Questions sur les miracles/Édition Garnier/8

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 25 (p. 398-401).

HUITIÈME LETTRE.
écrite par le proposant.

Nous soupâmes hier ensemble, M.  le capitaine Durôst, M.  Covelle, M.  le pasteur Perdrau, et moi ; la conversation roula toujours sur les miracles entre ces savants hommes. « Ventre-Servet ! dit le capitaine un peu échauffé, il n’y a qu’un sot qui puisse croire certains miracles, et qu’un fripon qui veuille les faire croire. » M.  Covelle prit ce discours pour une démonstration, et M. le pasteur Perdrau, qui est fort doux, insinua modestement au capitaine qu’il croyait aux miracles : « Aussi, monsieur, lui répondit le capitaine, je vous tiens pour un fort honnête homme ; mais dites-moi, je vous en prie, ce que vous entendez par miracle.

— Cela est tout simple, dit le pasteur ; c’est un dérangement des lois de la nature entière en faveur de quelques personnes de mérite que Dieu a voulu distinguer. Par exemple, Josuah, homme juste et très-clément, entend dire qu’il y a une petite ville nommée Jéricho, et aussitôt il forme le projet louable de la détruire de fond en comble, et de tuer tout, jusqu’aux enfants à la mamelle, pour l’édification du prochain. Il y avait une petite rivière à passer pour arriver devant cette superbe bourgade ; la rivière n’a que quarante pieds de large, elle est guéable en cent endroits : rien n’eût été si facile et si ordinaire que de la traverser : on aurait eu de l’eau à peine jusqu’à la ceinture ; ou si on n’eût pas voulu se mouiller, il suffisait de quelques planches de sapin.

« Mais pour gratifier Josuah, pour empêcher qu’il ne se mouille, et pour encourager son peuple chéri qui sera bientôt esclave, le Seigneur change les lois mathématiques du mouvement, et la nature des fluides ; l’eau du Jourdain remonte vers sa source[1], et la sainte horde judaïque a le plaisir de passer le ruisseau à pied sec.

« Il en est de même quand le Seigneur veut faire sentir sa puissance aux Philistins ou Phéniciens ; c’était une chose trop ordinaire que de leur donner une mauvaise récolte ; il est bien plus beau d’envoyer trois cents renards au paillard Samson, qui les attache par la queue[2], et qui leur met le feu au derrière, moyennant quoi les moissons phéniciennes sont brûlées. Le Seigneur change aujourd’hui de la farine en anguilles entre les mains du prêtre papiste Needham.

« Ainsi vous voyez que dans tous les temps le Seigneur opère des choses extraordinaires en faveur de ses serviteurs ; et c’est ce qui fait que votre fille est muette[3]. »

M. Covelle prit alors la parole, et dit : « Vous avez expliqué merveilleusement des choses merveilleuses, et je ne les entends pas plus que vous. Mais le grand point est que personne ne touche à nos prérogatives. Faites tant de miracles qu’il vous plaira, pourvu que je vive libre et heureux. Je crains toujours ce prêtre papiste qui est ici ; il cabale sûrement contre notre liberté, et il y a là anguille sous roche. »

Le capitaine prit feu à ce discours, et jura que si les choses étaient ainsi ce papiste n’en serait pas quitte pour ses deux oreilles, quelque longues qu’elles fussent. Pour moi, je gardais le silence, comme il convient à un proposant devant un pasteur en pied. Ce digne ministre, qui sait un peu de mathématiques, reprit la parole, et s’exprima en ces termes :

« Ne craignez rien de M.  Needham, il est trop mal informé des affaires du monde ; vous savez qu’il ignore l’aventure de la lune et d’Aïalon. » Alors il tira son étui de sa poche, et nous fit sur le papier une très-belle figure ; il traça une tangente sur l’orbite de la lune, et tira des rayons visuels de la terre aux autres planètes. M.  Covelle ouvrait de grands yeux ; il demanda cette figure pour la montrer aux savants de son cercle.

« Vous voyez bien, disait le ministre, que si la lune perd son mouvement de gravitation, elle doit suivre cette tangente, et que si elle perd son mouvement de projectile, elle doit tomber suivant cette autre ligne. — Oui, » dit M.  Covelle. Le capitaine s’attacha aux rayons visuels, et nous conçûmes le miracle dans toute sa beauté. Nous fûmes tous d’accord, il ne fut plus question de miracles, et notre souper fut le plus gai du monde.

Nous allions nous séparer, lorsqu’un ancien auditeur de nos amis entra tout effaré, et nous apprit que le prêtre aux anguilles est un jésuite, « C’est une chose avérée, dit-il, et on en a les preuves.

— Quoi ! m’écriai-je, un jésuite transfiguré parmi nous, et précepteur d’un jeune homme ! Cela est dangereux de bien des façons : il faut en avertir dès demain M.  le premier syndic.

— Lui jésuite ! dit le capitaine, cela ne se peut pas, il est trop absurde[4].

— Vous vous trompez, répliqua l’auditeur ; sachez que les armées de moines sont comme celle où vous avez servi : elles sont composées de principaux officiers qui sont dans le secret de la compagnie, et de soldats imbéciles qui marchent sans savoir où, et qui se battent sans savoir pourquoi. Le grand nombre en tout genre est celui des ignorants, conduits par quelques gens habiles ; et tous les moines ressemblent aux sujets du Vieux de la montagne ; mais vous savez, Dieu merci, que les jésuites ne sont plus à craindre.

— N’importe, dit le capitaine, il faut chasser celui-ci, ne fût-ce que pour le scandale qu’il donne, et pour l’ennui qu’il cause. »

Pour moi, je demandai sa grâce, attendu qu’il m’avait dit de grosses injures sans que j’eusse l’honneur de le connaître.

M. le ministre Perdrau fut de mon avis, aussi bien que M. Covelle ; je partis le lendemain pour aller auprès de ce bon seigneur allemand dont je suis l’aumônier, et chez qui je n’entendrai plus parler de ces billevesées.

  1. Josué, chapitre iii.
  2. Juges, xv, 4.
  3. Molière, Médecin malgré lui, II, vi.
  4. Figurez-vous, mes chers concitoyens, que ce jésuite Keedham a fait une parodie de la troisième lettre humble et soumise que j’écrivais si respectueusement à mon sérieux maître R… : c’est assurément une chose bien louable de défendre notre sainte religion chrétienne par une parodie ! Il est beau que ce soit un jésuite à qui nous en ayons l’obligation. C’est un ennemi qui vient à notre secours, en attendant que nous nous battions contre lui ; il a orné cette parodie d’un avis préliminaire dans lequel il dit :

    « Ceux qui n’ont pas vu l’original sur lequel cette parodie est formée comprendront facilement que je n’ai touché en rien à la forme, aux idées, pas même aux mots, etc. »

    Comprenez-vous, mes chers concitoyens, qu’on puisse juger si l’auteur bouffon d’une parodie a copié l’original exactement sans qu’on ait vu cet original ? N’est-ce pas là un nouveau miracle que ce jésuite suppose dans ses lecteurs ? Vous voyez qu’il y a des jésuites naïfs.


    N. B. Saint Patrick est le patron du jésuite Needham. Le premier miracle que fit saint Patrick fut d’échauffer un four avec de la neige. Needham raisonne aussi conséquemment que le bonhomme saint Patrick. (Note de Voltaire.)