Questions sur les miracles/Édition Garnier/7

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 25 (p. 397-398).

SEPTIÈME LETTRE.
de m. covelle.

Quand j’ai vu la guerre déclarée au sujet des miracles, j’ai voulu m’en mêler, et j’en ai plus de droit que personne, car j’ai fait moi-même un très-grand miracle : c’en est un assurément que d’échapper à la main de certaines gens, et d’abolir un usage impertinent établi depuis deux siècles[1].

J’ai toujours pensé que les abus, quels qu’ils soient, ne doivent jamais jouir du droit de prescription. Une tyrannie d’un jour, et une tyrannie de deux mille ans, doivent également être détruites chez un peuple libre.

Rempli de ces idées patriotiques, j’ai donc voulu savoir de quoi on disputait dans ma ville ; j’ai appris qu’un Irlandais papiste et prêtre s’avisait de vouloir faire parler de lui :


Gens ratione furens et mentem pasta chimæris.


Je n’y ai pas fait d’abord beaucoup d’attention ; mais quand j’ai su que ce papiste prenait le parti des noces de Cana, j’ai été entièrement de son avis : ce miracle me plaît fort ; nous voudrions, l’Irlandais et moi, qu’il arrivât tous les jours.

À l’égard du diable qui entra dans le corps de deux mille cochons[2], et qui les noya dans un lac, cela passe la raillerie, surtout s’ils étaient engraissés. Un bon cochon gras vaut environ dix écus patagons[3] : cela faisait vingt mille écus de perte pour le marchand.

Pour peu qu’on fît aujourd’hui une centaine de miracles dans ce goût-là, nos rues basses n’auraient qu’à fermer leurs boutiques. Ce maudit papiste irlandais est tout propre à nous ruiner. Les miracles ne coûtent rien à qui n’a rien à perdre. Il serait homme à nous faire avaler par les truites du lac Léman comme Jonas, s’il était aussi puissant en œuvres qu’il semble peu l’être en paroles.

Défions-nous, mes chers concitoyens, d’un papiste irlandais ; je sais qu’il fait déjà des miracles très-dangereux. Il a imité celui de la transfiguration, car étant Irlandais il s’est déguisé en Genevois ; étant prêtre, il s’est déguisé en homme ; étant absurde, il a voulu qu’on le prît pour un raisonneur : j’ai eu la curiosité de le voir, et j’avoue que quand je lui ai parlé j’ai cru à la conversation que Balaam eut jadis avec sa monture. Mon avis est qu’on le renvoie au trou de Saint-Patrice[4], dont il n’aurait jamais dû sortir. Il vient ici dire des injures à un proposant de mes parents. Je ne souffrirai pas cette insolence ; il aura à faire à M. le capitaine et à moi. Ce méchant homme a fait tout ce qu’il a pu pour empêcher mon cousin le proposant d’être reçu dans la vénérable compagnie, et il a été cause, par sa transfiguration, que je me suis mis en colère contre un professeur orthodoxe qui aime la consubstantialité presque autant que moi. Il ne faut quelquefois qu’un brouillon absurde pour mettre mal ensemble deux hommes de mérite, et deux braves chrétiens tels que M. le professeur et moi avons l’honneur de l’être.

Après tout, si mon cousin le proposant est refusé par la vénérable compagnie, ce grand seigneur allemand qu’il a voulu convertir lui offre une place de déiste dans sa maison, avec trois cents écus de gages. Notre Irlandais, avec ses anguilles et ses brochures, n’en gagne peut-être pas davantage. Qu’il soit prêtre, ou athée, ou déiste, ou papiste, qu’il transfigure ou non de la farine en anguilles, ou des anguilles en farine, peu m’importe ; mais, parbleu ! je lui apprendrai à être poli.

  1. Voyez les lettres suivantes. (Note de Voltaire.)
  2. Matthieu, viii, 32 ; Marc, v, 13.
  3. Les Espagnols appellent patacon ou pataca une monnaie d’argent du poids d’une once ; et c’est de patacon que nous avons fait patagon, qui équivalait à environ trois de nos livres tournois. Au surplus, Voltaire n’emploie ce mot que par une allusion moqueuse au Patagon que Needham fait parler dans la parodie qu’on lit un peu plus bas en abrégé. (Cl.)
  4. Le trou Saint-Patrice est très fameux en Irlande ; c’est par là que ces messieurs disent qu’on descend en enfer. (Note de Voltaire.)