Calmann Lévy (p. 255-288).



XIX

SOCIALISME




I

LA SOUVERAINETÉ, C’EST L’ÉGALITÉ


En voulant approfondir la moindre question de fait, on soulève toutes les questions de droit qu’y s’y rapportent ; ainsi, à propos d’une circulaire ministérielle dont le citoyen Ledru-Rollin était loin sans doute d’avoir fait volontairement une question capitale d’adhesion ou de résistance à la République, nous allons voir que nous devons résoudre plusieurs problèmes politiques de premier ordre.

Ou le citoyen Ledru-Rollin a voulu faire de l’arbitraire à son profit, ou il a cru remplir son devoir en donnant à l’action républicaine un mouvement d’ensemble dans toutes les parties de son organisation primitive.

Nous sommes très persuadés, pour notre compte, que le citoyen Ledru-Rollin n’a point eu la moindre velléité de tyrannie en conférant aux délégués de la République des pouvoirs illimités. On a joué sur ce mot illimité, sans vouloir lui donner l’acception qu’il avait dans la pensée du gouvernement provisoire. La teneur de l’ordonnance donnait précisément à ces pouvoirs, jusque-là non définis, une limite très conforme à l’esprit révolutionnaire.

Mais laissons la question personnelle, dont les dissidents se sont fait précisément une application personnelle assez passionnée ; voyons la question de droit.

Un ministre, un membre du gouvernement révolutionnaire a-t-il le droit, lorsque nous sommes encore en pleine révolution, de prendre des mesures exceptionnelles et de déranger l’ordre établi auquel un nouvel ordre succède ?

Sans aucun doute, selon nous ; la voix du peuple a prononcé pour l’affirmative, puisque l’adhésion des candidats à la circulaire a été regardée comme une garantie pour le peuple. Mais, pour prononcer sur ce droit, il faut soulever tout le problème du droit social ; il faut admettre ou rejeter le principe de la souveraineté du peuple. L’acte du ministre tranchait franchement dans l’exercice de cette souveraineté, qu’il ne pouvait pas avoir la prétention de s’approprier comme un individu, mais dont il se regardait à bon droit comme l’expression et le mandataire.

Ceux qui se sont récriés contre cet abus de pouvoir n’ont donc pas admis le principe fondamental de la souveraineté du peuple. Ils l’ont nié tacitement, et pourtant ils se disaient républicains. Il y a donc des esprits qui conçoivent rétablissement d’une république sans reconnaître le principe qui lui sert de base.

On voit que ceci devient grave, et que les instincts du peuple ne le trompent guère. Il n’y a qu’à les observer et à les pénétrer pour découvrir qu’il est toujours, par le sentiment, dans la route du vrai.

On se fait, contre l’expression sacrée du vœu populaire, une arme vraiment étrange de la légalité. Quelle légalité ? celle d’hier ? Mais c’est pour la détruire que nous avons fait des barricades, renversé une monarchie, proclamé la République, élu un gouvernement provisoire. Avez-vous oublié que le cri de Vive la Réforme électorale ! a précédé et précipité la révolution ? N’avez-vous pas compris que ce cri signifiait Vive la Réforme sociale ?

Il est vrai que vous, les agitateurs pacifiques du premier jour, vous n’étendiez pas la réforme aussi loin qu’elle a été lancée. Vous espériez l’arrêter à ceux de votre caste sur lesquels vous pouviez compter pour vous conférer te pouvoir. Vous parliez alors de légalité, et vous en parliez fort bien. Vous portiez, sans effroi et sans scrupule, une certaine atteinte à la légalité qui vous opprimait, et vous inauguriez une légalité nouvelle, sans vous inquiéter de ceux qui resteraient opprimés par vos restrictions.

L’événement vous a dépassés et détrônés, et le peuple vous a prouvé qu’il voulait être le souverain unique, le souverain véritable.

Il le voulait ! Vous comprenez bien cette volonté-là, vous qui l’aviez pour vous-même. Mais qu’il y eût droit, voilà ce que vous ne comprendrez et n’admettrez pas aussi aisément. « Où prend-il ce droit effroyable ? C’est donc le droit du plus fort ? Nous le subissons, nous le proclamons des lèvres, dites-vous à vos amis ; mais nous ne le reconnaissons pas, et notre conviction est que nous faisons pour le mieux en limitant ce droit dans notre pensée, en travaillant habilement à l’atténuer dans les institutions nouvelles auxquelles nous voulons absolument mettre la main. »

Eh bien, il faut vous répondre au nom du peuple, il faut vous dire où le peuple puise son droit de souveraineté, quelle puissance supérieure à lui et à vous le lui concède et veille sur lui pour le lui conserver malgré vous.

La source de ce droit est en Dieu, qui a créé les m hommes parfaitement égaux, et qui les conserve tels, en dépit des erreurs des sociétés et de la longue consécration d’un abominable système d’inégalité, Vous avez entassé sophisme sur sophisme pour prouver que l’égalité n’est pas dans la nature, et que par conséquent Dieu ne Ta pas consacrée. Voici ce qu’on vous a répondu, ce qu’on vous répondra encore :

Vous cherchez vainement à confondre le sens du mot égalité avec celui d’identité. Non, les hommes ne sont pas identiques l’un à l’autre. La diversité de leurs forces, de leurs instincts, de leurs facultés, de leur aspect, de leur influence est infinie. Il n’y a aucune parité entre un homme et un autre homme. Mais ces diversités infinies confèrent l’égalité au lieu de la détruire. Il y a des hommes plus habiles, plus intelligents, plus généreux, plus robustes, plus vertueux les uns que les autres, il n’y a aucun homme qui, par le fait de sa supériorité naturelle, soit créé pour détruire la liberté d’un autre homme et pour renier le lien de fraternité qui unit le plus faible au plus fort, le plus infirme au plus sain, le plus borné au plus intelligent. Une grande intelligence crée des devoirs plus grands à l’homme qui a reçu du ciel ce don sacré d’instruire et d’améliorer les autres ; mais elle ne lui donne point des droits plus larges ; et, comme la récompense du mérite n’est pas l’argent, comme l’homme intelligent n’a pas des besoins physiques différents de ceux des autres hommes, il n’y a aucune raison pour que cet homme devienne l’oppresseur, le maître, et par conséquent l’ennemi de ses semblables.

La morale évangélique est éternellement vraie ; elle a été vraie avant que le christianisme l’eût formulée et répandue dans le monde. Elle est encore ; vraie ; elle préside à tous les grands actes de la vie des peuples, à toutes les révolutions qui ont le progrès pour but. C’est vraiment la doctrine de l’égalité, et elle est si excellente, que ceux qui la renient dans leur âme la professent dans leur langage, tant il leur paraît impossible de lui opposer une résistance qui ne blesse pas la conscience du genre humain. La véritable loi de nature, la véritable loi divine, c’est donc l’égalité. Les matérialistes comprennent singulièrement l’état de nature chez l’homme ; ils veulent que cet état soit le même chez l’homme et chez l’animal. Le loup dévore sa proie, disent-ils ; le vautour surprend et déchire le passereau ; partout le plus fort fait la loi au plus faible. Ils vont même jusqu’à nous assimiler aux choses inanimées. Ils disent que l’ouragan brise le chêne, que le flot ronge la base du rocher, et de là ils concluent que l’homme fort doit opprimer l’homme faible, que l’homme habile doit tromper l’homme simple, que cela a toujours été et sera toujours, parce qu’un homme n’est pas plus qu’un loup, qu’une pierre, qu’une plante. Ainsi, disent-ils, l’état de la nature, c’est la force aveugle, c’est le hasard cruel, c’est la fatalité sourde et muette. L’égalité est un rêve contre lequel la nature proteste.

Ils sont à plaindre ceux qui raisonnent ainsi, et qui ne sentent pas que l’homme est autre chose que matière. Une pareille doctrine permet tous les crimes, autorise toutes les tyrannies.

Dans l’état de nature, l’homme, si on le suppose jeté seul et vagabond sur la terre, est encore un homme. C’est un être qui pense, qui comprend, qui invente, qui essaye, qui progresse. Dès qu’il rencontre son semblable, son instinct ne le porte pas à le détruire pour se retrouver perdu dans cette solitude qui l’attriste et l’épouvante. Le lièvre dans sa tanière a peur et ne s’ennuie pas, l’homme dans le désert a peur et s’ennuie. Ce n’est pas la faim seulement qui le tire de la caverne où il s’est réfugié, c’est le besoin de voir le ciel ; et, dès qu’il en a contemplé l’immensité, il ne lui suffit pas, comme à l’animal ; de sentir l’air et la chaleur ranimer ses membres, il faut encore qu’il admire, qu’il rêve, qu’il médite, et qu’il cherche le secret de cette beauté des choses qui ne s’explique point d’elle-même. Aussitôt, l’homme sauvage éprouva le vague besoin de répandre son émotion dans le sein d’un autre homme. Il souffre d’interroger cette nature qui est si vaste, si solennelle, si mystérieuse. Cette grandeur qui le charmait, l’oppresse et l’accable.

Il appelle son semblable avant que de savoir si son semblable existe. Il lui semble que son semblable ne serait pas muet comme le reste de la création et résoudrait avec lui le problème de son existence. Aussi, dès qu’il rencontre son semblable, il s’associe à lui pour conjurer, par la réunion de leurs forces et de leurs intelligences, les forces ennemies de la nature, pour partager les fruits de cette association, et pour chercher — à deux, ou à plusieurs, aux heures du repos et de la contemplation, — le secret de Dieu et la loi de la nature. Voilà l’aurore des sociétés, et il ne peut y en avoir d’autre. Faire naître la première société d’un premier combat est un rêve sinistre qui ne répond pas à la nature de l’homme. Le combat, le partage, l’oppression, l’inégalité n’ont pu être que le résultat d’une première civilisation déjà assez avancée pour être corrompue. L’homme primitif eût péri, s’il eût commencé par tuer celui-là qui, seul, pouvait lui conserver la vie : car l’homme ne pullule pas, comme l’animal, par les seules lois de la matière. Il est esprit et corps ; quand son esprit meurt sa postérité s’abâtardit et disparaît. Les nations périssent quand leur âme est éteinte. D’autres ennemis de l’égalité procèdent autrement. Us ne croient pas plus en Dieu que les matérialistes, ou, s’ils y croient, ils ne le comprennent pas. Ils font de l’homme quelque chose de plus que l’animal ; mais ils admettent deux espèces d’hommes, les forts et les faibles, les habiles et les simples ; et, de là, remontant à Dieu par un blasphème, ils font, de ce qu’ils appellent le génie ou le talent, un droit divin à la domination de quelques-uns, à l’exploitation de l’homme par l’homme. « Quoi, disent-ils (et il faut remarquer que ces gens-là parlent toujours en leur propre nom), je suis savant, ingénieux, capable, et je ne serais pas plus libre, plus riche, plus puissant, plus heureux que le paysan qui laboure ma terre, et l’ouvrier qui bâtit ma maison ? On veut qu’un cordonnier qui ne comprend pas la politique et la philosophie ; un paysan qui ne sait pas lire, soient mes égaux devant Dieu ?… C’est impossible ! Dieu fait des parts inégales puisqu’il m’a créé grand homme, et la société, qui m’a donné la richesse et le privilège n’a, fait que se conformer aux décrets de la Providence. »

Vous vous trompez. D’abord, vos exemples sont presque toujours faux. Ce cordonnier qui ne goûte pas vos belles phrases a probablement un meilleur jugement que vous. Ce paysan qui ne sait pas lire a peut-être un Cœur plus généreux ou des mœurs plus pures que les vôtres. Mais, en supposant qu’ils soient pervers ou grossiers, considérez que le vice et l’abrutissement du pauvre sont l’ouvrage d’une société qui n’a rien fait pour eux et qui a laissé leur âme et leur vie devenir la proie du mal. Elle leur devait l’encouragement, l’enseignement, l’adoption, le secours, physique et moral. Elle les a considérés comme, condamnés à végéter au hasard. Abandonnés à eux-mêmes, livrés au malheur, s’ils ont encore quelque chose d’humain dans l’âme, ils sont plus respectables que les meilleurs d’entre les riches et les lettrés. S’ils ont perdu le sentiment de la dignité humaine, ils, sont moins coupables que vous qui consacrez le principe de l’inégalité. Vous retrancherez-vous sous cette dernière objection, que certains hommes naissent avec l’instinct du mal, et certains autres avec celui du bien, afin de conclure que Dieu a des préférences, et que la société doit consacrer l’injustice de Dieu ? — On vous répondra ; Que savez-vous d’un homme qui vient de naître ? Votre loi d’inégalité qui frappe en masse sur tous les pauvres pour perpétuer leur état de misère et d’ignorance, choisit-elle ses élus au berceau ? Non, elle laisse chacun où il est ; tant pis pour celui qui est né dans un sillon, ou qui a été abandonné sur le revers d’un fossé. Le hasard fait le reste dans votre société. Dans toutes les classes, on voit surgir des hommes bons ou mauvais. Les meilleurs sont parfois très orgueilleux et déclarent qu’ils ne sont pas les frères ni les égaux de ceux que de funestes penchants entraînent et dégradent.

Eh bien, cela encore est une erreur et un mensonge, et l’aristocratie de vertu est une aristocratie comme les autres. Votre frère ne cesse pas d’être votre frère parce qu’il est méchant. Les crimes des hommes n’empêchent pas qu’ils ne soient tous les enfants d’un même père qui est Dieu. La religion catholique donne le ciel aux uns, et l’enfer aux autres. Dieu, qui est au-dessus de toutes les religions, ne peut détruire son œuvre, Dieu lui-même ne pourrait pas empêcher que les damnés ne fussent encore les frères des bienheureux. Non, il n’y a point d’inégalité parmi les hommes, tous ont les mêmes droits. S’il y a une différence dans les devoirs, c’est que les plus intelligents et les meilleurs ont des devoirs proportionnés à l’étendue de leur intelligence et à l’activité de leur zèle. Dieu leur a dit : « Je vous donne les moyens dé faire le bien, faites donc à vous seul plus de bien que plusieurs ensemble. »

Que la société reconnaisse l’excellence de certains hommes, qu’elle leur confère les moyens d’instruire, de conseiller, d’administrer la société, rien de mieux, rien de plus utile et de plus pressé. C’est ce qu’elle fait ou s’efforce de faire dans toutes les grandes crises. Mais, comme elle peut se tromper et qu’aucun homme n’est d’ailleurs à l’abri de l’enivrement de l’orgueil ou de la défaillance de ses propres facultés, la société ne peut et ne doit jamais lui conférer une fonction qu’elle s’engagerait à ne pas lui reprendre. Les fonctions à vie sont une première atteinte portée à l’égalité.

Le peuple doit conserver le pouvoir, et, s’il juge à propos de renouveler le mandat confié à ses élus, il faut qu’il limite chaque fois la durée de ce mandat, afin de garder son droit d’examen sur chaque phase de la vie politique et morale de ses mandataires.

Que l’influence et l’activité des hommes éclairés et vertueux se répande et s’exerce le plus possible sur la base de l’élection et dans les limites de la réélection, ceci ne fait que confirmer le principe de l’égalité sociale ; et la souveraineté du peuple, lorsqu’elle attribue de grands pouvoirs à ceux qui lui inspirent de la confiance, n’est en aucune sorte compromise. Le propriétaire qui confie sa terre à un régisseur habile et probe ne perd pas son droit de propriété, il le confirme et le consacre par cet acte même. Ce principe est tellement accepté en politique par les masses, qu’on trouverait difficilement, à l’heure qu’il est, un homme qui voulût accepter le pouvoir à vie, à moins que ce ne fût un fils ou un neveu de roi, c’est-à-dire un de ces hommes infortunés qui ont perdu le sens de la vérité sociale.

L’égalité est donc une institution divine, antérieure à tous les contrats rédigés par les hommes. Il n’y a pas de contrats qui puissent lier les générations à un pacte antireligieux, antihumain. Le peuple est souverain, parce que tous les hommes ont un droit égal à la souveraineté, et tous les actes de cette souverainetés nouvellement reconnue et proclamée sont légitimes devant Dieu et devant les hommes, quand même ils a© datent que d’une heure. Le long règne de l’inégalité ne saurait les infirmer. Plus l’homme a été frustré, plus il a droit à ne plus l’être. La légalité d’hier ? Eh ! nous le savons bien : elle était en vigueur depuis les premiers âges du monde. C’est précisément pour cela qu’elle n’est plus rien. Les rois sont aussi vieux qu’elle, et les rois ne sont plus que des hommes.

Que les hommes libres travaillent maintenant à établir, sur le principe inviolable de leurs droits, les principes d’une société nouvelle. Ce droit est illimité, en ce sens qu’il n’a de limite que dans le devoir. Le devoir est facile à établir sur un principe aussi net et aussi, sûr que le droit, c’est que chaque homme a des devoirs envers tous, et tous envers chacun.

Nous parlerons des devoirs dans un prochain article, car, là aussi, il y a des définitions à chercher et à soumettre au consentement du peuple.

L’Assemblée constituante de 1789 s’en est beaucoup préoccupée. Elle a établi le droit mieux que le devoir ; l’un et l’autre ont été formulés d’une manière très avancée pour le temps, très insuffisante aujourd’hui.

Peuple, tu as à refaire cette grande œuvre, n’attends pas qu’on t’en parle pour la première fois, lorsque tu entreras dans l’exercice de ta souveraineté. Penses-y d’avance, médite, relis les travaux de la première assemblée constituante afin de les corriger et de les améliorer. Que le frère consulte et instruise son frère, au club, sur la place publique, à la table frugale, au foyer domestique, partout, chaque jour, à toute heure. Le temps presse. Les événements nous arrachent à la réflexion, la misère nous accable, le souci du lendemain nous torture…

N’importe ! nous vivons dans le temps des miracles. L’esprit est surexcité, les forces sont décuplées, le cœur est ému. La faim, la fatigue, l’insomnie, toutes les souffrances physiques, nos pères les ont bien supportées, lorsque l’ennemi était à la frontière. Aujourd’hui, un ennemi plus redoutable veille à nos pertes. C’est le mensonge, c’est le sophisme, c’est la loi du passé ! C’est la négation du principe de notre souveraineté. Y renoncerons-nous faute de temps pour argumenter ? Non, non, nous pensons vite en France et nous agissons de même.


II

l’exercice de la souveraineté, c’est l’application de l’égalité

La souveraineté, c’est l’égalité ; donc la souveraineté réside dans le peuple et ne peut résider ailleurs que dans le peuple. La souveraineté, c’est le gouvernement de tous. Voilà pour le droit, ainsi que nous l’avons démontré dans un premier chapitre.

Le devoir, c’est l’exercice du droit, et, comme on ne peut concevoir un droit sans usage, le droit et le devoir sont inséparables et indivisibles.

Comme il y a un droit primordial, éternel, indestructible, écrit dans la conscience humaine avant que de l’être dans les lois, il y a un devoir éternel immuable, né dans l’homme avec le sentiment humain.

« La vérité, dit-on, est éternellement modifiable et relative. La vérité d’hier n’est pas celle d’aujourd’hui, celle de demain sera plus claire encore, et le progrès l’épurera, de jour en jour, jusqu’à la fin des siècles. »

Non, la vérité n’est pas modifiable et relative. Elle est avant cous, et hors de nous plus brillante qu’en nous ; elle est en Dieu, elle est la loi de l’univers. Nous ne sommes que les interprètes et les applicateurs de cette loi divine. Il y a une vérité absolue qui n’a pas besoin de s’éclaircir et de progresser dans le sein de Dieu, car le temps n’existe pas pour lui, et le progrès ne s’explique que par la marche du temps.

Mais, si la vérité est immuable, si elle est debout dans l’éternité, le sentiment que nous avons de cette vérité est éternellement modifiable et relatif. Le progrès est notre œuvre. Dieu, qui nous l’a donné pour loi, nous a rendus propres à le créer en nous-mêmes et dans nos sociétés. Il est donc faux de dire que la vérité par elle-même n’est qu’un idéal flottant et progressif ; mais il est très vrai de dire que l’intelligence et l’application de la vérité varient, s’épurent et grandissent dans la conscience de l’humanité.

Sans cette distinction, comment expliquerait-on le progrès ? Le progrès de l’homme est "une course ardente, pénible et continue vers un but. Si ce but n’existait pas par lui-même, nous serions donc éternellement lancés à la poursuite d’une chimère, et les sceptiques auraient raison de nous dire que la vérité change et que le caprice ou le hasard président seuls à notre fatale et impuissante recherche.

On le voit, il est impossible de rien comprendre, et il serait permis de ne rien accepter dans ce qui se passe sur la terre, si on niait Dieu, source et foyer de la vérité absolue.

Dieu, de quelque façon que la croyance humaine le conçoive, a donc une définition admissible et intelligible pour tous les hommes, la vérité. Il a une puissance que nous n’avons pas besoin de nier pour nous sentir libres et souverains sur la terre, cette puissance s’appelle, chez lui, la loi divine, chez nous, le droit. Il a une action qui seconde la nôtre et que la nôtre proclame ; cette action s’appelle, chez lui, la Providence, chez nous, le devoir. Par le droit, nous gouvernons souverainement, par le devoir, nous gouvernons providentiellement, c’est-à-dire que notre puissance, au lieu d’être brutale ou stérile, devient juste, fraternelle, intelligente.

Ce qui est immuable et éternel, c’est le droit de la souveraineté par l’égalité, c’est le devoir de la fraternité par la liberté.

Ce qui est variable et relatif, c’est retendue de ce droit et l’intelligence de ce devoir. Il faut bien admettre que la vérité, qui est une chose abstraite, ne frappe pas simultanément tous les hommes, et ne brille pas également à toutes les heures du développement de l’humanité. Elle est comme le soleil que les nuages nous voilent souvent, et qui n’en existe pas moins quand nous cessons de le voir.

Il n’y a donc pas d’homme, et il n’y a pas d’époque dans l’histoire de l’homme qui soient privés de toute notion du droit et du devoir. Les sociétés consacrent toujours quelque portion vraie de l’un et de l’autre, lors même qu’un aveuglement funeste leur en fait sacrifier la meilleure part. Il n’existe pas, dans le passé, de code complet du mensonge et de l’infamie. L’homme n’a jamais été barbare à ce point de ne pas reconnaître une partie de l’éternelle vérité.

Mais l’âme humaine se dégage continuellement du voile de l’erreur, et le passé ne prévaut point contre elle. Ses erreurs ne l’engagent pas. Ses progrès la dégagent d’une manière absolue, et le droit des antiques législations disparaît sans retour. Ce droit, confiné dans la caste, est monstrueux pour les hommes d’aujourd’hui. Il a paru sacré aux hommes d’autre* fois : pourtant l’esclave était un homme, et n’avait sans doute pas accepté la croyance qu’il était une chose. De temps en temps, du sein des philosophes et des poètes révélateurs, un grand cri s’élevait pour protester contre l’iniquité du contrat social. Que de cris étouffés ont dû retomber et expirer sur la terre, en ces temps d’oppression et de souffrance ! À mesure que l’histoire se détaille et se conserve dans nos archives, nous voyons la révolte élever, de siècle en siècle, sa voix sacrée et proclamer le droit éternel dans la religion, dans la politique, dans la science, dans l’art. La notion du vrai n’a donc jamais disparu parmi nous. Elle s’étend, elle lutte, elle grandit, elle combat, elle triomphe, et aujourd’hui enfin elle est proclamée. Tous les hommes la connaissent ou la sentent, et, si une déplorable minorité songe encore à la nier, l’humanité n’en tient aucun compte, et, dédaigneuse de châtier une erreur, laisse évanouir dans le vide ce dernier soupir de l’antique injustice.

Sommes-nous donc en possession de la vérité absolue ? Sommes-nous égaux à Dieu, allons-nous traiter de pair avec lui ?

Ne jouons pas sur les mots, et que l’humilité sceptique et paresseuse des anciennes croyances religieuses ne nous empêche pas de croire en nous-mêmes. Oui, nous croyons en nous-mêmes, parce que nous croyons en Dieu qui nous a inondés tout à coup d’un vaste flot de sa lumière infinie. Si nous baissions la tête et si nous fermions les yeux, c’est alors que nous serions athées. Si nous n’avons pas la vérité absolue, nous avons du moins la notion que cette vérité existe. Toutes les religions l’avaient, dira-t-on. Oui, elles l’avaient, mais elles ne croyaient pas atteindre à la possession de la vérité, ou elles ne croyaient pas qu’elle fut révélable à tous les hommes. Les hiérophantes de tous les cultes disaient à la foule : « Ne cherchez pas à pénétrer le mystère, vous ne le saurez qu’après la mort. »

Et nous, nous disons : La notion de la vérité, nous l’avons conquise. Elle nous a coûté du sang et des pleurs. Dieu bénit notre persévérance et bous donne cette notion plus vaste et plus claire qu’à aucune autre époque de notre vie antérieure. Il ne la donne pas seulement à quelques élus, il la donne à tous les hommes. Que tous les hommes se lèvent donc, et fassent monter vers lui ce cri profondément religieux : « La notion de la vérité que tu nous donnes aujourd’hui, ô Providence, c’est la conscience de notre droit, et nous allons l’exercer en ton nom et avec ton aide. À présent, donne-nous la notion de notre devoir, afin que nous l’accomplissions dans toute son étendue et dans toute sa beauté. »

Si la conquête éclatante du principe pouvait, comme quelques-uns le prétendent, rendre le peuple audacieux et vain, les difficultés qui vont surgir, lorsqu’il s’agira de l’application, suffiraient pour nous rendre attentifs et nous faire rentrer en nous-mêmes. Mais le peuple n’est pas vain, il est sage, et sa grande conquête ne l’a pas enivré. Ce qui vient de Dieu n’est jamais nuisible.

Nous avons le principe tous pour chacun, chacun pour tous. La vérité est là, et nous la connaissons enfin. Mais les formes de la vérité, ses moyens, son travail, son œuvre positive et palpable, voilà ce qui s’étend ou se resserre, ce qui éclate ou ce qui est obscurci, selon que l’humanité est bien ou mal inspirée, selon qu’elle s’exalte ou se fatigue, selon qu’elle est équitable ou irritée. Veni, creator spiritus !

Nous voyons bien le principe du devoir, il est identique au principe du droit. Il s’appelle égalité. Et pourtant nous avons le droit aujourd’hui, et il nous faut trouver le devoir demain. Nous avons le fait, nous voulons la conséquence. Le fait, on le trouve dans le combat ; la conséquence, on ne la trouve que dans la réconciliation. Il y avait un ennemi hier, aujourd’hui, il y a un vaincu. Quelles conditions allons-nous lui faire ? Nous ne voulons ni prisonniers, ni otages, ni esclaves ! Nous régnons par l’égalité, et ce vaincu l’invoque aujourd’hui, lui, contre qui nous l’avons invoquée en vain depuis le commencement du monde ! Dans l’ancienne loi, il eût mérité un châtiment. Dans la nouvelle, il obtient grâce ; mais, s’il abuse de notre générosité, si, au nom de l’égalité, il veut rétablir l’inégalité, déjà il nous trahit, nous calomnie et cherche à nous entraîner dans l’abîme. Que ferons-nous ? Serons*nous généreux et oublieux de nos injures personnelles jusqu’à lui permettre d’étouffer la vérité dans ses perfides embrassements ?

Peuple, cherchons. Entrons dans le sanctuaire de la conscience. Interrogeons l’oracle ! Dépouillons-nous de toute haine, de tout ressentiment. Nous en serons d’autant plus forts quand nous sortirons du temple.


III

l’application de l’égalité, c’est la fraternité

Ce serait dire un lieu commun, grâce au ciel, que de déclarer notre révolution non pas seulement politique, mais sociale. Le socialisme est le but, la république est le moyen, telle est la devise des esprits les plus avancés et en même temps les plus sages.

La réforme sociale, tel est donc l’exercice du devoir du citoyen. Il s’agit de faire succéder le régime de l’égalité au régime de la caste, l’association à la concurrence et au monopole, fléaux distincts dans le principe, fléaux identiques dans ces derniers temps. Il s’agit de ne pas écrire le principe de l’égalité comme épigraphe à notre nouveau Code, pour qu’ensuite tous les articles du Code en détruisent l’application.

C’est donc un devoir nouveau, un devoir mûri pendant plus d’un de mi-siècle, que la république de 1848 implante sur celui qui a été proclamé en 1789. Nous ne nous retrouvons pas dans des circonstances identiques, mais analogues ; notre devoir est plus grand, mieux compris et plus beau ; les partis ont changé de nom, mais ce sont les mêmes intérêts égoïstes contre lesquels il nous faut lutter, et, comme nos pères, il nous faut lutter avec courage et persévérance.

Le devoir a trois phases d’application : celui que le présent nous impose est en lutte avec celui que le passé nous rappelle et avec celui que l’avenir nous fait entrevoir. Il faut donc que le présent tienne compte de ces trois termes ; qu’il ne rompe pas trop violemment avec le passé, et pourtant qu’il ne ménage pas le passé au point d’enchaîner l’avenir. Là est la difficulté et la responsabilité, car nous sommes à la fois passé, présent, avenir. La solidarité entre les générations est indestructible. Le malheur de nos devanciers est notre malheur, la gloire de notre postérité est notre gloire.

Voyons quels sont les droits du passé, afin de Bavoir quels sont nos devoirs envers lui.

Le passé nous crie : « Vous me détrônez, vous me dépouillez, vous menacez ma propriété, ma vie. Que vous versiez mon sang ou que vous tarissiez les sources de ma richesse, c’est la même chose pour moi. Votre socialisme effréné m’annonce l’expropriation, ou le meurtre et le pillage. Votre progrès me tue, et vous voulez que je l’accepte sans murmure ou sans effroi. C’est impossible. »

Voyons ce qu’il y a de juste et d’injuste dans cette plainte, car il y a de l’un et de l’autre, s’il est vrai que nous voulions détruire à ce point le droit du passé. Le passé à un droit véritable, un droit qu’il nous faut respecter. Il a un faux droit, un droit inique qu’il nous faut rayer du code de l’humanité.

Si nous menacions la vie des citoyens qui ne pensent pas comme nous et qui ne reconnaissent pas notre droit, nous serions injustes. Nous ne le ferons pas, à moins qu’ils ne menacent la nôtre, et qu’ils ne viennent à main année réclamer leurs privilèges. Alors, nous saurions ce que nous avons à faire, et la lutte violente entre le passé et le présent établissant comme aux jours néfastes de la première révolution, nous aurions la douleur de briser et d’anéantir ceux que nous voudrions considérer comme nos frères. À Dieu ne plaise qu’ils l’essayent, cette lutte impie ! mais elle n’est pas à craindre. Il suffit de regarder le peuple en face pour comprendre que ce serait de la démence.

Pour prouver que nous voulions respecter la vie de nos semblables, nous avons laissé fuir nos ennemis, nous avons aboli la peine de mort. C’est nous faire injure de prédire que nous la rétablirons. C’est se faire injure à soi-même que d’avoir une pareille idée. Notre devoir à cet égard est clair comme le soleil, et il ne nous en coûtera pas de l’observer.

La peine du talion abolie en droit, arrivera-t-il quelque malheureux événement qui nous permettra de la rétablir en fait ? Non, fût-ce en réponse à des outrages impudents, fût-ce sous le coup d’une juste indignation, d’une souffrance insupportable, entends bien, peuple, notre devoir nous défend d’employer la violence, de répandre le sang, si ce n’est dans le combat et pour notre défense légitime. Ne fût-ce qu’une heure, ne fût-ce que sur un seul point de la France républicaine, point de prétendue justice exercée par l’individu contre l’individu. Que la loi soit sévère, mais que l’homme soit doux !

Qu’ils se rassurent donc, les hommes du passé. Le devoir nous trouvera inébranlables. Il n’y a pas une seule tête menacée dans l’empire de l’égalité. Mais le pillage î disent-ils. Le pillage, plus effrayant pour eux que la mort ! le pillage, que provoque leur avarice ou leur prévoyance pusillanime, le pillage qui tente l’indigent lorsqu’il sait que telle maison renferme des richesses frappées de stérilité par la peur de l’égoïste ; l’incendie, la destruction des objets de luxe qui éveille, non plus la convoitise, mais la vengeance de l’homme exaspéré par le malheur et l’injustice ?

Point de pillage ! On nous déshonore en nous supposant si faciles à tenter. On oublie que nous avons gardé fidèlement les diamants et l’argenterie des Tuileries alors que nous étions dévorés par la faim. Le devoir nous défend le vVol et le pillage, il suffit ; s’il se trouve dans nos rangs, sous les glorieuses guenilles de l’ouvrier, un forçat évadé, un criminel incorrigible, nous nous chargeons d’en faire bonne et prompte justice. Dans les premiers jours, nous étions forcé de les abattre à coups de fusil comme des oiseau de proie ; à présent, organisés en garde civique. nous nous emparons d’eux avec toutes les formes légales et nous les remettons à leurs juges. C’est nous qui sommes les gardiens de la propriété, et même dans notre espoir de rémunération sociale, nous regardons les richesses particulières comme la future propriété nationale. Plus nous sommes socialistes, mieux nous préservons de tout dommage ceux qui nous craignent.

Alors, que craignent-ils ? — L’impôt progressif, l’atteinte portée à l’héritage indirect, les mesures révolutionnaires, les contributions forcées, la socialisation des instruments de travail, enfin tous nos besoins, toutes nos infortunes, auxquels il leur faudra porter remède par de grands sacrifices. Ils craignent de devenir pauvres à leur tour, car ils voient bien que nous ne les laisserons pas jouir en paix d’un luxe qui nous affame et d’une sécurité qui nous expose à mourir de faim.

Si c’est là ce que vous craignez, vous avez quelque sujet de ne pas dormir bien tranquilles, car certainement il vous faudra faire des sacrifices. Vous n’avez pas des droits seulement, vous avez des devoirs ; et nous, nous n’avons pas seulement des devoirs, nous avons des droits. C’est vous qui avez profité du passé, vous seul ! C’est vous aussi qui avez provoqué, par votre entêtement et vos méfiances la crise, où nous sommes, et le présent ne périra pas avec l’avenir, pour laisser le passé vivre impunément sur leurs cadavres.

Oui, les hommes du passé doivent bien s’attendre à payer les frais de la guerre qu’ils nous ont suscitée. C’est à nous de voir ce qu’on peut leur réclamer avec justice, et ici, sans nous occuper de leur désespoir ou de leur colère, nous avons à nous consulter pour connaître l’étendue et la limite de notre devoir.

Au premier coup d’œil, il semble équitable de tout reprendre à celui qui a tout pris. Quand on entend le cri de la veuve et de l’orphelin, quand on voit à tous les carrefours le vieillard et l’enfant tendre la main aux passants, on sent bouillonner en soi une vive indignation. Le riche n’a-t-il pas enfin mérité d’être mis à la place du pauvre ?

Hélas ! oui, il l’eût mérité sous l’ancienne loi, et, si nous appliquions aux hommes du passé la loi du passé, le riche subirait la peine du talion.

Mais nous sommes les législateurs du présent, les initiateurs de l’avenir, nous ne pouvons pas appliquer la peine du talion.

L’avenir détruira entièrement la richesse individuelle, il créera la richesse sociale. L’avenir n’aura plus de pauvres, il n’aura que des égaux dans toute la force du terme.

Le présent peut-il, d’emblée, détruire le vice du passé ? Non, puisqu’il ne le peut pas sans violence. Alors, il ne le doit pas. Il est forcé d’admettre une transition, un progrès.

Voici quelle sera la transition. L’homme avide et habile n’aura plus les moyens de faire ces fortunes scandaleuses qui, en se dévorant les unes les autres, dévoraient, en somme, la subsistance du peuple. La société doit rendre ces moyens impossibles et empêcher que les hommes du passé n’accaparent encore une fois l’avenir à leur profit. Plus d’agioteurs, plus de spéculations sur la fatigue, la résignation et la misère de l’homme, plus de sacrifices humains ; poursuivons ce trafic sauvage jusque dans ses plus mystérieux retrantranchements. Quant aux fortunes déjà faites, laissons-les s’épuiser d’elles-mêmes ; imposons-leur les sacrifices que la situation exigera. La situation n’exige pas que les riches soient réduits à la misère qu’ils nous ont fait subir ou qu’ils ont contemplée avec indifférence. Quand la République pourra fonctionner sans leur réclamer au delà des sommes nécessaires à ses premiers besoins, méprisons leur superflu, n’en soyons pas jaloux, nous sommes trop fier pour cela ! Du travail, de la liberté, de l’air, de la poésie, de l’instruction, de l’honneur, voilà tout ce que nous demandons. S’il faut souffrir encore un peu de temps pour traverser une crise qui nous promet tous ces biens, nous souffrirons patiemment, à la condition que nous verrons le gouvernement choisi par nous s’occuper activement de mettre tout en œuvre pour abréger notre sublime épreuve. Quand nous aurons obtenu ces premières conditions de la vie humaine, nous consentirons à marcher pas à pas dans la voie des grandes améliorations, pourvu que ce soit le pas de charge et non le pas rétrograde. Nous passerons de la pauvreté à l’aisance, et de l’aisance à la richesse sociale sans [nous heurter violemment aux obstacles que le devoir nous ordonne de tourner.

Voilà, je crois, notre devoir tout tracé, relativement aux droits du passé. Ces riches, qui ne veulent pas devenir pauvres, ils craignent avec raison la misère plus que nous. Ils n’ont pas l’habitude du travail. Ils sont paresseux, faibles ou maladroits. Combien de temps faudrait-il au plus habile spéculateur de la Bourse pour apprendre un métier honnête ? Il lui faudrait mendier avant de savoir se servir de ses bras. Et ses enfants si mal élevés, ses enfants qui ont appris le grec et le latin dans les collèges, et qui n’ont pas la première notion de la véritable histoire de l’humanité, quels mauvais sujets nous nous exposerions à répandre dans nos rues ! La plupart ne seraient bons qu’à être des coupeurs de bourse, ou pis encore. Et leurs femmes ! sauraient-elles blanchir, faire des ménages, des robes, et tous ces petits métiers qui demandent tant d’adresse ou de force ? Leurs femmes, paresseuses ou coquettes, perdraient nos jeunes gens ou mourraient de fatigue et de désespoir. Voulons-nous être les auteurs et les témoins de toutes ces dégradations et de toutes ces calamités ? Non. Le riche brusquement dépossédé ne pourrait pas venir à bout d’être notre égal. La misère l’opprimerait tellement que son âme et son corps y succomberaient. Nous serions forcés de l’avoir sous nos pieds comme un paria, et sa honte retomberait sur nous. Ayons pitié de ces pauvres riches ! Attendons le jour où l’État pourra leur donner une éducation et des fonctions qui en feront des hommes ; et, jusque-là, si l’apparence de l’inégalité subsiste encore, s’il y a encore des oisifs et des travailleurs, pourvu que ces oisifs n’entravent pas notre progrès et se résignent à donner de l’argent au lieu de travail quand l’État en réclame ; pourvu que nous ne dépendions pas d’eux, pourvu qu’ils respectent nos femmes et ne souillent pas nos enfants, pourvu que la misère nous quitte, que le travail vienne et que nos enfants soient aussi bien élevés que les leurs, pourvu enfin qu’il soit bien établi en principe que notre devoir envers eux est un devoir d’égalité généreuse et de pardon fraternel, nous regarderons passer en souriant leur orgueil et leur faste.

Oui, voilà, frères, notre devoir envers le passé et envers l’avenir. Qu’il se traduise en mesures de sévérité adoucie autant que possible ; qu’il prenne tel ou tel moyen pour consacrer ce principe de réconciliation et de charité ; la forme n’est pas ce qui nous occupe en ce moment. Le principe est que la peine du talion est abolie, et que le peuple initie l’humanité à une grandeur nouvelle, à une vertu dont le passé n’offre aucun exemple.

Dans les antiques législations, l’initiateur tuait l’initié. C’était un principe sauvage consacré chez tous les peuples. Dans une civilisation plus avancée, l’esclavage remplaça le meurtre ; l’initiateur opprima l’initié. Aujourd’hui, le principe a atteint son perfectionnement : l’initiateur pardonne à l’initié.


IV

la majorité et l’unanimité

On discute beaucoup et avec raison, sur ce problème : « Quelle est la véritable expression de la souveraineté du peuple ? » Jusqu’ici, on n’a rien trouvé de mieux que la décision de la majorité.

Il faut l’accepter dans la pratique, car, en voulant ne pratiquer que l’idéal, on arriverait quand l’idéal est absent de la réalité, à ne rien pratiquer du tout.

Mais, tout en se soumettant pour la pratique à toutes les nécessités du milieu où l’on agit, il faut toujours avoir l’idéal devant les yeux ; l’idéal, c’est-à-dire le principe par excellence qu’on peut tirer de la raison, de la justice et du sentiment.

Sans cet idéal, on s’arrête, on recommence le passé, on tâtonne maladroitement l’avenir ; à force de vouloir rester dans le présent, on n’en tire aucun parti ; il vous échappe des mains, et on s’use en mesquines agitations de détail. L’idéal de l’expression de la souveraineté de tous, ce n’est pas la majorité, c’est l’unanimité. Un jour viendra où la raison sera si bien dégagée de voiles et la conscience si parfaitement délivrée d’hésitations, que pas une voix ne s’élèvera contre la vérité dans les conseils des hommes.

Mais, jusque-là, dira-t-on, entre l’expression imparfaite à laquelle le présent nous condamne et l’expression satisfaisante que l’avenir nous promet, n’est-il point d’heure propice où l’on puisse consulter avec une entière confiance le consentement unanime ?

Oui, à toutes les époques de l’histoire, il y a de ces heures décisives où la Providence tente une épreuve et donne sa sanction à la véritable aspiration, au consentement électrique des masses. Il y a des heures où l’unanimité se produit à la face du ciel, et où la majorité ne compte plus devant elle.

Nous venons d’assister à une de ces grandes épreuves où l’humanité s’éveille, se lève, se réunit spontanément et vote comme un seul homme. Que ce souvenir, quelquefois unique dans un siècle, ne s’efface pas, et que son sens profond ne se perde pas, ne s’éteigne pas avec le bruit d’une fête et les flambeaux d’une soirée d’enivrement. Que le soleil qui s’est couché hier sur notre enthousiasme ne reparaisse jamais" sans nous rappeler qu’à une heure donnée nous avons saisi l’unité d’une pensée dans le cri d’un million de voix. La France va nous donner, pour élaborer le travail d’une constitution nouvelle, l’expression de la majorité. Nulle part cependant cette expression n’aura été celle de l’unanimité. Hier, Paris a signé le pacte de la fraternité absolue, dans un de ces moments où le miracle de la raison s’empare des masses, subjugue les individualités et arrache de la poitrine de chaque homme l’expression volontaire ou involontaire de la vérité. Demain, peut-être, ce pacte sublime sera brisé ou altéré dans la conscience de chacun de ces individus dont se composait la masse. Qu’importe à la vérité ? pour avoir cessé d’être éclatante sera-t-elle tuée ? La France va nous envoyer, le 5 mai, l’expression de ses diverses majorités locales, et l’on dit que la souveraineté de ces majorités fractionnées sera inviolable.

Oui, si, pour protester contre elle, il fallait employer la menace et la violence ; alors ce ne serait plus la violation d’une souveraineté, ce serait la violation des droits de l’humanité dans l’individu.

Mais n’y a-t-il pas dans l’humanité d’autres arrêts de cassation que l’émeute ?

La révolution de février a-t-elle été le résultat d un combat qui eût été perdu pour la cause des peuples si l’armée eut protesté contre le vœu du peuple de Paris ?

Sophisme ! La révolution de février a été le résultat d’une expression spontanée de la souveraineté populaire manifestée par l’élan unanime. Vous ne pouvez pas dire que notre république eût été perdue si la troupe eût voulu faire usage de ses armes. Nous vous répondrions : La troupe ne pouvait pas vouloir faire usage de ses armes. Les armes ! qu’est-ce que quatre-vingt mille fusils, que seraient quatre cent mille fusils, quand l’esprit parle, quand la pensée éclate, quand le cœur défend au bras de soulever un fusil ?

Ne dites donc pas : « L’Assemblée nationale viendra, et si vous ne respectez pas d’une manière absolue son principe de liberté absolue, vous serez forcés de commettre un crime contre elle et par conséquent contre vous-même. »

Toute cette discussion est tirée des archives du passé. La Chambre des députés a été violée le 24 février au nom du principe de la majorité contre la minorité. Si l’Assemblée du 5 mai se trouve être l’expression d’une majorité abusée, si elle est résolue à représenter encore les intérêts d’une minorité, cette assemblée ne régnera point ; l’unanimité viendra casser les arrêts de la majorité.

Ne vous effrayez pas, ne faites pas semblant de vous évanouir, ne dites pas que nous en appelons à la guerre civile, et que, par d’odieuses provocations, le parti républicain réveille le souvenir de fructidor. Généreux patriotes, gardiens scrupuleux de nos libertés, on vous connaît, daignez écouter jusqu’au bout.

Il n’y aura pas d’émeutes, le peuple n’en veut plus. 11 n’y aura pas de conspirations, le peuple les déjoue. Il n’y aura pas de sang versé, le peuple en a horreur. Il n’y aura pas de menaces, le peuple n’a pas besoin d’en faire. Le peuple, entendez-vous, que vous insultez de vos terreurs et dont vous diriez volontiers, comme Louis-Philippe, les aimables faubourgs ; le peuple qui méprise votre haine, vos calomnies, vos intrigues et vos tentatives pour l’égarer ; le peuple ne touchera pas un cheveu de vos précieux mandataires. Il ne leur dira pas : Mort aux bourgeois ! à la lanterne, vous et les vôtres ! comme vous avez voulu lui faire dire : Mort aux socialistes ! à la lanterne les plus hardis d’entre vous ! La minorité égarée peut pousser de pareils cris. Si vous étiez encore plus riches et plus habiles, vous pourriez peut-être produire une apparence de majorité pour allumer la guerre civile. Eh bien, la guerre civile ne vous obéirait pas, elle vous emporterait tes premiers.

Mais, dans vos savants calculs, vous avez oublié la loi suprême, la grande puissance, la grande voix de l’humanité. Elle viendra, et la pensée de guerre civile s’évanouira comme un mauvais rêve. Elle se sent, elle se connaît maintenant, la voix unanime du peuple ! Elle vous réduira tous au silence, elle passera sur vos têtes comme le souffle de Dieu, elle ira entourer votre représentation nationale, et voici ce qu’elle lui dira : « Jusqu’ici, tu n’étais pas inviolable, mais nous voici avec des armes parées de fleurs et nous te déclarons inviolable. Travaille, fonctionne, nous t’entourons de quatre cent mille baïonnettes, d’un million de volontés. Aucun parti, aucune intrigue n’arrivera jusqu’à toi. Recueille-toi et agis ; tu ne peux nous trahir, car tu vois qui nous sommes et nous te révélons à toi-même qui tu es. Nous te baptisons dans les flots d’une nouvelle vie, et tu ne peux pas résister au miracle que l’unanimité accomplit en ce jour pour transformer tes éléments divers en une pensée unique. Si tu résistes à notre appel, nous nous retirerons, nous te laisserons seule avec tes ennemis avec les éléments de discorde et d’impuissance que tu portes dans ton propre sein, avec tes pensées vagues, ton ignorance de nos pensées, et l’isolement te tuera. Tu fonctionneras dans le silence et dans la malédiction de la solitude. Privée de vie, tu ne vivras pas. Tu remueras en vain un monde de chimères, le monde réel t’échappera. Tu feras une constitution impossible, monstrueuse, risible, et tu l’appliqueras si tu peux. »

Pendant ce temps-là, nous en voterons une à l’unanimité au Champ de Mars, et la France entière en votera une avec nous sur tous les points de son territoire, parce que ce sera le vœu et le besoin du pays. Nous appellerons à ce vote l’humanité tout entière, et elle nous répondra par un courant électrique. Alors, nous te porterons en souriant cette constitution à signer et tu la signeras avec empressement, heureuse d’être délivrée du mal affreux de l’abandon et de l’impuissance ; nous te couronnerons de feuilles de chêne et nous te porterons en triomphe.

Avril 1848.