Quentin Durward/Chapitre 33

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 19p. 439-448).


CHAPITRE XXXIII.

LE HÉRAUT.


Ariel. Écoutez ! ils rugissent.
Prospero. Qu’ils soient promptement chassés.
Shakspeare, La Tempête.


Chacun s’empressa de faire place, car on éprouvait une vive curiosité de voir ce héraut que les insurgés de Liège osaient envoyer à un prince aussi altier que le duc de Bourgogne, dans un moment où il était si violemment irrité contre eux. En effet, il faut se rappeler qu’à cette époque les princes souverains avaient seuls le privilège de s’envoyer réciproquement des hérauts, et seulement dans les occasions solennelles, tandis que la noblesse inférieure n’employait que des poursuivants d’armes, officiers d’un rang bien inférieur. Il est à propos aussi de remarquer en passant que Louis XI, accoutumé à voir d’un œil au moins indifférent tout ce qui ne procure ni puissance réelle ni avantage matériel, était connu pour professer le plus profond mépris pour la science héraldique et pour les hérauts rouges, bleus ou verts, avec leurs oripeaux, toutes choses auxquelles l’orgueil de Charles attachait au contraire un haut degré d’importance.

Le héraut introduit devant les deux princes était revêtu d’une cotte d’armes brodée aux armes de son maître, parmi lesquelles figurait une tête de sanglier, ce qui, au jugement des habiles dans le noble art du blason, était plus brillant qu’exact. Le reste de son costume, ridicule par son éclat lui-même, était surchargé de galons, de broderies et d’ornements de toute espèce ; et son panache était si élevé qu’il semblait vouloir balayer le plafond de la salle. En un mot, la pompe habituelle de l’attirail héraldique était outrée et chargée. Non-seulement la tête de sanglier se retrouvait dans chaque partie du vêtement de cet envoyé, mais son bonnet même en avait la forme, et représentait une hure avec des défenses teintes de sang, ou, en termes de blason, gueules languées et dentées. Sa contenance offrait un mélange d’audace et de frayeur, comme cela est ordinaire à un homme qui s’est chargé d’une mission périlleuse, et qui sent que l’audace seule peut l’en faire sortir sain et sauf. Quelque chose de ce mélange de crainte et d’effronterie se révéla dans la manière dont il salua l’assemblée, car il le fit avec une gaucherie grotesque qui était inconnue chez les hérauts habitués à être admis en présence des princes.

« Qui es-tu, envoyé du diable ? » Tel fut le compliment par lequel Charles le Téméraire accueillit ce singulier envoyé.

« Je suis Sanglier-Rouge, répondit le héraut, officier d’armes de Guillaume de la Marck, par la grâce de Dieu et l’élection du chapitre, prince-évêque de Liège. — Ah ! » s’écria Charles ; puis, comme réprimant sa colère, il lui fit signe de continuer. — « Et du chef de sa femme, l’honorable comtesse Hameline de Croye, comte de Croye et seigneur de Bracquemont, » ajouta le héraut.

Charles sembla devenu muet par suite de l’étonnement extrême dans lequel le jeta l’excès d’audace avec lequel ces titres étaient proclamés en sa présence, et le héraut, s’imaginant sans doute que l’énumération des titres de celui qui l’envoyait avait produit une profonde impression, continua en ces termes :

« Annuntiat vobis gaudium magnum[1], dit-il. « Charles, duc de Bourgogne et comte de Flandre, je vous fais savoir, au nom de mon maître, qu’en vertu d’une dispense de notre saint-père le pape, qu’il attend en ce moment et qui contiendra la nomination d’un coadjuteur ad sacra, il se propose d’exercer à la fois les fonctions de prince-évêque de Liège et les droits de comte de Croye. »

Le duc de Bourgogne, à cette pause du discours du héraut et à plusieurs autres, ne laissa échapper que le mot ah ! ou quelque autre interjection semblable, sans rien répondre de plus, et, à chaque exclamation nouvelle, du ton d’un homme qui, quoique irrité et surpris, veut écouter jusqu’au bout ce qu’on a à lui dire avant de faire aucune réponse. Au grand étonnement de tous les spectateurs, il réprima les gestes brusques et violents qui lui étaient habituels ; mais il tenait l’ongle de son pouce serré entre ses dents, ce qui était son attitude favorite dans les moments où il écoutait avec attention, et les yeux invariablement fixés à terre, comme s’il eût craint de laisser voir la colère qui s’y peignait.

Sanglier-Rouge continua donc hardiment de remplir son impudent message. « En conséquence, dit-il, je vous requiers, duc Charles, au nom du prince-évêque de Liège et comte de Croye, de vous désister de vos prétentions sur la ville libre et impériale de Liège, ainsi que des usurpations que vous y avez exercées, de connivence avec feu Louis de Bourbon, évêque indigne de cette ville. — Ah ! » s’écria de nouveau le duc. — « Comme aussi de restituer les bannières de la commune, au nombre de trente-six, que vous avez enlevées avec violence aux habitants de Liège… de réparer les brèches que vous avez faites à leurs murailles… de reconstruire les fortifications que vous avez tyranniquement démantelées… de reconnaître mon maître, Guillaume de la Marck, comme prince-évêque, légalement et librement élu par le chapitre des chanoines dont voici le procès-verbal. — Avez-vous fini ? dit le duc. — Pas encore, répondit l’envoyé : je requiers en outre Votre Altesse, de la part dudit noble et vénérable prince-évêque et comte, de présentement retirer du château de Bracquemont et autres places fortes du comté de Croye, les garnisons qui y ont été mises, soit en votre propre nom, soit au nom d’Isabelle de Croye, ou en tout autre, jusqu’à ce qu’il ait été décidé par la diète impériale si les fiefs en question n’appartiennent pas à la sœur du dernier comte, la très-gracieuse comtesse Hameline, plutôt qu’à sa fille, en vertu du jus emphyteosis[2]. — Votre maître est très-savant, répliqua le duc. — Toutefois, continua le héraut, ledit noble et vénérable prince-évêque et comte est disposé, toutes autres discussions entre la Bourgogne et Liège étant aplanies, à concéder à la comtesse Isabelle un apanage convenable à sa qualité. — Il est généreux et sage, » dit le duc sur le même ton. — « Sur la conscience d’un pauvre fou, » dit le Glorieux à l’oreille du comte de Crèvecœur, « j’aimerais mieux être dans la peau de la plus misérable vache qui soit jamais morte de la contagion, que dans le vêtement bariolé de ce drôle. Le pauvre garçon en agit comme les ivrognes qui ne songent qu’à faire venir une nouvelle bouteille, sans s’inquiéter du compte qu’en tient l’hôte derrière la cloison. — Est-ce tout, pour cette fois ? demanda le duc au héraut. — « Je n’ai plus qu’un mot à ajouter de la part de mon dit noble et vénérable seigneur, et il est relatif à son digne et fidèle allié le roi très-chrétien. — Ah ! » s’écria le duc avec un frémissement et d’un ton plus véhément que celui qu’il avait pris jusqu’alors ; mais il se contint, et donna toute son attention à ce qu’allait dire le héraut. — « Lequel roi très-chrétien, continua Sanglier-Rouge, on dit que vous retenez prisonnier, vous, Charles de Bourgogne, contrairement à vos devoirs comme vassal de la couronne de France, et à la foi observée parmi les princes chrétiens. Pour cette raison, mon dit noble et vénérable maître vous somme par ma bouche de mettre son royal allié le roi très-chrétien immédiatement en liberté, ou de recevoir le défi que je suis autorisé à vous porter de sa part. — Avez-vous fini ? — Oui, et j’attends la réponse de Votre Altesse avec la confiance qu’elle préviendra l’effusion du sang humain. — Eh bien ! par saint Georges de Bourgogne ! » s’écria le duc ; mais avant qu’il pût en dire davantage, Louis se leva, et prit la parole d’un air si plein de dignité et de majesté que Charles n’osa l’interrompre. — « Beau cousin de Bourgogne, avec votre permission, dit-il, nous réclamons la priorité pour répondre à cet impudent… Coquin de héraut, ou qui que tu sois, va dire au meurtrier, au parjure Guillaume de la Marck, que le roi de France sera bientôt devant Liège, dans l’intention de punir le meurtre sacrilège de son bien-aimé parent Louis de Bourbon, et qu’il se propose de faire attacher de la Marck tout vif à une potence, pour l’insolence qu’il a de me dire son allié et de placer mon nom royal dans la bouche d’un de ses vils messagers. — Et tu ajouteras de ma part, dit Charles, tout ce qu’un prince peut avoir à dire à un brigand et à un assassin. Va-t’en… Mais non, attends un instant : jamais héraut n’a quitté la cour de Bourgogne sans avoir occasion de crier largesses : qu’on le fouette jusqu’à lui enlever la peau. — Nous demandons à Votre Altesse la permission de lui faire observer, » s’écrièrent à la fois Crèvecœur et d’Hymbercourt, « que cet homme étant un héraut, il doit jouir des privilèges qui leur appartiennent. — Est-ce bien vous, messieurs, répliqua le duc, qui êtes assez simples pour croire que le tabard[3] fait le héraut ? Les armoiries même de ce malheureux me prouvent qu’il n’est qu’un imposteur. Que Toison-d’Or s’avance et qu’il le questionne en notre présence. »

En dépit de son effronterie naturelle, l’envoyé du Sanglier des Ardennes pâlit, et l’on s’en aperçut malgré plusieurs couches de vermillon qu’il avait étendues sur son visage. Toison-d’Or, chef des hérauts du duc, comme nous l’avons dit ailleurs, et roi d’armes dans ses domaines, s’avança de l’air d’un homme qui savait ce qui était dû à sa place, et demanda à son frère supposé dans quel collège il avait étudié la science qu’il professait.

« J’ai été reçu poursuivant d’armes au collège héraldique de Ratisbonne, répondit Sanglier-Rouge, et je dois mon diplôme de maîtrise à cette savante confrérie. — Vous ne pouviez le recevoir de plus dignes mains, » répondit Toison-d’Or en s’inclinant plus profondément encore qu’il ne l’avait fait auparavant ; « et si je me permets de conférer avec vous sur les mystères de notre noble science, par respect pour les ordres de mon très-gracieux maître, ce n’est pas dans l’espérance de vous donner des leçons, mais bien d’en recevoir. — Allons, allons, » dit le duc avec impatience ; « trêve de cérémonies, et fais-lui quelque question qui mette son savoir à l’épreuve. — Ce serait l’offenser que de demander à un disciple de l’illustre collège héraldique de Ratisbonne s’il connaît les termes les plus usités du blason, dit Toison-d’Or ; mais je puis sans l’offenser prier Sanglier-Rouge de dire s’il possède les termes les plus mystérieux de la science, par lesquels les véritables initiés communiquent d’une manière emblématique, et pour ainsi dire parabolique, ce qu’ils transmettent aux autres dans le langage ordinaire ; termes qui sont la quintessence de la science héraldique. — Je connais toute espèce de blason aussi bien l’une que l’autre, » répondit Sanglier-Rouge avec assurance ; « mais peut-être les termes dont nous nous servons en Allemagne ne sont pas les mêmes que ceux que vous employez en Flandre. — Hélas ! pouvez-vous parler ainsi ? répliqua Toison-d’Or : notre noble science, qui est la vraie bannière de la noblesse et la gloire des preux, apparaît la même dans toute la chrétienté ; les Sarrazins et les Maures eux-mêmes en ont quelque teinture. Je vous prierai donc de décrire d’après la méthode céleste, c’est-à-dire d’après les planètes, telles armoiries qu’il vous plaira de choisir. — Décrivez vous-même votre blason comme il vous plaira, dit Sanglier-Rouge ; je ne m’occuperai pas de telles niaiseries : suis-je donc un singe accoutumé à sauter au commandement ? — Montrez-lui les premières armoiries venues, et qu’il les décrive à sa manière, dit le duc ; s’il est pris en défaut, je lui promets que son dos sera gueules, azur et sable. — Voici, » dit le héraut bourguignon en tirant de sa poche un parchemin ; « voici d’anciennes armoiries que de puissants motifs m’ont porté à décrire d’après mes faibles lumières. Je prie mon confrère, s’il appartient en effet à l’honorable collège héraldique de Ratisbonne, de le déchiffrer en termes techniques ? »

Le Glorieux, qui semblait prendre grand plaisir à cette discussion, s’était avancé tout près des deux hérauts. « Je vais t’aider, mon ami, » dit-il à Sanglier-Rouge en le voyant jeter sur le rouleau des yeux où se peignait son anxiété. « Messeigneurs et maîtres, ceci représente un chat faisant le guet à la fenêtre d’une laiterie. »

Cette saillie provoqua un éclat de rire général, et Sanglier-Rouge y trouva quelque avantage ; car Toison-d’Or, indigné de la malicieuse interprétation donnée à son dessin, s’empressa de dire que ces armoiries avaient été adoptées par Childebert, roi de France, après qu’il eut fait prisonnier Gondemar, roi de Bourgogne, et qu’elles représentaient une once ou chat-tigre derrière une grille, emblème du prince captif ; il termina en les expliquant en termes techniques qu’il serait superflu de rapporter ici.

« Par ma marotte ! dit le Glorieux, si le chat représente la Bourgogne, du moins est-il aujourd’hui du bon côté de la grille. — Tu as raison, mon ami, » répondit Louis en riant, tandis que le reste de l’assemblée et Charles lui-même semblaient déconcertés par une plaisanterie si grossière. « Je te dois une pièce d’or pour avoir jeté au milieu d’une scène qui a commencé d’un ton fort sérieux et fort triste, une plaisanterie qui, je l’espère, la terminera gaiement. — Silence, le Glorieux ! dit le duc ; et vous, Toison-d’Or, qui vous montrez trop savant pour être intelligible, retirez-vous. Qu’on fasse avancer ce drôle… Réponds-moi, misérable, » lui cria-t-il du ton le plus acerbe. « connais-tu la différence qui existe entre or et argent, dans la langue du blason ? — Par pitié, monseigneur, ne m’accablez pas. Noble roi Louis, parlez pour moi. — Parle pour toi-même ! s’écria le duc ; je te le demande, es-tu héraut ou non ? — Je ne l’ai jamais été qu’en cette occasion. — De par saint George ! » dit le duc en jetant sur Louis un regard de travers, « nous ne connaissons aucun monarque, aucun gentilhomme qui aurait voulu prostituer ainsi la noble science sur laquelle reposent la royauté et la noblesse, si ce n’est ce roi qui envoya à Édouard d’Angleterre un valet déguisé en héraut. — Un tel stratagème, dit Louis, pouvait se justifier dans une cour où il ne se trouvait point de héraut pour le moment, et par l’urgence des circonstances. Mais quoiqu’il ait pu réussir auprès de grossiers et ignorants insulaires, il fallait ne pas avoir plus de jugement qu’un Sanglier, pour espérer qu’une supercherie semblable pût passer à la cour si éclairée du duc de Bourgogne. — N’importe qui l’ait envoyé, » dit le duc avec colère ; « il ne retournera vers son maître que dans un fâcheux état. Gardes, qu’on le conduise jusqu’à la place du marché, et là, qu’on le déchire avec des fouets et des lanières jusqu’à ce que son tabard tombe en lambeaux !… Sus au Sanglier-Rouge ! çà, çà ! tayaut ! tayaut ! »

Quatre ou cinq chiens de première taille, semblables à ceux qu’on voit dans les parties de chasse peintes par Rubens et Schneiders, entendirent les derniers mots prononcés par le duc, et, à ces mots bien connus d’eux, ils se mirent à aboyer et à hurler comme si un sanglier venait de s’élancer de sa bauge.

« Par la croix de Notre Seigneur ! » dit le roi Louis cherchant à entrer dans la disposition d’esprit de son dangereux cousin, « puisque l’âne s’est affublé de la peau du sanglier, je lancerais les chiens sur lui pour qu’ils la lui arrachent ! — C’est cela ! c’est cela ! » s’écria le duc Charles, avec l’humeur duquel cette idée se trouvait en parfaite harmonie : « cela va être fait. Qu’on découple les chiens ! Sus ! sus ! Talbeau ! Beaumont ! Nous le courrons depuis la sortie du château jusqu’à la porte de l’est. — J’espère que Votre Grâce me traitera en bête de chasse, » dit le malheureux héraut faisant aussi bonne contenance que possible, « et que vous me permettrez de prendre du champ. — Tu n’es qu’une vermine[4], répondit le duc, et, d’après le code des chasses, tu n’as droit à aucune protection ; néanmoins, en faveur de ton impudence sans égale, tu auras environ cent pas d’avance. Allons, messieurs, allons : voyons un peu ce divertissement. »

À ces mots, l’assemblée se leva tumultueusement, chacun se montrant très-empressé, mais personne plus que les deux princes, de jouir du doux passe-temps dont le roi Louis avait suggéré l’idée.

Le plaisir qu’ils se promettaient fut complet, car Sanglier-Rouge, à qui la terreur donnait des ailes, et qui avait à ses trousses une dizaine de chiens courants excités par les sons du cor et les cris des piqueurs, courut comme porté par le vent ; et s’il n’avait point été embarrassé par ses vêtements de héraut, le plus mauvais costume possible pour un coureur, il aurait pu échapper à la meute ; il la dérouta même une ou deux fois, avec une adresse et une légèreté qui lui attirèrent les applaudissements des spectateurs. Mais aucun de ceux-ci, pas même le duc Charles, ne prenait à cette chasse autant de plaisir que le roi Louis, qui, mu par des considérations politiques, tout autant que par le plaisir que lui faisait naturellement éprouver le spectacle des souffrances humaines lorsqu’elles se présentent sous un aspect burlesque, riait jusqu’aux larmes. Dans les élans de sa joie, il saisit le manteau d’hermine de Charles, comme pour se soutenir, tandis que le duc, non moins agréablement occupé, appuyait sa main sur l’épaule du roi, ces deux princes se témoignant ainsi une confiance et une familiarité réciproques qui faisaient un parfait contraste avec ce qui venait de se passer entre eux peu d’instants auparavant.

Enfin, l’agilité du faux héraut ne put le protéger plus longtemps contre les dents des ennemis acharnés à sa poursuite. Les chiens l’atteignirent, le terrassèrent, et l’auraient probablement étranglé à l’instant même, si le duc ne se fût écrié : « Arrêtez les chiens ! arrêtez les chiens ! arrachez-le à leurs dents ! Il s’est montré si bon coureur, que, quoiqu’il n’ait pas fait bonne résistance aux abois, nous ne voulons pas qu’ils en fassent curée. »

Quelques veneurs s’empressèrent donc d’écarter les chiens et de les accoupler ; d’autres poursuivirent ceux qu’on n’avait pu saisir, et qui couraient dans les rues, emportant en triomphe les lambeaux de drap peint et les broderies déchirées de la cotte d’armes que l’infortuné héraut avait endossée pour son malheur.

Dans ce moment, et pendant que le duc était trop occupé de ce qui se passait devant lui pour faire attention à ce qui se disait derrière, Olivier le Dain se glissa près du roi, et lui dit à l’oreille : « C’est le Bohémien Hayraddin Maugrabin ; il ne faudrait pas qu’il parlât au duc. — Qu’il meure ! » répondit Louis du même ton ; « les morts ne parlent plus. »

Un instant après, Tristan l’Ermite, qu’Olivier le Dain avait prévenu, s’avança devant le roi et le duc, et leur dit avec la brusquerie qui lui était ordinaire : « Sauf la permission de Votre Majesté et de Votre Altesse, ce gibier m’appartient, et je le réclame : il est marqué de mon sceau, une fleur de lis sur l’épaule, comme chacun peut le voir. C’est un scélérat bien connu ; il a assassiné des sujets du roi, pillé des églises, violé des vierges, tué des daims dans les parcs royaux, etc. — C’est assez, c’est assez, dit le duc ; il est avec justice et à plus d’un titre la propriété de mon royal cousin. Qu’en veut faire Votre Majesté ? — S’il est laissé à ma disposition, dit le roi, je me contenterai de lui faire donner une leçon de blason, science dans laquelle il est si ignorant ; on lui montrera par expérience ce que signifie une croix potencée avec accompagnement d’une bonne corde à l’un des bras. — Croix qu’il ne portera pas, mais qui lui servira de support ! » reprit le duc ; et il partit d’un éclat de rire à cette excellente saillie ; « allons ! qu’il prenne ses degrés sous Tristan ; votre compère est un habile professeur en cette science. »

Le roi répondit si cordialement à ce bruyant témoignage de la gaieté de Charles, que celui-ci ne put s’empêcher de lui dire en le regardant d’un air presque amical : « Ah ! Louis, Louis, plût à Dieu que vous fussiez un prince aussi fidèle que vous êtes un joyeux compagnon ! Je pense encore bien souvent aux jours de plaisirs que nous avons naguère passés ensemble. — Il dépend de vous de les voir revenir, répondit Louis, je vous accorderai les conditions les plus avantageuses que, sauf mon honneur, et sans vous rendre vous-même la fable de la chrétienté, vous puissiez me demander dans la situation où je me trouve, et je ferai serment de les observer, sur la sainte relique que j’ai le bonheur de porter sur moi, et qui est un morceau de la vraie croix. »

En parlant ainsi, il fit voir un petit reliquaire d’or qui était suspendu à son cou par une chaîne de même métal, et qu’il portait par-dessus sa chemise ; puis il ajouta, après l’avoir baisée dévotement : « Jamais faux serment n’a été fait sur cette relique sacrée qu’il n’ait été puni dans l’année. — Cependant, dit le duc, c’est la même sur laquelle vous m’avez juré amitié en quittant la Bourgogne ; et bientôt après, vous envoyâtes le bâtard de Rudempré pour m’assassiner ou s’emparer de ma personne. — Ah, beau cousin ! vous réveillez là d’anciens griefs ; mais je vous assure que vous êtes dans l’erreur à ce sujet. D’ailleurs, ce n’est pas sur cette relique que j’ai fait le serment dont il s’agit ; c’était sur un autre morceau de la vraie croix, présent que m’a fait le grand-seigneur, mais sa vertu s’était sans doute affaiblie pendant son séjour chez les infidèles. Eh bien ! la guerre du bien public n’éclata-t-elle pas dans l’année ? une armée bourguignonne ne campa-t-elle pas à Saint-Denis, soutenue par tous les grands feudataires de France ? et ne fus-je pas obligé de céder la Normandie à mon frère ? Ô mon Dieu, préservez-moi de me parjurer sur une si sainte relique ! — Eh bien, cousin, je crois que vous avez reçu une leçon suffisante pour garder votre foi à l’avenir ; et aujourd’hui, par exemple, répondez avec franchise et sans détour : êtes-vous disposé à tenir votre promesse, et à marcher avec moi contre le meurtrier de la Marck et ses dignes alliés les Liégeois, pour en tirer une vengeance éclatante. — Je marcherai contre eux avec le ban et l’arrière-ban de France, l’oriflamme déployée. — Non, non, c’est plus qu’il ne faut, plus qu’il ne convient. La présence de votre garde écossaise et de deux ou trois cents lances d’élite suffira pour montrer que vous agissez librement. Une armée considérable pourrait… — Me rendre libre en réalité, voulez-vous dire, beau cousin ? Eh bien, vous fixerez vous-même le nombre des troupes qui devront me suivre. — Et, pour prévenir désormais tout motif de discorde, vous consentirez au mariage de la comtesse Isabelle de Croye avec le duc d’Orléans ? — Beau cousin, vous abusez de ma courtoisie. Le duc est fiancé à ma fille Jeanne. Soyez généreux : cédez sur ce point, et parlons plutôt des villes fortes sur la Somme. — Mon conseil réglera ce point avec Votre Majesté ; quant à moi, j’ai moins à cœur une augmentation de territoire, que la réparation des injures que j’ai reçues. Vous vous êtes immiscé dans les affaires de mes vassaux, et vous avez voulu disposer de la main d’une pupille du duché de Bourgogne selon votre royale volonté ; en bien ! puisque Votre Majesté s’est chargée de ce soin, qu’elle marie la comtesse Isabelle à un membre de sa propre famille ; autrement, notre conférence est rompue. — Personne ne me croirait, si je disais que j’y consens volontiers ; jugez donc, beau cousin, de mon extrême désir de vous obliger, quand je vous promets, bien malgré moi, que si les parties y consentent et obtiennent une dispense du pape, je ne m’opposerai pas au mariage que vous proposez. — Tout cela peut être facilement arrangé par nos ministres, et nous voilà redevenus cousins et amis. — Dieu en soit loué ! répondit Louis ; il tient dans ses mains le cœur des princes, et, dans sa miséricorde, les inclinant vers la clémence et la paix, il sait prévenir l’effusion du sang humain… Olivier, » ajouta-t-il à demi-voix en s’adressant à ce favori qui rôdait sans cesse autour de lui comme le démon familier qui ne quitte pas les côtés d’un magicien, « écoute : dis à Tristan d’expédier en toute diligence ce vagabond de Bohémien. »



  1. Il vous annonce une grande joie. a. m.
  2. Du droit d’emphytéose. a. m.
  3. Vêtement qui a quelque ressemblance avec la dalmatique que les diacres et les sous-diacres portent pendant la messe, lorsqu’ils assistent l’officiant à l’autel. a. m.
  4. En termes de vénerie, ce mot s’applique à toutes les bêtes qui ne méritent pas d’être chassées selon les nobles règles de l’art : tels sont les blaireaux, les fouines, etc., etc.