Librairie Paul Ollendorff (p. 27-32).

III

Mise au courant des événements de la journée, Emma approuva la conduite de son mari et augura favorablement de la manière pacifique dont l’affaire s’était terminée. Elle accepta le dîner, et se hâta de revêtir sa toilette la plus convenable, une toilette de bourgeoise modeste mais qui ne se prive de rien. Comment avait-il pu supposer qu’elle serait froissée de dîner avec Jeanne d’Estrelle, une cocotte ? Quelle importance cela a-t-il ? Est-ce que tout le monde n’est pas mêlé maintenant ?

— Nous sommes mariés, parce que ça s’est trouvé « comme ça ». C’est plus commode, je ne dis pas ; avoue cependant qu’il faudrait être bien bête pour s’en vanter et mépriser les autres. Nous avons besoin de gagner de l’argent et de vivre à notre aise… après, nous verrons.

— Oh ! je ne fais pas le difficile et je m’en moque autant que toi. Tu l’as dit : ça n’a pas d’importance.

Il employait souvent cette expression qui lui rendait de grands services dans ses raisonnements. Grâce à elle, il tranchait bien des petites difficultés intimes, par exemple la question des premiers amants d’Emma, du chef de bureau… Pas d’importance le chef de bureau : elle le lui montrerait dans la rue, il ne se détournerait même pas. Velard venait d’être traité de « fripouille », il n’y songeait déjà plus, sûrement. Demain, lui et Brasier se serreraient la main… Pas d’importance.

— Au fait, dit il, en arrivant devant la porte du restaurant, achetons le journal de Dartot. Il vient de paraître, il contient sans doute le procès-verbal.

Au même instant, un coupé s’arrêta. Paul Velard et une dame en descendirent.

Paul tenait le journal à la main et sa figure marquait une grande satisfaction.

— Nous présenterons ces dames là-haut. Le commandant doit y être déjà, il est très exact.

Le commandant, en effet, fumait depuis un quart d’heure des cigarettes sur le sofa de velours rouge du cabinet. Il s’était mis en habit noir. « Toujours en frac, dans les dîners de duel, même s’il n’y avait pas eu rencontre effective. » C’était son principe.

Il fit des compliments aux femmes, avec sa galanterie raffinée de témoin. Paul les présenta.

— Madame Jeanne d’Estrelle… Madame Farjolle… Emma pensa : « Elle a bien l’air d’une cocotte, mais bonne fille. » L’autre ne pensa rien et se mit à bavarder en enlevant son chapeau devant la glace. Les deux jeunes gens étalèrent le journal sur la table et se penchèrent pour lire le procès-verbal imprimé, parmi les échos de Paris.

« On nous communique le procès-verbal suivant… »

— Parfait ! dit Velard, on ne peut mieux rédigé, décidément. Plus je le relis… Le commandant a un chic pour ces choses-là !

Le commandant, par modestie, déclara que c’était très facile, « une tournure de phrase à prendre, seulement ». Puis il ajouta :

— C’est autrement délicat de rédiger un menu. Supérieur, le vôtre, mon cher. J’ai jeté un coup d’œil… Il n’y a à changer que le clos-vougeot en chambertin. Le chambertin, ici, est le meilleur vin de la cave.

Pendant le repas qui dura jusqu’à onze heures du soir, le commandant raconta des histoires de duels où il avait servi de témoin, le fameux de l’an dernier, une balle dans le flanc… pan ! Un de ses favoris, celui-là.

Après le potage, Jeanne d’Estrelle et Emma causaient familièrement. Jeanne, les cheveux blonds ébouriffés, gesticulait et éclatait de rire presque à chaque mot. Elle était célèbre par sa gaieté et son entrain dans le monde de la fête : aussi on l’invitait à toutes les parties de plaisir afin de ne pas s’ennuyer.

— Hier, ma chère, figurez-vous, je me suis couchée à six heures du matin. Paul était éreinté… Oh ! il est solide pourtant… On a joué au poker toute la nuit : cette Léa est si joueuse ! Dès qu’on arrive chez elle, il faut cartonner. Je ne me rappelle plus si j’ai gagné ou perdu…

— Tu as perdu, j’en suis sûr, affirma Paul.

— Tu crois ? Vous connaissez Léa, n’est-ce pas, ma chère ?

Emma répondit, d’un air négligent :

— Non.

— Non ? C’est étonnant. Vous êtes la seule. Il n’y a pas longtemps que vous vous amusez alors ?

— Je ne m’amuse pas beaucoup, dit Emma, et nous ne sortons guère.

— Un vrai collage, quoi ! s’écria Jeanne d’Estrelle, éclatant de rire.

Farjolle fit un geste. Emma sentit qu’il allait se lancer dans des histoires, un tas de détails oiseux ; au milieu d’un dîner, en cabinet particulier, ce n’était guère le moment. Elle l’arrêta d’un regard qui voulait dire : « N’embêtons pas ces gens-là, avec nos affaires de ménage. » Et elle éclata de rire, comme Jeanne.

On déboucha une bouteille de champagne. Jeanne tendit son verre, trempa son nez dans la mousse, et, tout à coup, sans raison, dévisageant Emma :

— Vous ne savez pas ce que vous devriez faire, vous ? Vous devriez vous teindre les cheveux en blond ! Ça vous irait parfaitement bien… Ma parole, avec vos yeux noirs, vous seriez épatante…

— Ça, c’est drôle, dit Farjolle.

Tout le monde se mit à rire, surtout Paul Velard, car il était amoureux de sa maîtresse, à cause de la réputation universelle d’esprit qu’elle avait.

— Bonne idée, Madame, la mode n’est plus aux brunes.

— D’autant plus, ajouta Jeanne, qui se leva de table et passa sa main sur la tête d’Emma, d’autant plus que vous avez des cheveux superbes ma chère… Vous, ne vous imaginez pas ce que ça donnerait, en blond, ces cheveux-là.

Le commandant fut de cet avis et Emma déclara qu’elle réfléchirait.

Ils sortirent du restaurant très gais. À la porte, le commandant quitta la société pour aller au cercle. Velard proposa de marcher jusqu’à la Madeleine et de boire un bock dans une brasserie qui devenait chic à partir de minuit. Des gommeux mettaient même l’habit noir ou le smoking pour y être vus mangeant des sandwiches.

La difficulté survenue entre les deux jeunes gens, à propos des Bretelles écossaises, fut tranchée à l’amiable. Le lancement du nouveau corset échut à Farjolle.

— C’est une machine de rien du tout, d’ailleurs, lui dit son concurrent, et vous aurez de la peine à tirer de l’argent de ce Borck qui est d’une avarice sordide. N’ayez aucun égard pour lui, c’est un conseil que je vous donne.

— Une machine de rien du tout ! Vous en parlez à votre aise. Vous gagnez des sommes énormes, vous, et quelques centaines de francs de plus ou de moins ne vous comptent pas… Mais, moi, je commence…

— Encore un bock, Mesdames ? répondit Velard.

— Je te crois ! fit Jeanne d’Estrelle. Les conversations sérieuses m’altèrent. Vous avez raison, monsieur Farjolle, de vouloir gagner de l’argent. Ce que c’est utile ! Tenez, ce gosse-là, à vingt-cinq ans, il roule sur l’or… Il est vrai que tu es malin, mon chéri. L’autre jour, il m’a donné une broche en diamants qui ne lui coûtait pas un sou… Ce n’est pas un reproche… Une affaire de publicité, comme il dit ! Vlan ! ça y était. Sont-ils bêtes, les bijoutiers !

— Je te prie de ne pas débiner mon état, Jeanne, dit Velard.

— Allez, ma petite Emma, ne vous inquiétez pas. Paul est un bon garçon, quoique roublard : il fera gagner de l’argent à votre homme et vous n’habiterez plus les Batignolles !… Oh ! là là, s’il me fallait habiter les Batignolles !

Paul Velard, fatigué des émotions de la journée, fit observer qu’il était temps de s’aller coucher, et les deux couples se séparèrent après un grand nombre de poignées de main. Emma promit à Jeanne de dîner avec elle « un de ces soirs », et les deux jeunes gens fixèrent un nouveau rendez-vous pour le lendemain.