Librairie Paul Ollendorff (p. 13-26).

II

Ils louèrent, avenue de Clichy, un appartement sur la cour, au quatrième, composé de trois pièces exiguës et mal éclairées. Emma préleva deux mille francs sur ses économies pour acheter des meubles et subvenir aux premiers frais. Ils s’offrirent même une bonne. Farjolle, moyennant un acompte, se réconcilia avec un tailleur de sa jeunesse, qui le voyant revenir solvable après tant d’années, se sentit saisi d’une immense considération et lui prédit un grand avenir. Il lui confectionna une redingote, sous laquelle Farjolle prit tout de suite un air cossu et sérieux. Il avait un peu de ventre, malgré ses privations antérieures, phénomène qu’il expliquait par sa vie paresseuse et certaines habitudes d’alcoolisme. Un commencement de calvitie, qui accentuait jadis son aspect misérable, lui alla bien dès qu’il eut des vêtements neufs. Il fut désormais rasé avec soin, sauf la moustache. Quoique de taille médiocre, court de jambes et carré d’épaules, il ne manquait pas d’une distinction facile et extérieure.

Les deux mille francs ne durèrent pas longtemps, mais Emma l’avait prévu, et, pleine de confiance, versa résolument dans le ménage un supplément de fonds.

Farjolle montrait d’ailleurs une activité extraordinaire. Il sortait tous les matins, courant de client en client. À l’époque où, continuellement décavé, il s’agitait des heures pour trouver cent sous, il admirait ceux qui ont toujours quelques louis en poche et savent où dîner chaque soir. Il en était là, par un brusque changement du sort. Il ne tenait plus qu’à lui de monter et de grandir.

Il restait encore à Emma trois ou quatre mille francs, six mois d’assurés. La chance se prononcerait d’ici là, et, certainement, il gagnerait leur vie à tous deux avant que les provisions soient épuisées. Emma non plus n’en doutait pas. Les nouvelles conditions de son existence ne la trouvèrent ni inquiète ni effarée : elle apportait, à la conduite de leur intérieur, cet ordre précis, cette implacable patience des femmes résolues à se défendre contre le hasard. Sentant qu’elle venait de risquer sa vie dans cette aventure, elle voulut, au moins, n’avoir aucune maladresse à se reprocher.

Avec une subtile intelligence, elle comprit que Farjolle ne changerait pas de mœurs du jour au lendemain, par le seul fait de la cérémonie matrimoniale, et ne passerait pas de l’extrême vagabondage à l’extrême régularité sans quelques oscillations.

— Tâche de jouer le moins possible, lui dit-elle. Tu sais que tu n’as guère de chance. Un louis par-ci, par-là, c’est bien assez…

Mais Farjolle n’était pas vraiment joueur. Il avait vu de trop près la duperie du jeu, tel qu’il est organisé à Paris dans les tripots, pour y engager de l’argent, « solide et honnêtement acquis », comme il se disait à lui-même, non sans fierté. « Jouer, pensait-il, c’est bon quand on n’a pas le sou. » Et peu à peu, il n’alla plus au cercle que pour voir des camarades utiles, donner des rendez-vous, écrire une lettre ; il traversait dédaigneusement les salles de baccarat, visant plus haut que les vulgaires combinaisons des cartes.

S’aimaient-ils, les deux époux de ce ménage hasardeux ? Ils n’étaient ni l’un ni l’autre de nature à se poser cette question. Emma était trop rangée et trop pratique pour tenir compte d’une chose qui ne se prêtait pas à des calculs faciles, et lui avait cessé d’être sentimental depuis sa première communion. Ils ne s’ennuyaient pas ensemble et s’embrassaient parfois violemment. Mais les étreintes ne leur laissaient pas cette reconnaissance attendrie qui semble le sillage de l’amour. Ils n’y prenaient qu’un plaisir instantané, sitôt disparu, délayé dans les préoccupations quotidiennes.

Cependant la patronne de la blanchisserie des Martyrs, qui n’était dans sa boutique qu’une forte fille, aimable à voir, devenait délicieuse sous la forme bourgeoise. Sa vigueur s’adoucissait dans des vêtements plus gracieux ; et à la chaleur de l’intimité, sa beauté un peu sombre prit du charme et de la tendresse.

Quant au passé d’Emma, à ces petites aventures ordinairement pénibles pour un mari, Farjolle avait beau s’interroger, songer au chef de bureau à qui il devait son installation : ça lui était égal. C’était une lointaine légende dont le souvenir n’excitait en lui aucun trouble. Ils n’en furent jamais gênés et en parlèrent à diverses reprises sans rancune : « Bah ! pensait Farjolle, ces machines-là n’ont plus d’importance, et qui est-ce qui n’a pas aujourd’hui quelque mauvaise histoire dans sa vie ? On n’y fait plus attention »

Emma, quoique bourgeoise, ne devint ni prude ni maniérée. Son libre langage de Montmartre s’atténua à peine, et juste ce qu’il fallait pour éviter le scandale. Et si, parfois, elle n’hésitait pas à dire devant Farjolle, en parlant d’une de leurs connaissances : « C’est un salaud » ou : « C’est un cochon », elle ménageait ses expressions dès qu’il y avait quelqu’un. Ainsi, elle passa bientôt dans Batignolles pour une femme maligne, élégante et distinguée.

Deux mois après leur emménagement, l’homme des Bretelles écossaises irrétrécissables, Borck, un Hollandais, cessa la publicité de ce produit, qui n’allait plus du tout. On s’était aperçu que les bretelles ne rétrécissaient pas, mais qu’elles cassaient, et cela avait suffi pour éloigner les acheteurs.

— La publicité a été mal faite, c’est sûr, dit Borck à Farjolle.

Celui-ci se rebiffa…

— Allons donc ! c’est de votre faute. Il ne fallait pas lésiner sur la réclame. Et puis elles cassent les bretelles… j’en ai fait l’expérience moi-même, vous ne pouvez pas dire le contraire.

— Possible, mais si la publicité avait été mieux menée, ça n’aurait rien fait, continua Borck, très entêté…

Et il ajouta :

— Je vais essayer une autre affaire.

— Bonne idée, excellente idée, répliqua Farjolle. Oh ! pour celle-là, vous pouvez être tranquille, je vais vous la soigner… J’en réponds de celle-là… Qu’est-ce que c’est ?

Borck parut contrarié :

— Ah ! voilà… C’est que l’idée n’est pas de moi… Il s’agit de lancer un corset… C’est un de vos collègues qui me l’a proposée et j’ai accepté.

— Un collègue ! s’écria Farjolle, navré de voir lui échapper un de ses rares clients. Vous ne me donnez pas votre publicité ?

— Puisque l’idée n’est pas de moi, je ne puis guère…

— Et qui est-ce, ce collègue ?

— Velard, un petit, mince. Il est venu me trouver ce matin… Il a une belle voiture.

— Je le connais, votre Velard, parbleu ! Il se fourre partout…

— Il était ici à huit heures…

— Monsieur Borck, monsieur Borck, je n’ai pas de conseil à vous donner. Mais vous avez eu tort de manquer de confiance en moi. Tant pis pour vous !

Farjolle fit mine de s’en aller, Borck qui craignait de s’être fait un ennemi, le rattrapa.

— Écoutez, mon cher monsieur Farjolle, l’affaire n’est pas encore conclue. Voyez Velard, entendez-vous avec lui… Enfin, arrangez-vous. Si vous pouviez faire l’affaire à vous deux, ça vaudrait mieux. Revenez me trouver demain…

Farjolle sortit du magasin, un peu consolé. Mais ce petit Velard, vingt-cinq ans, imberbe, quel aplomb tout de même ! Il l’admirait malgré sa déception. En dînant, il raconta tout à Emma, qui lui dit :

— Il n’est pas plus fort que toi, ce Velard. Seulement, il a plus l’habitude du métier, il est plus actif. Tâche de te lier avec ce garçon. Voilà de bonnes relations dans ta partie.

— Je le connais un peu, j’ai joué à l’écarté contre lui, au cercle où il déjeune presque tous les matins. J’irai demain, à onze heures…

On déjeunait dans la vaste salle à manger du cercle, par petites tables de deux, de quatre, de huit. Le repas coûtait quatre francs, café compris. On prenait un ticket, en entrant, et on le remettait après les hors-d’œuvre au maître d’hôtel. L’administration avait renoncé au crédit à cause de l’abus. Les membres du cercle sérieux, ceux qui exerçaient une profession, les gens d’affaires, déjeunaient à onze heures ; à midi et demi ou une heure, arrivaient les oisifs, couchés tard, ayant joué au baccarat une partie de la nuit, éreintés. Ordinairement, ils causaient, pendant tout le repas, des coups surprenants qu’ils avaient subis la veille et échangeaient des considérations sur le jeu.

La table la plus bruyante était près de la porte, en entrant. Les habitués, des remisiers, deux rédacteurs d’un journal du soir qui sortaient de l’imprimerie et Brasier, qui avait au cercle une grande réputation d’esprit, se plaignaient à haute voix des imperfections du service et exigeaient des plats supplémentaires. Dès qu’un membre du cercle pénétrait dans la salle à manger, ils racontaient immédiatement sur son compte quelque histoire malpropre qui égayait le repas. Brasier surtout excellait dans ces sortes de récits et il les disait d’une façon froide très comique. Il passait pour un homme roublard parce qu’il possédait des rentes et ne les perdait pas au jeu. Il les augmentait, au contraire, par une conduite habile et prudente au baccarat, et de la veine.

Il était grand, brun, très vigoureux et ne craignait pas les bagarres… Farjolle arriva, donna deux ou trois poignées de main, et demanda à quelqu’un :

— Avez-vous vu Paul Velard, ce matin ? J’ai à lui parler.

Brasier répondit :

— Non, il n’est pas encore venu, mais il ne tardera pas. Déjeunez donc avec nous, en attendant. Comment se fait-il qu’on ne vous rencontre jamais, vous ? Rangé ?

— Marié depuis un mois.

— Compliments : ça ne se voit pas trop.

Brasier entama sa côtelette et déclara avec dégoût qu’elle était immangeable. Puis se tournant vers Farjolle :

— Il est en retard, le petit, aujourd’hui.

Et, suivant le penchant naturel de son esprit, il ajouta :

— Il doit être en train de terminer quelque canaillerie.

— Oh ! fit Farjolle.

Les autres sourirent, prêts à approuver.

— Je ne peux expliquer son retard que comme ça, car il est très régulier, continua-t-il de sa voix brève et méchante. Étonnant, ce gamin ! levé à huit heures du matin ; à l’heure du déjeuner, il a déjà f… dix personnes dedans ! Ça ne traîne pas avec lui. Je l’aime beaucoup, mais quelle fripouille !

C’était le mot favori de Brasier et il l’appliquait à peu près à tout le monde.

— Auriez-vous une affaire avec lui, Farjolle ? Dans ce cas, vous êtes flambé. D’ailleurs vous êtes marié maintenant, vous n’avez plus aucune défense…

Farjolle protesta.

— Allons donc, mon cher. Ça saute aux yeux : vous n’êtes pas de force avec Velard. Il ira loin, ce gosse ! Indélicat, cynique et d’une fripouillerie.

Il y eut, soudain, un silence. Brasier, étonné, leva les yeux, et vit Paul Velard très pâle, à un pas de lui. Il avait certainement entendu la dernière phrase, prononcée à haute voix. Les convives cessèrent de manger : un garçon qui passait un plat s’arrêta, curieux.

Brasier retroussa tranquillement sa moustache et attendit, tandis que Velard, tout décontenancé, songeait : « Il y a vraiment des situations stupides. Qu’est-ce que ça peut me faire qu’on m’appelle canaille ? » Il fut tiré d’embarras par Farjolle qui lui tendit la main.

— Comment allez-vous, mon cher ? Justement, je vous

cherchais.
Ces quelques paroles rompant le silence général

suffirent à lui rendre son habituel aplomb. Il serra la main de Farjolle avec effusion.

— Tiens ! puisque vous êtes là, mon cher ami, vous allez me rendre un service…

Et il le prit ostensiblement par le bras et l’entraîna. Tout le monde en conclut qu’une affaire d’honneur s’engageait. Il ne restait plus qu’à patienter. Farjolle revint au bout de dix minutes et se rassit à côté de Brasier qui buvait lentement son café.

— Nous allons arranger ça, hein ? voulez-vous ?…

— Vous êtes son témoin ? Voici les miens, répondit Brasier.

Et il désigna d’un geste Radowski le remisier et Jean Dartot le journaliste, qui s’inclinèrent.

— Finissons notre café, nous causerons après déjeuner, en fumant un cigare, dit Farjolle.

Il pria le commandant Baret de l’assister. Le commandant, homme d’une cinquantaine d’années, rond et jovial, décoré de la Légion d’honneur, accepta sans même demander de détails. C’était le témoin naturel des membres du cercle : on l’appelait commandant à cause de cela et aussi parce qu’il connaissait à fond l’histoire de la guerre de 1870. Entre autres campagnes, il avait présidé le fameux duel au pistolet de l’an dernier, toujours entre deux membres du cercle, à la suite d’un scandale de jeu. Dans cette rencontre, le baron D. … accusé de tricher, logea une balle sous la sixième côte de son adversaire, laquelle balle fut extraite par le propre médecin du cercle, et la blessure elle-même fut pansée avec de la charpie appartenant à l’administration. Tout se passa donc en famille.

Les quatre témoins réunis, le journaliste parla le premier :

— Messieurs, je suppose que vous êtes résolus à arranger cette affaire, qui ne repose sur rien…

— Le fait est, fit remarquer le commandant, qu’il n’y a pas eu insulte directe, comme l’année dernière, au pistolet… pan ! c’était autre chose.

Farjolle intervint :

— Brasier a traité de fripouille… à haute voix…

— Tout est dans les circonstances, affirma le journaliste… D’abord, lorsqu’on l’a traité de fripouille. Velard n’était pas présent, Il y a là une nuance : quand les gens sont absents, on exagère toujours. Notez que Brasier n’a jamais eu avec lui que d’excellents rapports … Vingt fois je l’ai entendu dire de Velard que c’était une fripouille, mais ils dînent souvent ensemble… Je prétends donc qu’il y a, dans ce cas, débinage, blague, plaisanterie. Insulte, non.

Farjolle fit : « Hum ! »

— Et la preuve, c’est que Brasier a dit, devant nous tous, avant que Velard n’entrât dans la salle à manger… Vous vous le rappelez, n’est-ce pas, Radowski ?… « C’est une fripouille, mais je l’aime beaucoup. » Donc, plaisanterie, tout simplement…

— Je veux bien admettre, déclara Farjolle, que nous sommes en présence d’une simple plaisanterie. Alors, vous ne ferez aucune difficulté de l’inscrire dans un procès-verbal.

Le commandant rédigeait les procès-verbaux comme personne. Il se mit en avant :

— Parfaitement, un petit procès-verbal qui arrangera tout. M. Brasier ne fait pas d’excuses… jamais d’excuses, ça ne se fait plus ; il reconnaît seulement qu’il y a eu malentendu… fausse interprétation… Je vais vous rédiger ça en cinq minutes.

Les quatre témoins signèrent.

— Il n’est pas trop tard, dit Dartot, j’ai le temps de le porter à la feuille. Il paraîtra ce soir.

Farjolle avait rendez-vous dans un café, près de la Bourse, avec Velard qui le remercia chaleureusement.

— Nous dînons ce soir ensemble, je vais envoyer un mot au commandant, au cercle.

— Il faut que je prévienne chez moi, alors ? dit Farjolle. Velard sourit :

— Une femme ? Bon ! mais j’ai une idée… Emmenez-la, j’emmènerai ma bonne amie, Jeanne d’Estrelle… Elle est très chic, vous devez avoir lu son nom dans les journaux…

Farjolle hésita à lui dire qu’il était marié, véritablement marié. D’ailleurs, une occasion superbe de se lier tout à fait avec Velard, si malin ! Et puis, si Emma ne voulait pas, il trouverait un prétexte.

— Entendu ! je monte jusqu’à la maison. Rendez-vous au restaurant…

— Je retiendrai un cabinet.