Querelles littéraires/Les Médecins et les Chirurgiens

Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’Histoire des Révolutions de la République des Lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours
Durand (IVp. 92-117).


LES MÉDECINS,
ET
LES CHIRURGIENS.


Cette querelle, si longue & si vive, est l’effet d’une jalousie de profession. Les médecins croyoient que la leur méritoit la prééminence sur celle des chirurgiens. Les premiers ne vouvoient point d’égaux, & ceux-ci de supérieurs. L’exposition des manœuvres, des tracasseries & des emportemens qu’on a vus de part & d’autre, fera connoître quel est l’esprit de plusieurs de ces hommes, qui ne devroient point en avoir d’autre que celui de l’application au bien & a la conservation de l’humanité.

Le point de la contestation rouloit sur l’état des chirurgiens. Pendant plus de quatre mille ans, ils n’ont point été distingués des médecins : les mêmes hommes exerçoient deux arts si différens. Cette union étoit autorisée par les loix. Aussi les nations étrangères, chez qui l’usage a plus d’empire que parmi nous, comprenoient encore, il n’y a pas long-temps, la chirurgie sous le nom de médecine. Elles furent séparées, parce que les médecins-chirurgiens trouvèrent leur avantage à sacrifier l’une à l’autre. La chirurgie n’est guère favorable à la cupidité. Hors les temps de guerre, elle n’exerce presque ses fonctions que sur le peuple. Elle n’est point attrayante par elle-même, puisqu’elle blesse notre délicatesse & notre sensibilité. La médecine, au contraire, donne accès auprès des riches & des grands, & présente moins de sujets de dégoût. Ces considérations firent qu’on s’attacha à la partie médicale, & qu’on abandonna la chirurgie. Ceux qui avoient le plus de réputation dans ces deux arts donnèrent l’exemple.

Cependant, en renonçant à l’exercice de la chirurgie, ils s’en réservèrent la direction. Ils en commirent les fonctions aux barbiers, qui eurent aussi l’application des remèdes extérieurs. Dès-lors le chirurgien ne fut plus qu’un manœuvre. Obligé de se conduire par d’autres lumières que par les siennes, servilement réduit au manuel des opérations, il perdit toute l’estime attachée à son état par les belles cures & par les excellens ouvrages de tant de grands maîtres.

On ne sentit pas d’abord tout le danger de cette séparation de la science d’avec l’art d’opérer. Pendant le temps que vécurent ceux qui avoient exercé avec beaucoup de réputation la médecine, conjointement avec la chirurgie, leur habileté fut suffisante pour diriger l’automate ou le chirurgien opérateur : mais, lorsqu’on n’eut plus sous les yeux l’exemple de ces brillantes opérations, par lesquelles on sauvoit la vie à tant d’hommes, on connut combien une telle dêsunion étoit nuisible. Le chirurgien ignorant n’osoit se déterminer à opérer, & le médecin nullement versé dans ce genre, n’osoit prendre sur lui d’ordonner. L’abandon étoit le seul parti qui restât, & la prudence même le dictoit. Point de ressources, par conséquent, pour mille infortunés.

La chirurgie Françoise évita la première ces inconvéniens : long-temps avant le règne de François premier, elle faisoit un corps lettré, mais qui s’occupoit uniquement de ce qui la regardoit. Une législation dont on ne peut trop louer la sagesse, lui avoit assuré le seul état convenable. De bonnes études, loin d’être défendues à ses membres, leur étoient recommandées. Ils n’avoient de conseils à prendre que d’eux-mêmes. Ils possédoient la totalité de la science qui appartient à l’art de la chirurgie ; aussi plusieurs jettèrent un grand éclat à la renaissance des lettres, & contribuèrent à la gloire du monarque qui les aimoit. Ils furent mis au rang de ces sçavans qui, par la connoissance des langues, ouvrirent les trésors des Grecs & des Latins.

Quoiqu’ils pussent s’élever à des choses de génie, & faire une étude de tout ce qui avoit rapport à leur profession, ils étoient cependant contraints de rester dans leur sphère. Ils ne faisoient usage de leur talent, que pour les maladies extérieures. Les internes ne les regardoient point, & faisoient le partage des physiciens ou médecins. La science étoit liée à l’art par des nœuds qu’on croyoit indissolubles. Il n’étoit pas à craindre que le chirurgien éclairé voulût suivre une autre profession ; qu’il ouvrît son cœur à l’ambition & à l’intérêt : son amour-propre étoit assez flatté. Il sembloit que tout étoit prévu, & qu’on avoit été au-devant de tous les sujets de contestation : mais les loix les plus sages ne sçauroient prévenir les effets des passions & toutes les formes qu’elles peuvent prendre.

La qualité de gens de lettres, dans les chirurgiens, qui eût dû leur attirer l’estime, fut ce qui révolta. Trop de mérite peut-être causa la jalousie des médecins. Ils s’intriguèrent, ils suscitèrent des procès & des guerres violentes. Plus courtisans, & en plus grand nombre que les chirurgiens ; habiles à se faire des amis & des protecteurs ; agréables à des malades imaginaires & titrés ; fêtés dans certaines maisons, & regardés comme des oracles ; accrédités à la cour, ils crurent voir le moment favorable d’abbaisser l’école de chirurgie.

Rien n’avilit plus un corps que de l’étendre & d’en faciliter l’entrée à des personnes du commun. Sur ce principe de politique, la faculté de médecine appella les barbiers : elle leur confia le secours de la chirurgie ministrante ; ensuite elle les initia aux fonctions des grandes opérations : enfin, elle parvint à faire unir les barbiers au corps des chirurgiens. La chirurgie, dégradée par cette association, tomba dans le mépris : elle fut dépouillée, en 1660, par un arrêt solemnel, de tous les honneurs littéraires. Ainsi les médecins réussirent dans leur vengeance.

Il est vrai que les lettres ne furent jamais étrangères au corps de la chirurgie, mais elles y furent moins florissantes. Elles cessèrent d’être cultivées par le plus grand nombre. Il ne resta, dans le nouveau corps, dans cet assemblage de gens à talens & d’hommes grossiers, que les anciennes lumières, & il ne s’en formoit plus de nouvelles. Les maîtres de l’art en conservèrent la théorie comme un feu sacré, toujours prêt à s’éteindre, & la transmirent fidèlement à leurs successeurs. Ils ressentoient cet intérêt vif & tendre qu’inspire aux ames bien nées tout corps auquel on appartient. Ils n’étoient jamais plus satisfaits, que lorsque, dans quelques-uns de leurs nouveaux associés, ils pouvoient démêler une sorte de mérite, une teinture de lettres, donnée par une heureuse éducation, ou le défaut d’éducation, réparé par des talens marqués. Insensiblement le moindre barbier, flatté de son association, conçut des sentimens de vaine gloire. Il se crut l’émule des enfans d’Hypocrate, & ne voulut point qu’une école cédât à l’autre. Il montra le zèle le plus vif pour une cause devenue la sienne.

On avoit toujours des espérances que la chirurgie sortiroit de son état d’avilissement. Le dépôt de la doctrine qu’on y conservoit, en étoit un présage : mais les précautions qu’il falloit prendre pour le transmettre étoient trop humiliantes. On agissoit par des voies de fait & non de droit : on enseignoit furtivement & non publiquement. Cette possession de la doctrine, dans laquelle on se maintenoit, n’étoit point une possession d’état, une possession autorisée & reçue comme celle des autres connoissances. Ce caractère lui manquant, il n’étoit pas possible qu’elle se soutînt long-temps. La théorie devoit tôt ou tard être séparée des opérations de l’art ; & la chirurgie se voyoit à la veille de sa ruine. Il étoit d’une extrême importance pour elle de rétablir les dictées & les lettres. Pour faire passer ses préceptes & ses connoissances à ses élèves, elle n’avoit que la tradition, voie bien foible, mais ressource qu’eussent voulu encore lui enlever les médecins. Ils cherchèrent tous les moyens de tenir la chirurgie dans l’obscurité, & d’empêcher que cette école ne se relevât, ne disputât un jour d’éclat & de science avec la leur, & ne devînt une ennemie formidable.

Malheureusement les chirurgiens avoient mille obstacles à vaincre : ils gémissoient dans l’oppression. Les préjugés du public ne leur étoient pas même favorables. Il croyoit que la science devoit être totalement étrangère à leur profession, & qu’ils devoient se borner toujours au méchanisme. Pour rendre à leur art son indépendance naturelle & la noblesse dont il est susceptible ; pour l’élever au niveau de la médecine, il falloit une loi souveraine qui le rappellât à son état primitif. On se flatta que cette loi seroit donnée en voyant, en 1724, l’établissement de cinq démonstrateurs royaux qui devoient enseigner la théorie & la pratique de l’art. Elle parut surtout annoncée en 1731, par la formation de l’académie royale de chirurgie dans le corps de saint Côme. Enfin, l’impression du premier volume des Mémoires de cette nouvelle compagnie, fut l’époque favorable où il plut au roi de prononcer. Les termes dans lesquels est conçue cette loi, sont bien honorables pour la chirurgie. C’est son plus beau sujet de triomphe, & la plus grande marque de mortification que pussent recevoir les médecins, qui se livrèrent inutilement à des plaintes & à des clameurs.

L’édit commence par reconnoître la chirurgie pour un art sçavant, pour une vraie science, qui ne mérite pas moins que toutes les autres de l’estime & de la considération. Il vante les ouvrages sortis de l’école de saint Côme, l’étendue de ses connoissances, l’importance de ses découvertes, le cas qu’ont fait d’elle les rois prédécesseurs, attentifs à la conservation de la vie humaine. « Les chirurgiens de robe-courte, ajoute-t-il, ayant eu la facilité de recevoir parmi eux, suivant les lettres-patentes du mois de mars 1656, enregistrées au parlement, un corps entier de sujets illitérés qui n’avoient pour partage que l’exercice de la barberie, & l’usage de quelques pansemens aisés à mettre en pratique ; si l’école de chirurgie s’avilit bientôt par le mêlange d’une profession inférieure ; ensorte que l’étude des lettres y devint moins commune qu’elle ne l’étoit auparavant : mais l’expérience a fait voir combien il étoit à desirer que, dans une école aussi célèbre que celle des chirurgiens de saint Côme, on n’admît que des sujets qui eussent étudié à fond les principes d’un art, dont le véritable objet est de chercher dans la pratique, précédée de la théorie, les règles les plus sures qui puissent résulter des observations & des expériences. Et, comme peu d’esprits sont assez favorisés de la nature pour pouvoir faire de grands progrès dans une carrière si pénible, sans y être éclairés par les ouvrages des maîtres de l’art, qui sont la plupart écrits en Latin, & sans avoir acquis l’habitude de méditer & de former des raisonnemens justes par l’étude de la philosophie, nous avons reçu favorablement les représentations qui nous ont été faites par les chirurgiens de notre bonne ville de Paris, sur la nécessité d’exiger la qualité de maître-ès-arts de ceux qui aspirent à exercer la chirurgie dans cette ville, afin que leur art y étant porté par ce moyen à la plus grande perfection qu’il est possible, ils méritent également par leur science et par leur pratique, d’être le modèle & les guides de ceux qui, sans avoir la même capacité, se destinent à remplir la même profession dans les provinces & dans les lieux où il ne seroit pas facile d’établir une semblable loi. »

Toutes ces raisons, en faveur du rétablissement des lettres dans le corps de la chirurgie, ne satisfirent point les médecins. Pour justifier leurs plaintes & leur murmure, ils prétextèrent la qualité de bons citoyens : ils voulurent faire regarder la déclaration comme très-funeste à l’état, comme une innovation préjudiciable au bien public & même au progrès de la chirurgie, & lui disputèrent les prérogatives qu’elle vouloit s’attribuer. Les chirurgiens ne se laissèrent point abbatre par ces attaques, auxquelles ils devoient s’attendre. Ils répondirent ou crurent répondre à tout, de manière à ne point laisser de replique. Le gouvernement leur parut n’avoir jamais rien fait de plus sage que de les laver de leur ignominie ; que de rompre le contrat d’union avec les barbiers ; que de rétablir, dans ses premiers droits & privilèges, une école dont l’avilissement faisoit le malheur des campagnes, des villes & surtout des armées. Leurs prétentions, opposées à celles des médecins, occasionnèrent des propos vifs & des disputes particulières. De l’animosité réciproque, on en vint à des procès. Il parut, de part & d’autre, des factums & des mémoires, où chacun divinisoit son art, & où l’on appuyoit moins sa cause de bonnes raisons, qu’on ne la gâtoit par dès personnalités. Ils sont un mêlange de vérités dures & de plaisanteries.

Si l’on veut croire les médecins, la raison est de leur côté. L’univers ne sçauroit subsister sans eux. Dieu les a donnés aux hommes dans sa bonté. Ils sont la sauve-garde du corps humain. Leur esprit est ce feu précieux dérobé par Promethée à la divinité. Ils n’ignorent rien ; ils connoissent parfaitement toutes les maladies & leurs symptômes. Ils ont des principes & des axiomes aussi certains que ceux de la géométrie. Dans la chirurgie, au contraire, on est d’une ignorance crasse, toujours en doute sur le choix & la vertu des remèdes, sur les accidens inséparables des plus légères opérations. Cette école mérite bien le titre d’académie d’anières de saint Côme. Ceux qui la composent, doivent se croire trop honorés d’être valets des médecins, pour ne pas dire esclaves. On les a, de tout temps, appellés bourreaux. Ce sont des voleurs qui « pillent tous les arts, la physique, la chymie & toute la matière médicale..... Ils se laissent emporter à l’ambition d’avoir chez eux des chymistes, des pharmaciens, des distillateurs, des droguistes ; de faire des emplâtres & semblables compositions, Dieu sçait comment. Puis, s’ingérant de manier les minéraux ou les métaux, ils osent en venir jusqu’à préparer le mercure ». Ils s’arrogent le droit de traiter les maladies vénériennes. Si l’inoculation vient en mode, ils voudront encore exercer leur talent en ce genre. Malheur à qui se trouve obligé de recourir à leur ministère. Ils se jouent d’un homme désespéré qui craint également la vie & la mort, empressés de faire des expériences. Ils profitent de ses cris & de ses douleurs pour le dépouiller souvent du plus étroit nécessaire.

La plupart de ces reproches ne pourroient-ils pas tomber également sur les médecins ? Mais, contentons-nous de rapporter les louanges singulières que leur donne, dans un de ses ouvrages, Andry, docteur régent de la faculté de médecine de Paris, & journaliste des sçavans. Les médecins, dit-il, ont beaucoup de religion : ils ont eu des saints. Plusieurs ont composé des livres de piété, & même des livres de théologie & de controverse. Les chirurgiens n’ont encore eu aucun saint de leur profession. Saint Côme & saint Damien n’ont point exercé la chirurgie ; & c’est sans fondement, que les chirurgiens les ont choisis pour leurs patrons. Enfin, on ne peut citer aucun « livre de dévotion de la façon d’un chirurgien ». On ne se douteroit point de cet éloge, surtout après avoir lu le livre des sçavans, accusés d’athéisme, & dans lequel les médecins ne jouent pas le moindre rôle.

Les chirurgiens, en se défendant, ne se prévalurent point d’une dévotion exemplaire, de la liste des saints, dont ils remplissent le calendrier : ils se justifièrent du reproche d’ignorance ; ils se vantèrent d’éclipser bientôt les plus grandes lumières, d’instruire le monde par la nécessité de cultiver les lettres, & par l’ardeur que donnent les nouveaux établissemens. Ils rappellèrent des édits peu favorables à la faculté de médecine ; entr’autres, celui de Henri II, qui porte que, sur la plainte des héritiers des personnes décédées par la faute des médecins, il en sera informé comme des autres homicides, & seront, les médecins ordinaires, tenus de goûter les excrémens de leurs malades, & de leur impartir tout autre sollicitude ; autrement seront réputés avoir été cause de leur mort. Dans le préambule de la même ordonnance, que la faculté de Paris n’a eu garde d’enregistrer, il est dit que les médecins porteront une couleur cérulée, qui est une couleur funeste, parce qu’ils en font plus mourir qu’ils n’en sauvent. Les chirurgiens ne répondirent à l’idée burlesque de vouloir qu’ils soient les valets des médecins, que par cette réflexion toute simple : les esclaves auroient donc des esclaves ; car on sçait que, chez les Romains, la plupart des médecins étoient des esclaves ou des affranchis. Les chirurgiens soutenoient que le traitement des maladies vénériennes étoit de leur ressort, ainsi que l’inoculation. Ils ajoutoient qu’elle seroit déjà généralement reçue en France, si plusieurs membres de la faculté de médecine, en feignant de l’approuver, ne s’y opposoient réellement, ne craignoient de perdre la cure d’une maladie presque générale & lucrative, & ne mettoient, sur le compte des prêtres, une défense qui n’est que l’effet de la jalousie. Les chirurgiens renvoient leurs adversaires à Molière, pour les rendre modestes. Ils disoient que ce comique n’avoit point chargé les portraits, que les médecins sont encore tels qu’il les a représentés. Dans les réceptions, même pédanterie & même étalage de la dignité doctorale. Dans les consultations, même verbiage, même contrariété de sentimens, mêmes querelles & mêmes injures, même routine pour l’ordonnance des remèdes, même entêtement pour l’observation des règles & des formes, bien ou mal entendues. Dans les visites, même esprit d’intérêt, même attention à les multiplier, en prolongeant la maladie, à préférer aux malheureux les personnes en crédit ou qui ont de l’opulence.

Aux bons mots de Molière, on joignit ceux de Samuël Sorbière qui parle ainsi des médecins : « Ils sont dans la connoissance de la physique comme les quinze-vingt ; & tout le reste du peuple est comme les aveugles provinciaux qui ne sçavent point les êtres de Paris. Les quinze-vingt vont à tâtons par les rues, &, par une longue habitude, trouvent les églises où ils ont affaire, sans les voir, ni sans sçavoir comme elles sont faites : les médecins en font de même dans le corps humain, dont ils sçavent les êtres par je ne sçais quelle routine, qui les conduit heureusement là où ils veulent aller, & en des endroits qu’ils ne connoissent pas ». Sorbière ajoute que chaque médecin se croit un être important, & vante beaucoup sa méthode & sa pratique particulière, mais que la pratique d’eux tous peut être définie « l’impudence de dire de fortes raisons d’un mal, comme si elles étoient véritables ; la témérité d’ordonner des remèdes incertains, comme s’ils étoient infaillibles ; la vanité de tirer de la gloire des heureux succès, & l’adresse d’excuser les mauvais événemens ou les fausses prédictions. » Il ne conçoit pas qu’un honnête homme puisse exercer la profession de médecin : il dit qu’il n’y a que l’ambition de s’avancer, ou les besoins extrêmes, qui rendent supportable ce métier de charlatan, & qu’il est aussi ridicule de le continuer, lorsqu’on a dequoi vivre, qu’il le seroit de voir un gueux enrichi aller encore à la quête, & porter la besace ; ou de voir un gadouart, avec une fortune suffisante, conserver ses anciennes habitudes, & fréquenter les fosses des aisemens. On cita encore La Bruyère, qui définit un médecin une sorte d’homme, payé pour dire des fariboles, dans une chambre, auprès d’un malade, jusqu’à ce que la nature l’ait guéri, ou que les remèdes l’aient fait crêver.

Enfin, on saisit tous les ridicules & les moindres défauts de nos Esculapes méthodiques ou galeniques ; chymiques, spagiriques & empiriques ; cliniques, astrologiques, botaniques, anatomiques. On releva, dans quelques sectateurs d’Hyppocrate & de Galien, la présomption & la fatuité : dans d’autres, une vaine montre d’érudition Grecque & Latine, & la négligence de leur art : dans ceux-ci, une ambition secrette & désordonnée, leur souplesse & leurs intrigues, pour obtenir des postes à la cour, & des survivances lucratives, leur adresse à composer leur air, leurs manières & leur visage ; à se donner de la gravité, pour mieux s’en faire accroire & captiver les suffrages ; à parvenir a la célébrité sans aucun mérite : dans ceux-là, l’esprit de dissipation & de frivolité, les airs de petit maître & le persiflage, une affectation à répéter mes gens, mes chevaux, mon carosse : dans les uns, des manières insinuantes & ce ton doucereux, si propres à les rendre les maîtres des maisons qu’ils fréquentent ; dans les autres, cet air dur & tranchant qui annonce un mépris décidé pour la vie de leurs semblables, & l’indifférence avec laquelle ils feroient l’épitaphe du genre humain ; dans quelques-uns, leurs manœuvres criminelles, leurs ordonnances inutiles ou nuisibles, leurs intelligences avec les distributeurs des remèdes & des drogues, pour partager le profit des mémoires exorbitans : enfin, dans plusieurs, cet esprit d’envie & de noirceur, qui leur rend odieux tout mérite de telle nation, de telle province, de telle faculté, & les porte à des éclats dont la honte rejaillit sur leurs confrères, & décrédite la médecine. Mais passons sur tout cela.

Les écrits, répandus par chaque parti, montrèrent à quelles extrémités se livre le cœur humain, lorsqu’il n’écoute que la haine. Les chirurgiens, pour exhaler la leur, furent accusés d’avoir emprunté nos meilleures plumes ; Il n’était bruit que de ces querelles. Des méchans eussent voulu voir les médecins & les chirurgiens en venir aux mains, & les mânes de tant de victimes, vengés par l’effusion de leur sang & par l’extinction des deux corps. C’est ainsi qu’on déclame, quand on est en santé, contre les médecins, & contre les gens de justice, lorsqu’on est sans procès. A-t-on besoin des uns ou des autres, on change de langage.

De quelque manière que les chirurgiens présentassent leurs raisons & leurs droits, il restoit toujours une certaine prévention contr’eux. Le public, accoutumé à les voir dans l’avilissement, avoit peine à les mettre à côté des médecins.

L’université crut qu’on attentoit à sa gloire, & que la déclaration du roi attaquoit ses privilèges. Animée par les médecins, elle s’éleva contre leurs adversaires : elle réclama le droit exclusif d’enseigner.

Les chirurgiens ne lui contestèrent pas ce droit : ils dirent qu’ils avoient de tout temps fait partie de l’université, & qu’obligés désormais de se faire recevoir maîtres-ès-arts, elle devoit les regarder comme autant d’anciens membres, confirmés dans la possession de lire & d’enseigner publiquement. Ils ajoutèrent que, si l’université refusoit de reconnoître, comme étant de son corps, le collège & la faculté de chirurgie, elle ne pourroit encore faire interdire aux chirurgiens le droit d’enseigner, étant les seuls en état de professer leur art. Ils opposèrent enfin à son prétendu droit exclusif d’enseigner, & qu’elle tient des papes sa volonté de nos rois, seuls arbitres des sciences, & qui ont permis à différens collèges, hors de l’université, d’enseigner celles qu’on montre dans l’université même.

Pour régler toutes ces prétentions respectives, pour mettre fin à toutes les disputes qu’elles excitoient, il fallut un arrêt du conseil d’état du 4 juillet 1750. « Le roi, voulant prévenir ou faire cesser toutes les nouvelles difficultés entre deux professions (la médecine & la chirurgie) qui ont un si grand rapport, & y faire règner la bonne intelligence, qui n’est pas moins nécessaire pour leur perfection & pour leur honneur, que pour la conservation de la santé & de la vie des sujets de sa majesté elle a résolu d’expliquer ses intentions sur ce sujet ». Le roi, par cet arrêt, ordonne, 1°. un cours complet des études de toutes les parties de la chirurgie, qui sera de trois années consécutives, 2°. que, pour rendre le cours plus utile aux élèves, & les mettre en état de joindre la pratique à la théorie, il soit incessamment établi, dans le collège de saint Côme de Paris, une école pratique d’anatomie & d’opérations chirurgicales, où l’on montrera gratuitement, & où les élèves feront eux-mêmes les dissections & les opérations qui leur auront été enseignées. 3°. Sa majesté veut que les étudians prennent des inscriptions au commencement de chaque année du cours d’étude, & qu’ils ne puissent être reçus à la maîtrise, qu’en rapportant des attestations en bonne forme, du temps des études. La faculté de médecine doit être invitée, par les élèves gradués, à l’acte public qu’ils soutiennent à la fin de la licence, pour leur reception au collège de chirurgie. Le répondant donne au médecin qui préside, la qualité de doyen de la très-salutaire faculté[1], à chacun des deux docteurs assistans, celle de très-sage docteur[2], suivant l’usage observé dans les écoles de l’université. Ces trois docteurs n’ont que la première heure pour faire des objections au candidat ; les trois autres heures que dure l’acte, sont données aux maîtres en chirurgie, qui ont seuls la voix délibérative pour la réception du répondant.

Sa majesté règle encore, par cet arrêt, les droits & prérogatives dont les maîtres en chirurgie doivent jouir. Elle leur accorde les mêmes honneurs & les mêmes privilèges attachés aux arts libéraux, & dont jouissent les notables bourgeois de Paris. Cependant elle n’entend point que les titres d’école & de collège puissent tirer à conséquence, & que, sous prétexte de ces titres, les chirurgiens, s’attribuent aucun des droits des membres & suppôts de l’université de Paris. Ainsi le collège de chirurgie doit être considéré comme le collège royal & celui de Louis le grand.

L’ambition des anciens chirurgiens avoit été de faire une cinquième faculté apostolique ou pareille aux quatre autres facultés de l’université. Pour y réussir, ils s’adressèrent au pape vers l’an 1579, & en obtinrent même une bulle favorable, laquelle occasionna un procès qui est resté indécis : mais les chirurgiens d’aujourd’hui n’avoient pas cette prétention. Ils se bornoient à vouloir être unis à l’université, comme faculté laïque, civile & purement royale. Leur demande n’avoit rien que de louable. Il étoit naturel qu’ils souhaitassent d’appartenir à l’université, mère commune des sciences, du moins comme maîtres-ès-arts, puisqu’elle croit avoir raison de les refuser comme faculté. Quelque flatteur que soit ce dernier titre, ils s’en croient dédommagés, après avoir obtenu celui de collège royal. Le premier chirurgien du roi, La Martinière, s’explique ainsi dans un mémoire présenté au roi. « L’honneur de dépendre immédiatement de votre majesté, suffit pour nous consoler de toute autre distinction. »



  1. Decanus saluberrimæ facultatis.
  2. Sapientissimus doctor.