Quentin Durward/Introduction 2

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 19p. 14-40).


INTRODUCTION
À LA PREMIÈRE ÉDITION ANGLAISE.


Et un homme qui a éprouvé des pertes… Allez.
Shakspeare, Beaucoup de bruit pour rien.




Lorsque l’honnête Dogberry[1] récapitule et énumère tous ses titres à la considération, qui, dans son opinion, aurait dû le mettre à l’abri de l’épithète injurieuse dont le gratifie M. le gentilhomme Conrade, il est digne de remarque qu’il n’appuie pas avec plus d’emphase sur ses deux robes, (objet de quelque importance dans certaine ci-devant capitale que je connais), ni sur ce qu’il est un aussi joli petit morceau de chair qu’on en puisse trouver dans tout Messine, non plus que sur le dernier article de son apologie, qu’il a amassé une assez jolie petite fortune, que sur ce qu’il est un homme qui a éprouvé des pertes.

Effectivement j’ai toujours remarqué que ces enfants gâtés de la fortune, soit pour voiler l’éclat éblouissant de leur splendeur aux yeux de ceux que le sort a traités moins favorablement, soit parce que s’être élevé en dépit du malheur leur paraît aussi honorable pour un riche qu’il l’est pour une forteresse d’avoir soutenu un siège ; j’ai toujours remarqué, dis-je, que ces gens-là ne manquent jamais de vous entretenir des pertes qu’ils éprouvent par suite de la dureté des temps. Il est rare que l’on dîne à une table bien servie sans que les intervalles entre le champagne, le bourgogne et le vin du Rhin[2] soient remplis, si l’amphitryon est un capitaliste, par des plaintes sur la baisse de l’intérêt de l’argent et sur la difficulté de trouver à placer des fonds qui restent improductifs entre ses mains ; ou s’il est propriétaire, par un triste et affligeant détail d’arrérages et de diminution dans le prix des baux. Cela produit son effet : les convives soupirent et secouent la tête en cadence avec leur hôte, regardent le buffet qui rompt sous le poids de l’argenterie, continuent à savourer les excellents vins qui circulent rapidement autour de la table, et songent à la bienveillance pure et désintéressée qui, bien que limitée dans ses moyens, ne cesse pas de prodiguer à ses convives ce qu’elle possède encore ; ou, ce qui flatte bien plus sa vanité, admirent cette opulence qui, si peu affaiblie par tant de pertes, va toujours fournissant, comme le trésor inépuisable du généreux Aboulcasem, aux demandes de ceux qui viennent y puiser à pleines mains.

Cette manie de doléances a néanmoins ses bornes comme celle des souffrances, laquelle, comme les valétudinaires le savent fort bien, est un passe-temps plein de charmes, tant qu’ils ne sont affectés que de maladies chroniques. Mais je n’ai jamais entendu un homme dont le crédit fût réellement sur le bord de sa ruine, parler de la diminution de ses fonds ; et mon habile et philanthrope médecin m’assure que c’est une chose fort rare de voir des personnes prises d’une bonne fièvre, ou de quelque autre maladie aiguë,


Dont la crise terrible où la mort nous amène,
Présage le néant de la machine humaine,


faire de leurs souffrances le sujet d’une conversation amusante.

Après avoir mûrement considéré toutes ces choses, je ne saurais cacher à mes lecteurs que je ne suis ni tellement dédaigné du public, ni tellement bas dans mes revenus, que je n’aie ma part de la détresse qui afflige en ce moment les capitalistes et les propriétaires des trois royaumes. Vos auteurs qui dînent avec une côtelette de mouton peuvent se réjouir que le prix en soit tombé à trois pence[3] la livre, ou, s’ils ont des enfants, de ce que le pain de quatre livres ne coûte que six pence ; mais nous qui appartenons à la classe que ruinent la paix et l’abondance, nous qui avons des terres et des bestiaux, et qui vendons ce que ces pauvres glaneurs se voient contraints d’acheter, nous sommes réduits au désespoir par les mêmes événements qui feraient illuminer toutes les mansardes de Grub-Street[4], si les habitants de Grub-Street avaient jamais des bouts de chandelles à employer à cet usage. Je réclame donc hardiment la part qui me revient dans les calamités qui n’affectent que les riches, et je m’inscris, à côté de dogberry, sur la liste de ceux qui ont une assez jolie petite fortune, mais qui ont éprouvé des pertes.

C’est avec le même esprit de généreuse émulation que récemment j’ai eu recours au remède universel contre l’impécuniosité[5] dont je me plains, c’est-à-dire à une courte résidence sous un climat méridional : par-là, j’ai non-seulement épargné plusieurs tombereaux de charbon de terre, mais encore j’ai eu le plaisir d’exciter une sympathie générale pour l’état de décadence de ma fortune chez ceux qui, si j’eusse continué à dépenser mes revenus dans leur pays, se seraient fort peu embarrassés de me voir pendre : ainsi, tandis que je bois mon vin ordinaire, mon brasseur trouve que le débit de sa petite bière diminue ; tandis que je vide avec délices ma bouteille à cinq francs, ma pinte quotidienne de porto s’aigrit dans la cave de mon marchand de vins ; tandis que la côtelette à la Maintenon est toute fumante sur mon assiette, le puissant aloyau reste accroché à sa cheville dans la boutique de mon ami à tablier bleu, le boucher du village. En un mot, tout ce que je dépense ici occasionne un déficit chez mes fournisseurs habituels ; et les quelques sous que je donne au garçon perruquier, la croûte de pain que je jette à son barbet au dos tondu et aux yeux rouges, c’est encore autant de perdu pour mon vieil ami le barbier et pour l’honnête Trusty[6], le gros chien de garde enchaîné dans ma cour. J’ai donc toujours le bonheur de savoir que mon absence est sentie et regrettée par ceux qui se moqueraient bien de me voir dans un cercueil, pour peu qu’ils eussent la certitude de conserver la pratique de mes héritiers. Toutefois j’excepte formellement de cette accusation d’égoïsme et d’indifférence mon généreux Trusty, dont les démonstrations de courtoisie à mon égard partaient, j’aime à le croire, d’un principe plus désintéressé que celles de personne qui m’ait aidé à dépenser les revenus dont je suis redevable à la libéralité du public.

Hélas ! le frivole avantage d’exciter chez soi une sympathie aussi générale et aussi soutenue est balancé par de grands inconvénients personnels.


Pour me tirer des pleurs il faut que vous pleuriez[7].


dit Horace ; et véritablement j’ai peine à m’empêcher de pleurer lorsque je songe à l’échange que j’ai fait de mes jouissances domestiques, jouissances dont l’habitude m’a fait un besoin, pour des équivalents étrangers que le caprice et l’amour de la nouveauté ont mis en vogue. Je ne puis m’empêcher d’avouer, à ma honte, que mon estomac, encore tout domestique, et accoutumé aux mets du pays natal, soupire après la bonne et véritable tranche de bœuf (steak), apprêtée à la manière de Dolly[8], apportée toute brûlante de dessus le gril, brune à l’extérieur, et devenant d’un rouge d’écarlate sous le tranchant du couteau : tous les mets délicats de la carte de Véry, et ses mille manières d’orthographier ses biffsteeks de mouton, ne peuvent les remplacer. D’un autre côté, le fils de ma mère ne saurait s’accommoder de boissons fades et légères ; et aujourd’hui que l’on peut avoir la drèche pour rien, je suis convaincu qu’une double mesure (straïck) de John Barleycorn[9], dit avoir fait de cette pauvre créature domestique, la petite bière, une liqueur vingt fois plus généreuse que ce breuvage acide et sans force que l’on honore ici du nom de vin, quoique sa substance et ses qualités l’assimilent bien plutôt à l’onde légère et hygiénique de la Seine. Les vins français de première qualité sont, il est vrai, passables ; il n’y a rien à dire contre le château-margot ou le sillery, et cependant ils ne peuvent me faire oublier mon vieux vin d’Oporto, si bon, si généreux. Enfin, sans en excepter le garçon et son barbet, quoique tous deux soient des animaux fort divertissants, et qu’ils fassent mille singeries qui ne laissent pas que d’amuser, cependant il y avait dans le clin d’œil avec lequel notre vieux Packwood avait coutume de communiquer les nouvelles de la matinée, plus de franche gaieté que toutes les gambades d’Antoine ne pourraient en exprimer dans l’espace d’une semaine ; et dans le remuement de queue du brave Trusty, plus de sympathie humaine et canine que dans toute la contenance de son rival Toutou, se fût-il tenu sur ses pattes de derrière pendant toute une année.

Ces signes de repentir viennent peut-être un peu tard, et j’avoue (car je dois avoir la plus grande franchise avec mon cher ami le public) qu’ils sont en grande partie le résultat de la conversion (je devrais dire la perversion) de ma nièce Christy à l’ancienne foi papale, grâce à un certain prêtre madré[10] de notre voisinage, et du mariage de ma tante Dorothée avec un capitaine de cavalerie, à demi-solde, membre de la légion d’honneur, qui, si l’on voulait l’en croire, serait aujourd’hui maréchal de France[11] si notre ancien ami Bonaparte eût continué de vivre et de triompher. À l’égard de Christy, je dois avouer que la tête lui avait si complètement tourné à Édimbourg, en courant jusqu’à cinq routs[12] par soirée, que, bien que je me méfiasse un peu des moyens et des motifs de sa conversion, je ne fus pas fâché de voir que ses idées commençaient à prendre une tournure plus sérieuse. D’ailleurs, il n’y eut pas grande perte à cela ; car le couvent me débarrassa d’elle, moyennant une pension fort raisonnable. Mais le mariage terrestre de ma tante Dorothée était une chose bien différente des épousailles toutes spirituelles de Christy : en premier lieu, elle avait deux mille livres sterling placées dans les trois pour cent, et qui furent tout aussi complètement perdues pour ma famille, que si cette rente n’eût jamais été inscrite sur le grand-livre de la dette publique : car eût-on jamais pensé que ma tante Dorothée se serait mariée ? Et, d’un autre côté, qui aurait pu s’imaginer qu’une femme qui a cinquante ans d’expérience eût épousé un squelette français, dont les jambes et les bras, presque de même longueur, ressemblent à deux compas entr’ouverts, dont l’un serait posé perpendiculairement sur la tête de l’autre, de telle sorte que l’espace qui existe entre eux serait tout juste assez grand pour figurer un corps ? Tout le reste n’était que moustaches, pelisse et pantalon de calicot. Elle aurait pu avoir un polk de vrais cosaques en 1815, pour la moitié de la fortune qu’elle a laissée à cet épouvantail militaire. Mais à quoi bon s’appesantir sur ce sujet ? elle en était venue au point de citer Rousseau en fait de sentiment ; qu’il n’en soit donc plus question.

Après avoir ainsi expectoré ma bile contre un pays qui n’en est pas moins un pays fort gai et fort agréable, et auquel je n’ai nul reproche à adresser, puisque enfin c’est moi qui suis venu le trouver et non lui qui est venu me chercher, j’en viens au but direct de cette Introduction. Si ce n’est pas trop compter sur la continuation de vos bonnes grâces, mon cher public (quoique, à vrai dire, l’invariabilité et l’uniformité de goût soient des qualités sur lesquelles ceux qui recherchent vos faveurs ne peuvent guère compter), ce but me dédommagera peut-être jusqu’à un certain point du déplaisir et de la perte que j’ai essuyés en amenant ma tante Dorothée dans le pays des gros mollets, des minces chevilles, des noires moustaches, des membres sans corps, et des beaux sentiments : car je puis vous certifier que le drôle est, comme disait mon ami lord L***, un vrai pâté de béatilles[13], tout ailerons et pattes. Si elle avait choisi dans le contrôle de la demi-paie un de ces montagnards écossais à phrases ampoulées, ou bien un des élégants fils de la verte Érin[14], je n’aurais soufflé mot ; mais de la manière que l’affaire a été conduite, il est difficile de se contenir en voyant ma tante Dorothée dépouiller gratuitement ses héritiers légitimes. Toutefois, silence, ma sombre humeur ! et invitons notre cher public à s’occuper d’un sujet plus agréable pour nous et plus intéressant pour lui.

À force de boire le breuvage acide dont j’ai déjà parlé, et de fumer des cigares, ce en quoi je ne suis pas novice, tout en buvant et en fumant, dis-je, j’en vins à faire une sorte de connaissance avec un homme comme il faut ; je veux dire un de ces vieux échantillons de noblesse que l’on trouve encore en France, bien qu’en petit nombre, et qui, de même que les statues mutilées d’un culte antique et tombé dans l’oubli, commandent encore un certain degré de vénération et d’estime, même à ceux qui ne leur accordent volontairement ni l’une ni l’autre.

En fréquentant le café du village, je fus d’abord frappé de l’air singulier de dignité et de gravité qui distinguait ce vieux gentilhomme, de son attachement scrupuleux pour les bas et les souliers, au mépris des demi-bottes et des pantalons ; il portait la croix de Saint-Louis à sa boutonnière, et une petite cocarde blanche à son chapeau, dont la forme rappelait la mode du siècle dernier. Son ensemble avait quelque chose d’intéressant ; et d’ailleurs, au milieu du groupe joyeux qui l’entourait, sa gravité formait un contraste d’autant plus attachant : telle l’ombre d’un arbre isolé, au milieu d’un paysage qu’éclairent les rayons brillants du soleil. Je fis, pour lier connaissance avec lui, les avances que le lieu, les circonstances et les mœurs du pays exigeaient, c’est-à-dire que je vins me placer près de lui ; et, tout en fumant avec calme mon cigare par bouffées intermittentes et presque imperceptibles, je lui adressai le petit nombre de questions que partout, et plus particulièrement en France, l’usage permet à un étranger de faire sans s’exposer au reproche d’impertinence. Le marquis de Haut-Lieu, car c’était là son titre, fut aussi laconique et aussi sentencieux que la politesse française le permettait : il répondit à toutes mes questions, ne m’en adressa aucune, et ne m’encouragea point à les renouveler.

La vérité était que, n’étant pas très-accessible aux étrangers, de quelque nation qu’ils fussent, ni même pour ceux de ses compatriotes qu’il ne connaissait point, le marquis était particulièrement réservé envers les Anglais. Ce sentiment était dû peut-être à un reste de l’ancien préjugé national ; peut-être venait-il de l’idée que les Anglais sont un peuple hautain, fier de ses richesses, et pour qui le rang, joint à une fortune médiocre, est un objet de mépris autant que de pitié ; ou peut-être enfin, en réfléchissant sur certains événements récents, éprouvait-il, comme Français, quelque mortification, même des succès qui avaient rétabli son maître sur le trône et lui-même dans des propriétés fort amoindries et dans un château dévasté. Néanmoins son aversion n’allait jamais au delà de cet éloignement pour la société des Anglais. Lorsque les affaires d’un étranger exigeaient l’intervention de son crédit en sa faveur, il l’accordait toujours avec toute la courtoisie d’un gentilhomme français qui sait ce qu’il se doit à lui-même et ce qui est dû à l’hospitalité nationale.

À la fin, je ne sais par quel hasard le marquis découvrit que l’individu qui fréquentait le même café que lui était Écossais, circonstance qui parla hautement en ma faveur. Il m’informa que quelques-uns de ses ancêtres étaient d’origine écossaise ; il croyait même que sa maison avait quelques parents dans ce qu’il lui plaisait d’appeler la province de Hanguisse, dans la Calédonie. La parenté avait été vérifiée et reconnue de part et d’autre au commencement du siècle dernier ; et durant son exil (car, comme on le pense bien, le marquis avait passé dans les rangs de l’armée de Condé et partagé les malheurs et la détresse de l’émigration), il avait éprouvé quelque désir d’aller renouer connaissance avec ses parents d’Écosse et réclamer leur protection. Mais, après tout, disait-il, il ne s’était pas beaucoup soucié de se présenter à eux dans une position qui ne leur aurait pas fait beaucoup d’honneur et qu’ils auraient pu considérer comme leur imposant quelque honte ; en sorte qu’il crut plus sage de s’en remettre à la Providence, et de se tirer d’affaire du mieux qu’il lui serait possible. Ce qu’il fit dans ce but, je n’ai jamais pu le savoir ; mais, j’en suis sûr, ce noble vieillard ne fit rien qui pût compromettre sa loyauté ; quoi qu’il pût arriver, il resta ferme dans ses principes et dans ses opinions, jusqu’à ce que les événements l’eussent ramené, vieux, pauvre et découragé, dans un pays qu’il avait quitté bien jeune encore, plein de vigueur, de santé, et d’un vif ressentiment qui comptait tirer une prompte vengeance de ceux qui l’en avaient chassé. Si je l’avais connu dans des circonstances plus prospères j’aurais pu rire de quelques traits du caractère du marquis, particulièrement de ses préjugés relatifs à la naissance et sur la politique ; mais, dans la position où il était, quand même ses préjugés n’auraient pas eu pour base une forte conviction, n’auraient pas été ennoblis par un entier désintéressement, il méritait ce respect que nous accordons au martyr ou au confesseur d’une religion différente de la nôtre.

Peu à peu nous devînmes bons amis, et nous prîmes notre café, nous fumâmes notre cigare, nous bûmes notre bavaroise ensemble pendant plus de six semaines, sans que, de part ni d’autre, les affaires apportassent de longues interruptions à ces plaisirs. Ayant, non sans quelque difficulté, trouvé la clef de ses questions relativement à l’Écosse, grâce à une heureuse conjecture que la province de Hanguisse ne pouvait être que notre comté d’Angus, je fus à même de répondre d’une manière plus ou moins satisfaisante à la plupart de celles qu’il me fit sur les parents qu’il avait dans ce pays ; et je ne vis pas sans éprouver quelque surprise que le marquis connaissait la généalogie de quelques-unes des familles distinguées de ce comté beaucoup mieux que je n’aurais pu m’y attendre.

Enfin, notre liaison lui causa tant de satisfaction qu’il en vint jusqu’à se résoudre à m’inviter à dîner au château de Haut-Lieu, château bien digne de ce nom, car il était situé sur une éminence qui commande les bords de la Loire. Cet édifice est à environ trois milles du village où j’avais établi ma résidence temporaire ; et lorsque je le vis pour la première fois, je pardonnai sans peine au propriétaire la mortification manifeste qu’il éprouva en recevant un hôte dans l’asile qu’il s’était formé au milieu des ruines du palais de ses ancêtres. Avec une gaieté sous laquelle il cherchait en vain à cacher un sentiment plus profond, il m’avait insensiblement préparé à la vue du lieu que je devais visiter, et il en eut même encore tout le temps, le jour où il me conduisit dans son petit cabriolet, attelé d’un gros et lourd cheval normand, vers cette antique demeure de ses pères.

Les restes de ce château reposent sur un magnifique plateau qui domine le cours de la Loire, et dont la pente, rachetée par des escaliers de pierres ornés de statues, de rocailles, et autres embellissements artificiels, forme plusieurs terrasses qui conduisent de degré en degré jusqu’au bord du fleuve. Toute cette décoration architecturale, ainsi que les parterres remplis de fleurs brillantes, de plantes curieuses et d’arbrisseaux exotiques, avaient depuis plusieurs années fait place aux objets plus utiles des travaux du vigneron ; cependant les restes de ces constructions, trop solides pour pouvoir être complètement détruites, prouvaient combien l’art avait été judicieusement employé pour embellir la nature.

Aujourd’hui il est peu de ces maisons de plaisance qui soient parfaitement conservées ; car l’inconstance de la mode a opéré en Angleterre un changement aussi complet que celui que le génie de la dévastation et la fureur populaire ont produit en France. Quant à moi, je me contente de souscrire à l’opinion du juge le plus éclairé de notre époque[15], qui pense que nous avons porté beaucoup trop loin notre amour pour la simplicité, et que les alentours d’un édifice imposant exigent des embellissements plus recherchés que ceux qui sont dus à de futiles ornements de gazon et de sable. Un site éminemment pittoresque serait probablement dégradé par l’introduction de ces ornements artificiels ; mais il en est beaucoup d’autres où l’intervention d’un plus grand nombre d’ornements d’architecture qu’il n’est d’usage d’en employer aujourd’hui, me paraît nécessaire pour racheter la nudité uniforme d’une haute maison qui s’élève isolément au milieu d’une pelouse, où elle ne paraît pas plus en rapport avec ce qui l’environne que si elle était sortie de la ville pour aller se promener dans la campagne.

Comment le goût vint à changer d’une manière si soudaine et si complète, c’est une circonstance fort singulière, et l’on ne pourrait guère l’expliquer que par le principe d’après lequel, dans une comédie de Molière[16], les trois amis du père préconisent un remède qui doit guérir la mélancolie de sa fille, c’est-à-dire, de garnir son appartement de tableaux, de tapisseries, de porcelaines, selon le genre de commerce que fait chacun d’eux. En faisant l’application de ces motifs au cas dont nous parlons, nous découvrirons peut-être qu’autrefois l’architecte traçait le jardin et le parterre qui entouraient une maison, et que naturellement, déployant son art, il y plaçait des statues, des vases, des terrasses pavées, et des escaliers dont les balustrades étaient chargées d’ornements, tandis que le jardinier, son subordonné, s’efforçait de faire correspondre le règne végétal au goût dominant, et taillait ses haies vives en remparts verdoyants, avec des tours et des créneaux, et ses arbres isolés comme l’aurait fait un statuaire. Mais, depuis lors, la roue a tourné de manière à placer le jardinier paysagiste sur la même ligne que l’architecte ; et de là vient l’usage libéral et un peu trop fréquent que l’on fait de la bêche et de la pioche, et la manie de convertir les pompeux travaux de l’architecte en une ferme ornée, qui se rapproche de la simplicité que la nature déploie dans la campagne environnante, autant que cela peut s’accorder avec l’agrément des allées commodes et sablées qu’exigent impérieusement les approches de la résidence d’un riche propriétaire.

Terminons cette digression, qui a donné au cabriolet du marquis le temps de gravir la colline par une chaussée tournante, aujourd’hui en très-mauvais état ; car sa rapidité avait été fortement retardée par la rotondité pesante de Jean Roast-Beef[17], que sans doute le cheval normand maudissait d’aussi bon cœur que ses compatriotes des vieux âges exécraient la stupide obésité d’un esclave saxon. Nous arrivâmes enfin en vue d’une longue rangée de bâtiments sans toiture[18], et tombant en ruines, qui se liaient à l’extrémité occidentale du château.

« En votre qualité d’Anglais, me dit le marquis, je devrais vous faire des excuses pour le mauvais goût de mes ancêtres, qui ont placé cette rangée d’écuries de manière à ce qu’elle fasse corps avec le château, car je sais que dans votre pays on a coutume de les porter à une certaine distance. Mais ma famille attachait un orgueil héréditaire à la possession de nombreux chevaux ; et mes pères prenant plaisir à les visiter fréquemment, ils n’auraient pu le faire aussi commodément si les écuries eussent été plus éloignées. Avant la révolution, j’avais trente beaux chevaux dans ces bâtiments ruinés. »

Ce souvenir d’une magnificence passée lui échappa sans doute involontairement ; car, en général, il faisait rarement allusion à son ancienne opulence. Dans ces paroles, prononcées avec simplicité, il n’y avait nulle affectation ; rien qui indiquât que le vieux gentilhomme attachait la moindre importance à la fortune qu’il avait possédée jadis, ou qu’il demandait qu’on le plaignît de ce qu’il ne l’avait plus. Toutefois, ce souvenir réveilla quelques idées pénibles, et nous gardâmes le silence jusqu’au moment où, des débris d’une maisonnette qui avait été jadis la loge du portier, sortit une paysanne française, pleine de vivacité, dont les yeux étaient noirs comme du jais et brillants comme des diamants. Elle vint à nous avec un sourire qui laissait apercevoir des dents auxquelles nombre de duchesses auraient pu porter envie, et prit les rênes du petit équipage.

« Il faut que Madelon exerce aujourd’hui la charge de palefrenier, » dit le marquis après lui avoir fait un signe de tête gracieux, en retour de la profonde révérence qu’elle avait adressée à monseigneur ; « car son mari est allé au marché, et, quant à la Jeunesse, il a tant et de si diverses occupations, qu’il en perd presque la tête. Madelon était la filleule de mon épouse, et avait été élevée pour être femme de chambre de ma fille, » continua-t-il pendant que nous passions sous l’arcade de la porte principale, surmontée des armoiries mutilées des anciens seigneurs, et maintenant à demi cachées sous la mousse et le gramen, sans compter les branches vagabondes de quelques arbrisseaux non taillés.

La connaissance que j’acquis, par ces paroles jetées en passant, que le marquis était un époux, un père, privé de son épouse et de sa fille, augmenta mon respect pour ce vieillard infortuné, que chaque objet qui se rattachait à sa situation présente entretenait, sans aucun doute, dans des réflexions mélancoliques. Après une courte pause, il continua d’un ton plus gai : « Mon pauvre la Jeunesse vous amusera ; et, soit dit en passant, il a dix ans de plus que moi (le marquis en a plus de soixante) : il me rappelle cet acteur du Roman comique, qui jouait toute une pièce à lui seul. Il veut absolument être à la fois maître d’hôtel, cuisinier en chef, valet de chambre, en un mot représenter toute une suite de domestiques dans sa personne. Il me rappelle quelquefois un personnage de la Bride de Lammermoor[19], que vous devez avoir lue, puisque c’est l’ouvrage d’un de vos gens de lettres, qu’on appelle, je crois, le chevalier Scott.

— Je présume, répondis-je, que vous voulez dire sir Walter.

— Oui, c’est de lui-même que je voulais parler : j’oublie toujours les noms qui commencent par cette lettre impossible[20]. »

Cette réflexion écarta des souvenirs plus pénibles ; car j’avais à redresser mon ami français sur deux points. Sur le premier je réussis, non sans quelques difficultés ; car le marquis, malgré son aversion pour les Anglais, ayant passé trois mois à Londres, se piquait d’entendre les difficultés les plus ardues de la langue, et en appelait à tous les dictionnaires, depuis celui de Florio jusqu’au plus moderne, pour prouver que le mot anglais bride signifiait en français la bride d’un cheval. Son scepticisme alla même si loin sur ce point de philologie, que lorsque je me hasardai à lui faire entendre que dans tout le roman il n’y avait rien qui eût rapport à une bride, prenant un grand sang-froid, et ne se doutant nullement à qui il parlait, il rejeta tout le blâme de cette inconséquence sur le malheureux auteur. J’eus ensuite la franchise d’informer mon ami, d’après des motifs que personne ne pouvait connaître aussi bien que moi, que mon compatriote, homme de lettres distingué, dont je parlerai toujours avec le respect dû à ses talents, n’était pas responsable des ouvrages futiles que le caprice du public lui avait trop généreusement et trop inconsidérément attribués. Saisi par l’impulsion du moment, j’aurais même peut-être été plus loin, et confirmé ma dénégation par une preuve positive, en avouant à mon hôte qu’il n’était pas possible qu’un autre eût écrit des ouvrages dont moi-même j’étais l’auteur ; mais j’échappai au danger auquel je m’étais imprudemment exposé, le marquis m’ayant répondu avec beaucoup de calme qu’il était bien aise d’apprendre que de pareilles frivolités n’avaient pas été composées par une personne de condition. « Nous les lisons, dit-il, comme nous écoutons les plaisanteries d’un comédien, ou comme nos ancêtres écoutaient celles d’un bouffon de profession attaché à la famille, et s’en faisaient un grand objet d’amusement, quoiqu’ils eussent été fâchés qu’elles sortissent de la bouche de quelqu’un qui aurait eu de meilleurs droits à être admis dans leur société. »

Cette déclaration me rappela complètement à ma prudence ordinaire, et je craignis tellement de me compromettre, que je ne me hasardai même pas à expliquer à mon aristocrate ami que l’individu qu’il avait nommé devait son avancement, à ce que j’avais entendu dire, à certains ouvrages de sa composition, qui, sans lui faire injure, pouvaient être comparés à des romans en vers.

La vérité est que, entre autres préjugés injustes auxquels j’ai déjà fait allusion, le marquis avait contracté une horreur mêlée de mépris pour tout homme qui fait des livres, parce que faire des livres est un métier tout comme un autre. Cette horreur ne s’étendait cependant pas jusqu’à ceux qui composent un in-folio sur la jurisprudence ou la théologie ; mais il regardait l’auteur d’un roman, d’une nouvelle, d’un poëme, d’une pièce fugitive en vers, ou d’un ouvrage de critique, comme on regarde un reptile venimeux, c’est-à-dire, avec crainte et dégoût. L’abus de la presse, soutenait-il, surtout dans ses productions les plus légères, dans ses formats les plus minces, avait empoisonné en Europe toutes les sources de la morale, et reprenait peu à peu une influence que le tumulte de la guerre lui avait fait perdre. Tous les écrivains, excepté ceux du plus gros et du plus lourd calibre, il les regardait comme dévoués à la mauvaise cause, depuis Rousseau et Voltaire jusqu’à Pigault-Lebrun et à l’auteur des romans écossais ; et bien qu’il convînt qu’il les lisait pour passer le temps, néanmoins, comme Pistol mangeant son poireau[21], ce n’était pas sans maudire la tendance de l’ouvrage qu’il avait sous les yeux.

Cette observation m’empêcha de faire l’aveu trop franc auquel ma vanité se préparait, et je ramenai le marquis à ses remarques sur le manoir de ses aïeux. « Ici, dit-il, était le théâtre sur lequel mon père obtint plus d’une fois un ordre pour que les principaux acteurs de la Comédie française vinssent jouer, quand le roi et madame de Pompadour l’honoraient de leur visite. Là-bas, plus au centre, était la salle baronniale où s’exerçait la juridiction féodale, lorsque des criminels devaient être jugés par le seigneur ou le bailli ; car nous avions, comme vos nobles écossais, le droit de basse et haute justice, ou autrement de fosse et de fourche, fossa cum furca, comme dirait un juriste. Au-dessous est la chambre de la question ou de la torture, et vraiment je suis fâché qu’un droit aussi sujet à des abus ait été confié aux mains d’une créature vivante. « Mais, » ajouta-t-il avec un sentiment de dignité qui prenait sa source dans le souvenir des atrocités que ses ancêtres avaient commises dans les souterrains dont il me montrait les soupiraux grillés, « telles sont les conséquences de la superstition, que, même aujourd’hui, les paysans n’osent approcher de ces cachots dans lesquels, dit-on, mes aïeux commirent plus d’un acte de cruauté. »

Tandis que nous approchions de la fenêtre, car je témoignais quelque curiosité de voir ce séjour de terreur, il s’éleva de cet abîme souterrain de grands éclats de rire, que nous découvrîmes facilement provenir d’un groupe de folâtres enfants qui avaient changé le caveau en un théâtre de leurs jeux, où ils faisaient une partie de Colin-Maillard.

Le marquis se trouva un peu déconcerté et eut recours à sa tabatière ; mais se remettant promptement, il me dit : « Ce sont les enfants de Madelon ; les terreurs imaginaires de ces retraites souterraines leur sont devenues familières. D’ailleurs, pour vous dire la vérité, ces pauvres enfants sont nés depuis l’époque des prétendues lumières qui ont fait disparaître notre superstition et en même temps notre sainte religion : ceci m’amène à vous prévenir que c’est aujourd’hui un jour maigre. Le curé de la paroisse est le seul convive que nous aurons, et je ne consentirais pas volontiers à heurter ses principes. D’ailleurs, » continua-t-il d’un ton plus ferme, et mettant de côté toute espèce de contrainte, « l’adversité m’a donné sur ce sujet des idées différentes de celles que m’inspirait la prospérité, et je rends grâces à Dieu de ce que je n’ai pas honte d’avouer que je suis les commandements de mon église. »

Je me hâtai de lui répondre que, bien qu’ils pussent différer de ceux de la mienne, j’avais tout le respect possible pour les règlements religieux de toute communion chrétienne, pénétré de l’idée que nous adressions nos prières au même Dieu, fondées sur le même et grand principe de la rédemption éternelle, quoique sous des formes différentes ; que j’étais dans la persuasion que s’il avait plu au Tout-Puissant de ne pas permettre cette variété de culte, nos devoirs nous auraient été prescrits aussi distinctement qu’ils sont tracés dans le Décalogue.

Le marquis n’était pas un secoueur de main[22] ; mais dans le cas présent, il saisit la mienne et la secoua avec cordialité : seule marque peut-être qui pût annoncer qu’il partageait mes sentiments, et qu’un zélé catholique pût convenablement donner en pareille circonstance.

Ces explications, ces remarques, et les nombreuses réflexions, produites par le spectacle de ces ruines, remplirent le temps que nous mîmes à faire deux ou trois fois le tour de la longue terrasse, et un quart d’heure pendant lequel nous restâmes assis dans un pavillon voûté, bâti en pierres de taille, décoré des armoiries du marquis, et dont le dôme, quoique un peu endommagé, était encore solide et assez bien conservé.

« C’est ici, » dit-il en reprenant le ton de la première partie de notre conversation, « que j’aime à venir m’asseoir à midi, lorsque ce pavillon m’offre un abri contre la chaleur, et dans la soirée, lorsque les rayons du soleil couchant s’éteignent par degrés sur la nappe étendue et onduleuse de la Loire ; c’est ici que, pour employer le langage de votre grand poète, c’est ici que, malgré ma qualité de Français, je connais mieux que bien des Anglais,

Shewing the Code of sweet and bitter fancy[23]. »

J’eus grand soin de ne pas réclamer contre cette variante d’un passage bien connu de Shakspeare ; car je soupçonne fort que Shakspeare aurait perdu dans l’opinion d’un juge aussi fin que le marquis, si j’avais démontré que, suivant toutes les autres leçons, il avait écrit chewing the cude, au lieu de shewing the Code[24]. D’ailleurs notre précédente discussion me suffirait, étant convaincu depuis long-temps (quoique je ne l’aie été que dix ans après être sorti du collège d’Édimbourg) que le véritable talent de la conversation consiste non pas à faire parade de connaissances supérieures que l’on possède sur des sujets de peu d’importance, mais à agrandir, à perfectionner, à corriger ce que l’on sait, en s’appuyant de l’autorité de ceux qui savent. Je laissai donc le marquis expliquer le Code tout à son aise, et je fus récompensé de ma retenue par la dissertation logique et savante qu’il entama sur le style maniéré et gracieux d’architecture introduit en France dans le dix-septième siècle. Il en indiqua les beautés et les défauts avec infiniment de goût ; et après avoir donné ses idées sur des sujets du même ordre que ceux qui m’ont déjà fourni une digression, il fit en leur faveur un appel d’un autre genre, fondé sur celles qui naissaient naturellement de ce qui était sous nos yeux.

« Qui pourrait sans remords, dit-il, détruire les terrasses du château de Sully ? ces terrasses que nous ne saurions fouler sous nos pas sans nous rappeler l’image de cet homme d’état, aussi distingué par sa sévère intégrité que par la force et l’infaillible sagacité de son esprit ! Si elles étaient d’un pouce moins larges, un tant soit peu moins massives, ou bien si elles étaient dépouillées de leur solennelle uniformité par les plus légères altérations, nous serait-il possible de nous les figurer encore comme ayant été le théâtre de ses méditations patriotiques ? Un salon meublé dans le goût du jour pourrait-il vous représenter à l’idée le duc assis dans son fauteuil, tandis que la duchesse est assise sur un tabouret, donnant des leçons de courage et de fidélité à leurs fils, de modestie et de soumission à leurs filles, aux uns et aux autres d’une morale rigide, tandis qu’un cercle de jeune noblesse les écoute avec attention, les yeux modestement tournés vers la terre, immobiles et muets, sans chercher à s’asseoir, si ce n’est d’après le commandement exprès de leur prince et parent ? Non, monsieur : détruisez le pavillon royal et séculaire dans lequel se passait cette édifiante scène de famille, et vous éloignez de l’esprit la vraisemblance, la vérité du tableau qu’il s’était formé. Ou bien encore, vous est-il possible de vous figurer ce pair, ce patriote illustre, se promenant dans un jardin anglais ? Certes, autant vaudrait vous le représenter revêtu d’un frac bleu, et d’un gilet blanc, au lieu de son habit à la Henri IV et de son chapeau à plumes. Comment aurait-il pu se mouvoir dans le labyrinthe inextricable de ce que vous appelez une ferme ornée, avec son cortège habituel de deux files de gardes suisses entre lesquelles il marchait ? En vous rappelant sa figure, sa barbe, son haut-de-chausses à canons, attaché à son juste-au-corps par mille aiguillettes et nœuds de ruban, votre imagination ne saurait, en se le représentant dans un moderne jardin anglais, le distinguer de quelque vieillard en délire qui s’est avisé de se revêtir du costume de son trisaïeul, et qu’un détachement de gendarmes conduit à une maison de fous. Mais si elle existe encore, contemplez la longue et magnifique terrasse où le loyal, le magnanime Sully avait coutume de faire deux fois par jour sa promenade solitaire, tout en méditant sur les plans qu’il formait pour le bonheur du peuple, pour la gloire de la France ; ou bien lorsque, à une époque plus avancée et plus triste de sa vie, il rêvait douloureusement au souvenir de son maître assassiné, et au sort de son pays déchiré par des factions qui à leur insu préparaient sa ruine : sur ce magnifique arrière-plan d’arcades jetez des vases, des statues, des urnes, en un mot tout ce qui annonce la proximité d’un palais ducal, et le tableau, dans toutes ses parties, sera en harmonie avec la figure de ce grand ministre. Les factionnaires armés de l’arquebuse, et placés aux deux extrémités de la longue terrasse bien nivelée, annoncent la présence du prince féodal, plus évidemment encore démontrée par la garde d’honneur qui le précède et qui le suit avec la hallebarde haute, l’air martial et fier, comme si l’on était en présence de l’ennemi : animés du même sentiment que leur noble et digne chef, tous s’étudient à régler leurs pas d’après les siens, marchant lorsqu’il marche, s’arrêtant lorsqu’il s’arrête, se conformant aux plus légères irrégularités de ses courtes haltes et de sa marche, occasionnées par ses profondes réflexions ; tous exécutent avec la précision militaire la plus rigoureuse les évolutions requises, devant et derrière celui qui semble être le centre et le principe d’action de leurs rangs, de même que le cœur est le mobile et la force du corps humain… Si vous souriez en entendant cette description d’une promenade si peu conforme à la frivole liberté des mœurs modernes, » ajouta le marquis en me regardant d’un air de doute et de soupçon, « vous décideriez-vous à démolir cette autre terrasse, foulée par les pieds délicats de la séduisante marquise de Sévigné, et à l’idée de laquelle s’unissent tant de souvenirs qui se rattachent à une foule de passages de ses lettres enchanteresses ? »

Un peu fatigué de cette dissertation que bien certainement le marquis avait prolongée dans le but de rehausser les beautés naturelles de sa chère terrasse, qui, au reste, toute délabrée qu’elle était, n’avait cependant pas besoin d’une recommandation aussi formelle, j’informai mon ami que je venais de recevoir d’Angleterre le journal d’un voyage exécuté dans le midi de la France par un jeune étudiant d’Oxford, avec qui je suis lié d’affection, littérateur, poëte, dessinateur, ouvrage dans lequel il donne une description si animée et si intéressante du château de Grignan, demeure de la fille bien-aimée de madame de Sévigné, et où elle-même faisait de fréquents séjours. J’ajoutai qu’il n’était personne qui, après avoir lu le livre et n’étant qu’à une distance de quarante milles du château, ne voulût y faire un pèlerinage. Le marquis témoigna sa vive satisfaction par un sourire, me demanda le titre entier de l’opuscule, et écrivit sous ma dictée : « Itinéraire d’un voyage fait en Provence et sur le Rhône en 1819, par John Hugues, A. M., maître ès-arts du collège Oriel, à Oxford. » Il me dit ensuite qu’il ne pouvait, quant à présent, faire emplette de livres pour le château, mais qu’il inviterait à le lui procurer le libraire chez lequel il était abonné dans une ville du voisinage. « Mais, ajouta-t-il, voici le curé qui arrive bien à propos pour mettre fin à notre discussion ; je vois aussi la Jeunesse faisant le tour du vieux portique sur la terrasse, pour aller sonner la cloche du dîner ; cérémonie assurément bien inutile pour réunir trois personnes, mais à laquelle le bon vieillard ne renoncerait pas sans éprouver le plus mortel chagrin. Ne faites aucune attention à lui pour le moment, attendu qu’il désire remplir incognito le service des départements inférieurs : lorsqu’il aura cessé de sonner, il paraîtra devant nous dans toute sa gloire, en qualité de majordome. »

Pendant que le marquis parlait ainsi, nous nous dirigions vers l’extrémité orientale du château, seule partie de l’édifice qui fût encore habitable.

« La bande noire, me dit-il, en démolissant le reste du château, pour en prendre le plomb, la charpente et autres matériaux, m’a rendu, sans y penser, le service de le réduire à des dimensions plus analogues à la fortune du propriétaire actuel. La chenille a encore trouvé dans la feuille un coin pour y cacher sa chrysalide : qu’a-t-elle à s’embarrasser de savoir quels sont les insectes qui ont dévoré le reste du buisson ? »

Comme il finissait de parler, nous arrivâmes à la porte. La Jeunesse s’y montra avec un air d’empressement et de respect et un visage qui, bien que sillonné de mille rides, était prêt à répondre à la première parole de bonté de son maître par un sourire qui faisait apercevoir deux rangées de dents solides et bien conservées en dépit de la vieillesse et des infirmités. Ses bas de soie, bien tirés et bien propres, si souvent lavés qu’ils en avaient contracté une teinte jaunâtre ; sa queue nouée avec une rosette, la boucle grise et peu fournie qui s’appliquait sur chacune de ses joues maigres et flasques ; son habit couleur de perle, sans collet ; le solitaire qui ornait un de ses doigts, le jabot, les manchettes et le chapeau-à-bras : tout annonçait que la Jeunesse avait considéré l’arrivée d’un convive au château comme un événement extraordinaire qui exigeait que, pour sa part, il déployât une magnificence et une parure proportionnées.

En considérant ce bizarre mais fidèle serviteur, qui probablement héritait des préjugés aussi bien que des vieux habits de son maître, je ne pus m’empêcher de reconnaître la ressemblance indiquée par le marquis lui-même entre la Jeunesse et mon Caleb, le fidèle écuyer de Maître de Rawenswood. Mais un Français, un Maître-Jacques ou Jean-fait-tout, une espèce de Michel-Morin, peut naturellement, avec plus d’aisance et de souplesse, se charger à lui seul d’un grand nombre d’emplois et y suffire avec plus de facilité que ne le ferait un Écossais avec sa roideur et la lenteur de ses mouvements. Plus habile que Caleb, sinon par le zèle du moins par sa dextérité, la Jeunesse paraissait se multiplier selon les besoins de l’occasion, et s’acquittait de ses divers emplois avec une promptitude si grande et une exactitude si remarquable, qu’un domestique de plus aurait été entièrement inutile.

Le dîner fut splendide. La soupe, malgré l’épithète de maigre dont les Anglais n’usent que par dérision[25], avait un goût délicieux, et la matelote de brochet et d’anguille me réconcilia, tout Écossais que j’étais, avec ce dernier poisson. Il y avait même un petit bouilli pour l’hérétique, soigneusement cuit de manière à conserver tout son jus, et en même temps rendu si tendre que rien ne pouvait être plus délicat. Le potage et deux autres petits plats étaient également bien accommodés. Mais ce dont le vieux maître d’hôtel se glorifiait le plus, comme d’une chose superbe, souriant comme un homme satisfait de lui-même, et jouissant de ma surprise en le plaçant sur la table, ce fut un immense plat d’épinards[26], non pas aplani en surface uniforme, comme ceux qui sortent des mains de nos cuisiniers non initiés, mais représentant des collines et des vallons où l’on découvrait un noble cerf poursuivi par une meute de chiens à la gueule béante, et par d’élégants cavaliers, les uns donnant du cor, les autres tenant la cravache haute et la brandissant comme un couteau de chasse : chiens, chasseurs et cerfs, tout était fait de pain artistement découpé, puis grillé et frit dans le beurre. Jouissant des éloges que je ne manquai pas de prodiguer à ce chef-d’œuvre, le vieillard avoua qu’il lui avait fallu près de deux jours de travail pour le porter à ce degré de perfection ; et voulant en donner l’honneur à qui de droit, il ajouta qu’une conception aussi brillante ne lui appartenait pas entièrement, mais que monseigneur lui-même avait eu la bonté de lui suggérer plusieurs idées précieuses, et même avait bien voulu condescendre à l’aider dans l’exécution en taillant quelques-unes des principales figures. Le marquis rougit un peu de cet éclaircissement qu’il aurait probablement supprimé bien volontiers, mais il avoua qu’il avait eu l’intention de me surprendre par la représentation d’une scène tirée d’un poème qui avait eu du succès dans mon pays, Milady Lac[27]. Je lui répondis qu’un cortège aussi splendide représentait une grande chasse de Louis XIV plutôt que celle d’un pauvre roi d’Écosse, et que ce verdoyant paysage ressemblait à la forêt de Fontainebleau plutôt qu’aux montagnes sauvages de la Calédonie. Il me fit un gracieux salut de la tête en réponse à ce compliment, et reconnut que le souvenir du costume de l’ancienne cour de France, quand elle était dans toute sa pompe, avait bien pu égarer son imagination. La conversation fut donc bientôt amenée sur d’autres sujets.

Le dessert n’était pas moins recherché que les autres services : le fromage, les fruits, la salade, les olives, les cerneaux et le délicieux vin blanc étaient impayables, chacun dans son espèce ; et le bon marquis observa, avec une grande satisfaction, que son convive y faisait honneur de la manière la plus cordiale. « Après tout, dit-il, et cependant ce n’est qu’avouer une sotte faiblesse ; après tout, je ne saurais me dispenser de me réjouir de ce que je me sens en état d’offrir à un étranger une sorte d’hospitalité qui lui semble agréable. Croyez-moi, ce n’est pas entièrement par orgueil que nous autres, pauvres revenants, nous menons une vie si retirée et négligeons les devoirs de l’hospitalité. Il est vrai qu’il n’y en a que trop parmi nous qui errent dans les châteaux de leurs pères, et que l’on prendrait plutôt pour les esprits de leurs propriétaires décédés, que pour des hommes vivants rétablis dans leurs possessions. Cependant c’est par rapport à eux-mêmes, plutôt que pour épargner une subtilité que nous ne cultivons point la société des voyageurs de votre pays. Nous avons dans l’idée que votre opulente nation tient particulièrement au faste et à la bonne chère, que vous aimez vos aises et recherchez les jouissances de tout genre : or les moyens qui nous restent pour vous faire un bon accueil sont généralement si limités, que nous sentons le besoin de nous interdire toute sorte de dépense et d’ostentation. Personne n’éprouve le besoin d’offrir ce qu’il a de mieux, lorsqu’il a raison de penser que ce mieux ne fera pas plaisir ; et comme plusieurs d’entre vous publient le journal de leurs voyages, monsieur le marquis n’aurait probablement pas beaucoup de raison d’être satisfait en voyant le pauvre dîner qu’il a pu donner à un milord anglais mentionné dans une relation qui doit être un monument durable. »

J’interrompis le marquis pour l’assurer que, si j’avais l’intention de publier le récit de mon voyage, ce ne serait que pour perpétuer le souvenir du meilleur dîner que j’eusse fait de ma vie. Il me remercia par une inclination de tête, et me dit qu’il fallait ou que je ne partageasse pas entièrement le goût national, ou bien que ce que l’on en disait fût très-exagéré ; il me remerciait particulièrement de lui avoir montré la valeur des possessions qui lui restaient ; l’utile avait sans doute survécu au somptueux, à Haut-Lieu comme ailleurs ; les grottes, les statues, les serres pour les plantes exotiques et curieuses, le temple et la tour, avaient disparu ; mais la vigne, le potager, le verger, l’étang, existaient encore, et il s’estimait heureux de voir que leurs produits réunis avaient pu composer un repas qui avait paru passable, même à un Anglais. « J’espère seulement, ajouta-t-il, que vous voudrez bien me convaincre de la sincérité de vos compliments en acceptant l’hospitalité au château de Haut-Lieu aussi souvent que vous ne serez pas retenu par des engagements plus agréables, durant votre séjour dans notre voisinage. » Je promis bien volontiers de profiter d’une invitation faite avec tant de grâce qu’il me semblait qu’en l’acceptant j’obligeasse celui qui me l’adressait.

La conversation tomba alors sur l’histoire du château et de ses environs, sujet qui plaçait le marquis sur son terrain, quoiqu’il ne fût ni savant ni antiquaire, ni même historien profond, lorsqu’il n’était plus question de ses propriétés. Mais il se trouva que le curé était l’un et l’autre, en même temps qu’un homme aimable, d’une conversation attachante, plein de prévenance, et mettant dans ses communications cette politesse aisée qui m’a semblé être le type des membres du clergé catholique, qu’ils aient beaucoup ou même peu d’instruction. Ce fut de lui que j’appris qu’il existait encore au château de Haut-Lieu le reste d’une belle bibliothèque. Le marquis haussa les épaules en entendant le curé me donner cette information, regarda d’un côté et de l’autre, et témoigna la même espèce de puéril embarras qu’il n’avait pu s’empêcher de montrer lorsque la Jeunesse avait indiscrètement révélé l’intervention de son maître dans les arrangements de la cuisine.

« J’aurais, dit-il, beaucoup de plaisir à vous montrer mes livres ; mais ils sont en si mauvais état et dans un tel désordre, que j’ai honte de les faire voir à qui que ce soit.

— Pardonnez-moi, monsieur le marquis, répondit le curé ; vous savez que vous avez permis au grand bibliomane anglais, le docteur Dibdin, de consulter ces précieuses reliques, et vous devez ne pas avoir oublié l’éloge pompeux qu’il en a fait.

— Pouvais-je m’y refuser, mon cher ami ? répliqua le marquis ; on avait fait au bon docteur un rapport exagéré au sujet des restes de ce qui était autrefois une bibliothèque ; il s’était établi dans l’auberge voisine, bien déterminé à emporter la place ou à périr au pied des remparts. J’avais même ouï dire qu’il avait calculé mathématiquement la hauteur de la tourelle, afin de se pourvoir d’échelles pour l’escalader. Vous n’auriez pas voulu que je réduisisse un respectable théologien, quoique appartenant à une religion dissidente, à un pareil acte de désespoir ? ma conscience s’y serait refusée.

— Mais vous savez en outre, monsieur le marquis, continua le curé, que le docteur Dibdin fut tellement peiné en voyant la dilapidation que votre bibliothèque avait soufferte, qu’il avoua qu’il regrettait de ne pas avoir les pouvoirs de notre église pour lancer un anathème sur la tête des coupables.

— Son ressentiment, dit le marquis, était sans doute proportionné à son désappointement ?

— Nullement, répondit le curé ; car il parlait avec tant d’enthousiasme de la valeur de ce qui vous reste, que je suis convaincu qu’il n’a fallu rien moins que vos instantes prières pour empêcher le château de Haut-Lieu d’occuper au moins vingt pages dans le magnifique ouvrage dont il vous a envoyé un exemplaire, et qui sera un monument impérissable de son zèle et de son érudition.

— Le docteur Dibdin est d’une politesse achevée, dit le marquis ; et quand nous aurons pris notre café (le voilà qui arrive), nous irons à la tourelle ; et j’espère que, de même que monsieur n’a pas dédaigné mon humble dîner, il aura également de l’indulgence pour l’état de désordre de ma bibliothèque : je m’estimerai heureux s’il y trouve quelque chose qui puisse l’amuser. D’ailleurs, mon cher curé, quelque chose qui arrive, vous avez tous les droits possibles sur mes livres, puisque, sans votre intervention, ils n’auraient jamais été rendus à leur propriétaire. »

Quoique cet acte additionnel de courtoisie lui eut été évidemment arraché par l’importunité du curé, et que son désir de cacher la nudité de ses domaines et l’étendue de ses pertes parût toujours lutter contre son penchant naturel à obliger, je ne pus m’empêcher d’accepter une offre que les règles strictes de la politesse auraient peut-être dû me faire refuser. Mais renoncer à voir les restes d’une collection assez curieuse pour avoir inspiré à notre bibliomaniaque docteur la détermination de recourir à l’escalade en désespoir de cause, c’eût été un acte d’abnégation au-dessus de mes forces.

La Jeunesse avait apporté le café, tel qu’on ne le sert que sur le continent, sur un plateau couvert d’une serviette, afin qu’on pût penser qu’il était d’argent, et le pousse-café de la Martinique sur un petit plateau qui était réellement de ce métal. Le repas ainsi terminé, le marquis me conduisit, par un escalier dérobé, dans une vaste galerie, de forme régulière, qui avait près de cent pieds de long, mais tellement dilapidée, que je tins mes yeux fixés sur le plancher, de crainte que le bon marquis ne se crût obligé de faire une apologie pour les tableaux délabrés et les tapisseries en lambeaux, et, ce qui était pire, pour les croisées mutilées par la violence du vent.

« Nous avons fait en sorte de rendre la petite tour un peu plus habitable, » dit le marquis en traversant à la hâte ce séjour de désolation ; « c’était autrefois ici la galerie de tableaux ; et dans le boudoir qui vient après, et qui est maintenant occupé par la bibliothèque, nous conservions quelques tableaux précieux de chevalet, dont la petite dimension exigeait qu’on les regardât de plus près. »

En parlant ainsi il écarta un pan de la tapisserie déjà citée, et nous entrâmes dans la chambre dont il venait de parler.

C’était une salle octogone, correspondant à la forme extérieure de la tourelle dont elle occupait l’intérieur. Quatre des côtés avaient des fenêtres garnies de jalousies, dont chacune offrait un point de vue magnifique et varié de la Loire et de la contrée adjacente à travers laquelle ce fleuve majestueux déroule ses vastes replis. Les croisées étaient garnies de vitraux peints, au travers desquels l’éclat du soleil couchant montrait un assemblage d’emblèmes religieux et d’armoiries qu’il était presque impossible de regarder sans être ébloui ; mais les deux autres, que les rayons de cet astre n’éclairaient plus, pouvaient être examinées avec plus d’attention, et l’on voyait facilement qu’elles étaient aussi en verre peint qui ne leur avait pas été destiné dès l’origine, mais qui, comme je l’appris ensuite, avait appartenu à la chapelle du château, aujourd’hui profanée et pillée. Pendant plusieurs mois le marquis s’était fait un amusement d’accomplir ce rifacimento avec l’aide du curé et de l’universel la Jeunesse ; et quoiqu’ils n’eussent fait que réunir des fragments souvent fort petits, ces vitraux peints, à moins qu’on ne les examinât de près et avec l’œil de l’antiquaire, produisaient dans leur ensemble un effet assez agréable.

Les côtés de l’appartement qui n’avaient pas de fenêtres étaient, à l’exception de l’espace nécessaire pour la petite porte, garnis d’armoires et de rayons, les uns en bois de noyer parfaitement sculpté, et auquel le temps avait donné une couleur brun-foncé, à peu près comme celle d’une châtaigne mûre ; les autres en bois de sapin ordinaire, réparations de fraîche date, destinées à suppléer au déficit occasionné par la violence et la dévastation. Sur ces rayons étaient déposés les débris ou plutôt les précieux restes d’une magnifique bibliothèque.

Le père du marquis avait été un homme instruit, et son grand-père, par l’étendue de ses connaissances, s’était rendu célèbre, même à la cour de Louis XIV, où la littérature était, jusqu’à un certain point, considérée comme un objet à la mode. Ces deux seigneurs, qui avaient joui d’une fortune considérable, et qui s’étaient librement adonnés à leur goût, avaient fait de si nombreuses additions à une ancienne bibliothèque gothique fort curieuse qui leur était venue de leurs ancêtres, qu’il y avait peu de collections en France qui pussent être comparées à celle de Haut-Lieu. Elle avait été complètement dispersée par suite d’une tentative irréfléchie du marquis actuel, en 1790, pour défendre son château contre une populace mutinée. Heureusement le curé, qui, par sa conduite charitable et modérée, ainsi que par ses vertus évangéliques, avait beaucoup de crédit sur l’esprit des paysans du voisinage, décida plusieurs d’entre eux à lui céder pour quelques sous, plusieurs fois même pour un petit verre d’eau-de-vie, des volumes qui avaient coûté des sommes considérables, et que ces forcenés, en pillant le château, avaient enlevés par le seul instinct de nuire. Le bon curé avait ainsi racheté autant de livres que sa bourse avait pu le lui permettre, et c’était grâce à ces soins qu’ils avaient été rétablis dans la tourelle où je les trouvai. Il n’était donc pas étonnant qu’il se fît une gloire et un plaisir de montrer aux étrangers la collection qu’il avait formée.

En dépit des volumes dépareillés, mutilés, et des autres mortifications que rencontre un amateur en parcourant une bibliothèque mal tenue, il y avait dans celle de Haut-Lieu plusieurs ouvrages faits, comme le dit Bayes[28], « pour élever et surprendre » le bibliomane. On trouvait « le rare petit volume à la dorure noircie[29], » comme s’exprime le docteur Ferrier avec toute la sensibilité d’un amateur ; des missels soigneusement et richement enluminés ; des manuscrits de 1380, de 1320, et même d’une date plus ancienne, et des ouvrages imprimés en caractères gothiques dans le quinzième et le seizième siècle. Mais je me propose d’en rendre un compte plus détaillé, si le marquis veut bien m’en accorder la permission.

En attendant, il suffira de dire que, ravi de la journée que j’avais passée à Haut-Lieu, je renouvelai souvent ma visite, et que la clef de la tour octogone était toujours à ma disposition. Ce fut alors que je me passionnai vivement pour une partie de l’histoire de France que, malgré la grande importance de ses rapports avec celle de l’Europe en général, et quoique traitée par un ancien historien inimitable, je n’avais jamais suffisamment étudiée. En même temps, pour satisfaire les désirs de mon excellent hôte, je m’occupai de temps en temps de quelques mémoires de sa famille, qui avaient été heureusement conservés et qui contenaient des détails curieux relatifs aux liens qui l’attachaient à l’Écosse, circonstance à laquelle je fus, dans le principe, redevable des bonnes grâces du marquis de Haut-Lieu.


Je méditai sur toutes ces choses more meo (à ma manière), jusqu’au moment où je retournai auprès du beef et du feu de houille de la Grande-Bretagne, retour qui n’eut lieu qu’après que j’eus rédigé ces réminiscences gauloises. Enfin le résultat de mes méditations prit la forme dont mes lecteurs, si cette introduction ne les a pas épouvantés, seront bientôt à même de juger.

Si le public daigne accueillir cet ouvrage avec bonté, je ne regretterai point les quelques mois pendant lesquels j’ai été absent de mon pays.




  1. Personnage ridicule de la pièce de Shakspeare, où l’auteur a puisé l’épigraphe mise en tête de son introduction. Conrade lui dit qu’il est un âne, ce qui lui déplaît grandement. a. m.
  2. Le texte dit Hock, qui signifie la meilleure et la plus ancienne qualité de vin du Rhin. a. m.
  3. Trois pence équivalent à trente centimes de notre monnaie française ; en d’autres termes, un penny (singulier de ce mot) vaut dix centimes. Pence ne prend une s que lorsqu’il exprime un certain nombre de pièces de petite monnaie d’argent connues sous le nom de six-pences ; ainsi deux six-pences représentent un shilling, ou un franc vingt centimes. a. m.
  4. Quartier de la Cité à Londres où demeuraient les auteurs pauvres, et où Walter Scott, avec sa courtoisie aristocratique, relègue les petits journalistes anglais. a. m.
  5. Nous avons en français le mot pécunieux, mais ses relatifs nous manquent. Celui-ci est un heureux néologisme. a. m.
  6. Trusty, c’est-à-dire fidèle. a. m.
  7. Ce vers emprunté à Boileau rend assez exactement celui de l’auteur latin :
    Si vis me flere, dolendum est
    Primum ipsi tibi.
    (Ars poetica.)
  8. Fameux restaurateur de Newgate-Street à Londres. a. m.
  9. Barleycorn signifie grain d’orge. Ce mot est ici une personnification de la bière. a. m.
  10. Le texte dit whacking, mot qui signifie rusé ; s’il s’appliquait à un coursier, a whacking fine horse, il signifierait un cheval extraordinairement beau. Ici l’épithète s’applique à un prêtre, nous pensons que madré est une bonne expression. a. m.
  11. Field-marschal a pour équivalent major-général dans le service anglais. a. m.
  12. Grandes soirées anglaises, où les invités, reçus à l’entrée du salon par les maîtres du logis, ne font pour ainsi dire que traverser les appartements, où ils sont pressés et coudoyés, étouffés ou meurtris, ce qui s’appelle une honorable réception. a. m.
  13. Menues viandes de pâté. a. m.
  14. L’Irlande, que les Anglais nomment l’île d’Émeraude. a. m.
  15. Voyez l’Essai sur le pittoresque de Price, et surtout le détail curieux des sensations qu’il éprouva lorsque, sur l’avis d’un amateur, il détruisit un ancien jardin, avec ses haies d’ifs, ses grilles de fer et ses sombres allées, lui ôtant ainsi son air de solitude. a. m.
  16. L’Amour médecin. a. m.
  17. Surnom que le bas peuple en France a l’habitude de donner aux Anglais d’une certaine corpulence. a. m.
  18. Roofless buildings, édifices sans toits. a. m.
  19. Le mot bride veut dire fiancée, et le marquis le prononce comme si c’était une bride, qui en anglais se traduit par bridle, et qu’il faut prononcer braidle. Il aurait dû dire : braïde. On verra tout à l’heure l’utilité de cette remarque. a. m.
  20. Le double W anglais. a. m.
  21. Allusion à un usage gallois dont il est question dans le Henri V de Shakspeare, où un faux brave nommé Pistol est exposé au ridicule par un de ses compatriotes, le capitaine Fluellen, qui le force à manger le poireau que, conformément à l’usage des Gallois, il avait attaché à son bonnet le jour de Saint-André, anniversaire de la bataille d’Azincourt. On sait que dans cette journée mémorable les Gallois étaient postés dans un jardin potager. a. m.
  22. Allusion à la coutume des Anglais, qui, au lieu de s’ôter le chapeau, se prennent la main. a. m.
  23. Ce qui veut dire : Montrant le code d’une amère et douce imagination. a. m.
  24. Ces deux phrases ont en effet deux sens bien différents : to chew the cud veut dire ruminer ou méditer ; et to shew the Code, explique le code. a. m.
  25. On sait effectivement que le peuple anglais a la soupe en horreur, du moins telle qu’on la mange en France. Il n’aime qu’une sorte de potage bien-épicé, et qu’il nomme turtle-soup, friandise britannique fort coûteuse, et que l’on ne voit guère que chez les grands. a. m.
  26. En général, on mange en Angleterre les légumes sans les assujettir à une mutilation ; on les fait simplement bouillir, sans nul assaisonnement. a. m.
  27. Walter Scott veut désigner ici la Dame du Lac (the Lady of the Lake), titre d’un de ses poëmes ; et il faut convenir qu’il exagère bien à son aise l’ignorance du noble féodal français aux deux ailes de pigeon et à l’épée horizontale. a. m.
  28. Poëte bouffon introduit dans une comédie du duc de Buckingham. a. m.
  29. Traduction de ce vers :
    The small rare volume, dark with tarnish’d gold. a. m.