Questions sur les miracles/Édition Garnier/17

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 25 (p. 431-437).

DIX-SEPTIÈME LETTRE.
du proposant à m. covelle.

Monsieur,

Hier M.  le jésuite irlandais Needham, en allant aux eaux de Spa, vint faire sa cour à Son Excellence, qui le retint à dîner. Admirez, je vous prie, la politesse de monseigneur et de madame : il y avait un pâté d’anguilles délicieux ; ils ordonnèrent qu’on ne le servît point parce que, depuis quelque temps, M.  Needham se trouve un peu mal toutes les fois qu’on parle d’anguilles. Cette attention me charma. Voilà ce dont un cuistre, tel que j’ai pensé l’être, ne se serait jamais avisé. Voilà ce que je n’ai jamais lu dans certain catéchisme[1], où il n’est pas plus question de la politesse que de la Trinité.

Nous nous mîmes à table après avoir baisé la robe de madame la comtesse, selon l’usage. M.  Needham parla beaucoup de vous ; il fit votre éloge, car si la diversité de vos religions vous divise, la conformité de vos mérites vous réunit. Vous savez qu’à dîner la conversation change toujours d’objet ; on parla de Mlle  Clairon[2], de la loterie, de la compagnie des Indes de France, des Anglais, et de l’Amérique. Monsieur le comte daigna nous lire une grande lettre qu’il avait reçue de Boston ; en voici le précis :

« Nous conclûmes dernièrement la paix avec la nation des Savanois. Une des conditions était qu’ils nous rendraient de jeunes garçons anglais, et de jeunes filles qu’ils avaient pris il y a quelques années ; ces enfants ne voulaient pas revenir auprès de nous. Ils ne pouvaient se détacher de leurs chefs savanois. Enfin le chef des tribus nous ramena hier ces captifs tous parés de belles plumes, et nous tint ce discours :

« Voici vos fils et vos filles que nous vous ramenons ; nous en avions fait les nôtres ; nous les adoptâmes dès que nous en fûmes les maîtres. Nous vous rendons votre chair et votre sang ; traitez-les avec la même tendresse que nous les avons traités ; ayez pour eux de l’indulgence, quand vous verrez qu’ils ont oublié parmi nous vos mœurs et vos usages. Puisse le grand génie qui préside au monde nous accorder la consolation de les embrasser quand nous viendrons sur vos terres jouir de la paix qui nous rend tous frères ! etc. »

Cette lettre nous attendrit tous. M.  Needham s’étonna que tant d’humanité pût animer le cœur des sauvages. « Pourquoi les appelez-vous sauvages ? dit monsieur le comte. Ce sont des peuples libres qui vivent en société, qui pratiquent la justice, qui adorent le grand Esprit comme moi. Sont-ils sauvages parce que leurs maisons, leurs habits, leur langage, leur cuisine, ne ressemblent pas aux nôtres ?

— Ah, monseigneur ! dit Needham, vous voyez bien qu’ils sont sauvages, puisqu’ils ne sont pas chrétiens, et qu’il est impossible qu’ils aient tenu un discours si chrétien sans un miracle. Je suis persuadé que ce chef des Savanois était quelque jésuite irlandais déguisé, qui leur a porté les lumières de la foi. La nature humaine elle seule n’est pas capable de tant de bonté sans le secours d’un missionnaire. Ou c’était un jésuite qui parlait ; ou Dieu, par un miracle spécial, a illuminé tout d’un coup ces barbares. Comment pourraient-ils avoir de la vertu, puisqu’ils ne sont pas de ma religion ? »

Madame la comtesse sentit bien à quel homme on avait à faire ; elle mordit ses belles lèvres pour étouffer un éclat de rire, et, regardant M.  Needham avec bonté, elle lui demanda des éclaircissements. « Ne plaignez-vous pas, dit-elle, toute cette Amérique, qui a été si longtemps damnée, ainsi que la Chine, la Perse, les Indes, la Grande-Tartarie, l’Afrique, l’Arabie, et tant d’autres pays ?

— Hélas ! oui, madame ; mais remarquez que tous ces peuples n’ont été livrés au diable de père en fils que jusqu’au temps où il est venu chez eux de nos missionnaires. Les Espagnols, par exemple, n’exterminèrent la moitié des Américains que pour nous donner le moyen de sauver l’autre par nos miracles ; encore n’avons-nous pu parvenir à instruire tout au plus qu’un homme sur mille, mais c’est beaucoup, vu le petit nombre des élus. Les Américains avaient tous péché en Adam, ainsi on ne leur devait rien ; et quand nous en sauvons un, c’est par pure grâce.

— Vraiment, mon cher monsieur Needham, ils vous sont bien obligés ; mais comment les Africains, les Hurons, et les Savanois, étaient-ils damnés en Adam ? Comment des peuples noirs et avec de la laine sur la tête, et des peuples sans barbe, peuvent-ils avoir un père blanc, barbu et chevelu ? et comment les hommes s’y prirent-ils après le déluge pour aller par mer dans l’Amérique ?

— Eh, madame, n’avaient-ils pas l’arche ? Ne leur était-il pas aussi aisé de s’embarquer dans ce vaisseau qu’il l’avait été à Noé d’y rassembler tous les animaux d’Amérique, et de les nourrir pendant un an, avec tous ceux de l’Asie, de l’Afrique, et de l’Europe ? On nous fait tous les jours de ces petites difficultés-là ; mais nous y répondons d’une manière victorieuse, qui est sentie par tous les gens d’esprit. L’objection que les Américains n’ont point de barbe, et que les Nègres n’ont point de cheveux, tombe en poussière : ne voyez-vous pas, madame, que c’est un miracle perpétuel ? Il en est de ces nations ainsi que des Juifs ; ils puent tous comme des boucs, et cependant Abraham, leur père, ne puait point ; les races peuvent changer en punition de quelque crime. Il est sûr qu’en Afrique les peuples de Congo et de la Guinée n’ont une membrane noire sous la peau, et que leur tête n’est garnie de laine noire, que parce que le patriarche Cham avait vu son père sans culotte en Asie.

— Ce que vous dites est très-judicieux et très-vraisemblable, dit monsieur le comte ; cependant je ne voudrais pas répondre qu’Abraham sentît si bon que vous le dites ; il voyageait à pied avec sa jeune épouse de soixante et quinze ans, dans des pays fort chauds, et je doute qu’ils eussent une grande provision d’eau de lavande ; mais cette question est un peu étrangère au beau discours de mes chers Savanois. Êtes-vous bien sûr que ce soit un prêtre irlandais qui leur ait dicté ce discours vertueux et attendrissant qui m’a charmé ?

— Très-sûr, monseigneur ; je suis qualifié pour être instruit de toutes ces choses, comme je l’ai dit dans un écrit qui a été fort goûté des hérétiques mêmes. Saint Augustin déclare expressément qu’il est impossible que des païens aient la moindre vertu. Leurs bonnes actions, dit-il, ne sont que des péchés splendides, splendida peccata ; de là il est démontré que Scipion l’Africain n’était au fond qu’un petit-maître débauché ; Caton d’Utique, un voluptueux amolli dans le plaisir ; Marc-Antonin, Épictète, des fripons.

— Voilà une puissante démonstration, et furieusement consolante pour le genre humain, répondit avec douceur monsieur le comte ; vos honnêtes gens ne sont pas de la trempe des faux sages de l’antiquité. Certes, mon cher Needham, quand vous autres Irlandais égorgeâtes, sous Charles Ier, quatre-vingt mille protestants dont pourtant le nombre se réduit à quarante mille tout au plus par les derniers calculs, vous mîtes la charité chrétienne dans tout son jour.

— Vous y êtes, monseigneur ; les élus ne doivent jamais ménager les réprouvés. Voyez les Chananéens ; ils étaient sous l’anathème : Dieu commande aux Juifs de les massacrer tous sans distinction ni de sexe ni d’âge, et, pour les aider dans cette opération sainte et sacramentale, il fait remonter le grand fleuve du Jourdain vers sa source, tomber les murs au son de la trompette, arrêter le soleil (et même la lune, que j’avais oubliée dans mon savant écrit) ; aucun meurtre n’a été exécuté par les Israélites, aucune perfidie n’a été commise sans être justifiée par des miracles.

« Jésus même ne dit-il pas dans l’Évangile qu’il est venu apporter le glaive et non la paix[3], qu’il est venu diviser le père, le fils, la mère, et la fille ? Quand nous tuâmes tant d’hérétiques, ce n’étaient ni nos enfants ni nos femmes dont nous versions le sang ; nous n’avons pas encore atteint la précision de la loi. Les mœurs se sont bien corrompues depuis ces heureux temps. On se borne aujourd’hui à de petites persécutions qui en vérité ne valent pas la peine qu’on en parle. Cependant les persécutés de notre temps crient comme s’ils étaient sur le gril de saint Laurent ou sur la croix de saint André. Les mœurs dégénèrent, la mollesse s’insinue, on s’en aperçoit tous les jours. Je ne vois plus de ces persécutions vigoureuses, si agréables au Seigneur ; il n’y a plus de religion !

« Des coquins se bornent insolemment à l’adoration d’un Dieu auteur de tous les êtres. Dieu unique. Dieu incommunicable, Dieu juste, Dieu rémunérateur et vengeur. Dieu qui a imprimé dans nos cœurs sa loi naturelle et sainte ; Dieu de Platon et de Newton, Dieu d’Épictète, et de ceux qui ont protégé la famille de Calas contre huit juges[4] bons catholiques. Ils adorent ce Dieu avec amour, ils chérissent les hommes, ils sont bienfaisants : quelle absurdité et quelle horreur !

— Ah ! cela fait bondir le cœur, interrompit madame la comtesse. » L’anguillard, applaudi, continua ainsi :

« J’eus une violente dispute ces jours passés avec un scélérat[5] qui, au lieu d’assister à ma messe, s’était amusé à secourir une pauvre famille affligée et l’avait tirée de l’état le plus déplorable. Je voulus le faire rentrer en lui-même ; je lui parlai de la Genèse et de Moïse. Ne voilà-t-il pas cet abominable homme qui me cite Newton, et qui me demande si la Genèse n’a pas été écrite du temps des rois juifs ? Le beau sujet de son doute était que dans le xxxvie chapitre, verset 31, ceux qui lisent la Genèse attentivement (desquels le nombre est très-petit) trouvent ces paroles :

« Voici les rois qui ont régné en la terre d’Édom avant que les enfants d’Israël eussent des rois. »

« Cet impudent osa me dire : « Est-il probable que Moïse eût ainsi supposé qu’il y avait des rois Israélites de son temps ? Il n’y en eut, à compter juste, que sept cents ans après lui. N’est-ce pas comme si on faisait dire à Polybe : Voici les consuls qui furent à la tête du sénat avant qu’il y eut des empereurs romains ? N’est-ce pas comme si on faisait dire à Grégoire de Tours : Voici quels furent les rois des Gaules avant que la maison d’Autriche fut sur le trône ? — Eh ! bête brute, lui répondis-je, ne voyez-vous pas que c’est une prophétie, que c’est là le miracle, et que Moïse a parlé des rois d’Israël comme perçant dans l’avenir : car enfin le nom d’Israël est chaldéen, il ne fut adopté des Juifs que bien des siècles après Moïse : donc Moïse écrivit le Pentateuque, donc tout ce qui n’était pas Juif a été damné jusqu’au règne de Tibère ; donc la rédemption ayant été universelle, toute la terre, excepté nous, est damnée. »

« Le monstre ne fut pas encore terrassé ; il osa me dire que, selon les meilleurs théologiens, il n’importe pas que ce soit Moïse ou un autre qui ait écrit le Pentateugue, pourvu que l’auteur soit inspiré ; qu’il est impossible qu’il ait assigné quarante-huit villes aux Lévites dans un temps où les Hébreux n’en avaient pas une, et dans un pays où il n’y en avait pas six ; qu’il est impossible qu’il ait parlé du devoir des rois dans un temps où il n’y avait point de rois ; qu’il est impossible qu’il ait contredit grossièrement la géographie et la chronologie, lesquelles se trouvent assez justes si le livre a été écrit à Jérusalem, et qui sont erronées si le livre est supposé écrit par Moïse au delà du Jourdain.

« Je convins du fait ; mais je lui prouvai qu’il était un impie, parce qu’il était du sentiment de Leclerc et de Newton. Je démontrai qu’il était probable que le déluge était arrivé en 1656, comme dit l’hébreu, et en 2262, comme disent les Septante, et encore en 2309, selon le texte samaritain[6]. Enfin, mêlant la politesse aux raisons, je le convertis. »

Ainsi parla Needham ; on battit des mains à ce discours, on se récria, on nagea dans la joie, on but à sa santé. « La belle chose, disait-on, que la théologie ! Comme elle apprend à raisonner juste ! comme elle adoucit les mœurs ! comme elle est utile au monde ! »

Notre joie fut cependant un peu troublée par l’abus que M. Needham fit de son triomphe. Il s’adressa à moi ; il me reprocha les variations de l’Église protestante. Je ne pus m’empêcher de récriminer. « Je conviens, lui dis-je, que nous avons changé onze ou douze fois de doctrine ; mais vous autres papistes, vous en avez changé plus de cinquante fois, depuis le premier concile de Nicée jusqu’au concile de Trente.

— C’est le caractère de la vérité, s’écria-t-il ; elle se montre parmi nous sous cinquante faces différentes ; mais chez vous autres hérétiques, l’erreur n’a pu se produire qu’avec onze ou douze visages. Voyez quelle est notre prodigieuse supériorité. »

Nous étions au fruit, et tous de fort bonne humeur, lorsqu’un baron allemand fit plusieurs questions au savant ; il demanda, entre autres choses, si c’était le diable qui avait emporté Jésus-Christ sur le toit du temple et sur la montagne, ou si c’était Jésus qui avait emporté le diable. « C’est bien le diable, dit Needham ; ne voyez-vous pas que si le maître avait emporté le valet, il n’y aurait là aucun miracle ; au lieu que quand le valet emporte le maître, quand le diable emporte Dieu, c’est là la chose la plus miraculeuse qui ait jamais été faite ? Non-seulement il transporta Dieu sur une montagne de Judée d’où l’on découvre, comme vous savez, tous les royaumes ; mais il proposa à Dieu de l’adorer. C’est là le comble, c’est là ce qui doit ravir en admiration ! Lisez sur cet article dom Calmet : c’est je plus parfait des commentateurs, l’ennemi le plus sincère de notre misérable raison humaine. Il parle de cette affaire comme de ses vampires. Lisez dom Calmet, vous dis-je, et vous profiterez beaucoup. »

Il y avait là un Anglais qui n’avait encore ni parlé ni ri ; il mesura d’un coup d’œil la figure du petit Needham avec un air d’étonnement et de mépris, mêlé d’un peu de colère, et lui dit en anglais : « Do you come from Bedlam, you, booby[7] ! »

Ces terribles mots confondirent le pauvre prêtre. On eut pitié de lui ; on quitta la table.

Adieu, monsieur ; je me marie dans huit jours, et je vous prie à la noce.

  1. Catéchisme familier, par Vernet ; voyez la note, tome XXIV, page 436.
  2. Elle avait quitté le théâtre en avril 1765, et, vers la fin de juillet suivant, elle était venue passer quelque temps à Ferney. (Cl.)
  3. Matth., x, 34, 3.
  4. Voyez page 114.
  5. Épithète théologique à l’aide de laquelle se désigne le protecteur des Calas. (Cl.)
  6. Grégoire de Tours, cité un peu plus haut, prétend que deux mille deux cent quarante ans s’écoulèrent entre la création et le déluge, et alors il se trouverait à peu près d’accord avec les Septante, qui, selon quelques savants, comptent deux mille deux cent quarante-deux ans, au lieu de deux mille deux cent soixante-deux. Quant au proposant Voltaire, nous sommes convaincu qu’il n’était d’accord avec personne. (Cl.)
  7. Venez-vous de Bedlam, vous, nigaud !