Querelles littéraires/Médecins contre Médecins

Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’Histoire des Révolutions de la République des Lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours
Durand (IVp. 82-91).


MÉDECINS
CONTRE
MÉDECINS.


Ils ont souvent été opposés les uns aux autres. De tous les corps qui ont éprouvé des divisions intestines, aucun n’en a souffert de plus violentes que celui des médecins. Nous ne nous arrêterons qu’à celles qui ont fait un grand bruit. On jugera de quoi dépend notre vie ou notre mort, & combien est cruelle la variation dans les méthodes de ces messieurs.

Remontons seulement au seizième siècle. L’usage de l’antimoine[1] fit alors élever une contestation très-vive parmi les médecins. On avoit découvert, pas quelques préparations chymiques, que ce remède renfermoit une propriété purgative. L’observateur & quelques personnes auxquelles il fit part de son secret, l’employèrent avec succès : mais de vieux médecins qui eussent été trop humiliés de changer leur marche, & de paroître avoir ignoré quelque chose, n’en jugèrent pas la découverte meilleure. Ils soutinrent l’opinion contradictoire, & prétendirent que l’antimoine avoit une qualité vénéneuse qu’aucune préparation ne pouvoit corriger. Par respect pour eux & pour l’observance des règles, toute la faculté jugea de même : elle défendit, par un décret solemnel, l’usage de l’antimoine.

Le parlement vint à l’appui de la faculté, & fit la même défense par un arrêt de 1566. La prévention de ce remède a été si grande & a duré si longtemps, qu’un fort habile médecin, nommé Paulmier, fut chassé de la faculté, en 1609, pour s’en être servi. Ses confrères furent ses délateurs, & sollicitèrent contre lui l’exécution de l’arrêt.

La persuasion donne toujours du courage. Malgré la double autorité du parlement & de la faculté de médecine, quelques personnes employoient ce médicament. Il fit même la réputation & la fortune de plusieurs. Ils eurent le crédit de faire comprendre l’antimoine parmi les remèdes purgatifs, dans l’Antidotaire ou Traité pour la composition des médicamens, publié en l’année 1637, par l’ordre de la faculté.

Se relâcher sur ce point, c’étoit presque révoquer authentiquement l’ancien décret. Aussi quelques médecins en prirent-ils occasion de soutenir hautement, dans les écoles, que ce remède étoit d’une grande ressource en certains cas. La plus grande partie de la faculté s’opposa encore à cette nouvelle doctrine, & empêcha qu’on ne l’enseignât publiquement. Ce ne fut qu’environ l’an 1650 que, ce même remède devenu d’un usage plus fréquent par la confiance de quelques médecins à s’en servir & à le recommander, la question, si l’on pouvoir l’employer, fut rendue problématique. Depuis ce temps-là, plusieurs auteurs ont écrit pour & contre l’usage de l’antimoine. Gui Patin, que ses grandes connoissances dans la médecine ont moins fait connoître que ses lettres satyriques, remplies de traits hasardés, & principalement sur la religion, le regarda toujours comme un poison, & n’oublia rien pour le décrier. Il avoit dressé un gros régistre de ceux qu’il prétendoit avoir été victimes des partisans de ce remède. Il nommoit ce régistre, le martyrologe de l’antimoine.

La plupart des médecins, divisés à ce sujet, étoient d’ailleurs à l’unisson pour les invectives. À tous les reproches que pouvoient se faire des secdateurs d’Hypocrate & de Galien, ils ajoutèrent des accusations particulières, des personnalités diffamantes. Jamais la dignité doctorale ne fut plus compromise. La querelle devint si dangereuse, qu’il fallut recourir à l’autorité. Le parlement ordonna que la faculté s’assembleroit pour décider définitivement.

Les docteurs s’assemblèrent en effet au nombre de cent deux, le 29 de mars 1666. Quatre-vingt douze furent d’avis de mettre le vin émetique au rang des remèdes purgatifs. En conséquence, la faculté fit un décret par lequel elle approuva l’usage de l’antimoine. Le parlement se régla sur cette décision, & le permit aussi le dixième d’avril suivant. On eut la liberté d’écrire & de disputer sur ce remède ; liberté qu’on s’étoit donnée par anticipation & avec un acharnement incroyable.

La transfusion du sang d’un animal dans un autre, fit naître à peu près, vers le même temps, de grandes disputes dans les écoles. Un médecin Anglois se donna pour l’inventeur de cette transfusion. Il en avoit fait publiquement l’expérience à Oxfort. D’autres prétendent qu’elle avoit auparavant été proposée à Paris. On trouve la manière de la faire dans les journaux d’Angleterre & de France de l’année 1667. Le parlement de Paris vit des abus, & défendit, cette même année, par un arrêt, de répéter l’expérience de la transfusion sur des hommes.

La circulation du sang est une découverte d’une toute autre importance : elle consiste dans un mouvement qui le fait aller sans cesse du cœur dans toutes les parties du corps, par le moyen des artères, & revenir, de ces mêmes parties, au cœur, par le moyen des veines. Guillaume Harvei, médecin Anglois, la découvrit, il l’enseigna d’abord dans ses leçons, la démontra ensuite par des expériences, & la publia en donnant sa Dissertation anatomique sur le mouvement du cœur & du sang. Les médecins s’opposèrent vigoureusement à cette opinion, & traitèrent Harvei de visionnaire. Il lui firent des noirceurs, & voulurent le perdre auprès de Jacques premier & de Charles premier, dont il étoit médecin. Il se défendit, il répliqua, il répéta les expériences, & la vérité se fit jour. Il fallut se rendre à l’évidence : mais on le persécuta d’une autre manière. Lorsqu’il eut communiqué son idée à ses confrères, ils dirent qu’elle étoit absurde & nouvelle ; & lorsqu’ils ne purent s’empêcher d’applaudir & de la recevoir, ils prétendirent qu’elle étoit très-ancienne.

Les uns voulurent en donner tout l’honneur à des philosophes ou à des médecins Grecs ; d’autres à de sages Chinois ; quelques-uns à Salomon ; d’autres à un moderne Italien, Fra-Paolo Sarpio, qui ne communiqua son secret qu’à un ami, lequel ami, craignant l’inquisition, n’eut garde de le révéler, & se contenta de le développer dans un écrit, mis après sa mort dans la bibliothèque de saint Marc, & gardé très-mystérieusement. Harvei, dans un voyage qu’il fit en Italie, fut assez habile, ajoute-t-on, pour avoir connoissance de tout ; &, à son retour en Angleterre, pays de liberté, il écrivit sur la circulation du sang, la démontra & s’attribua la gloire de cette découverte. C’est ainsi que l’envie rabbaisse toujours le mérite des contemporains, qu’elle a voulu diminuer celui de Christophe Colomb & de presque tous les inventeurs plus ou moins admirables.

Vers la fin du siècle passé, les médecins de Paris eurent ensemble beaucoup d’autres contestations, au sujet de la levure de bière. Il étoit revenu, de plusieurs endroits, à la police, que cet usage étoit dangereux. La faculté de médecine, consultée par le lieutenant de police, de la Reynie, députa quatre de ses membres, pour en venir à un examen. Sur leur rapport, elle déclara que les, craintes n’étoient que trop bien fondées, & condamna la levure, comme très-contraire à la santé, par un décret du 24 mars 1668.

Le peuple, qui s’allarme aisément, craignit d’aller contre cette défense. Au lieu de prendre du petit pain chez les boulangers de Paris, il en achetoit de ceux de Gonesse. De fort honnêtes cabaretiers, surtout, en usoient ainsi. L’ordre de la police étoit troublé. Les boulangers de Paris se plaignirent, & dirent qu’ils avoient seuls le privilège de faire du petit pain. Les cabaretiers répondirent que leur petit pain étant fait avec de la levure de bière, qui passoit pour mal saine, ils étoient obligés de se pourvoir ailleurs. L’affaire fut portée au parlement. Avant que de foire droit aux parties, il ordonna que six docteurs en médecine donneroient leurs avis sur la composition du petit pain & sur la qualité de la levure.

Ces six docteurs ne s’accordèrent pas. Quatre opinèrent conformément à l’ancien décret : les autres deux soutinrent que la levure ne sçauroit être nuisible, pourvu qu’elle fût bien conditionnée & bien employée. Entre les mauvaises raisons qu’on opposoit à cet avis, celle-ci est remarquable. « Puisqu’il n’a pas prévalu, sans doute qu’il faut le rejetter encore. La faculté ne décide pas légèrement. Enfin, c’est une affaire jugée par un décret, dans une assemblée de quatre-vingt docteurs, à la pluralité des suffrages ».

On répondit à toutes les objections, & l’on déclara, pour l’honneur de la faculté, que, de ces quatre-vingt docteurs présens, il y en eut jusqu’à trente-trois qui approuvèrent l’usage de la levure, & que, parmi les absens, plusieurs pensoient de même.

Il est encore plus ordinaire, dans ce corps, que partout ailleurs, de voir qu’on se décide non sur la force des raisons, mais sur le nombre des opinans. Les voix furent comptées dans une question de physique. Le lieutenant général de police & le procureur du roi au Châtelet, remontrèrent au parlement que, par la contrariété des avis des médecins, cette question demeuroit indécise, & qu’on étoit au moins en doute si l’usage de la bière n’est point contraire à la santé. Le parlement, sans avoir égard à ce doute, permit aux boulangers de se servir de levure, à condition qu’elle seroit prise dans Paris, fraîche & non corrompue.

Ces détails paroîtront peu dignes du lecteur. On ne s’y seroit point arrêté, si la police & des cours souveraines fussent intervenues. On eût passé sur tout cela comme on passe sur cette foule de petites querelles qui déchirent continuellement & nécessairement tout corps où l’on cherche à s’instruire, & qui ne sont que de simples partages d’opinions.



  1. C’est-à-dire, contraire aux moines, parce moine Allemand qui cherchoit la pierre philosophale, ayant jetté à quelques animaux de l’antimoine dont il se servoit pour avancer la fonte de ses métaux, ayant reconnu que ces animaux, qui furent purgés très-violemment, en étoient devenus bien plus gras, voulut répéter cette expérience sur les moines ses confrères, & que l’essai lui réussit si mal, qu’ils en moururent tous. Ce mot peut avoir une autre étimologie. Le plus souvent l’antimoine est en mine on mêlé avec des matières étrangères : c’est pour cela qu’on lui a donné le nom d’antimoine, comme n’étant presque jamais seul.