XX

À PROPOS DE
L’ÉLECTION DE LOUIS BONAPARTE
À LA PRÉSIDENCE DE LA RÉPUBLIQUE


Qu’est-ce que prouve cette énorme majorité de suffrages en faveur de celui de tous les partis qui représente le moins la République ? Au premier abord, la réponse semble devoir être celle-ci : La majorité des Français n’est pas républicaine ; et sans aucun doute le parti de la réaction va se prévaloir de cette considération. Eh bien, la réaction se trompera quant au fond de la question : le peuple est républicain quand même, et il ne sera pas si facile qu’on le pense de lui enlever sa souveraineté.

Le peuple n’est pas politique, voilà ce qu’il faut reconnaître ; et ce dont il ne faut point s’étonner. L’éducation politique est le résultat de l’action politique. Cette action est si nouvelle chez le peuple, qu’il est impossible d’exiger de lui la prévoyance, le calcul, le jugement des hommes et des choses, en un mot toute cette science des faits qui constitue la raison politique. Le peuple tend au socialisme, dont le point de départ est le sentiment de son droit et de ses besoins. Il y a longtemps que nous sommes d’accord sur ce point, que le socialisme ne peut se passer de la politique et que la politique ne peut se passer du socialisme. Penser autrement, c’est vouloir séparer le corps et l’âme, la volonté et l’action. Pour avoir été politique et non socialiste, la République modérée est arrivée à mécontenter le peuple. Pour être socialiste et non politique, le peuple arrive à compromettre par un choix imprudent le principe même de sa souveraineté. Mais un peu de patience. Dans peu de temps, le peuple sera socialiste et politique, et il faudra bien que la République soit à son tour l’un et l’autre.

Je m’inquiète peu du personnel des gouvernements, ou du moins je m’en inquiète beaucoup moins que du grand symptôme de l’opinion populaire. Les hommes montent au pouvoir et tombent aussitôt. Ils s’usent en peu de jours. Les uns nous trompent, les autres se trompent eux-mêmes. Ce sont là des vicissitudes secondaires dans l’histoire d’une démocratie. L’histoire désormais changera de caractère. Ce ne sera plus seulement le récit des faits et gestes de certains hommes ; ce sera principalement l’étude des aspirations, des impressions et des manifestations des masses. Ce qui vient de se passer est un grand fait, un grand enseignement. Le souverain nouveau, l’être collectif a manqué de prudence et d’habileté. Il est jeune, l’enfant-roi ; il a les travers de son âge. Il est téméraire, romanesque, impatient. Il ne supporte pas les corrections injustes et cruelles. Dans sa colère, il brise ses liens et ses jouets. Naïf et crédule, il se fie au premier venu ; mais, pour avoir tous ces défauts-là, il n’en a pas moins l’instinct des plus grandes choses et le germe d’une puissance sérieuse. Il ne pardonne guère à qui l’a froissé, et en cela est-ce lui, est-ce nous qu’il faut blâmer ? J’avoue que j’ai à cet égard de grands doutes. Nous autres gens expérimentés, rendus prudents par l’âge politique, nous faisons parfois des transactions que nous croyons utiles. Ainsi, sans soutenir le général Cavaignac, les plus républicains d’entre nous eussent encore préféré ses succès à celui de M. Louis Bonaparte. Le peuple n’en a pas jugé ainsi, même l’élite du peuple. Les socialistes prolétaires des grands centres ont voté pour le dernier, en haine des formes de la répression de juin. C’est que le peuple ne sacrifie jamais le sentiment dont la politique pure fait trop souvent bon marché. Comme l’enfant, il obéit à son cœur plus qu’à la raison d’autrui. Et qui osera dire que le cœur ne soit pas meilleur conseil de la raison ?

Pour mon compte, j’avoue que je me sens peuple par ce côté-là, que je n’ai jamais pu pardonner au parti modéré la sécheresse qui a en quelque sorte provoqué les délires de juin et la fureur qui les a réprimés, lorsque les conseils du sentiment eussent pu éviter ou adoucir les horreurs de la collision. La majorité de l’Assemblée nationale a été sans entrailles. La bourgeoisie a été livrée à une terreur morale qui a exaspéré la lutte, et le général Cavaignac, en qui se personnifiait alors la sévérité de l’Assemblée et l’effroi moral de la bourgeoisie, a dû expier, cinq mois plus tard, le rôle terrible et malheureux dont les circonstances l’avaient accablé. Soyons humains et plaignons un peu cet honnête homme à qui Dieu a refusé l’élan de la foi à l’heure qui pouvait sauver ; mais soyons justes aussi, et voyons si les griefs du peuple ne le sont point.

Il connaissait à peine Cavaignac ; il n’a vu d’abord en lui qu’un sabre au service de la majorité parlementaire. Il a même espéré que la lutte terminée, cet homme, par respect pour le nom sacré qu’il portait, provoquerait à des actes de clémence et se placerait comme un médiateur entre la réaction victorieuse et le peuple vaincu. Il ne l’a point fait, et le peuple est si bon, qu’il a excusé encore cet homme en le jugeant peu capable. Mais quoi ! chaque jour démontre au peuple que le général Cavaignac a de l’intelligence et du talent. Dans les questions personnelles, ce caractère que l’on comparait à la Fayette, s’élève au-dessus de lui-même. Il fait preuve d’habileté, il est orateur, il rallie à lui, même après le choix d’un ministère juste milieu, les sympathies de nombreux républicains dans l’Assemblée nationale, dans la garde nationale de Paris, dans les communes, dans l’armée. Il s’empare surtout de l’Assemblée, il la passionne presque. Dès qu’on s’attaque à sa personne, il devient éloquent, serré, clair et fort. Il déjoue les attaques les mieux combinées. Il forme un parti puissant en apparence, puisqu’il s’appuie un peu partout ; et, dans les provinces, des républicains sincères, ardents, irréprochables (nous en avons vu) abjurent leurs griefs, passent l’éponge sur la sombre tragédie de juin, et votent pour Cavaignac, croyant voir en lui, non leur idéal, mais l’homme nécessaire à la circonstance, le sauveur de la République menacée par le parti bonapartiste.

Et, pendant que le général Cavaignac faisait ce beau rêve de force et de gloire, pendant que le parti bonapartiste se livrait à des intrigues dont la candide majesté du suffrage universel doit le faire rougir à l’heure qu’il est, que faisait le peuple, le peuple qui n’est pas politique, qui n’entend rien aux questions de forme ; le peuple qui, d’un bout de la France à l’autre, dans les villes et dans les campagnes, avec connaissance de cause ou sans le savoir, est purement socialiste, c’est-à-dire jaloux de son droit et pénétré de ses besoins ? Eh bien, le peuple disait : « Général Cavaignac, vous êtes plus habile qu’on ne le pensait. Donc, vous êtes plus coupable. Vous aviez assez de talent pour entraîner l’Assemblée nationale, vous l’avez fait à votre profit et jamais au nôtre. Vous vous êtes fait décerner des brevets de mérite au nom de la patrie ; vous n’avez pas obtenu l’amnistie de nos déportés. Vous avez fait des discours de six heures pendant lesquels vous avez charmé votre auditoire, et où il ne s’agissait que de vous. Mais vous n’avez jamais eu un mot pour nous, et, dans la discussion des articles de la Constitution, d’où dépendait notre sort, vous n’avez pas eu une parole à dire, pas une inspiration, pas un élan, pas un cri du cœur ; vous avez laissé croire que vous étiez incapable. Eugène Cavaignac, vous êtes jugé ! vous avez cru tenir dans la majorité de l’Assemblée la majorité de la nation. Eh bien, vous allez voir que vous vous êtes trompé, et que le peuple n’abdique pas sa souveraineté en la déléguant. Restez avec les vôtres. Nous proclamons l’élu de notre fantaisie, un étranger, un inconnu, pour rendre votre défaite plus sensible et plus mémorable. »

Ce raisonnement, les prolétaires socialistes des grands centres, ceux-là qui savent assez bien ce qu’ils font, l’ont posé à M. Ledru-Rollin en lui annonçant qu’ils votaient pour Louis Bonaparte en haine de Cavaignac, et, dans les campagnes, la grande masse des prolétaires agricoles a fait de même sans bien s’en rendre compte. Elle s’est vengée d’une République bourgeoise qui l’a leurrée de belles promesses, et qui n’a trouvé pour planche de salut que l’impôt sur le pauvre. Quand on lui disait que cet impôt était de l’invention d’un partisan de Louis Bonaparte ; « C’est possible, répondait le paysan ; mais Louis Bonaparte n’a pas encore fait de mal, puisqu’il n’était rien, et nous voulons essayer de celui-là. » En repoussant le favori de l’Assemblée, le peuple protestait non contre la République dont il a besoin, mais contre celle que l’Assemblée lui a faite.

Croyez bien que c’est là le grand ascendant de Louis Bonaparte, c’est de n’avoir encore rien fait sous la République bourgeoise. Le prestige du nom est quelque chose ; mais le paysan est toujours positif, même lorsqu’il est romanesque. Que l’élu de son choix le frappe d’un nouvel impôt, vous verrez à quoi lui servira son nom.

Quant à nous, il nous faut examiner sérieusement cet acte imprévu de souveraineté populaire, et ne pas nous laisser surprendre par le dégoût et le découragement. C’est bientôt fait de dire que le peuple est fou, que le paysan est bête. Mais que les hommes intelligents s’interrogent consciencieusement, et ils verront que leur cœur, pour être moins spontané et moins simple que celui du peuple, n’est pas plus fort et plus généreux que le sien. Le peuple croit à un nom ! Il a donc encore la foi qui nous manque. Il se fie à des promesses ! Il a donc l’instinct profond de la loyauté. Il condamne sans appel ceux qui l’ont trompé et accablé ! Il n’est donc pas si faible ni si flottant. Sans doute, nous pouvons trembler pour lui, nous autres qui avons la vue plus longue ; mais, quel que soit le danger où il se précipite, suivons-le, pour l’aider à en sortir ou pour y périr avec lui ; car de maudire et de dédaigner le peuple, parce qu’il secoue notre influence et s’expose en dépit de nos conseils, c’est une impiété et un blasphème. Ne recommençons pas la fable du maître d’école. Nous n’empêcherons pas la rivière de couler et les enfants déjouer au bord. Nous avons maintenant peu de politique à faire, puisque le souverain veut agir tout seul. Mais nous lui devons la propagande des idées, afin qu’il sache peu à peu les moyens de réaliser ce qu’il veut. Quant à moi, je ne sens aucun dépit contre le peuple, lors même qu’en apparence il apporte à cette révolution une solution passagère tout opposée à mes vœux. De tous les hommes, de tous les partis politiques que j’ai vus passer depuis quarante ans, je n’ai pu m’attacher exclusivement à aucun, je le confesse. Il y avait toujours en dehors de tous ces hommes et de tous ces partis un être abstrait et collectif, le peuple, à qui seul je pouvais me dévouer sans réserve. Eh bien, que celui-là fasse des sottises ; je ferai pour lui dans mon cœur ce que les hommes politiques font dans leurs actes pour leur parti : j’endosserai les sottises et j’accepterai les fautes.

21 décembre 1848.