jeu.

— Que voulez-vous que je fasse ? Je n’ai pas d’occupation… Et puis, je suis joueur, là, je l’avoue… Je suis horriblement joueur.

Farjolle, un peu pâle, se pencha sur son bureau.

— Alors ?…

Le commandant, de plus en plus affecté, continua :

— Vous m’avez donné des conseils d’ami, vous et Brasier, et je vous en serai éternellement reconnaissant. Mais c’est plus fort que moi…

Il se leva et se promena dans la pièce :

— Ah ! mon cher Farjolle, le système de d’Alembert est une invention admirable, vous avez beau dire. Tenez, depuis que j’ai renoncé au baccarat, je le joue mentalement, ce système… Je me promène autour de la table de baccarat et je marque les coups gagnants et les coups perdants. Eh bien ! savez-vous combien j’aurais gagné depuis quinze jours ?

— Non.

— J’ai fait le calcul, j’aurais gagné trois cent vingt et un louis, avec l’unité d’un louis : plus de six mille francs. Je vous affirme, mon cher Farjolle, que le système de d’Alembert est infaillible, si on le pratique avec une grosse somme d’argent.

Farjolle le prit par le bras :

— Vous n’aurez plus le sou dans six mois, avec votre système.

— Notez bien que je ne joue pas le système de d’Alembert pur ; je me sers d’une modification qu’y a apportée un savant allemand nommé Lelius, et que j’ai beaucoup étudiée. Cette modification bonifie le système d’une façon incroyable.

— Vous serez ruiné dans six mois, répéta Farjolle. Le commandant devint mélancolique.

— Tant pis ! on ne peut pas fuir sa destinée. Quand je n’aurai plus que ma retraite, j’irai vivre en province, dans un trou.

— Consultez Brasier, au moins, avant de faire cette sottise.

— Je l’ai consulté.

— Ah !…

— Brasier m’a parlé comme vous. Je l’ai remercié comme je vous remercie ; mais je suis décidé. Je ne peux plus me passer de jouer…

Très maître de lui, et d’un air de pitié :

— Alors, vous voulez réaliser, mon pauvre commandant ? fit Farjolle.

— Oui.

— Qu’est-ce qu’il faut, pour commencer le système de d’Alembert, dix mille ? Je vous donnerai ça demain.

— Mais…

— Vingt mille ? Plus. Trente mille ? Je vous les enverrai, le temps de vendre.

Le commandant se recueillit :

— Écoutez, Farjolle. Si je perds mon argent, morceau par morceau, je serai continuellement à vous ennuyer. Et puis, je serai gêné dans le système… Le système exige une forte somme. Je veux mettre tout mon argent dans un tiroir, tout, pour l’avoir sous la main…

— C’est de la démence ! s’écria Farjolle. Enfin, ça vous regarde.

— Pouvez-vous me donner les quatre-vingt mille demain ? Je voudrais commencer demain soir, parce que c’est un vendredi. Je n’ai pas de superstition et je crois que le vendredi porte bonheur, au contraire.

— Il faut vendre les titres…

— Vendez-les à n’importe quel cours. On ne perd jamais grand’chose sur de la rente. Quelques centaines de francs de plus ou de moins, ça m’est bien égal.

Farjolle reprit sa bonhomie habituelle :

— J’ai fait ce que j’ai pu, mon pauvre commandant. Vous aurez votre argent demain… Demain, non ! il faudra deux jours pour négocier.

— Après-demain ?

— Après-demain. Que diable, vous resterez bien encore vingt quatre heures sans essayer le système de d’Alembert ?…

— Je jouerai au bésigue. Je suis content de n’avoir pas touché une carte pendant quelque temps… Ça aura épuisé ma guigne, j’en suis sûr. Si j’avais mes fonds à ma disposition, j’aurais été capable de m’emballer. Au revoir, mon cher, à après-demain.

Farjolle ferma son bureau, incapable de travailler sérieusement et descendit sur le boulevard. Aller demander cinquante mille francs à Verugna lui paraissait maintenant une démarche délicate. Il étudia bien la question. Sous quel prétexte ? Avouer la situation grave où il se trouvait, c’était impossible. Non pas que Verugna fût un moraliste sévère ; mais il était de ces gens qui ne reculent pas devant une vaste canaillerie, devant un grand chantage, et qui sont impitoyables pour les pickpockets. Or, il n’y avait pas à se faire d’illusion là-dessus : la conduite de Farjolle vis-à-vis du commandant constituait un abus de confiance caractérisé, une escroquerie.

« Il n’y a pas à dire, pensa Farjolle, j’ai commis une escroquerie. Suis-je assez serin ! »

Il alluma un cigare, et continua sa promenade, donnant çà et là, le long du boulevard, une poignée de main à quelque ami. Il était furieux contre lui-même « Un serin, un vrai serin ; si cet imbécile de commandant ne tenait pas ses fonds après-demain, il serait capable d’un esclandre ; peut-être porterait-il une plainte. Les joueurs sont si exigeants ! »

Justement depuis six mois, le Parquet s’était occupé d’un tas d’affaires de ce genre-là, et, pas plus tard que la semaine dernière, on avait encore arrêté Bachelard, le directeur de la Finance familiale. Farjolle heureusement n’en était pas là. « Ce serait malheureux avec mes relations et ma réputation de ne pas trouver cinquante mille francs sur le pavé de Paris. Verugna doit être à l’Informé, en ce moment-ci, Je vais le tâter. »

Le garçon de bureau l’introduisit, le sachant un habitué.

— Quelque chose de très important à vous dire, mon cher.

— Dépêche-toi, je suis d’un pressé… Vingt personnes qui m’attendent.

— J’ai pensé à une affaire de premier ordre. Il s’agirait de transformer mon journal, de l’agrandir…

— Tu deviens ambitieux, Farjolle, tu te f… dedans.

— Il y a une fortune à faire avec un journal comme celui que je médite.

— Il n’y a absolument rien à faire, tu n’es qu’une brute. Contente-toi donc de ce que tu as et ne te crois pas plus malin que les autres…

Farjolle hésita, puis dit :

— Si par vous, ou par n’importe qui, je trouvais une cinquantaine de mille francs…

Verugna se récria :

— Cinquante mille francs ! Tu deviens fou, ma parole d’honneur. Me vois-tu mettre cinquante mille francs dans un journal financier ?… Si c’est des blagues comme ça que tu as à me proposer…

— Mon cher ami, balbutia Farjolle.

— Comment ? il y a un an, tu ne gagnais pas un sou, tu crevais la faim, et tu parles aujourd’hui de cinquante mille francs… Mais, est-ce que tu voudrais des chevaux, des voitures, comme Moussac ?

Cette idée le fit rire aux éclats.

Non ! Farjolle avec un hôtel, des chevaux et des voitures. Ce serait drôle !

— Va-t’en, mon vieux. Je suis bien pressé, et ne me parle plus de pareilles sottises, nous nous brouillerions … Ah ! ah ! un hôtel ! Elle est bonne… Bonsoir, jeune fumiste.

Cette première expérience plongea Farjolle dans une extrême perplexité. Évidemment, s’il s’adressait à Moussac et à Letourneur, il obtiendrait des réponses analogues. Le difficile n’était pas de trouver cinquante mille francs, mais de les trouver immédiatement. « Parbleu ! si j’avais huit jours ! dit-il. Il s’agit de traîner le commandant huit jours. C’est un brave homme, le commandant. À la dernière extrémité, je lui demanderais un mois de répit : il me l’accorderait certainement. »

Le surlendemain, le commandant fut exact. Il arriva dans le bureau de Farjolle, rayonnant.

— C’est fini, hein ?

— Pas tout à fait, mon commandant, pas tout à fait, répliqua Farjolle. Donnez-vous donc la peine de vous asseoir.

— Ce n’est pas fini ? reprit Baret désolé. Et moi qui comptais jouer ce soir. Ce ne sera vendu que demain, alors ?

— Vous êtes donc bien impatient de perdre ?

— Je suis impatient de jouer. Je puis compter pour demain, n’est-ce pas ?

Farjolle prit le commandant par le bras.

— Vous ne savez pas ce que vous feriez, si vous étiez bien gentil, mon cher ami ? Vous ne commenceriez le système de d’Alembert que dans une huitaine de jours…

Baret, étonné, leva les yeux vers Farjolle, dont la figure était pâle.

— Pourquoi ?

— Et vous me rendriez même un grand service en faisant cela.

Le commandant répondit :

— Je ne comprends pas.

— Voilà : je n’ai qu’une partie de vos fonds disponible… je ne pourrai négocier le reste que dans quelques jours…

— Il me semblait, fit observer le commandant, que des rentes sur l’État…

— J’aime mieux tout vous dire, mon cher ami, parce que je sais que vous êtes un honnête homme incapable d’une mauvaise pensée. Je n’ai plus que trente mille francs en rentes et j’ai mis les cinquante mille autres dans une affaire sûre… Seulement, j’ai besoin de temps pour les retirer.

Le commandant manifesta un grand mécontentement.

— Sapristi ! Sapristi de sapristi ! Nom d’un chien ! Je n’aime pas beaucoup ça, vous savez, Farjolle. Une affaire sûre ?… Quelle affaire ?

— Ne vous inquiétez donc pas. Dans huit jours vous les aurez.

— Je suis bien inquiet, au contraire, bien inquiet, répliqua le commandant. Voyons, Farjolle…

Et il le regarda dans les yeux :

— Voyons, Farjolle, il était convenu que vous placeriez mes quatre-vingt mille francs en rente sur l’État. C’est spécifié dans le reçu que vous m’avez donné. Il fallait les placer…

— Si j’avais supposé que vous en auriez besoin du jour au lendemain !…

— Soyons sérieux, maintenant…

Le commandant s’approcha de Farjolle, lui mit la main sur l’épaule :

— Qu’avez-vous fait de mon argent ?

Farjolle, éludant la réponse, dit :

— Vous le toucherez dans huit jours. Commandant, vous ne me croyez pas un escroc ?…

— Certes…

— Eh bien ! je vous donne ma parole d’honneur que vous le toucherez dans huit jours. D’ailleurs, vous avez mon reçu. Il sera aussi bon dans huit jours qu’aujourd’hui. Prenez les trente mille francs, en attendant ?…

Baret refusa.

— Non, le système exige une très forte somme. Je ne commencerai pas avant de tout avoir… Je veux bien patienter huit jours, Farjolle, mais pas une minute de plus, pas une minute. Je suis déjà très surpris de votre conduite.

Farjolle redevint bon enfant :

— Commandant, vous êtes exquis. Vous me rendez là un signalé service que je n’oublierai jamais… et, entre nous, je crois que vous n’aurez pas à vous en repentir… Seulement, si vous me promettiez de ne parler de cela à personne, le service serait cent fois plus grand…

— Je n’en parlerai pas, c’est entendu. Mais il est entendu aussi que dans huit jours, juste…

Le commandant sortit en serrant la main de Farjolle, assez froidement, et en secouant la tête.

Désappointé, inquiet, furieux contre l’humanité entière, il retourna au cercle, erra autour des tables de jeu. Il répondit sur un ton brusque à des amis qui lui demandaient des nouvelles de sa santé, et l’on en conclut qu’il était témoin dans quelque affaire d’honneur délicate qui ne s’arrangeait pas à sa convenance. Le banquier, un Espagnol très riche, tenait la banque avec une déveine inouïe : il perdait tous les coups. « C’est trop fort, dit le commandant, de ne pas pouvoir jouer ; je gagnerais ce que je voudrais sur cette banque, avec mon système. »

Les deux tableaux passèrent sept ou huit fois chacun : le commandant entra dans une colère épouvantable. Enfin, les pontes perdirent un coup : cela l’apaisa. Mais la déveine du banquier reprit de plus belle et il y eut encore une passe de quatre sur chaque tableau.

— J’aime mieux m’en aller ! s’écria le commandant.

Et comme le banquier se levait, les cartes étant épuisées, il lui dit :

— Vous perdez une somme énorme, Monsieur, énorme. Eh bien ! vous me croirez si vous voulez, je ne gagne pas un sou sur vous. Non, Monsieur, pas un sou, continua-t-il en jetant un regard furibond.

En quittant la salle de jeu, le commandant heurta Brasier :

— Bonsoir commandant, c’est aujourd’hui que nous commençons le fameux système ?

Baret haussa les épaules.

— Le système, le système ? je ne sais plus quand je le commencerai, le système.

— Vous avez perdu ?

— Je n’ai pas joué.

— Mais c’est très bien cela, commandant, je ne vous croyais pas si raisonnable.

Le commandant répliqua :

— Je ne suis pas raisonnable, je suis furieux.

— De quoi ?

— De… rien…

Il fit mine de s’en aller. Brasier, curieux, le retint.

— Qu’y a-t-il donc, mon cher ami, vous n’avez pas votre figure ordinaire ?

— Je vous dis que je suis furieux, mais je ne peux pas vous expliquer pourquoi.

Très intrigué, Brasier le harcela de questions. À la fin, le commandant se dirigeant vers une autre salle :

— Vous êtes discret, Brasier, n’est-ce pas ?

— J’ai fait mes preuves, répondit celui-ci, en souriant.

— D’ailleurs, ajouta Baret, ça me fera du bien de parler… J’ai besoin de raconter ça à quelqu’un ; mais vous ne le répéterez pas, vous me le promettez…

— Je vous le promets.

Le commandant baissa la voix, regardant autour de lui :

— Si je ne joue pas, mon cher Brasier, c’est que je n’ai pas d’argent pour jouer.

— Et vos quatre-vingt mille ?

— Je ne les aurai que dans huit jours… Si je les ai, reprit-il en poussant un soupir.

— Voyons, expliquez-vous. Farjolle ?…

— Farjolle, mon cher, je me méfie énormément de Farjolle. Vous devez vous rappeler, Brasier, que je me suis toujours méfié énormément de Farjolle…

— Mais non, au contraire, vous aviez une confiance illimitée en lui…

— Je me le figurais, mais je me méfiais, au fond.

— Enfin, qu’a-t-il fait, Farjolle ?

— Farjolle n’a plus mon argent ; il me demande huit jours pour me le rendre.

Quoique Brasier fût toujours satisfait de découvrir une canaillerie qu’il ne soupçonnait pas, il répondit :

— Vous avez mal compris, commandant. Il est impossible que Farjolle n’ait pas voulu vous rendre votre argent. Le reçu qu’il vous a fait est en règle ?

— On ne peut plus régulier.

— C’est peut-être dans votre intérêt…

Baret, alors, dit les hésitations de Farjolle, son embarras, son silence sur l’affaire où il avait engagé les fonds, et Brasier sentit un doute délicieux pénétrer dans son âme.

— Ce Farjolle serait-il une simple fripouille ?

— Je n’en serais pas surpris, fit le commandant.

Brasier ajouta :

— J’en aurai le cœur net dès demain et je ne laisserai pas f… dedans un brave homme comme vous.

Le commandant s’adressa à un membre du cercle qui sortait de la salle de jeu.

— Est-ce que le banquier perd toujours ?

— Il ne cesse pas : il prend une culotte fabuleuse.

— Nom d’un chien ! sapristi ! s’écria le commandant en frappant du pied, j’ai vraiment une guigne noire… Brasier, vous avez raison, ce Farjolle est une fripouille.

— Attendez jusqu’à demain.

Brasier alla jouer cinq minutes, ni plus ni moins, comme il faisait tous les jours. Puis il revint.

— J’ai gagné cinquante francs, ça me suffit. Maintenant, je vais m’occuper de votre affaire.

Il prit son pardessus au vestiaire et descendit du cercle, pendant que le commandant murmurait :

— Tout le monde gagne, excepté moi… Ce sera comme ça toute ma vie.

Brasier se hâta d’aller raconter à Verugna l’aventure du commandant. Verugna ne manifesta aucune surprise et trouva même la chose excessivement comique.

— Voilà pourquoi il voulait cinquante mille francs avant-hier, parbleu ! C’est bien clair.

— Farjolle t’a demandé cinquante mille francs ? Alors, il n’y a plus de doute.

— Plus de doute. D’ailleurs, je m’informerai de ce qu’il a perdu le mois dernier chez mon coulissier, Stirman… C’est rudement drôle !

— Les lui as-tu donnés, les cinquante mille ?

— Non.

— C’est encore plus drôle.

Ils se mirent à rire tous les deux.

— Comment va-t-il se tirer de là, ce sacré Farjolle ? dit Verugna.

— C’est très délicat, ajouta Brasier. Si le commandant déposait une plainte, Farjolle serait coffré dans quarante-huit heures. Abus de confiance. Le parquet est très sévère maintenant pour les affaires financières.

Verugna, à cette idée, s’exclama :

— Farjolle coffré ! Non, elle est bien bonne… À Mazas, alors.

— Mon Dieu ! oui, à Mazas !

— Sacré Farjolle ! il ferait une tête à Mazas… J’irais le voir certainement, et toi ?

— Moi aussi… j’ai un principe : ne jamais lâcher les camarades dans le malheur.

Leur hilarité ne connut plus de bornes. Verugna surtout se tordait, avec des éclats de rire d’enfant devant la baraque d’un guignol.

— Ah ! ah ! Farjolle à Mazas ! Ah ! ah ! j’ai tout de même de la sympathie pour lui. Si je les lui prêtais, les cinquante mille francs ?

— Ce serait une solution, fit observer Brasier.

— Oui, mais si je les lui prête, qui est-ce qui me prouve qu’il ne recommencera pas demain ? Et puis, mon cher, du moment que Farjolle n’est pas sérieux, il ne m’amuse plus : je lui ai rendu assez de services…

— Le fait est…

— D’ailleurs, il n’y est pas encore à Mazas ! Qu’il se débrouille tout seul… J’ai trop perdu le mois dernier, moi aussi, zut !

Mis au courant de la situation par Brasier, le commandant Baret fut pris d’un découragement profond.

— Mes quatre-vingt mille francs sont fichus ! je le sens.

Brasier le consola.

— Farjolle les a perdus à la Bourse : nous en avons acquis la certitude chez son coulissier. Mais c’est un garçon de ressource ; menacez-le, il les trouvera.

— Je lui ai promis de patienter huit jours… Tant pis, je vais lui écrire.

Et il envoya à Farjolle quelques mots griffonnés fébrilement :

« Monsieur,
« J’ai réfléchi. J’ai besoin de mes fonds immédiatement et je ne peux pas attendre. Ayez la complaisance de me les faire tenir demain matin.
« Si je ne les reçois pas avant midi, je me verrai dans la nécessité d’agir.
« J’ai l’honneur de vous saluer.
« Commandant Isidore Baret. »

— C’est raide, mais il n’y a pas à se gêner avec ces gens-là. Si je n’ai pas mon argent demain, je dépose une plainte, tout simplement.

— Ma foi ! vous avez raison. Quand Farjolle aura affaire au parquet, il prendra une résolution. C’est peut-être le meilleur moyen d’être remboursé.

— Pas un mot à personne, jusque-là, Brasier, hein ? Il ne faut pas ébruiter cette affaire.

Farjolle était plein d’espoir. Après le refus de Verugna, il avait vu Letourneur, et le grand banquier s’était montré charmant avec lui. Il le pria de présenter ses respects à Emma et accepta une invitation à dîner chez eux, rue Taitbout, en famille.

Il s’intéressa aux affaires de Farjolle, le félicitant sur la Bourse indépendante.

— C’est un journal très bien fait et très sérieux. Je le lis toutes les semaines…

Comme Farjolle lui dit qu’il songeait à l’agrandir, mais qu’il lui manquait des capitaux, Letourneur se mit à sa disposition :

— Je me ferai un véritable plaisir de vous être utile, mon cher monsieur Farjolle…

Demander cinquante mille immédiatement à Letourneur, dans ces conditions-là, eût été une folie. « J’en aurai cent mille dans huit jours, si je veux. » Le banquier dînait chez lui la semaine prochaine : après dîner, ils recauseraient affaires, et ça s’arrangerait naturellement. « J’ai eu une idée admirable d’aller voir Letourneur. La bêtise que j’ai faite va me servir. J’ai de la chance. »

Quand il reçut la lettre du commandant, il éprouva un mouvement d’impatience.

— Ah ! il m’embête, à la fin, ce commandant. Il devient rasoir. Il attendra bien huit jours, je ne me ferai pas de bile pour ce vieil imbécile.

Il ne lui répondit pas, songeant : « Il m’écrira encore, puis il viendra au bureau. Tout ça nous mènera à la semaine prochaine et je me débarrasserai de cet ennui. »

Et très heureux, soulagé, confiant dans l’avenir, il fit part à sa femme des espérances qu’il fondait sur Letourneur.