Questions sur les miracles/Édition Garnier/16

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 25 (p. 428-431).

SEIZIÈME LETTRE.
par m. beaudinet, citoyen de neufchâtel, à m. covelle,
citoyen de genève.

Monsieur,

Le 9 septembre au matin, je rencontrai dans Neufchâtel M.  le pasteur Montmolin, Je ne pus m’empêcher de lui marquer ma surprise de la lapidation de Moutier-Travers. Il me répondit que c’était son droit, et que les prêtres devaient punir les pécheurs. « Pierre, dit-il, fit mourir d’apoplexie Ananiah et Saphirah[1], qui n’avaient d’autre crime que de n’avoir pas apporté à ses pieds jusqu’à la dernière obole de leur bien. Il est clair que depuis Ce temps-là les prêtres ont droit de vie et de mort sur les laïques ; et c’est en vertu de ce privilège divin que nous avons été longtemps tout-puissants dans le comté de Neufchâtel, en Écosse, à Genève, et dans plusieurs autres pays. »

Je me recueillis un moment, de peur de me mettre trop en colère, et je lui parlai ainsi :

« Je sais, monsieur, que vous vous êtes arrogé chez nous, dans le siècle passé, le droit de commuer les peines décernées par le conseil, et d’imposer des amendes pécuniaires ; mais, en 1695, ces abus intolérables furent abolis par le gouvernement. Vos pareils ont eu la hardiesse de prendre longtemps le pas sur le conseil d’État dans Genève ; ils entraient au conseil sans se faire annoncer, sans demander permission ; ils dictaient des lois : on a réprimé ces excès ; mais on ne vous a pas encore renfermés dans vos justes bornes.

« Pensez-vous donc que nous ayons secoué le joug des évêques de Rome pour nous en donner un plus pesant ?

« Les meurtres, les empoisonnements, les parricides d’Alexandre VI, l’ambition guerrière et turbulente de Jules II, les débauches et les rapines de Léon X, nous révoltèrent : nous brisâmes l’idole ; mais nous n’avons pas prétendu en adorer une nouvelle.


For priests of all religions are the same[2].


« Eh ! qui êtes-vous donc, vous autres prédicants à manteau ? Qu’avez-vous par-dessus les laïques ? Les apôtres, Jésus même, n’étaient-ils pas laïques ? Jésus forma-t-il jamais un nouvel ordre dans l’État ? Vous a-t-il envoyés à l’exclusion de tous les autres chrétiens ? Montrez-nous quelle suite de prêtres, ordonnés par les apôtres, a transmis le Saint-Esprit jusqu’à vous, de cervelle en cervelle, depuis Jérusalem jusqu’à Neufchâtel. De qui descendez-vous ? du cardeur de laine Jean Leclerc, brûlé à Metz ; de Jean Chauvin[3], qui, s’étant dérobé au bûcher, fit jeter Michel Servet dans les flammes, autrefois allumées pour lui-même ; de Viret, imprimeur à Rouen ; de Farci, de Bèze, de Crespin[4] qui, n’étant point prêtres, n’avaient été ordonnés par personne ; ils ne purent vous donner le Saint-Esprit, qu’ils n’avaient pas, et vous n’auriez été que des bâtards, si le vœu des nations, si la sanction des gouvernements, ne vous avaient légitimés.

« Vous êtes ministres comme nous sommes assesseurs, lieutenants, baillis, trésoriers. Nous n’avons plus ces titres quand nous n’avons plus ces emplois. Un ministre est amovible comme nous : il ne lui reste rien de son caractère quand il change d’état.

« Pensez-vous de Ijonne foi que les langues de feu[5] qui descendirent du ciel sur la tête des disciples soient venues depuis le xvie siècle se reposer sur la vôtre ? Des nations sages et hardies foulèrent alors aux pieds quelques-unes des superstitions dont la terre était infectée : les magistrats vous remirent le soin de prêcher les peuples ; mais ils ne prétendirent pas qu’une chaire fût un tribunal de justice.

« Vous n’avez, vous ne devez avoir aucune juridiction, non pas même en fait de dogmes. Nous savons ce qu’il convient d’enseigner et de taire : c’est à nous à vous le prescrire ; c’est à vous d’obéir au gouvernement. Il n’appartient qu’à la nation assemblée, ou à celui qui la représente, de confier un ministère, quel qu’il puisse être, à qui bon lui semble. Telle est la loi dans le vaste empire de Russie, telle est la loi en Angleterre ; et c’est le seul moyen d’arrêter vos disputes, aussi interminables que ridicules.

« Les Grecs et les Romains ne permirent jamais aux collèges des prêtres de proclamer des articles de foi. Ces peuples sages sentirent quels maux apporteraient des décisions théologiques. Ils fermèrent cette source de discorde, qui n’a jailli que parmi nous, qui a coulé avec notre sang, et qui a inondé l’Europe.

« Tout gouvernement qui laisse du pouvoir aux prêtres est insensé ; il doit nécessairement périr ; et s’il n’est pas détruit, il ne doit sa conservation qu’aux laïques éclairés qui combattent en sa faveur.

« Mais quoi ! n’ayant aucun pouvoir, vous en chercheriez en soulevant la populace contre un citoyen ! Ce ne serait pas là un abus, ce serait un délit que le magistrat punirait sévèrement. Sachez que nous ouvrons les yeux à Neufchâtel comme ailleurs ; sachez que nous commençons à distinguer la religion du fanatisme, le culte de Dieu du despotisme presbytéral, et que nous ne prétendons plus être menés, avec un licou, par des gens à qui nous donnons des gages. » (Je me servis, monsieur, de vos propres paroles.)

Je ne raillais point alors ; je ne plaisantais point. Il y a des choses dont on ne doit que rire ; il y en a contre lesquelles il faut s’élever avec force. Moquez-vous tant qu’il vous plaira de saint Justin, qui a vu la statue de sel en laquelle la femme de Loth fut changée, et des cellules des Septante, prétendus interprètes des livres juifs. Riez des miracles de saint Pacôme, que le diable tentait lorsqu’il allait à la selle, et de ceux de saint Grégoire Thaumaturge, qui se changea un jour en arbre. Ne faites nul scrupule, en adorant Dieu et en servant le prochain, de vous moquer des superstitions qui avilissent la nature humaine : riez des sottises ; mais éclatez contre la persécution. L’esprit persécuteur est l’ennemi de tous les hommes : il mène droit à l’établissement de l’Inquisition, comme le larcin conduit à être voleur de grand chemin. Un voleur ne vous ôte que votre argent ; mais un inquisiteur veut vous ravir jusqu’à vos pensées : il fouille dans votre âme ; il veut y trouver de quoi faire brûler votre corps. J’ai lu ces jours passés, dans un livre nouveau[6], qu’il y a un enfer, qu’il est sur la terre, et que ce sont les persécuteurs théologaux qui en sont les diables.

J’ai l’honneur d’être.

Monsieur,
Votre très-humble et très-obéissant
serviteur,
BEAUDINET.

  1. Actes, chapitre v.
  2. Car les prêtres de toutes les religions sont les mêmes.
  3. Calvin.
  4. Jean Crespin ou Crispin naquit à Arras, et mourut imprimeur à Genève en 1572.
  5. Actes, ii, 3.
  6. Le Catéchisme de l’honnête homme ; voyez tome XXIV, page 540.