Calmann Lévy, éditeur (Œuvres complètes de George Sandp. 339-356).



THÉOSOPHIE ET PHILOSOPHIE[1]
À PROPOS DE MADELON
PAR
EDMOND ABOUT


Nous lisions dernièrement, dans un article de critique très-obligeant pour nous, quelques bizarreries de raisonnement qui nous ont paru caractériser la situation de certains esprits à l’heure où nous sommes.

Pour résumer cet article en peu de lignes, il y est dit : que les adeptes d’une certaine philosophie, bonne seulement pour les esprits d’élites sont dans les données très-vagues du Vicaire savoyard, de J.-J. Rousseau, programme aujourd’hui dépassé ; — que cette philosophie est très-jolie, mais qu’elle manque absolument de casuistique ; — qu’un curé de village occupé à sauver vingt âmes de paysans est bien préférable ; — que la raison ne peut plus souffrir le joug des doctrines oppressives du passé ; — que toute doctrine a du bon, et qu’il faut être juste envers tout le monde.

Autant que j’ai pu comprendre les nombreuses contradictions de cet article, je crois voir que l’auteur ne se soucie absolument d’aucune religion et d’aucune philosophie ; qu’il voudrait à la fois renouer et conserver ; que son sentiment est catholique, mais que sa raison est progressiste ; qu’il considère Rousseau comme un petit garçon, mais que l’éclectisme et la tolérance lui semblent plus commodes que l’examen.

C’est une manière de voir comme une autre. Nous sommes bien d’avis qu’il y a du bon dans tout : mais il n’y en a pas du tout dans le mauvais coté des meilleures choses, et mettre ouvertement toutes les opinions au même plan sans en défendre aucune ouvertement me paraît une maxime de casuistique poussée à l’excès. La tolérance éclectique a sa valeur, sans aucun doute, mais il y a manière de l’entendre, et nous nous expliquerons tout à l’heure sur ce qu’elle doit être pour devenir une vertu, c’est-à-dire un effort fraternel vers l’union, et non une habitude d’indifférence au profit du néant.

Heureusement, cette indifférence de certains esprits n’est qu’un détail dans le fort courant d’idées qui pousse le siècle, et l’ouvrage dont nous voulons rendre compte, le roman de Madelon, n’appartient pas à cette catégorie d’idées négatives.

À propos de nous, l’article que nous venons de résumer disait : Il faut être juste envers tout le monde ; nous voudrions l’être envers George Sand… L’intention est bonne, mais le mot est d’une naïveté tant soit peu féroce : Nous voudrions ! il y a là-dessous une casuistique qui n’est pas nouvelle et à laquelle nous ne saurions nous convertir.

La preuve, c’est que nous allons examiner la pensée d’un livre qui diffère beaucoup de la nôtre, et nous n’aurons pas la moindre peine à être juste envers l’auteur. Notre pauvre casuistique si dédaignée nous en fournira très-aisément les moyens.

Nous ne ferons pas l’analyse d’un roman dont le grand charme est l’imprévu. Madelon est dans toutes les mains. Le public lui fait un immense succès, et c’est justice. C’est un des livres les plus attachants que nous connaissions en ce genre. Nous l’avons lu une première fois d’un bout à l’autre, et nos amis nous ayant reproché de l’avoir lu seul, nous le leur avons relu tout haut sans passer une ligne et sans éprouver un moment de fatigue ou d’ennui. Peu de livres supportent une pareille épreuve.

C’est que Madelon est l’œuvre d’un talent véritable. Tout y est brillant, incisif, coloré, saisissant. Ce n’est pas seulement l’esprit qui y coule à pleins bords, c’est aussi l’émotion. Il y a une scène qui nous a paru un chef-d’œuvre : l’inondation qui surprend dans la nuit une maison en fête et qui frappe à la porte du bal comme un coup de canon. Le trouble, l’effroi, la douleur, le tumulte, le péril, le drame général immense, terrible, les détails attendrissants et déchirants, la nature sobrement et largement décrite, suivie pas à pas dans son déchaînement au milieu de cette inextricable mêlée des personnages : c’est là un tableau qui donne froid, qui serre le cœur, et où l’on sent l’artiste puissant et simple, toujours maître de son sujet.

D’autres scènes sont racontées avec ce réalisme élevé qui n’a que faire de la forme lyrique pour arriver au beau, parce que le vrai est toujours beau. Il y a une certaine querelle entre deux usuriers : le père, qui meurt de rage en se voyant dépouillé ; le fils, qui en devient fou et qui court les rues, jetant son or et jusqu’à ses vêtements aux curieux attroupés sur son passage : cela est rude, violent, affreux, et littérairement magnifique.

La composition du livre, à un certain point de vue, n’existe pas : au nôtre, elle existe suffisamment. M. Edmond About a le brillant défaut de la jeunesse, qui est de mettre tous les personnages et tous les incidents en pleine lumière, sans sacrifier aucun détail à l’harmonie de l’ensemble. Dans le sujet qu’il traite ici, le défaut est presque une qualité, car le livre n’est pas fait en vue de deux ou trois personnages chargés de produire un effet principal. Le personnel est nombreux, et représente deux camps, les honnêtes gens et les fripons. Entre les belligérants se meuvent les faibles et les indécis qui vont de l’un à l’autre, attendris par le bien, entraînés par le mal. Tel d’entre eux qui, au début, semblait devoir concentrer sur lui l’intérêt, recule au troisième plan. Cela est fait sans art et sans que pourtant l’auteur cesse d’être grand artiste, car il sait forcer l’attention à se porter où il lui plaît et à ne pas s’apercevoir des brusques transitions qu’il lui impose. Enfin, il a ce grand secret qui se résume en un mot vulgaire, mais sans réplique : Il sait amuser son lecteur, ce qui n’est point du tout facile avec un sujet profondément triste.

Qu’on nous permette, à propos de la manière de composer de M. About, de dire ce que nous pensons de la composition en général. Nous savons qu’elle a des règles et qu’elles sont bonnes. Pourtant nous confessons que pour les autres, comme pour nous-mêmes, nous en faisons souvent bon marché. Nous suivons en cela l’exemple des maîtres, et nous ne voyons pas qu’ils consentent à sacrifier à la règle des proportions l’abondance et l’utilité des détails. Les Misérables en offrent la preuve. Le roman est là comme une trame très-lâche que l’auteur complète de larges broderies d’un effet très-puissant et d’un travail très-fini. Tour à tour poëte, historien, artiste et philosophe, qu’il s’engage dans le labyrinthe souterrain d’une grande ville, ou dans celui de la conscience d’un homme, qu’il raconte une grande catastrophe historique ou le combat de quelques obscurs bandits, il ne sacrifie rien à l’impatiente curiosité de son lecteur ; il n’y a même aucun égard. Il fait de son œuvre une sorte de brillant archipel semé d’îles merveilleuses, où il faut bien l’accepter pour guide, sans compter les heures de station du navire, et sans avoir bonne grâce à vouloir passer les yeux fermés. Quel autre cicérone vous les montrerait avec plus de science, d’éclat et de profit pour vous-même ?

Je sais qu’à ce degré de puissance on passe pardessus tous les règlements, et que toutes les libertés ne siéent pas à tout le monde. Mais si l’on veut bien y réfléchir, on reconnaîtra que le roman est une conquête très-nouvelle de la littérature, conquête assez sérieuse et assez importante pour être reconnue par l’Académie elle-même.

Or, comme toutes les conquêtes soudaines, celle-ci apporte des éléments très-divers, un peu confus, et dont la richesse échappe encore à des calculs bien positifs. Nous sommes, sous le rapport de la liberté d’initiative, dans l’âge d’or de cette conquête, et c’est là une liberté dont la limite n’est pas facile à poser. Jusqu’à nouvel ordre, le roman ne doit pas s’astreindre aux usages qui régissent le théâtre. Certainement un temps viendra où les lois de la composition seront plus rigidement tracées, et où le public plus critique sera plus exigeant. Mais, hélas ! gare à ce temps où la sobriété farouche rognera les ailes de la fantaisie et dira à l’artiste : Halte-là ! vous avez rempli le nombre de pages, occupé le nombre de minutes que la règle accorde à l’élan de votre passion et au développement de votre pensée. Eussiez-vous à nous dire encore de meilleures choses, nous ne lirons pas une ligne, nous ne permettrons pas un mot de plus.

En ce temps-là, nous aurons sans doute des romans très-bien faits, comme nous avons déjà des pièces de théâtre très-bien faites dans la mesure exacte de l’attention du spectateur. Mais aurons-nous beaucoup de beaux romans ? Avons-nous beaucoup de belles pièces de théâtre ? Aurons-nous des Balzac et des Hugo ? Avons-nous des Shakespeare et des Molière ?

La Nouvelle Héloïse est-elle un roman bien composé ? et Manon Lescaut ?… Mais laissons les exemples, nous n’en finirions pas. Tous les romans de Walter-Scott ont la tête trop grosse pour le corps, Wilhem Meister a des jambes qui ne finissent point. Permettons donc à tous les modernes de jouir du privilége que réclame une sève encore trop abondante et de parcourir un peu à l’aventure cet éden de jeunesse, dont l’esprit critique, ce législateur si savant et si meurtrier, ne les fera que trop tôt sortir.

Et puis, il faut qu’on nous autorise à avoir les défauts et les qualités de notre temps. Ne traversons-nous pas une époque de controverse universelle ? Nous ne faisons qu’enjamber des ravins et côtoyer des précipices. C’est un dur voyage, mais il est beau, et, quoi qu’on en dise, il y a encore des forces vives, des jeunesses puissantes. C’est un peu la mode de dire que depuis la première moitié du siècle, aucun talent bien original ne s’est révélé. Ce n’est pas notre avis. Nous trouvons le public ingrat et difficile envers les nouveaux venus. S’il était vrai que le sol littéraire, fatigué et appauvri, exigeât quelques soins pour se couvrir de fleurs nouvelles, ne serait-ce pas que le public, chargé de son entretien, se montre, comme certains capitalistes, trop défiant ou trop avare ?

Pour nous, nous n’aimons pas ce dédain, ces préventions contre ceux qui labourent le champ que nous quitterons demain. Les anciens croyaient au destin plus puissant que les dieux : nous croyons au progrès qui est l’attribut vital de la Divinité. Cette grande loi qui pousse l’homme en avant malgré tout, travaille tout aussi bien aujourd’hui qu’elle travaillait hier. Mais l’homme veut des prodiges à toute heure, sans s’apercevoir que les germes encore enfouis sur lesquels il marche sont des prodiges qui couvent, et que de siècle en siècle, tout en maudissant le présent et désespérant du lendemain, chaque génération a eu sa jeunesse, ses forces, son riant avenir et son passé fructueux.

Ce que l’on croit pouvoir reprocher à la jeunesse actuelle, — ce que nous même avons été tenté de reprocher à l’écrivain dont nous parlons ici, — c’est de ne croire à rien.

Mais je me souviens, moi, d’avoir entendu dire cela dans mon enfance : je me souviens d’avoir moi-même beaucoup douté de tout, et je vois que toute ma vie, comme celle de mes contemporains, a été la poursuite du vrai. Nous avons donc tous et toujours cru au vrai, et nous y croyons plus que jamais, puisque plus que jamais nous le cherchons.

Est-ce que la jeunesse ne cherche rien ? La jeunesse est l’élément vivace de la conscience publique ; elle sent qu’elle a beaucoup d’erreurs à rejeter dès aujourd’hui afin d’être en mesure de les détruire un jour. Le doute qui nous fit tristes et forts, il y a trente ans, n’existe plus pour elle. La génération qui a trente ans aujourd’hui ne pleure plus les douces croyances que nous avons arrachées de nos âmes ; elle nie ce passé avec lequel il nous a été si amer de rompre, et elle le nie sans douleur et sans regret. Elle le nie fièrement ! Nous sommes, grâce à vous, plus forts que vous, nous dit-elle ; nés sur les ruines que vous avez faites, nous jouons avec, nous les regardons sans surprise et sans effroi, car nous voulons nous en servir pour rebâtir quelque chose que vous ne savez point. Pour vous, il est toujours question de relever des temples : nous ne voulons plus de temples ; ce qu’il nous faut, c’est une forteresse, en attendant que nous ayons une cité.

Eh bien, pourquoi non ? Ce qui effraie nos imaginations nourries d’un certain idéal, est encore l’idéal sous un autre aspect. La jeunesse veut s’affranchir de nos méthodes et se fortifier contre ce qu’elle appelle nos illusions. Qu’elle use de son droit. Elle arrivera par un autre chemin.

Cette grande recherche qui est celle de tous les temps et de tous les âges, ce vrai relatif tant désiré par l’homme et si longtemps présenté à son aspiration sous la forme absolue des dogmes religieux, que sera-t-il pour les esprits du prochain siècle ? On peut prédire à coup sûr qu’il n’aura plus de forme exclusive, puisque déjà il n’a plus de culte obligatoire en dehors des États du pape, et puisque nous voici arrivés à cette formule officielle : « Les vérités morales qui sont le fonds commun de l’humanité, et dont vivent les sociétés laïques, la religion les présente sous la forme qui lui est propre ; il est bon, il est nécessaire que la raison, elle aussi, les enseigne, afin qu’aucun esprit n’y échappe. »

Ces paroles du nouveau ministre de l’instruction publique ont une grande portée. Quelque limitée que puisse être leur application, elles expriment une pensée acquise au progrès, car c’est bien en vain que les pouvoirs changent et que les règlements se succèdent : ce qu’en tout temps et en tous pays les gouvernements consacrent par des formules de ce genre est l’expression d’une conviction sociale qu’il ne leur est plus possible de retirer en retirant l’institution protectrice. Le public souffre beaucoup d’atteintes à sa liberté d’action, il ne rend jamais la moindre parcelle de sa liberté morale.

Donc, la formule de la croyance publique c’est une somme de vérités morales, qu’il est plus simple de nommer sommairement la morale. C’est la formule indiscutable, indiscutée de tout temps, mais essentiellement liée autrefois au dogme religieux, aujourd’hui affranchie de ce dogme et subsistant par elle-même, se développant par elle-même, n’acceptant enfin l’enseignement religieux qu’autant qu’il favorisera les aspirations légitimes de la raison.

Ceci nous mène loin, grâce au ciel ! Je ne sais si le ministre a prévu le moment de choc terrible où la raison publique et la religion officielle se trouveront libres en face l’une de l’autre et voudront poser l’impossible limite de leurs droits respectifs ! N’importe, il faut marcher, l’impossible absolu, c’est de s’arrêter quelque part.

Si excellents qu’ils puissent être, les ministres n’ont jamais la prétention d’être des dieux. Ils savent bien que c’est à la conscience publique de les aider en les éclairant sur ses véritables besoins. Notre époque, encore indécise, doit à présent s’exprimer par toutes ses voix, dans les sciences comme dans les arts. Il n’est plus permis de dire : Que sais-je ? il n’est pas possible de dire : Attendons ! Il s’agit pour le xixe siècle d’arriver à une solution philosophique, comme il s’est agi pour le xviiie d’arriver à une solution sociale. La majorité veut arrêter cette solution du passé à l’époque mémorable de 89. On n’arrête pas les solutions, à moins de supposer qu’elles sont applicables à une sorte de genre humain sans développement continu, et nous ne connaissons point ce genre-là. Mais passons ! Il s’agit d’arriver à notre 89 philosophique et religieux et de savoir si une majorité se prononcera pour l’accord ou pour la séparation de ces deux méthodes intellectuelles que le pouvoir se flatte aujourd’hui d’amener à une entente cordiale : la raison, la foi.

Nous n’apportons pas ici notre solution personnelle ; ce n’est pas pour parler de nous que nous avons pris la plume ; c’est pour rendre compte de la tendance d’un écrivain de grande valeur, et, à propos de lui, il nous a été nécessaire de parler des tendances d’une partie de nos jeunes contemporains. Mettre ces tendances en lumière, en rechercher les causes et le but, nous a semblé intéressant, à nous qui demandons avec tout le monde d’où vient et où va le talent, ce qu’il prouve et ce qu’il annonce, enfin ce qu’il révèle aux penseurs de notre époque, aux ministres comme aux particuliers, aux croyants de toutes les écoles comme aux sceptiques de toutes les classes.

Ce que nous trouvons au fond de l’œuvre d’art qui nous occupe, — et Madelon est un spécimen très-tranché et très-brillant de la tendance séparatiste, — c’est un divorce audacieux entre l’homme et le ciel ; c’est plus que le doute, c’est la négation.

Nous nous trompons peut-être et nous ne prétendons pas engager la conscience de l’écrivain ; mais nous croyons voir dans sa manière de peindre la nature humaine une désespérance religieuse prononcée. Son étude de mœurs actuelles est aussi bien la négation des forces morales de l’homme d’aujourd’hui, que la satire du vice impudent et impuni. Un seul des personnages qu’il met en scène est pur de toute souillure : rien ne peut sauver cet homme de bien de sa ruine, de la persécution des méchants, de l’abandon des faibles et de son propre dégoût de la vie, ni son travail utile et fécond, ni son intelligence élevée, ni sa philosophie stoïque, ni ses vertus réelles, ni sa générosité inépuisable. En proie à une douleur muette et profonde, il se décourage et se tue. Il semble qu’après nous avoir fait pénétrer dans le sanctuaire d’une adorable famille, M. Edmond About n’ait songé qu’à faire ressortir l’insolent triomphe d’une prostituée et d’une bande de lâches asservis par elle, ou à nous montrer que s’il sait peindre la vie infâme et corrompue, il sait aussi bien, quand il lui plaît, présenter l’idéal d’une vie pure et saine.

Le blâmerons-nous d’avoir fait un tableau si sombre ? Non ; si les mœurs d’un certain monde sont-là fidèlement décrites, — et on le dit, — c’est toujours une bonne action que d’en avoir révélé la laideur et la honte. Le ton amèrement léger du narrateur donne à cette révélation une force d’amusement — nous maintenons le mot — qui en décuple l’effet. Ces turpitudes racontées sérieusement ne seraient pas supportables. Présentées sous la forme vive et limpide de l’ironie, elles sont comme flagellées et déjà punies par l’auteur en arrivant sous nos yeux. C’est un terrible pamphlet contre le vice, que cette analyse enjouée des âmes infectes, et l’indignation qu’elles nous causent est satisfaite par le sanglant mépris qui les dévoile. Sous ce rapport, le livre est bon. Il y a pour le mal une immense flétrissure, un châtiment exemplaire à passer sous la verge d’un railleur impitoyable comme M. Edmond About.

Mais le blâmerons-nous, quand même, de ne point avoir conçu la figure d’un seul homme vraiment honnête et vraiment fort, écrasant tous ces bandits, ou du moins survivant à leurs coups, et trouvant le bonheur encore dans la joie de sa conscience ?

L’artiste nous répondra qu’il a voulu pousser la démonstration justpi’à ses dernières conséquences, que son sujet l’a emporté, et qu’il a usé de toutes les ressources de son inspiration ; ou mieux encore : il nous dira que la vertu étant la vertu, elle n’a pas besoin d’être prouvée par le bonheur, et que ceux qui ont besoin, pour croire en elle, de la voir triomphante ou récompensée, ne sont pas dignes de la comprendre.

Sans doute voilà ce qu’il nous dirait, et ce serait bien dit ! Nous voyons de reste qu’il croit au bien puisqu’il fustige si énergiquement le mal ; mais nous pensons qu’il ne croit qu’à la morale, qu’il nie la providence, et qu’il ne voit poindre dans l’avenir aucune sorte de théosophie que la raison puisse jamais accepter.

Nous qui pensons autrement, nous ne lui ferons pourtant pas la guerre ; nous n’imiterons pas certain public enfiévré, oublieux des immenses services rendus par M. About à la cause de la liberté de conscience. Nous savons d’ailleurs que le public d’un jour s’éclaire et se retrempe vite dans la conscience générale. De grandes réparations sont donc réservées, nous n’en doutons pas, à M. About. Sans devancer l’heure que sa puissance littéraire et sa passion pour la liberté sauront bien amener sans le secours de personne, nous sommes contents de n’avoir pas à le compter parmi les indifférents à la cause du progrès. S’il n’est pas entré dans cette voie muni de toutes les armes que nous croyons nécessaires, du moins celles qu’il a sont si brillantes, si bien éprouvées, et il les manie si bien, que ce serait grand dommage de le laisser s’exposer tout seul à l’ennemi commun.

Qu’il soit donc séparatiste si c’est son opinion ! Un si beau talent ne peut jamais être inutile, et puisque nous voici quitte envers lui de ce que la critique lui devait, disons sur le séparatisme en général ce qui nous reste à dire. Sans doute l’idéal intellectuel serait d’arriver à concilier toutes les inspirations divines du passé avec toutes les aspirations également divines du présent, tout ce qui dans la philosophie, dans la science sociale comme dans toutes les sciences, dans le naturalisme glacé comme dans les ardeurs de l’investigation religieuse, dans les arts comme dans l’industrie, enfin dans toutes les grandes manifestations de la raison, du sentiment et du génie, a élevé, embrasé et fécondé l’humanité. Tout ce que nous rejetterons du trésor commun sera éternellement regrettable, si tant est qu’il nous soit possible de le rejeter éternellement, ce que je ne crois point.

Mais si le temps de concilier tous nos éléments de certitude à l’aide d’une méthode supérieure n’est pas encore venu ; si la grande synthèse est encore en travail ; ou si déjà dégagée elle n’est pas encore entrée dans les conditions de vulgarisation qui peuvent la rendre populaire, n’y a-t-il pas moyen d’aider le monde, de nous aider nous-mêmes à la recevoir, à la comprendre, à l’examiner et à la développer ?

Cette synthèse sera désormais l’ouvrage des hommes. N’appartient-il pas à tous les hommes d’y contribuer ? Voilà pourquoi je disais, pensons-y et ne crions pas que peu nous importe, car tous nos maux viennent d’avoir des croyances que nous n’avons pas tous songé à remplacer.

Notre grande plaie actuelle, c’est la paresse métaphysique. De là vient que nous acceptons chacun un aspect de la vérité, et prétendons qu’elle n’a que celui-là, celui que nous avons choisi paraissant toujours à notre vanité le meilleur, le seul digne de respect. C’est une grave erreur. Nous ne serons vraiment des hommes que le jour où nous verrons la concordance de toutes les faces du vrai. C’est alors que remettant les symboles à leur place, nous en saisirons le vrai sens et pourrons nous dire parfaitement religieux sans cesser d’être parfaitement raisonnables.

Mais, en attendant ce jour-là, que ferons-nous vis-à-vis de toutes les offres de vérité définitive qui circulent sur la place ? Chacun prétend nous fournir le dernier mot de la sagesse, et pourtant nous sommes très-peu sages. Nous rejetons sans examen tout ce qui nous vient des autres et ne croyons qu’en nous. Soyons moins absolus et surtout moins prompts à repousser ce qui ne répond d’emblée à notre idéal intérieur. Si nous ne croyons qu’à la morale, ne raillons pas ceux qui regardent comme incomplet l’homme qui ne se sent pas en rapport avec l’éternelle conscience de l’univers. Si, au contraire, nous sentons ce rapport avec Dieu, qui constitue à lui seul, quoi qu’on en dise, une théosophie sérieuse, ne condamnons pas ceux qui, encore inattentifs à ce rapport, se croient ou se prétendent théophobes. Cette divergence n’est pas réelle au fond. Paris du même point, qui est l’amour du vrai et la recherche du bien, ceux qui se sentent aidés par la Providence et ceux qui la nient ne peuvent manquer de se rencontrer un jour au but.

Mais si cela n’arrivait pas ? diront les pessimistes. — Si cela ne doit point arriver, si le monde doit persister à scinder ses croyances, c’est une raison de plus pour nous arranger fraternellement en ce monde d’aujourd’hui. Si l’accord des quatre termes qui, selon nous, constituent l’homme complet : morale et liberté, philosophie et théosophie, est à jamais impossible, associons-nous dans l’universelle Église de la fraternelle tolérance. S’il en est parmi nous qui rejettent un de ces quatre termes, ne le querellons pas : les trois qui lui restent lui donnant encore droit à nos respects. N’en admet-il que deux ? il est encore un frère. N’en admet-il qu’un seul ? il est encore un homme ; car si l’on interprète avec grandeur et loyauté un seul des quatre termes ci-dessus, il implique nécessairement la meilleure part du sens des trois autres. Il n’y aurait et il n’y a aujourd’hui de vraiment funeste que ce que l’on veut entendre dans un sens exclusif : la religion repoussant la raison, par exemple.

Mais la raison sans la foi n’est-elle pas également exclusive ? Nous oserons dire non ; car la raison, c’est la morale, et la morale est encore une religion. Fille des civilisations auxquelles ont puissamment contribué les idées religieuses, elle est pour les hommes d’aujourd’hui comme le pain qu’ils mangent, sans savoir d’où leur vient le blé, car le blé primitif n’existe plus dans la nature, et les botanistes lui cherchent un aïeul type dans la famille des graminées, sans être bien d’accord jusqu’ici sur ses titres généalogiques. Le blé est-il donc une création de l’homme ? Non, ce n’est qu’une conquête. La nature est toujours le mystérieux artisan du monde primitif, perfectionné ensuite par la culture. C’est ainsi que la morale vient de la foi et qu’elle peut fleurir et fructifier sans que la foi ait à intervenir de nouveau, de même que le blé fleurit et fructifie sans que la nature ait besoin d’un nouveau procédé.

La morale est donc une religion transitoire, mais éternelle. Elle ne s’inquiète pas de ses origines, elle ne se tourmente de sa forme à venir ; elle apparaît dans le monde pour combler les lacunes que les croyances exclusives laissent entre elles, et elle a pris tant de force dans l’esprit humain qu’elle se pique parfois de tout remplacer.

Que l’on nous permette de citer cette courte profession de foi d’un moraliste très-net :

« Nous n’avons plus cette illusion d’un autre monde qui consolait, dit-on, nos grands parents. Quelques années rapides et rarement heureuses entre deux absolus, voilà notre lot. Eh bien, qu’importe ? Le mal a beau être impuni dans la vie et après la vie, il est le mal, et nous devons l’éviter pour lui-même, comme nous devons faire le bien pour lui-même et sans espoir d’aucune rétribution. On peut, on doit tirer parti de cette vie si courte et si tourmentée, pour le progrès général. Tâchons d’améliorer l’homme en nous et autour de nous, et de pousser le siècle en avant, au risque de nous casser les bras. »

Certes, voilà un programme qui montre l’énergie du cœur et le bon service que la bonne cause peut attendre de la morale moderne. Il s’y mêle une sorte de fanatisme assez piquant, car les hommes généreux qui raisonnent ainsi, ressembleraient volontiers à des martyrs. Eh quoi ! ils ont tant d’orgueil qu’ils ne veulent pas de récompense, même après la vie, et tant de charité qu’ils se casseraient les deux bras pour ces frères d’un jour qu’ils ne retrouveront jamais ailleurs ! Mettons-nous à la place de ce souverain juge que les religions nous représentent si sévère et si casuiste. Ne dirions-nous pas aux moralistes sans espoir : Vous aurez la meilleure place aux champs uraniens, vous qui avez voulu labourer pour rien la terre ingrate d’où vous venez ?

Que d’autres condamnent à l’enfer ceux qui croient au néant. Nous qui ne croyons ni à l’un ni à l’autre, estimons avant tout le dévouement courageux. Sur ce terrain-là, il y a encore une belle communion à faire. Notre idéal plus étendu et plus doux ne peut froisser ces âmes généreuses et timides, et leur stoïque désespérance ne peut détruire en nous le fruit de l’étude et de la réflexion. Pourquoi nous disputerions-nous ? Nous sommes bien d’accord sur ce point que l’existence du mal n’est pas absolue, puisqu’ils travaillent autant que nous à le détruire. Comme nous, ils savent que le mal est une déviation accidentelle du bien général, car la vie par elle-même est un bien, un état divin. Ce bien ne peut être troublé que par quelque chose qui est encore bien, mais qui se produit d’une façon anormale. C’est ainsi que par un excès de sève, gênée et mal départie, les monstruosités se produisent dans l’ordre physique. Le mal n’a passa cause en lui-même, il est toujours le résultat d’une atteinte portée à la vie. Même quand il se présente sous la forme d’un excès de vie locale, il est une aberration ou plutôt un manque de vie normale. Étendons les forces générales de la vie, comme nous donnons l’air et la lumière à nos nouveaux-nés. Écartons tout ce qui étouffe et obscurcit le corps et l’âme. Si nous travaillons tous à ce but commun. Dieu ne nous demandera pas compte de la notion plus ou moins complète que nous aurons eue de son rôle dans l’univers. Il nous jugera sur ce que nous aurons fait pour assainir et embellir ce monde-ci.

Nohant, 15 juillet 1863.
  1. En nous servant du mot théosophie, nous devons l’expliquer. Nous n’appartenons à aucune secte et nous ne connaissons pas assez celle des théosophes proprement dits, pour vouloir préjuger quoi que ce soit pour ou contre elle, en nous servant du mot qui la caractérise. Le mot religion ayant plusieurs sens, nous prenons celui de théosophie dans la même acception relative que celui de philosophie.