Calmann Lévy, éditeur (Œuvres complètes de George Sandp. 333-338).



XXVIII

LES MIETTES DE L’HISTOIRE
PAR
AUGUSTE VACQUERIE


Ce ne sont point des miettes, c’est un livre composé de solides morceaux appartenant bien, si l’on veut, au même pain, mais offrant à l’appétit du lecteur un goût varié, souvent agréable, toujours nourrissant. Dans les scènes terribles que ce livre évoque avec une énergie virile et une amertume poignante, il y a une véritable instruction pour l’esprit, parce qu’il y a unité de point de vue et netteté de conclusion. Dans la dernière partie consacrée à des souvenirs personnels, il y a une grande mélancolie qui n’exclut pas un grand charme.

C’est, en somme, l’histoire de Jersey, dans ce qu’elle a d’intéressant, — nous voudrions dire de respectable, — dans sa qualité de lieu de refuge pour les exilés de tous les temps et de tous les partis. Après avoir lu ces Miettes importantes qui sont la seule importante histoire de cette île, nous sommes tenté de partager le dépit et le dédain des exilés qui ont dû, à un moment donné, la quitter en secouant la poussière de leurs pieds pour ne rien emporter d’elle, pas même un souvenir. Mais à distance, l’exilé lui-même se prend à regretter cette belle nature et les amis qu’il y a laissés. Il se dit sans doute, qu’au temps où nous vivons, les minorités seules sont appelées à compter dans l’avenir, puisqu’elles seules auront agi et pensé en vue de l’avenir. Elles méritent donc bien que ceux qui en font partie dans le présent s’apprécient les uns les autres, et c’est à cause de la minorité qui protesta à Jersey contre l’exclusion des réfugiés, que nous pardonnons à la majorité jersiaise, aujourd’hui repentante, un jour d’aveuglement, de colère et de lâcheté.

Cette histoire de Jersey commence par une légende, puis elle entre dans les faits, de plus en plus authentiques, qui amenèrent sur cet îlot et sur les îlots voisins tantôt des écumeurs de mer, tantôt de célèbres pirates poliliques, et tantôt d’illustres fugitifs. Juvénal, Rabelais ou Michelet ne désavoueraient pas certaines pages de cette narration violente et maligne qui résume, dans leurs traits les plus saillants et les plus concluants, les crimes des forts et les misères des faibles. Tout le Moyen Age et toute la Renaissance passent là sous les yeux, à propos de quelques noms célèbres qui ont été enregistrés dans les annales de Jersey, comme des voyageurs sur le livret d’une hôtellerie : Jersey est là comme un prétexte (un excellent prétexte, il faut le dire), pour nous présenter les biographies largement dessinées de Gabriel de Montgommery, des Bandinelli, de Charles II, de Jacques II, de Jean Cavalier, de Chateaubriand, du duc de Berry, etc. Il n’est pas jusqu’à une simple visite à Victor Hugo qui n’autorise parfaitement l’auteur à tracer un portrait de madame de Girardin, portrait excellent et d’une sympathique chaleur, où nous la retrouvons telle que nous l’avons connue dans ses dernières années, les plus belles de son esprit et de son âme. Enfin ce livre, à la fois terrible et attendrissant, finit par des appréciations dont le badinage spirituel se ressent du souvenir de profondes tristesses.

L’analyse d’un livre ainsi conçu est impossible, et ce qu’il y a de mieux à en dire, c’est qu’il n’y a rien à passer. Chaque chapitre historique est un drame presque charpenté, comme on dit élégamment en ce temps-ci, pour la scène : chaque chapitre de souvenir personnel est un cri de patriotisme ou une moquerie tout à la fois attendrie et amère.

Et que faut-il conclure de ce livre ? C’est que l’exil grandit les noms que la politique voudrait rayer, à de certaines heures. Malheureux humains que nous sommes ! eût dit J.-J. Rousseau. Nos luttes farouches n’auront-elles jamais pour résultat que le meurtre, la prison et le bannissement ? Vous le voyez, l’homme est fait pour vivre seul. Il ne peut soulever aucune question de principes, sans que la guerre éclate, sans que la haine s’assouvisse, sans que la proscription décime, sans que le bourreau fauche, sans que les grands esprits soient persécutés ou sacrifiés : un jour c’est Napoléon à Sainte-Hélène, un autre jour, après Chateaubriand, c’est Victor Hugo à Jersey ; ailleurs Louis Blanc, Pierre Leroux, Quinet, Mazzini, Garibaldi, que sais-je ? Tout ce qui a manifesté la vie à un degré éminent dans les lettres, dans la politique, dans la philosophie, dans les arts, dans la guerre, depuis le commencement de ce siècle n’a-t-il pas été brisé de fait ou d’intention par la brutalité des révolutions, et par la sombre fatalité qui préside aux choses humaines ?

Ainsi penserait Rousseau, s’il revenait en ce monde, ou bien… ou bien Rousseau éclairé d’une lumière nouvelle, — pourrait-il ne pas l’être ? — Rousseau dirait : — « L’homme est encore bien sauvage, mais il a fait un pas depuis cent ans que je l’ai perdu de vue. Plusieurs voient plus loin que je ne pouvais voir, et c’est là un progrès immense, car j’étais bien un de ceux qui voyaient le mieux en mon temps. Des esprits qui ne s’attribuent d’autre mérite que d’être logiques, ont conçu une espérance que mon génie repoussait avec amertume. Ces esprits-là ont profité des terribles expériences de l’histoire, ils ont reconnu que ce qui est frappé se relève, que ce qui est mutilé repousse, que le génie humain n’est pas un arbre qu’on peut abattre et brûler, mais cette hydre fabuleuse dont l’amputation centuple l’existence. Dès lors, voyant l’inutilité des sévices que la vieille raison d’État appelle des répressions nécessaires, ces hommes sages ont rayé de leur catéchisme philosophique et politique les mots bannissement, prison, échafaud, mots que l’avenir traitera de criminels et de stupides, et que le présent doit déjà regarder avec dégoût et condamner dans sa conscience comme appartenant à une nation barbare de la civilisation.

Donc, qu’un gouvernement s’appelle royauté, république ou dictature, dès qu’il entre dans cette voie de la répression brutale qui autorise l’attentat sur les personnes au nom d’une prétendue sécurité publique, — l’ordre à Varsovie, — ce gouvernement aiguise l’arme qui se tournera tôt ou tard contre l’idée qu’il représente ; il sème les dents du dragon qui, au contact de la terre, c’est-à-dire après un moment d’ensevelissement où s’opère la gestation féconde, se redresseront sous la forme de combattants innombrables et invincibles. Il en est ainsi de tout ce que l’on tue. Le sang de l’humanité est une source de renouvellement. Les hommes forts renaissent de leurs cendres et guérissent de leurs plaies. Et cette loi est si absolue et si fatale que les faibles eux-mêmes trouvent une force et une vertu dans le martyre. Tout comme Robespierre et Danton, Louis XVI, sa femme et son fils sont des victimes qui, en passant sous le niveau fatal de l’échafaud, ont acquis le droit de revivre dans des partis avec lesquels l’histoire aura peut-être encore à compter, — à moins que la notion de la véritable civilisation n’entre enfin dans toutes les âmes, en commençant par celles des hommes appelés à l’application des idées dominantes, et qu’on nomme, chacun en son temps, les hommes du pouvoir. Et cette notion est si simple qu’on s’étonne de la voir encore méconnue. Elle se formule en deux mots : La persécution crée la résistance et la force humaine sort de l’écrasement.

Qui le sait mieux que… Mais ne faisons point d’application particulière. Le principe est debout et s’applique à toutes les situations, à toutes les nations, à tous les hommes. Quand on vient de lire ce livre rapide et fort, les Miettes de l’Histoire, si l’on osait faire la liste des mutuelles persécutions et des mutuels égorgements qui sont le véritable festin d’Atrides de l’histoire, on serait épouvanté de voir une moitié de la race humaine, dans les pays relativement les plus civilisés du monde, occupée à torturer, à ruiner, à poursuivre, à massacrer l’autre moitié, sans que ces meurtres et ces vengeances aboutissent à assurer le triomphe durable d’un seul homme. L’odieux moyen est donc usé jusqu’à la corde, et aussi puéril que repoussant. Il n’a jamais servi qu’à faire surgir de nouvelles luttes, et, en somme, à obscurcir les idées que l’on doit se faire du progrès, car il est impossible de ne pas s’intéresser aux victimes ; et quand même elles représentent une idée qui n’est pas la notre, le jour où elles souffrent et saignent, le cœur de l’homme, qui n’est pas moins digne de compter que son esprit, souffre et saigne profondément aussi. Sortons donc de cette politique de haine qui met en contradiction notre cœur et notre jugement. Nous ne serons vraiment des hommes, nous ne saurons faire une vraie société que le jour où nous pourrons proclamer l’accord de la logique, de la conscience et des entrailles.

Juin 1863.