Armand Colin (p. 41-53).

IV. — La déclaration de guerre à la Russie et à la France
(31 juillet-3 août).


Nous arrivons au dénouement. Par suite de l’insécurité et de la défiance réciproque où vivaient tous les peuples d’Europe, la question de la mobilisation va se poser de nouveau avec une nouvelle acuité, et ce sera la guerre.


Le second ultimatum de l’Allemagne à la Russie. — L’Autriche n’avait encore mobilisé qu’une partie de ses troupes. Mais le 31 juillet, à la première heure, la mobilisation générale était décrétée : tous les hommes de 19 à 42 ans étaient appelés[1]. La mesure était grave. Mais, sans doute, le comte Berchtold crut pouvoir y procéder sans inconvénient ; car, la veille même, il avait été convenu entre M. Schbeko et lui qu’il n’y aurait pas lieu de considérer comme actes d’hostilité les préparatifs militaires qui pourraient être faits de part ou d’autre.

À cette nouvelle, la Russie jugea naturel de prendre les mêmes précautions. Elle savait d’ailleurs que, depuis plusieurs jours, l’Allemagne se préparait à la mobilisation : la flotte de Norvège ralliait l’Allemagne ; les réservistes avaient reçu l’ordre de ne pas s’absenter (cf. plus haut, p. 11) ; les officiers absents étaient rappelés, les propriétaires d’automobiles invités à tenir leurs voitures à la disposition de l’autorité militaire ; d’importants mouvements de troupes avaient lieu du côté du golfe de Finlande, etc. Dans ces conditions, étant donnée surtout l’extrême lenteur avec laquelle se fait la mobilisation russe, il parut impossible d’attendre davantage : le 31 juillet, vers le milieu de la journée, la flotte et l’armée tout entières furent mobilisées[2].

L’Autriche accueillit la nouvelle sans aucune objection : c’était juste le moment où, comme nous allons le voir, les relations des deux pays devenaient meilleures et, à partir de là, elles continuèrent à s’améliorer. Mais, à Berlin, la protestation fut véhémente et elle se traduisit immédiatement en actes. Déjà, à 12 heures de l’après-midi, l’Empereur Guillaume avait envoyé au Tzar un télégramme d’un ton très menaçant. Il n’y parlait pas encore de la mobilisation russe, mais se plaignait seulement de mesures militaires qui auraient été prises contre lui à sa frontière orientale. Il annonçait qu’il allait être obligé de prendre « les mêmes précautions défensives », et sans dire encore que la guerre en résulterait nécessairement, il faisait entendre qu’elle était inévitable si la Russie continuait à armer ; il en déclinait la responsabilité par avance et la rejetait tout entière sur l’Empereur Nicolas[3]. L’état de danger de guerre (Kriegsgefahrzustand) était aussitôt décrété ; peut-être même le décret fut-il antérieur au télégramme : cette mesure a pour effet de couper les relations entre l’Allemagne et les autres pays, et permet au gouvernement de procéder immédiatement à une véritable mobilisation. Enfin, à minuit, la mobilisation russe ayant été connue à Berlin dans l’intervalle, le comte de Pourtalès venait sommer M. Sazonoff d’arrêter dans les douze heures tous les préparatifs militaires « aussi bien contre l’Allemagne que contre l’Autriche », sans quoi l’Allemagne mobiliserait[4]. C’était l’ultimatum sous sa forme la plus blessante pour un grand pays, puisque la Russie était mise en demeure de répondre dans un délai déterminé. De plus, on exigeait qu’elle cessât de mobiliser, non seulement contre l’Allemagne, c’est-à-dire sur les frontières de la Prusse orientale, mais même dans le Sud, contre l’Autriche qui, pourtant, mobilisait toutes ses forces. Le Gouvernement allemand ne songea même pas qu’il eût été, en tout cas, de stricte équité, d’adresser la même demande au Gouvernement de Vienne. En d’autres termes, on exigeait que la Russie se mît, vis-à-vis de l’Autriche, dans un état d’infériorité manifeste que l’Autriche elle-même ne réclamait pas. Comme Sir E. Goschen s’étonnait auprès de M. de Jagow qu’on eût ainsi rendu l’ultimatum inacceptable pour le Gouvernement russe, il fut répondu que « c’était en vue d’empêcher la Russie de dire que toute sa mobilisation était dirigée uniquement contre l’Autriche »[5].

Suivant un mot de M. de Pourtalès, si ce n’était pas encore la guerre, on en était tout près.


Nouvelle formule de transaction, acceptée de l’Autriche, repoussée par l’Allemagne. — Et cependant, à ce même moment, les négociations se poursuivaient en dehors de l’Allemagne et elles prenaient une tournure favorable qu’elles n’avaient pas eue jusqu’alors. N’étaient les menaces allemandes, on aurait pu croire la paix toute proche.

Nous avons vu (v. plus haut, p. 35) que, le 30 juillet, après la mobilisation partielle de l’armée russe, une conversation d’un ton très conciliant, avait eu lieu à Vienne entre le comte Berchtold et M. Schebeko. Mais nous n’avons pas encore rapporté les propos les plus importants qui furent échangés dans cet entretien. On ne s’était pas borné à se donner mutuellement des assurances pacifiques ; on avait abordé le fond du débat. Pour la première fois, on avait parlé du conflit austro-serbe et des moyens de le régler. Il fut entendu que l’on reprendrait officiellement les pourparlers que M. Sazonoff et M. Szapary avaient engagés à titre privé, et que le comte Berchtold avait interrompus, le 28, en refusant à son ambassadeur les pouvoirs nécessaires pour les continuer (v. plus haut, p. 27) : ce refus aurait été dû, disait le Ministre autrichien, à un malentendu, mais M. Szapary allait être immédiatement « autorisé à discuter quel accommodement serait compatible avec la dignité et le prestige dont les deux Empires ont un souci égal ». Jamais concession de cette importance n’avait été faite par l’Autriche. De son côté, d’ailleurs, l’ambassadeur russe assurait « que son Gouvernement tiendrait un compte beaucoup plus large qu’on ne suppose des exigences de la Monarchie » austro-hongroise[6].

Juste à ce moment, l’Allemagne se plaint auprès de diverses Puissances que les efforts qu’elle fait, dit-elle, pour prêcher la paix et la modération à Vienne sont embarrassés et paralysés par la mobilisation russe contre l’Autriche[7]. Or, tout au contraire, jamais l’Autriche ne s’est montrée aussi conciliante et aussi disposée à négocier. Il est impossible d’apercevoir ce qui a pu autoriser le Gouvernement allemand à tenir un langage que les faits, aujourd’hui connus, contredisent manifestement. La vérité est que la mobilisation russe marque un moment critique à partir duquel, entre l’attitude de l’Allemagne et celle de l’Autriche, un contraste se produit qui va aller en s’accentuant. Plus la première va devenir belliqueuse, plus la seconde inclinera vers la paix.

Une formule nouvelle, élaborée par l’Angleterre et la Russie, allait, d’ailleurs, faciliter à l’Autriche ce revirement.

Le 20, Sir Ed. Grey, en causant avec l’ambassadeur allemand, avait émis l’idée qu’il y aurait peut-être un moyen de rendre plus facilement acceptable le principe de la médiation : l’Autriche, aussitôt qu’elle aurait occupé une partie du territoire serbe, déclarerait « qu’elle n’avancera pas plus loin jusqu’à ce que les Puissances aient fait un effort pour s’interposer entre elle et la Russie »[8]. Le lendemain, 30 juillet, Sir Ed. Grey eut communication de la formule que M. Sazonoff avait, la veille, soumise à l’Allemagne par l’intermédiaire de M. de Pourtalès et que le Gouvernement allemand avait repoussée (v. plus haut p. 59). Il parut à Sir Ed. Grey qu’il y avait quelque rapport entre cette proposition et la sienne, et que, avec un peu de bonne volonté, la formule de M. Sazonoff pourrait être modifiée de manière à se concilier avec celle dont il avait eu l’idée de son côté[9]. M. Sazonoff se rendit à ce désir et proposa la rédaction suivante : « Si l’Autriche consent à arrêter la marche de ses armées sur le territoire serbe et si, reconnaissant que le conflit austro-serbe a assumé le caractère d’une question d’intérêt européen, elle admet que les grandes Puissances examinent la satisfaction que la Serbie pourrait accorder au gouvernement d’Autriche-Hongrie sans laisser porter atteinte à ses droits d’État souverain et à son indépendance — la Russie s’engage à conserver son attitude expectante[10] ». En proposant cette formule, M. Sazonoff faisait à la cause de la paix un nouveau et dur sacrifice ; car, comme il y reconnaissait le fait de l’invasion de la Serbie par les troupes autrichiennes, il avait l’air de la consacrer en droit.

L’Angleterre et la France acceptèrent sans hésiter cette nouvelle proposition. Que l’Autriche y adhérât à son tour, et l’ultimatum qui venait d’être adressé à la Russie se trouvait sans objet. L’Allemagne obtenait satisfaction, car la mobilisation russe devait s’arrêter d’elle-même, dès que l’Autriche aurait consenti les concessions qu’on lui demandait de faire. L’Autriche les consentit aussitôt et en prévint l’Allemagne[11]. Elle acceptait le principe de la médiation : elle acceptait même de discuter « la substance de l’ultimatum » envoyé le 23 à la Serbie[12]. En même temps, elle multipliait les démonstrations pacifiques. À Vienne, le comte Berchtold faisait venir l’ambassadeur russe et « le suppliait de faire tout son possible pour dissiper l’impression entièrement fausse qu’on avait à Saint-Pétersbourg » : c’est à tort, disait-il, qu’on y accusait l’Autriche-Hongrie « d’avoir brutalement fermé la porte aux pourparlers ». À Paris et à Londres, il faisait savoir que le gouvernement austro-hongrois « n’avait aucune intention de porter atteinte aux droits souverains de la Serbie ni d’obtenir une augmentation de territoire[13] ». La Russie n’avait jamais rien demandé de plus. Aussi, une fois mis au courant de ces pourparlers et de leurs résultats, que son gouvernement lui avait laissé ignorer, M. de Schoen ne put s’empêcher de reconnaître, le 1er août au matin, qu’il y avait là « une lueur d’espoir[14] ».

Sans doute, s’il s’exprimait, malgré tout, avec tant de réserve, c’est que le silence observé par son Gouvernement sur ces importantes négociations ne lui paraissait pas de très bon augure. Et en effet, cette formule, que tous les autres États trouvaient équitable, que les parties les plus directement engagées dans le conflit s’étaient empressées d’accepter, l’Allemagne l’écarta. En vain, le 1er août, l’ambassadeur anglais à Berlin s’appliqua à montrer à M. de Jagow ce qu’il y avait d’étrange dans la situation : le différend principal était entre l’Autriche et la Russie ; l’Allemagne n’intervenait que comme alliée de l’Autriche ; si donc les deux États intéressés étaient d’accord pour converser, et c’était le cas, il serait illogique que l’Allemagne mît obstacle à une solution pacifique, « si elle ne désirait pas la guerre pour son propre compte »[15]. M. de Jagow ne voulut rien entendre. Sans doute, dit-il, « si la Russie n’avait pas mobilisé contre l’Allemagne, tout aurait pu s’arranger ». Maintenant il est trop tard. Le Gouvernement allemand ne voit qu’une chose : une sommation a été adressée à la Russie ; il faut que celle-ci se soumette. Quant aux concessions si graves faites par l’Autriche, elles ne comptent pas pour l’Allemagne, car, suivant M. de Jagow, c’est à l’influence allemande qu’elles sont dues. Combien il est regrettable que les dépêches, où doivent avoir été consignés les conseils de sagesse que l’Allemagne dit avoir donnés à Vienne, n’aient pas été publiées ! Mais surtout combien il est surprenant que l’Allemagne ait conseillé à Vienne une si exemplaire modération pendant ces journées qui vont du 29 au 31 juillet, c’est-à-dire juste à l’instant où elle prenait elle-même une attitude nettement belliqueuse ! D’ailleurs, à quelque cause que soit due la sagesse de l’Autriche, le souci des intérêts généraux de l’Europe et de la civilisation ne commandait-il pas d’en prendre acte aussitôt et d’en faire profiter la cause de la paix, et cela d’autant plus que, du même coup, le Gouvernement allemand obtenait tout ce qu’il demandait, l’arrêt de la mobilisation russe[16] ?

Mais au moment où cette conversation avait lieu, la mobilisation allemande était déjà décrétée (1er août).


Déclaration de guerre à la Russie. — Il n’est plus désormais question ni de la Serbie et du crime de Serajevo, ni de l’Autriche et de son ultimatum. L’Allemagne et la Russie restent seules face à face.

C’est le 1er août à midi qu’expirait l’ultimatum. La Russie jugea naturellement contraire à sa dignité de répondre, dans les limites de temps qui lui avaient été prescrites, à une injonction aussi hautaine. Cependant, l’Empereur Nicolas ne voulut pas laisser déclarer la guerre sans avoir fait, pour la paix, un nouvel et dernier effort. À peine le délai fixé était-il écoulé que, le 1er août à 2 heures de l’après-midi, il adressa à l’Empereur Guillaume le télégramme suivant : « Je conçois que tu sois obligé de mobiliser ; mais je voudrais avoir de toi la même garantie que je t’ai donnée[17], à savoir que ces mesures ne signifient pas la guerre et que nous poursuivrons nos négociations pour le bien de nos deux pays et la paix générale, si chère à nos cœurs. Notre longue amitié éprouvée doit, avec l’aide de Dieu, réussir à empêcher une effusion de sang. Je t’en prie d’une manière instante, et j’attends en pleine confiance une réponse de toi »[18]. C’était indiquer nettement qu’il restait ouvert à tout projet de conciliation. Mais, le même jour, l’Empereur Guillaume repoussait, avec hauteur, cette proposition. « Une réponse immédiate, télégraphiait-il, claire et non équivoque, de ton Gouvernement est le seul moyen de conjurer une calamité infinie. Jusqu’à ce que je reçoive cette réponse, il m’est impossible, à mon vif regret, d’aborder le sujet de ton télégramme ». La fin de non recevoir était brutale.

Le soir même, à 7 h. 10, la guerre était officiellement déclarée par l’Allemagne à la Russie. Dans la note que M. de Pourtalès remit, à cet effet, à M. Sazonoff, le seul grief invoqué était le refus de répondre à l’ultimatum allemand[19]. Il est curieux de noter que, en annonçant le lendemain la nouvelle à Sir E. Goschen, M. de Jagow crût devoir la justifier autrement[20]. Des troupes russes auraient franchi la frontière ; ce serait donc la Russie qui, en fait, aurait pris l’initiative de la guerre. Bien entendu, cette accusation qu’aucune preuve n’accompagnait, qu’ignorait totalement la note officielle remise à M. Sazonoff, était forgée de toutes pièces. Le Gouvernement autrichien la reprit pourtant à son compte quand, cinq jours plus tard, il se décida enfin à suivre l’exemple de son alliée et à déclarer la guerre à la Russie[21]. Lui aussi prétendit que la Russie avait ouvert les hostilités. La diversité même des prétextes allégués suffit à prouver que la cause déterminante de la guerre était ailleurs.

On se demandera comment le Gouvernement allemand qui, le 20 juillet, ajournait son projet d’ultimatum parce qu’il craignait l’intervention anglaise, a pu, trois jours plus tard, passer outre à cette crainte. Ce n’est pas cependant que l’Angleterre ait changé d’altitude. Tout au contraire, le 30 juillet, Sir Ed. Grey télégraphiait à Sir E. Goschen pour lui confirmer que le marché, proposé la veille par le Chancelier en échange de la neutralité britannique, « ne saurait être accueilli un seul instant. Ce serait, disait-il, une honte pour nous de passer ce marché avec l’Allemagne aux dépens de la France, une honte dont la bonne renommée de ce pays ne se remettrait jamais »[22]. Le 1er août, comme le prince Lichnowsky s’efforçait à nouveau d’obtenir des assurances formelles de neutralité en faisant entrevoir « que l’Allemagne pourrait garantir l’intégrité de la France et de ses colonies », Sir Ed. Grey ne se laissa pas toucher par cette surenchère et maintint sa résolution de ne prendre aucun engagement[23].

Seulement, on ne prit pas ses paroles à la lettre. On ne crut pas que le Gouvernement anglais se reconnaîtrait des obligations, au moins morales, envers la France, mais on pensa, sans doute, qu’il voulait seulement garder les mains libres pour agir suivant les circonstances. Et comme Sir Ed. Grey répétait sans cesse que son attitude dépendrait avant tout de l’opinion publique, on se préoccupa de ménager cette dernière. Un grave déni de justice, un acte d’agression sans raison apparente pouvait l’émouvoir. Or, la déclaration de guerre que l’on méditait le 29 juillet avait évidemment ce caractère. Déclarer la guerre à la Russie parce qu’elle avait mobilisé contre l’Autriche, et cela alors que l’Autriche n’y trouvait rien à redire, c’était avouer qu’on voulait la guerre pour la guerre. On jouait donc un jeu dangereux en rompant dans ces conditions. Au contraire, une mobilisation générale de la Russie que l’on pouvait, avec un peu d’habileté, présenter comme dirigée explicitement contre l’Allemagne, était un motif plus spécieux et qui risquait moins de révolter les sentiments pacifistes de l’Angleterre. C’est pourquoi on préféra patienter. La patience était d’autant plus facile qu’il était aisé de prévoir, dès le 30[24], le cours qu’allaient prendre les événements, pour peu surtout qu’on les y aidât. La mobilisation générale de l’Autriche qui était imminente et que, très vraisemblablement, M. de Tschirsky connut et ne déconseilla pas au Gouvernement de Vienne, devait nécessairement obliger la Russie à une mesure correspondante. Une meilleure occasion était donc toute prochaine.


Déclaration de guerre à la France. — Qu’allait faire la France ?

Nul ne mettait en doute qu’elle remplirait ses devoirs envers son alliée. Mais, afin de bien faire éclater devant le monde la volonté arrêtée qu’avait l’Allemagne de faire la guerre à la France, le Gouvernement français s’interdit tout ce qui pourrait ressembler à un acte d’hostilité. En annonçant à nos ambassadeurs que la mobilisation française était décrétée, M. Viviani eut soin de les prévenir qu’elle constituait une simple mesure de préservation qui n’empêcherait pas le Gouvernement de poursuivre les négociations commencées[25]. De plus, pour éviter tout incident que l’Allemagne eût pu interpréter comme un fait de guerre, les troupes françaises reçurent l’ordre, même après la mobilisation, de laisser une zone de 10 kilomètres entre elles et la frontière[26].

Mais l’Allemagne, elle, ne pouvait pas attendre. Le plan de son État-Major était de se jeter immédiatement sur la France, de la réduire à merci en quelques semaines pour se retourner ensuite contre la Russie. Il lui fallait donc aller vite. Elle patienta cependant le plus qu’elle put, espérant sans doute que la France finirait par prendre l’initiative de la rupture et lui épargnerait l’odieux de l’agression. Mais, le 1er août, l’ultimatum adressé à la Belgique était expiré, les hostilités allaient commencer, il n’était plus possible de différer davantage : aussi, à 6 h. 45 du soir, M. de Schoen venait-il au quai d’Orsay réclamer ses passeports et déclarer la guerre.

Il n’était pas très facile de motiver une déclaration que ne justifiait aucun conflit direct entre les deux pays. On se borna à alléguer que des aviateurs français avaient commis des actes d’hostilité en territoire allemand. L’un aurait essayé de détruire des constructions près de Wesel, d’autres auraient été aperçus sur la région de l’Eifel, un autre enfin aurait jeté des bombes sur le chemin de fer près de Karlsruhe et de Nuremberg. La manière même dont ces accusations étaient énoncées suffit à prouver qu’elles étaient de simples et pauvres inventions. Aucun témoignage n’était cité, aucune précision n’était donnée sur les endroits exacts où ces faits auraient eu lieu, sur leur date, sur la manière dont ils se seraient produits, sur la nature et l’étendue des dommages causés. Tous ces incidents étaient présentés comme s’ils s’étaient produits en dehors du temps et de l’espace, ce qui est la meilleure preuve de leur irréalité[27].

Ces inventions étaient d’autant plus audacieuses que, dès le 2 août, M. Viviani avait signalé au gouvernement de Berlin des faits de guerre caractérisés qui avaient été commis par les troupes allemandes sur le territoire français. Elles avaient passé la frontière à Cirey ainsi que près de Longwy ; elles marchaient sur le fort qui porte ce dernier nom[28]. À Delle, le poste de douaniers avait été, à deux reprises, l’objet d’une fusillade de la part d’un détachement de soldats allemands. Au nord de la même localité, deux patrouilles allemandes du 5e chasseurs à cheval avaient pénétré jusqu’aux villages de Jonchery et de Baron, à plus de 10 kilomètres de la frontière. L’officier qui commandait la première avait brûlé la cervelle à un soldat français. Les cavaliers allemands avaient emmené des chevaux que le maire de Suarce était en train de réunir et que les habitants de la commune furent forcés de conduire eux-mêmes[29]. Cette fois, la précision des griefs en permettait le contrôle[30]. Au reste, à ce même moment, le Luxembourg était déjà envahi : il est vrai que M. de Schoen envoya à M. Viviani une note où il était dit que cette invasion, contraire aux traités internationaux, ne constituait cependant pas une agression, mais n’était qu’une simple mesure préventive[31] !

Pour des raisons que nous ne chercherons pas à déterminer, l’Autriche-Hongrie ne crut pas devoir procéder comme son alliée : elle ne déclara pas la guerre à la France. Il en résulta une situation paradoxale : l’ambassadeur d’Autriche restait notre hôte, tandis que les troupes autrichiennes étaient sur notre frontière. Le 10 août, le Gouvernement français fit cesser ce paradoxe en rappelant M. Dumaine ; M. de Scézsen demanda alors ses passeports.

Mais il y eut un membre de la Triplice qui refusa de se ranger du côté de l’Allemagne : ce fut l’Italie. Dès le début, elle avait blâmé l’ultimatum autrichien. Pendant les négociations, elle avait appuyé les efforts de la Triple-Entente en vue de la paix. Aussi, dès le 1er août, le marquis de San Giuliano avait-il averti l’ambassadeur allemand à Rome que « la guerre entreprise… ayant un caractère agressif, ne cadrant pas avec le caractère défensif de la Triple-Alliance, l’Italie ne pourrait participer à la guerre »[32].



  1. L. J., no 115.
  2. Cor. B., no 113, L. J., no 118. — Ce fait capital que la mobilisation générale autrichienne a été antérieure à la mobilisation générale russe n’est, nulle part, signalé dans le Livre Blanc. Cette antériorité est pourtant certaine. Elle est affirmée non seulement par le télégramme explicite de M. Paléologue, mais par le rapport que Sir M. de Bunsen adressa à son Gouvernement après être rentré en Angleterre (Cor. B., no 161). Il y a bien un télégramme du même ambassadeur fixant au 1er août la mobilisation générale de l’armée et de la flotte (Cor. B., no 127. Mais il faut entendre par là que le 1er août fut le premier jour de la mobilisation : la promulgation du décret était de la veille.
    La presse allemande a fait grand état d’une lettre écrite par un agent diplomatique belge, nommé M. de l’Escaille, qui fut interceptée par le cabinet noir allemand. M. de l’Escaille y exprimait des sentiments assez favorables à l’Allemagne, disant qu’elle avait fait le possible pour prévenir la guerre. Un fait montre quel crédit méritent les sources où se renseignait M. de l’Escaille : dans cette lettre, datée du 30 juillet, il est dit que le décret de mobilisation générale a été publié le 30 à 4 heures du matin ; ce qui est certainement inexact. Pourtant la date d’une publication de ce genre est un fait facile à constater.
  3. L. B., Préf., p. 13.
  4. L. B., no 25.
  5. Cor. B., no 121.
  6. L. J., no 104.
  7. Cor. B., nos 98, 103, 108 ; L. B., Télégramme du Kaiser, Préf., p. 13.
  8. Cor. B., no 88. — Le Gouvernement allemand assura Sir Ed. Grey qu’il avait transmis cette proposition à Vienne et l’y avait appuyée (Cor. B., nos 88 et 103). Nous verrons pourtant que, quand M. Sazonoff l’eut acceptée à peine modifiée, l’Allemagne n’en voulut pas entendre parler. En tout cas, dans le Livre Blanc, il n’y a pas une pièce où il soit question de l’action qui aurait été exercée sur le Gouvernement de Vienne à cette occasion.
  9. Cor. B., no 103.
  10. L. O., no 67.
  11. Cor. B., no 135.
  12. (2) Cor. B., no 133.
  13. Cor. B., no 137 ; L. O., no 75.
  14. L. J., no 125.
  15. Cor. B., no 138.
  16. De la proposition russe, amendée par l’Angleterre, aussi bien que des concessions de l’Autriche, il n’est pas fait mention dans le Livre Blanc.
  17. Cette garantie avait été donnée par le Tzar dans un télégramme du 31.
  18. L. B., Préf., p. 13.
  19. L. O., no 76.
  20. Cor. B., no 144.
  21. L. O., no 79.
  22. Cor. B., no 101.
  23. Cor. B., no 123.
  24. Dès le 30, M. de Jagow annonçait que l’Autriche allait décider la mobilisation générale (L. J., no 109).
  25. L. J., no 127.
  26. L. J., no 136.
  27. Nous avons voulu nous assurer si, dans les journaux allemands, ces faits étaient rapportés avec plus de précision. Nous avons consulté cinq grands journaux (Vorwaerts, Arbeiterzeitung, de Vienne Frankfurter Zeihtung, Koelnische Zeitung, Münchner Neueste Nachrichten) de fin juillet au 5 août. Nous avons noté d’abord qu’il n’y est pas question de l’avion qui aurait survolé Karlsruhe. Pour les autres, l’imprécision est la même que dans la note officielle. Ces incidents, qui auraient été la cause déterminante de la guerre, sont rapportés en une ligne, deux ou trois au plus. Jamais les bombes n’ont laissé de traces. Un de ces avions, celui de Wesel, aurait été descendu ; on ne nous dit rien de l’aviateur, de ce qu’il est devenu, ni de l’avion lui-même. Enfin, on les signale bien à leur arrivée en Allemagne ; ensuite, on n’en parle plus. On ne les a pas vus retourner à leurs lieux d’origine.
    Mais voici qui est plus probant encore. Nous avons pu nous procurer un journal de Nuremberg même, le Fränkischer Kurrier. Le 2 août, jour où l’avion aurait lancé des bombes, il n’est pas dit un mot de l’incident. C’est le 3 que Nuremberg apprit la nouvelle par un télégramme de Berlin, identique à celui que publièrent les autres journaux. Enfin, la Koelnische Zeitung du 3, édition du matin, publie un télégramme de Munich ainsi conçu : « Le ministère bavarois de la guerre doute de l’exactitude de la nouvelle annonçant que des aviateurs auraient été vus au-dessus des lignes Nuremberg-Kitzingen et Nuremberg-Ansbach jetant des bombes sur la voie ».
    Nous avons été grandement aidés dans ces recherches par notre collègue J. Hadamard et M. Edg. Milhaud, professeur à l’Université de Genève, à qui nous adressons tous nos remerciements.
  28. L. J., no 136.
  29. L. J., no 139.
  30. Dans son discours au Reichstag, le 4 août, le Chancelier prétendit que, d’après l’état-major général, une seule de ces violations de frontière avait été réellement commise. D’ailleurs, il ne nous dit ni où, ni quand elle aurait eu lieu.
  31. L. J., no 136.
  32. L. J., no 124. — Depuis que ces lignes ont été écrites, nous avons appris par le récent discours de M. Giolitti que, déjà en 1913, l’Autriche avait voulu machiner une guerre contre la Serbie et que l’Italie avait refusé son concours à cette agression. L’assassinat de Serajevo n’était donc qu’un prétexte.