Librairie Paul Ollendorff (p. 179-197).

XI

Ils étaient l’un et l’autre soulagés d’une grande oppression, heureux au fond que rien ne fût modifié dans leur ménage, et pressés de retrouver leur paisible villégiature aux bords de la Seine. À la gare, ils montèrent dans un wagon où il y avait déjà des voyageurs, préférant n’être pas seuls, tout de suite. Durant le trajet, ils essayèrent de dormir.

Le dîner les attendait, préparé à la Maison-Verte sous la tonnelle. Ils mangèrent peu. À dix heures du soir, ils se couchèrent.

Dans le lit, côte à côte, leur gêne ne dura pas. Emma, accoudée à l’oreiller, pleura silencieusement, et Farjolle, la prenant entre ses bras, lui dit des paroles affectueuses et consolantes, comme si elle eût été malade. Bientôt elle ne pleura plus, et une tendresse infinie la saisit. Il leur semblait à tous deux qu’ils venaient d’échapper à quelque malheur, un incendie, ou un naufrage, et que leur amour, consolidé par une épreuve douloureuse, serait dorénavant plus fort et plus profond.

Cette nuit fut leur véritable nuit de noces, la nuit où ils se sentirent indissolublement attachés.

Au matin, ils ouvrirent la fenêtre et regardèrent. À leurs pieds, la Seine, éblouissante de soleil, se traînait dans la verdure, et leur cauchemar de la veille s’évanouit, à ce spectacle de la nature indifférente et pacifique.

Emma voulut faire une promenade en voiture avant déjeuner. Ils prirent la carriole qui leur servait d’habitude pour aller à la gare de Mantes, et Emma conduisit elle-même.

— J’ai envie de boire du lait à la ferme, dit-elle.

La ferme des Ardoises était située à une lieue et demie environ de la Maison-Verte, sur une hauteur, au milieu d’un bois. Le propriétaire, M. Lequesnel, habitait, tout contre la ferme, une bâtisse à laquelle une grille dorée valait dans le pays le titre de château. Il y vivait seul avec une gouvernante.

M. Lequesnel inspectait la ferme quand il vit les deux jeunes gens. Il les salua.

— Donnez-vous la peine d’entrer, Madame. Me ferez-vous le plaisir de venir visiter ma petite propriété ?

— Excusez-nous, Monsieur. Ma femme désirait boire une tasse de lait, et nous nous sommes permis…

— Jeannette vous servira du lait. Tenez-vous à faire le tour de la ferme, en attendant ? Je vais vous conduire.

Emma s’extasia sur l’ordonnance du bâtiment, sur les bestiaux, sur les poules qui picoraient dans la cour, sur la tranquillité environnante. La maison particulière de M. Lequesnel excita aussi son admiration par la grandeur des pièces, les vastes cheminées de campagne et la grille dorée.

— Ah ! Monsieur, que vous devez être heureux ici ! Y habitez-vous toute l’année ?…

— Toute l’année, répondit M. Lequesnel ; mais je commence à m’y ennuyer beaucoup… Je suis veuf depuis trois ans, mon fils et ma fille sont établis ; et maintenant que je suis seul ici, le temps me semble long. Si je trouvais à vendre, je rentrerais à Rouen.

— Vous êtes de Rouen ?

— Oui. J’étais dans le commerce. Quand je travaillais, j’ai rêvé d’habiter la campagne. J’ai trouvé cette ferme et cette maison à un prix raisonnable, et je m’y suis installé avec ma famille… Mais les enfants ont grandi, ma femme est morte. Comme je vous le disais, je suis seul et je m’ennuie. Je ne demanderais pas mieux que de vendre.

Emma s’informa du prix, par curiosité :

— Malgré les travaux que j’y ai faits, je la vendrais le prix qu’elle m’a coûté, soixante et dix mille francs.

Farjolle interrogea M. Lequesnel sur le rapport de la ferme :

— Il est de deux mille à deux mille cinq cents francs au moins avec les produits de la culture.

Cette promenade les rendit songeurs. Emma murmura, en revenant :

— Serions-nous bien, tous les deux, ici, dis, mon chéri ? Ah ! si jamais tu gagnais deux cents ou deux cent cinquante mille francs…

— Trois cent mille, dit Farjolle, il nous faudrait trois cent mille francs…

— Nous n’habiterions plus Paris, plus du tout… Une centaine de mille francs pour une belle propriété dans le genre de celle-ci ; le reste pour bien vivre, tranquillement nous deux, sans tracas… Je déteste Paris, il m’y est toujours arrivé des désagréments.

— Ce n’est pas commode de gagner trois cent mille francs aujourd’hui… mais ce n’est pas impossible.

— En faisant des économies, dit Emma.

— Ce n’est pas une question d’économies, ajouta Farjolle, c’est une question de veine. Dans mon métier, on ne peut pas économiser trois cent mille francs ; il y a trop de haut et de bas, de secousses, de désordres ; seulement, on peut les gagner d’un coup ou en très peu de temps. Il n’y a que les gens qui exercent un métier régulier qui sont à même de réaliser des économies.

Le rêve de cette fortune les passionnait. Farjolle avait grand espoir dans sa nouvelle idée, un journal financier, l’appui de Letourneur, de Verugna, de Moussac, c’est-à-dire de grosses chances aux mains d’un homme qui saurait spéculer prudemment.

L’été finissait. Farjolle allait à Paris presque tous les jours, laissant sa femme qui se plaisait à la campagne. Vers le milieu de septembre, ils commencèrent de déménager. L’appartement de la rue Taitbout était libre : ils l’occupèrent aux premiers jours d’octobre. Emma fut
triste de quitter la Maison-Verte, et fit une seconde visite à la ferme avant le départ, toute seule. Elle faillit pleurer en regar­dant les mou­tons qui ren­traient à l’étable.

Farjolle, après de longues hési­tations, se décida pour le titre : la Bourse indépendante. Le journal devait paraître tous les huit jours, comme la plupart des journaux financiers. Il s’entendit avec un imprimeur du faubourg Montmartre et loua dans le quartier un bureau composé de deux pièces qu’il meubla convenablement. Sur la porte, une plaque de cuivre portant ces mots : la Bourse indépendante, compléta l’installation.

Les frais que nécessite un journal de ce genre étant peu considérables, — il y en a trois cents à Paris dont les propriétaires n’ont pas un sou vaillant, — Farjolle y suffit largement avec le produit de l’affaire Griffith qu’il risqua, du consentement d’Emma. D’ailleurs, il eut tout de suite, par ses relations, des « mensualités » de Letourneur et des principaux établissements de crédit de la capitale. Verugna inséra dans l’Informé une réclame pour lui.

« Notre confrère M. Farjolle, un Parisien bien connu, vient de créer un journal financier : la Bourse indépendante sur des bases complètement nouvelles, etc. »

Quoiqu’il se fonde et qu’il meure chaque semaine à Paris plusieurs journaux financiers, grâce à cette réclame et à la personnalité sympathique de Farjolle, le premier numéro de la Bourse indépendante ne passa pas inaperçu dans le monde des affaires. Son directeur fut chaleureusement félicité au cercle, et l’administration prit un abonnement.

Les débuts de Farjolle coïncidèrent avec la débâcle de Selim, un boulevardier très aimable, très obligeant et très bon garçon. Selim n’avait pas d’autre profession que de fonder des feuilles financières les unes après les autres. Il les tirait à cent mille exemplaires, se mettant à la disposition de ses clients pour exécuter leurs ordres de Bourse, indiquant le moyen sûr de gagner, et les répandait en province. De temps en temps, des capitalistes imprudents lui confiaient des fonds et des valeurs pour des opérations de Bourse. Selim jouait avec, remboursait s’il gagnait, et quand il perdait, ajournait les pauvres diables sous des prétextes plus ou moins plausibles. Les uns se résignaient à la perte de leur argent, effrayés des démarches, espérant un remboursement
ultérieur et problématique ; les autres criaient, menaçaient, portaient plainte au parquet. En dix ans, Selim avait été traduit ainsi quarante fois en police correctionnelle, sous l’accusation d’abus de confiance, mais s’en tirait toujours à cause de l’enchevêtrement extraordinaire de ses comptes, où la justice était impuissante à se reconnaître. Les juges, d’ailleurs, n’avaient pas grande pitié pour la bêtise colossale des clients qu’il flouait. Mais cette fois-ci, Selim avait commis une escroquerie tellement caractérisée que le tribunal, tout en étant séduit par sa persévérance et son ingéniosité, le condamna à deux ans de prison.

Farjolle, au cercle, commenta cet événement et se montra sévère à l’égard du coupable.

— Des gens comme Selim nous déconsidèrent parmi le public. Il n’y en a malheureusement que trop. Plus un métier est délicat, — et il n’en est pas de plus délicat que celui d’intermédiaire entre le capitaliste et la spéculation, — plus il doit être pratiqué honnêtement. J’ai fondé un journal honnête et indépendant, et rien ne me fera dévier de ma route.

Il ajouta :

— Dans ce genre d’affaires, l’honnêteté est une chose pratique, et l’on ne serait pas honnête naturellement qu’on aurait avantage à le devenir. Les capitalistes sont las d’être la proie des flibustiers comme ce Selim.

Une grande sincérité éclatait dans ces paroles.

Il était impossible de se méfier de Farjolle. On ne pouvait pas dire : « Il a l’air intelligent, » ou : « Il a l’air spirituel, » ou « Il a l’air canaille. » Il n’avait spécialement aucun air déterminé ; mais dès qu’on causait cinq minutes avec lui, une réflexion vous venait : « Voilà un homme en qui j’aurais confiance. » Les gens les plus circonspects, les plus froids, subissaient cette impression. Brasier déclara que de tous les hommes d’affaires qu’il fréquentait, Farjolle lui semblait le seul peut-être incapable de faire un pouf.

— Je ne crois pas qu’il réalise jamais une fortune énorme, mais je lui confierais ma montre. C’est un garçon qui ne s’aventurera pas dans des spéculations grandioses, mais qui ne risquera jamais la correctionnelle. Tenez, Moussac. Eh bien ! Moussac aura probablement un jour un palais et dix millions de fortune ; seulement personne ne serait surpris de le rencontrer tôt ou tard entre deux gendarmes.

Farjolle et Velard, à cause de leurs relations communes se trouvaient souvent en présence. Ils se tendaient la main par un accord tacite et se parlaient même si le hasard de la conversation l’exigeait, afin de ne pas être obligés de donner des détails sur leur brouille. Brasier pourtant la soupçonna :

— Vous paraissez en froid avec Velard ?

— Moi, répondit Farjolle, pas du tout. Nous nous sommes vus beaucoup, lors de l’affaire Griffith que nous menions ensemble ; nous nous voyons plus rarement aujourd’hui. Nous n’avons aucune raison d’être fâchés.

Le premier mois de la Bourse indépendante amena de bons résultats. Farjolle empocha un millier de francs de commissions sur des ordres que lui donnèrent des clients. Pour son propre compte, il risqua le peu qui lui restait du gain du Cirque anglo-français, deux mille francs environ, sur une valeur que lui indiqua Verugna et, d’une liquidation à l’autre, les doubla. Une seconde opération réussit encore, et il reconstitua très rapidement une douzaine de mille francs.

Il ne se dissimula pas que s’il n’avait manœuvré que sous sa propre inspiration, ces bénéfices lui eussent échappé. L’expérience de la spéculation lui manquait, tandis que Verugna possédait, outre l’expérience, des renseignements de première main grâce à sa situation de directeur d’un journal aussi puissant que l’Informé, et à la force d’un capital considérable.

En le suivant, Farjolle jouait avec de belles chances.

— Marchez, je me confie à vous entièrement. Je n’ai pas d’ambition, je ne tiens qu’à une chose : gagner quelques sous, par-ci, par-là, grâce à vos indications.

— Tu gagneras de l’argent, mon vieux, je te le promets.

Malgré une sympathie apparente, l’égoïsme transcendant de Verugna ne faisait pas une exception pour Farjolle. Mais le directeur de l’Informé, si brutal et si méprisant envers tout le monde, mettait un dilettantisme particulier à protéger un garçon qui n’était rien auprès de lui ; l’autre comprenait ce sentiment et se gardait d’étaler des projets ambitieux, un désir quelconque de sortir de sa position inférieure. « Il devait tout à Verugna ; sans lui, il crèverait la faim et trotterait du matin au soir pour attraper un louis de temps en temps, comme tant de courtiers de publicité, affamés et dépenaillés. Trouver sur sa route un homme comme Verugna, était une veine inouïe. »

— Cependant, dit Verugna, il ne faudrait pas t’imaginer qu’on gagne à coup sûr à la Bourse. Moi, j’ai pris des culottes énormes… En général, je suis heureux, ça c’est vrai. Plus heureux qu’au baccarat, où j’ai perdu douze mille francs cette nuit.

— Si je perdais douze mille francs, mon cher ami, il ne me resterait pas un centime. C’est juste la somme que j’ai pour toute fortune.

— Tu n’as que douze mille francs ? Ce n’est pas assez, remarqua Verugna avec bonhomie. Tu aurais besoin d’une cinquantaine de mille pour pouvoir supporter une petite perte. À la première occasion, je te ferai signe. Ce sacré Farjolle ! Dire que tu gagneras peut-être cinquante mille francs le mois prochain !…

— Vous vous moquez de moi, mon cher. Vous parlez de cinquante mille francs… C’est bon pour vous qui faites des différences fabuleuses. Si j’avais cinquante mille francs, moi, je serais riche comme Crésus.

— Ne te fais donc pas de mauvais sang, abruti ; dans quelques jours tu mettras dix mille francs sur une valeur que je t’indiquerai, et tu m’en diras des nouvelles… Par exemple, si tu perds, tu ne me feras pas de reproches.

— Je les ai gagnés avec vos conseils, ainsi…

— D’ailleurs, tu te rattraperais une autre fois. Mais sois tranquille : il n’y a presque pas de danger.

Le 1er décembre, Farjolle établit ses comptes. Il avait en deux mois gagné trente mille francs à la Bourse et trouvait cela naturel et juste. Emma fit le calcul qu’à quinze mille francs par mois, leur rêve serait vite réalisé ; mais son mari éleva des doutes sur la possibilité de gagner quinze mille francs par mois régulièrement à la Bourse.

— J’ai eu une veine étonnante, ou plutôt Verugna a eu de la veine. C’est effrayant ce que lui et Moussac viennent de gagner. Il ne faudrait pas trop compter là-dessus. Quant à moi, je suis décidé à agir prudemment et à m’arrêter un peu si je perds. Le journal et mes affaires nous rapportent de quoi vivre et, pour rien au monde, je ne compromettrai ma situation.

Emma dirigeait le ménage avec une entente admirable de l’économie. Elle avait mis trois mille francs de côté dans une bourse, et abandonnait le reste à Farjolle, plein de confiance dans sa veine et dans l’avenir. Parfois le souvenir de Velard lui traversait l’esprit : son aventure lui semblait déjà lointaine et effacée. Elle pensait à Velard comme au chef de bureau du ministère et à l’employé dont elle avait oublié les noms. Son ménage et son mari restaient les seules préoccupations de son existence. Elle rencontra le petit un jour, au coin de la rue Taitbout et du boulevard en rentrant chez elle : ils se trouvèrent face à face. Lui pâlit et s’arrêta. Elle continua son chemin sans émotion.

Velard la suivit des yeux quelques pas, espérant qu’elle se retournerait. Son amour, son désir continuel avaient survécu à la catastrophe de la rue Clément- Marot. Il ne pouvait croire que c’était fini, irrévocablement. Car, en réalité, il est rare qu’un flagrant délit se termine d’une façon aussi satisfaisante. Il supposait qu’Emma reviendrait, puisque rien de grave ne se passait. Il attendait à chaque distribution une lettre d’elle ; pas un rendez-vous, certes, mais un mot qui lui permettrait de répondre, de renouer la correspondance. Puis, on ne sait pas…

Rien. Les jours s’écoulèrent ; il essaya en vain de reprendre sa vie d’autrefois. Il revit Jeanne d’Estrelle, de plus en plus lancée. Elle ne fit aucune attention à lui. Elle avait oublié, elle aussi, tout à fait oublié !

Alors, il se lia intimement avec Brissot, le commissaire de police qui les avait surpris. Il l’invitait souvent à dîner, l’emmenait au spectacle. Brissot était un homme très gai et très blagueur en dehors de ses fonctions, bon vivant et d’une gourmandise extrême. Velard lui payait des dîners délicats, des vins exquis.

Ils restaient ainsi tous les deux longtemps à table dans des restaurants renommés. Le petit, triste, regardait son ami manger joyeusement en racontant des histoires grivoises. Il lui confia que son amour pour Emma persistait et lui demanda des conseils. Le commissaire de police lui conseilla de l’oublier. Velard lui répondit qu’il ne pouvait pas. Il lui conseilla aussi de boire, mais son estomac s’y opposa.

Velard, une fois que son chagrin était trop vif, se grisa en compagnie du commissaire. Il avait l’ivresse mélancolique et pleurnicheuse. À minuit, il fut malade, et Brissot, paternel, le reconduisit dans son domicile. Il l’aida à se déshabiller. Velard, lui montrant le lit, lui dit avec des larmes dans la voix :

— C’est là que tu nous as surpris en flagrant délit.

Brissot, heureux, riait à se tordre. Malgré ces distractions, le petit souffrait véritablement de son amour. Il ne gardait pas rancune à Farjolle et cherchait même des moyens de se réconcilier avec lui. Il faillit lui faire des excuses, au cercle. Au dernier moment, l’énormité de cette démarche lui apparut. Quand il en trouvait l’occasion, il disait du bien de lui à des amis communs. Brasier, qui soupçonnait quelque chose, entama l’éloge de Farjolle, un matin en déjeunant, cherchant à le pousser à bout ; mais Velard renchérit encore.

— Vous rappelez-vous, Velard, que nous avons failli nous battre en duel… je ne me rappelle plus à propos de quoi… Farjolle était votre témoin… Vous n’étiez pas amis intimes, n’est-ce pas ?

— Nous le sommes devenus par la suite…

Le commandant Baret, qui déjeunait, remémora les événements.

— Je fus le témoin de Velard avec Farjolle, et c’est moi qui ai rédigé le procès-verbal. Je me félicite qu’il n’y ait pas eu de rencontre. Nous avons fait le soir un bon dîner en cabinet particulier avec Mme Farjolle, qui est une fort jolie femme.

— Fort jolie, confirma Brasier en regardant Velard.

Celui-ci eut un invisible tressaillement, mais d’une voix indifférente :

— Fort jolie, en effet.

Le commandant Baret professait pour Farjolle une grande admiration.

— Avez-vous remarqué qu’il ne joue plus ? Voilà ce qu’il y a de plus fort chez lui…

Il ajouta :

— Oh ! ne plus jouer, quel rêve… Je serais si content si je ne jouais plus !…

— Vous avez donc toujours cette manie, mon pauvre commandant ? dit Brasier.

— Toujours. Ce mois-ci j’ai essayé un système nouveau… qui est excellent.

— Vous avez gagné ?

— J’ai perdu, mais moins qu’avec les autres. Vous me croirez si vous voulez, mon cher, je ne peux pas gagner au jeu ; j’ai une guigne effroyable.

— Vous finirez par vous ruiner, commandant.

Le commandant Baret déclara piteusement :

— C’est aux trois quarts fait, mon ami. Vous me voyez jouer un jeu ridicule, des louis, des pièces de cent sous…

— Vous jouez continuellement…

— Continuellement, mais peu à la fois. Eh bien ! savez-vous ce que je perds depuis cinq ans ? Je perds plus de cent mille francs…

— Allons donc !

— Plus de cent mille francs, mon cher ! cent vingt mille à peu près. Aussi j’ai pris une résolution.

— De ne plus jouer ?

Le commandant entraîna Brasier dans un coin :

— Vous êtes mon ami, n’est-ce pas, Brasier. Je vais vous confier quelque chose. Connaissez-vous au baccarat le système de d’Alembert ?

— Il est excellent, mais il exige beaucoup d’argent.

Le commandant passa la main sur sa barbiche :

— Je possède encore quatre-vingt mille francs, ni plus ni moins. J’ai réalisé ces quatre-vingt mille francs : je les ai chez moi en or et en billets, et la résolution que j’ai prise, entendez-vous, Brasier, c’est de ne plus jouer dorénavant que le système de d’Alembert.

Brasier eut un regard de pitié ironique. Le commandant continua :

— Je devine ce que vous allez me dire, mon cher ami. Le système de d’Alembert est excellent à condition qu’on ne s’en écarte jamais, qu’on le joue uniquement. Je serai inflexible, rassurez-vous.

— Non, mon pauvre commandant, je n’allais pas vous dire cela. Voulez-vous que je vous donne un conseil d’ami, un vrai ?

— Vous connaissez un meilleur système que celui de d’Alembert ? Pourtant, les autorités en matière de jeu…

— Vous avez fait une bêtise en réalisant vos quatre-vingt mille francs, vous les perdrez comme le reste. Les anciens militaires ne gagnent jamais au baccarat.

Le commandant parut frappé de cette réflexion et murmura :

— C’est vrai, pourquoi ?

— On ne sait pas ; mais ce fait est constaté aussi par toutes les autorités en matière de jeu. Si vous étiez raisonnable, vous placeriez vos quatre-vingt mille francs à fonds perdus et vous vous constitueriez une petite rente pour vos vieux jours. Consultez Farjolle ; il vous dira la même chose que moi.

— Hum ! à fonds perdus…

— Placez-les n’importe comment, mais ne risquez pas quatre-vingt mille francs dans le système de d’Alembert ni dans aucun autre système.

Le commandant était ébranlé dans sa résolution.

— Achetez des bonnes valeurs et jouez le moins possible. Avec les revenus de quatre-vingt mille francs, et votre retraite, vous pouvez vivre et vous êtes sûr de ne jamais crever de faim… Vous avez confiance en Farjolle ?

— Absolument.

— Donnez-lui votre argent : il vous achètera des valeurs sûres et vous serez tranquille.

Le nom de Farjolle décida le commandant Baret.

— Oui, je vais le consulter à ce sujet.

Farjolle fut en tout point de l’avis de Brasier. Il fit de la morale au commandant.

La livraison des fonds s’effectua dans son cabinet. Le commandant apporta ses quatre-vingt mille francs. Il eut encore quelques hésitations, au moment de s’en séparer.

— Vous retrouverez vos fonds quand il vous plaira, mon cher commandant, lui dit Farjolle. Je vais vous acheter de la rente, c’est la meilleure valeur pour un homme comme vous qui ne veut pas spéculer.

Il lui donna un reçu, et le commandant s’en alla au cercle raconter à tout le monde que désormais il ne toucherait plus une carte.

Farjolle ne fut pas heureux à la liquidation du 15 décembre. Il paya une différence de six mille francs chez le coulissier de Verugna. Il avait dans cette maison un certain crédit, à cause de ses relations connues avec le directeur de l’Informé et de sa réputation d’honorabilité. La liquidation de la fin du mois fut plus dure encore. Farjolle solda une différence du double. Ces deux pertes successives l’amenèrent à des réflexions sérieuses. Il se demanda d’abord s’il devait les avouer à Emma.

— Elle est trop intelligente pour s’en affecter outre mesure. Au fond, ce n’est pas un désastre.

Emma supporta bien cette mésaventure. Elle s’étonna cependant de la rapidité avec laquelle il avait perdu plus de la moitié de leur capital.

— Mais, ma chérie, tu oublies que j’ai gagné cet argent-là avec la même rapidité. À la Bourse des fortunes
s’engloutissent et se reconstituent d’une liquidation à l’autre. À plus forte raison des sommes insignifiantes.

— Oh ! insignifiantes…

— Oui, ma chérie, insignifiantes. Je vois ça de près maintenant, et je ne suis pas découragé pour un petit accroc. Une vingtaine de mille francs à rattraper à la Bourse, avec les renseignements que j’ai par Verugna, c’est une affaire de rien.

Emma voulut avoir des détails.

— Si tu perds le reste… car enfin tu peux le perdre…

— Ce n’est pas probable.

— Supposons que tu le perdes. Tu t’arrêteras alors, n’est-ce pas ?

— Je m’arrêterai jusqu’à ce que je trouve une bonne occasion. Il n’y a pas besoin d’argent pour jouer à la Bourse, quand on a du crédit chez un coulissier… Tu comprends bien que je ne m’exposerai pas à être exécuté sur la place. Je ne suis pas assez bête, dans ma position. J’attendrai une affaire sûre.

Emma, un peu inquiète, lui recommanda la prudence.

— Sois tranquille. D’ailleurs, en admettant que je perde le peu que nous possédons, il nous restera toujours mon journal. Avec la Bourse indépendante et mes clients nous avons la vie assurée largement. Là, je ne risque pas un sou : que mes clients perdent ou qu’ils gagnent, je touche toujours ma commission.

— Mon avis, conclut Emma, est qu’il serait plus sage de s’en tenir à ton journal et à tes clients, et de ne plus t’aventurer dans des spéculations qui me paraissent dangereuses.

Au premier de l’an, Emma reçut beaucoup de fleurs et de bonbons. Son mari lui fit cadeau d’une broche en diamants. Ils rendirent de nombreuses visites. Le soir, il y eut un grand dîner chez Moussac, comme tous les ans à cette époque. Letourneur n’y manquait jamais : on le plaça entre Joséphine et Emma. Il ne cessa de dire des galanteries à Mme Farjolle tout le temps du repas. Verugna et Noëlle assistèrent aussi à cette fête intime.

On joua, après dîner, et Farjolle perdit mille francs à l’écarté avec une désinvolture de financier. Néanmoins, en rentrant, il regretta cette somme, un peu énervé.