Quentin Durward/Chapitre 21

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 19p. 284-294).


CHAPITRE XXI.

LE SAC DU CHÂTEAU.


La miséricorde ne pourra plus entrer dans les cœurs, le soldat farouche et irrité promènera partout sa main sanglante, avec une conscience aussi large que l’enfer.
Shakspeare, Henri V.


La garnison du château de Schonwaldt, quoique surprise et d’abord frappée de terreur, opposa pendant quelque temps une vigoureuse résistance aux assaillants. Mais la foule immense qui sortait des murs de Liège, se précipitant à l’assaut comme un essaim d’abeilles, divisait l’attention des soldats et abattait leur courage.

Il y avait aussi du mauvais vouloir, peut-être même de la trahison, parmi les défenseurs du château, car quelques-uns proposaient de se rendre, tandis que d’autres, abandonnant leur poste, cherchaient à fuir. Plusieurs s’élançaient du haut des murs dans le fossé, et ceux qui réussissaient à ne pas se noyer, jetant loin d’eux tout ce qui aurait pu les faire reconnaître, afin d’échapper plus sûrement, se mêlaient ensuite à la foule bigarrée des assaillants. Un petit nombre, par attachement à la personne de l’évêque, se rangèrent autour de lui, et continuèrent de défendre la tour où il s’était réfugié ; et plusieurs autres, craignant qu’on ne leur fît aucun quartier, ou poussés par le courage du désespoir, défendaient les boulevards les plus éloignés ou quelques autres tours de cet immense bâtiment. Cependant les assaillants, maîtres des cours et des parties inférieures de l’édifice, s’occupaient à poursuivre les vaincus et à le mettre au pillage, lorsque tout à coup un seul homme, comme s’il eût cherché la mort au moment même où tous les autres la fuyaient, s’efforça de se frayer un chemin au milieu de cette scène de tumulte et d’horreur, car son imagination en redoutait une plus terrible que celle qui frappait dans ce moment sa vue et ses esprits. Quiconque eût vu Quentin Durward dans cette nuit fatale l’eût classé parmi les plus grands fous ; quiconque eût apprécié la cause qui le faisait agir l’eût rangé au nombre des héros de roman.

En s’approchant de Schonwaldt par le même côté qu’il en était parti, il rencontra plusieurs fuyards qui, se précipitant vers le bois, l’évitèrent comme un ennemi, parce qu’il venait par une direction opposée à celle qu’ils suivaient. Arrivé plus près du château, il put entendre, et même presque voir, des hommes qui se laissaient glisser des murs du jardin dans les fossés, tandis qu’il lui semblait que d’autres étaient précipités des créneaux par les assaillants. Son courage n’en fut pas ébranlé un seul instant. Il n’avait pas le temps de chercher l’esquif, quand même il lui eût été possible de s’en servir ; il ne fallait pas davantage songer à approcher de la poterne du jardin, obstruée comme elle l’était par de nombreux fuyards, pressés et renversés par ceux qui les suivaient et tombant dans le fossé qu’ils ne pouvaient traverser.

Évitant cet endroit, Quentin se jeta à la nage près de ce que l’on appelait la petite porte du château, où un pont-levis était encore levé. Il évita non sans peine la main de plus d’un malheureux qui, se sentant enfoncer, cherchait à s’accrocher à lui. Parvenu auprès du pont-levis, il saisit une des chaînes qui pendaient, et, grâce à son agilité, il parvint, après de grands efforts, à se tirer de l’eau. Il allait atteindre la plate-forme du pont, lorsqu’un lansquenet accourut vers lui, et levant son sabre ensanglanté, se disposait à lui porter un coup qui bien certainement eût été celui de la mort. « Comment donc, camarade ! » dit Quentin d’un ton d’autorité ; « est-ce ainsi que vous secourez un ami ? Donnez-moi la main. »

Le soldat, sans répondre un mot, et avec un peu d’hésitation, lui tendit la main, et l’aida à monter sur la plate-forme ; alors, sans lui laisser le temps de réfléchir, Durward, s’écria du même ton d’autorité : « À la tour de l’Ouest, si vous voulez vous enrichir. Le trésor de l’évêque est dans la tour de l’Ouest. — À la tour de l’Ouest, le trésor est dans la tour de l’Ouest ! » répéta-t-on de tous côtés ; et les traîneurs qui les entendirent, semblables à des loups furieux, se précipitèrent dans le chemin opposé à celui que Quentin, mort ou vif, était résolu de suivre.

Avec la même audace que s’il eût été, non du nombre des vaincus, mais au nombre des vainqueurs, il se rendit directement au jardin, qu’il traversa plus aisément qu’il ne devait s’y attendre. Le cri « À la tour de l’Ouest ! » avait attiré vers cette tour une partie des assaillants, et le son de la trompette, des cris de guerre, appelaient en ce moment les autres pour repousser une sortie que les défenseurs de la tour principale, ayant placé l’évêque au milieu d’eux, s’apprêtaient à tenter, en désespoir de cause, pour se frayer un chemin et sortir du château. Quentin se dirigea donc vers le jardin d’un pas rapide, et le cœur agité par l’espérance et par la crainte, se recommandant à ces puissances célestes qui l’avaient protégé dans les nombreux périls auxquels sa vie avait été exposée, et déterminé à vaincre ou à mourir dans cette entreprise désespérée.

Comme il s’apprêtait à y entrer, trois hommes fondirent sur lui la lance levée et criant : « Liège ! Liège ! » Se mettant en défense, mais sans frapper, il répondit : « France ! France ! ami de Liège ! — Vive la France ! » s’écrièrent les bourgeois de Liège, et ils passèrent outre. Le même signal fut un talisman qui le protégea contre l’attaque de quatre ou cinq des soldats de Guillaume de la Marck, qu’il trouva rôdant dans le jardin, et qui coururent sur lui en criant : « Sanglier ! Sanglier ! »

En un mot, Quentin commença à espérer que son caractère prétendu d’envoyé du roi Louis, instigateur secret des insurgés de Liège et protecteur caché de Guillaume de la Marck, pourrait lui faire traverser sans danger les horreurs de cette nuit.

En approchant de la tourelle, il frissonna en trouvant la petite porte latérale par laquelle Marton et la comtesse l’avaient rejoint peu auparavant, obstruée par de nombreux cadavres.

Il en mit précipitamment deux de côté, et il posait le pied sur le troisième pour franchir le seuil de la porte, quand un autre, qui gisait enveloppé de son manteau, le pria de s’arrêter et de l’aider à se relever. Quentin s’apprêtait à employer un moyen peu doux pour se débarrasser d’un obstacle si intempestif, quand le mort supposé ajouta : « Mon armure m’étouffe ; je suis Pavillon, le syndic de Liège ! Si vous êtes des nôtres, je vous enrichirai ; si vous êtes contre nous, je vous protégerai ; mais… mais… ne me laissez pas mourir comme un porc qui étouffe sous son toit. »

Au milieu de cette scène de sang et de confusion, la présence d’esprit de Quentin lui fit apercevoir tout d’un coup que ce dignitaire pouvait avoir le moyen de protéger sa retraite. Il l’aida à se remettre sur ses pieds, et lui demanda s’il était blessé.

— « Je ne suis pas blessé, du moins je ne le pense pas, répondit le bourgeois ; mais je n’en puis plus. — Asseyez-vous donc sur cette pierre, et reprenez haleine ; je reviendrai dans un moment. — Quel parti suivez-vous ? » dit le bourgeois le retenant encore. — Celui de la France, celui de la France, » répondit Quentin cherchant à s’en aller. — « Eh ! mais, c’est mon aimable et jeune archer ? s’écria le digne syndic. Puisque mon heureux destin m’a fait rencontrer un ami dans cette effroyable nuit, je vous jure que je ne le quitterai pas. Allez partout où bon vous semblera, je vous accompagnerai ; et si j’attrape quelques braves garçons de ma corporation, je pourrai vous servir à mon tour ; mais ils sont dispersés çà et là, comme une mesure de pois renversée. Oh ! quelle terrible nuit ! »

Tout en parlant ainsi, il s’était emparé du bras de Quentin, qui, sentant de quelle importance pouvait être l’appui d’un personnage si influent, ralentit son pas afin qu’il pût le suivre, tout en maudissant au fond du cœur l’obstacle que cette compagnie apportait à la rapidité de sa marche.

Au haut de l’escalier était une antichambre dans laquelle des boîtes et des malles portaient les marques d’un récent pillage, car une partie de ce qu’elles avaient contenu était dispersée sur le plancher ; une lampe presque éteinte, posée sur la cheminée, répandait sa lueur mourante sur le corps d’un homme mort, ou privé de tout sentiment, qui gisait devant le foyer.

Dégageant son bras de celui de Pavillon, par une violente secousse qui faillit renverser celui-ci, et semblable à un lévrier qui entraîne avec lui la laisse par laquelle son gardien le retenait, Quentin s’élança dans une seconde chambre, puis dans une troisième qui paraissait être la chambre à coucher des dames de Croye. Il ne s’y trouvait aucune créature vivante. Il appela Isabelle, d’abord à voix basse, ensuite plus haut, puis enfin avec l’accent du plus violent désespoir : point de réponse. Il se tordait les mains, s’arrachait les cheveux, frappait la terre avec fureur, lorsqu’une faible lueur, qui brillait à travers les fentes de la boiserie dans un coin obscur de la chambre, lui fit conjecturer que la tapisserie cachait l’entrée de quelque réduit secret. Il l’examina avec autant de soin que de promptitude, et découvrit en effet une porte secrète, mais elle résista aux efforts réitérés qu’il fit pour l’ouvrir. Dédaignant le danger auquel il s’exposait, il s’élança contre cette porte de toute sa force et de tout le poids de son corps, et telle fut la violence d’un effort suggéré par l’espérance et par le désespoir qu’une fermeture plus solide n’aurait pu y résister.

Ce fut ainsi qu’il entra, la tête en avant, dans un petit oratoire où une femme, plongée dans les angoisses de la terreur, était agenouillée devant une sainte image à laquelle elle offrait ses ferventes prières. Une nouvelle terreur la saisit à ce nouveau bruit, et elle tomba évanouie sur le plancher. Quentin se précipite, se hâte de la relever. Ô bonheur ! c’est celle qu’il a voulu sauver, c’est la comtesse Isabelle ! Il la presse contre son cœur, la conjure de revenir à elle et de reprendre courage ; car elle est maintenant sous la protection d’un homme dont le cœur et le bras suffiraient pour la défendre contre une armée entière.

— « Durward, » dit-elle enfin en recouvrant ses esprits, « est-ce bien vous ? il me reste donc encore quelque espoir ! Je croyais que tous mes amis, que le monde entier m’avait abandonnée à mon malheureux destin. Ah ! ne me quittez plus. — Jamais ! jamais ! s’écria Durward, quoi qu’il puisse arriver, quelque danger qui se présente : puisse cette sainte image me retirer sa divine protection, si je ne partage votre destin jusqu’à ce qu’il soit plus heureux ! — Très-pathétique, très-touchant, en vérité ! » dit derrière eux une voix étouffée et asthmatique ; « c’est une affaire d’amour, à ce que je vois. Sur mon honneur, cette douce créature ne me touche pas moins de pitié que si c’était ma chère Trudchen elle-même. — C’est plus que de la pitié que je réclame pour cette dame, meinheer Pavillon, » dit Quentin en se tournant vers lui ; « accordez-lui secours et protection. Apprenez qu’elle a été confiée à ma garde d’une manière toute particulière par votre allié le roi de France ; si donc vous ne m’aidez pas à la garantir de toute espèce d’insulte et de violence, votre cité perdra la faveur de Louis de Valois. Il faut surtout empêcher qu’elle ne tombe au pouvoir de Guillaume de la Marck. — Cela sera difficile, répondit Pavillon, car ces coquins de lansquenets sont de vrais démons pour dénicher les jolies filles : mais je ferai de mon mieux. Passons dans l’autre appartement, et là je songerai… L’escalier est étroit ; et vous pourrez garder la porte avec votre pique, tandis que, placé à la fenêtre, je tâcherai de réunir quelques-uns des braves garçons de la corporation des corroyeurs de Liège : ils sont aussi fidèles que le couteau qu’ils portent à leur ceinture. Mais d’abord, détachez-moi ces agrafes, car je ne me suis pas servi de ce corselet depuis la bataille de Saint-Tron, et je pèse aujourd’hui vingt-quatre livres de plus qu’alors, si les balances de Flandre sont justes. »

Lorsque les épaules de ce brave homme furent déchargées du poids de l’armure de fer dans laquelle il était renfermé, il se sentit extrêmement soulagé, car en s’en revêtant il avait moins consulté ses forces que son zèle pour la cause de Liège. On a rapporté depuis que le digne magistrat, poussé en avant, et presque malgré lui, par les hommes de sa corporation au moment où ils couraient à l’assaut, avait été hissé par-dessus les murailles ; puis porté çà et là par le flux et le reflux des combattants des deux partis, sans pouvoir prononcer un seul mot, jusqu’à ce qu’enfin, semblable à une pièce de bois que les flots de la mer rejettent sur le rivage, il fût renversé à l’entrée de l’appartement des dames de Croye, où le poids de son armure, joint à celui de deux hommes tués en entrant, et qui tombèrent sur lui, aurait pu le retenir long-temps étendu s’il n’eût été secouru par Quentin.

La même chaleur de caractère qui, en politique, transformait Hermann Pavillon en une tête chaude, en un insensé perturbateur, produisait des résultats plus heureux dans son intérieur, en faisant de lui un homme bon et obligeant, un peu vain peut-être, mais toujours rempli de franchise et de bienveillance. Il recommanda à Quentin d’avoir un soin particulier de la pauvre petite Yung-Frau[1] ; et après cette exhortation au moins inutile, il se mit à crier par la fenêtre : « Liège ! Liège ! par la brave corporation des tanneurs et des corroyeurs ! »

Un ou deux de ses gens accoururent à cet appel, et au coup de sifflet dont il fut accompagné, chaque corporation de la ville ayant adopté un signal particulier, plusieurs autres vinrent les joindre, et formèrent comme une garde devant la porte située au-dessous de la fenêtre à laquelle ils voyaient leur chef.

Cependant la chaleur du combat semblait apaisée, et la tranquillité succédait au tumulte. Toute résistance avait cessé, et les différents chefs prenaient les mesures nécessaires pour prévenir le pillage. La grosse cloche du château sonnait pour convoquer un conseil militaire, et sa voix d’airain annonçait à Liège que les insurgés victorieux étaient en possession de Schonwaldt ; toutes celles de la ville lui répondaient, et leurs voix lointaines et bruyantes semblaient crier : « Gloire aux vainqueurs ! » Il eût été naturel que meinheer Pavillon sortît alors de son fort ; mais, soit pour ne pas perdre de vue ceux qu’il avait pris sous sa protection, soit pour sa propre sûreté, il se contenta de dépêcher messager sur messager à son lieutenant Peterkin Geislaer, pour lui donner ordre de se rendre auprès de lui.

Enfin, à sa grande joie, il vit arriver Peterkin ; car, dans toutes les circonstances urgentes, soit qu’il s’agît de guerre, de politique ou de commerce, c’était en Peterkin que meinheer Pavillon avait coutume de mettre toute sa confiance. Peterkin était un homme vigoureux et trapu, à visage large, à sourcils noirs et épais qui n’annonçaient pas un caractère des plus accommodants, et dont l’attitude ordinaire inspirait un certain respect. Il portait un justaucorps de buffle, un large ceinturon soutenait son coutelas, et sa main était armée d’une hallebarde.

« Peterkin, mon cher lieutenant, lui dit son chef, voici un jour glorieux… une nuit glorieuse, devrais-je dire ; j’espère que pour cette fois tu es satisfait ? — Je suis charmé que vous le soyez, répondit le lieutenant ; et pourtant, si vous appelez cela une victoire, je n’aurais jamais cru que vous la célébriez, en vous trouvant dans un grenier quand on vous attend au conseil. — Mais est-il donc si nécessaire que je m’y rende ? — Oui, oui, bien certainement, pour soutenir les droits de la ville de Liège, qui sont plus en danger que jamais. — Mon bon Peterkin, tu seras donc toujours grondeur ? — Grondeur ! je ne le suis aucunement ; ce qui plaît aux autres me plaira toujours. Seulement, je désire que nous n’ayons pas pour roi une cigogne au lieu d’un soliveau, comme il est dit dans la fable que le clerc de Saint-Lambert a coutume de nous lire et qui est tirée du livre de meister Ésope[2] — Je ne puis deviner ce que vous entendez par là, Peterkin. — Eh bien donc, je vous dirai, meister Pavillon, que ce sanglier, cet ours, s’apprête à faire son repaire de Schonwaldt ; et il est probable que nous aurons un aussi mauvais voisin que le vieil évêque, et peut-être plus mauvais encore. Il semble très-disposé à garder pour lui seul notre conquête, et n’éprouver d’embarras qu’à l’égard du titre qu’il doit prendre : sera-ce celui de prince, ou celui d’évêque ? C’est une honte de voir comme ils en agissent avec le vieux prélat, qui est tombé entre leurs mains. — Je ne le souffrirai pas, Peterkin ! » s’écria Pavillon d’un ton emphatique ; « je détestais sa mitre, mais non la tête qui la portait. Nous sommes dix contre un, et nous ne permettrons pas que l’on commette de tels excès. — Oui, nous sommes dix contre un en rase campagne, mais dans ce château nous ne sommes qu’homme à homme. D’ailleurs Nikkel Blok le boucher et toute la canaille des faubourgs se prononcent en faveur de Guillaume de la Marck, tant à cause des tonneaux d’ale et des barriques de vin qu’il a fait mettre en perce, qu’à cause de l’ancienne jalousie qu’ils ont contre nous, nous qui faisons partie du corps des métiers et qui en possédons les privilèges. — Peter, dit Pavillon, nous partirons sur l’heure pour la ville. Je ne resterai pas plus long-temps à Schonwaldt. — Mais les ponts sont levés, les portes sont fermées, et gardées par les lansquenets. Si nous essayons de nous frayer un chemin de vive force, ces gens-là, qui n’ont d’autre occupation que de se battre tous les jours, nous arrangeront de la belle manière, nous qui n’avons coutume de nous battre que les jours de fête. — Mais pourquoi a-t-il fermé les portes ? » s’écria le syndic alarmé ; « qu’a-t-il besoin de retenir d’honnêtes gens prisonniers ? — Ma foi ! je ne saurais vous le dire. Le bruit court que les dames de Croye se sont évadées pendant le siège du château. Cela a mis d’abord l’homme à la longue barbe dans une colère qui lui faisait perdre la raison, et maintenant c’est le vin qui lui trouble la cervelle. »

Le bourgmestre jeta sur Quentin un regard de désolation, et semblait ne savoir quel parti prendre. Durward n’avait pas perdu un mot de cette conversation et était fort alarmé ; il vit aussitôt que son salut et celui d’Isabelle dépendait du degré de présence d’esprit qu’il pourrait conserver, et du courage qu’il inspirerait à Pavillon. Prenant donc la parole comme s’il eût eu le droit d’émettre son opinion : « Je rougis pour vous, meinheer Pavillon, dit-il, en voyant que vous hésitez sur ce que vous avez à faire en cette occasion. Allez hardiment trouver Guillaume de la Marck, et demandez-lui à sortir du château avec votre lieutenant, votre écuyer et votre fille. Il ne peut alléguer aucun prétexte pour vous retenir prisonnier. — Moi et mon lieutenant, c’est-à-dire moi et Peter ? c’est au mieux. Mais qui est mon écuyer ? — Moi, pour le moment, » répondit l’audacieux Écossais.

« Vous ! » s’écria le bourgeois embarrassé ; « mais n’êtes-vous pas ici en qualité d’envoyé de Louis, du roi de France ? — Cela est vrai, mais je n’ai affaire qu’aux magistrats de la ville de Liège, et ce n’est qu’à Liège que je délivrerai mon message. Si je me faisais connaître à Guillaume de la Marck, ne serais-je pas obligé d’entrer en négociation avec lui ? et alors il est probable qu’il me retiendrait auprès de sa personne. Il faut donc que vous me fassiez sortir du château en qualité de votre écuyer ? — Passe pour mon écuyer… mais vous avez parlé de ma fille… Trudchen est, je l’espère, bien tranquille dans ma maison de Liège… et mon désir le plus ardent serait que son père pût y arriver. — Cette dame vous appellera son père, tant que nous serons dans ce château. — Et, » s’écria la comtesse en se précipitant aux pieds du bourgmestre et en embrassant ses genoux, « si vous m’accordez votre secours, il ne se passera pas un seul jour de ma vie qui ne me voie vous honorer, vous aimer comme si vous étiez mon père, et prier pour vous comme une tendre fille. Oh ! laissez-vous fléchir ! N’oubliez pas que votre fille peut tomber aux genoux d’un étranger, lui demandant et la vie et l’honneur… Songez à cela, et accordez-moi la protection que vous désireriez qu’on lui accordât. — En vérité, » dit le bon bourgeois touché de ce pathétique discours, « je crois, Peter, que cette jolie fille a quelque chose du doux regard de notre Trudchen ; je l’ai pensé dès le premier moment que je l’ai aperçue ; et ce jeune homme si pétulant, si prompt à donner son avis, a quelque chose du galant de Trudchen : je parierais un groat[3], Peter, qu’il y a de l’amour dans cette affaire, du véritable amour, et ce serait un péché de ne pas lui être secourable. — Une honte est un péché, » répondit Peterkin, honnête Flamand dont le cœur était plus tendre que la tête ; et tout en parlant ainsi, il s’essuyait les yeux avec la manche de son justaucorps. — « Elle passera donc pour ma fille, » dit Pavillon, bien enveloppée dans son grand voile de soie noire ; et s’il ne se trouve pas assez de fidèles tanneurs pour protéger la fille de leur syndic, je veux qu’ils ne trouvent plus de cuir à tanner… Mais voyons, il faut avoir une réponse prête pour chaque question… Que venait faire ma fille ici, dans un tel tumulte ? — Et que venaient y faire la moitié des femmes de Liège, qui nous ont suivis au château, si ce n’est qu’on les trouve toujours partout où elles ne devraient pas aller ? répondit Peter. Votre yungfrau Trudchen a été un peu plus loin que les autres ; voilà tout. — Bien parlé ! s’écria Quentin. Du courage meinheer Pavillon ; il ne faut qu’un peu de hardiesse ; suivez l’avis qu’il vous donne, et en conservant votre présence d’esprit vous ferez la plus belle action qui ait été faite par Charlemagne lui-même. Vous, madame, enveloppez-vous bien dans ce voile (car, nous le répétons, un grand nombre de vêtements de femme étaient épars sur le plancher) ; ne montrez aucune crainte ; peu d’instants suffiront pour vous mettre en liberté et en sûreté. Noble seigneur, » ajouta-t-il en s’adressant à Pavillon, « marchons. — Attendez ! attendez ! dit le syndic, j’appréhende quelque malheur. Ce Guillaume de la Marck est un démon, un vrai sanglier de caractère aussi bien que de nom. Si cette jeune dame est en effet une des comtesses de Croye, et qu’il vienne à le découvrir, que ne fera-t-il pas ? où sa colère s’arrêtera-t-elle ? — Et en admettant que je sois une de ces infortunées, » répondit Isabelle en essayant de se jeter de nouveau à ses pieds, « pourriez-vous pour cela me repousser dans ce moment de désespoir ? Oh ! que ne suis-je votre fille, la fille du plus pauvre bourgeois ! — Pas si pauvre, pas si pauvre, madame ; nous payons ce que nous devons. — Pardon, noble seigneur, répondit l’infortunée Isabelle. — Je ne suis ni noble, ni seigneur, mais un simple bourgeois de Liège qui paie ses lettres de change en bons florins. Mais cela ne fait rien à l’affaire : vous êtes comtesse, dites-vous ? en bien ! malgré cela je vous protégerai. — Fût-elle duchesse, dit Peter, vous avez donné votre parole, et vous êtes tenu de la protéger. — Bien parlé, Peter, très-bien parlé : c’est ce que dit notre vieux proverbe hollandais : Ein wort, ein man[4]. Maintenant, voyons à exécuter notre projet. Il faut que nous prenions congé de ce Guillaume de la Marck ; et cependant, je ne sais pourquoi le courage me manque lorsque j’y pense. Je serais enchanté de pouvoir me dispenser de cette cérémonie. — Puisque vous avez quelques hommes armés prêts à vous seconder, marchons vers la porte et forçons le passage, ce sera peut-être le mieux, dit Quentin. »

Mais Pavillon et son conseiller, tous deux d’une même voix, s’élevèrent contre l’inconvenance d’attaquer les soldats d’un allié, et firent si bien sentir la témérité d’une telle entreprise, que Quentin, après les avoir écoutés avec une grande attention, reconnut aisément qu’il serait imprudent de la tenter avec de tels compagnons. Ils résolurent donc de se rendre hardiment dans la grande salle, où, disait-on, le Sanglier des Ardennes était attablé, et de demander pour le syndic de Liège et ceux qui l’accompagnaient la permission de sortir du château, requête qui paraissait trop juste pour ne pas être accueillie. Cependant le bon bourgmestre soupirait en regardant ses compagnons, et il dit à son fidèle Peter : « Voyez ce que c’est que d’être trop sensible et trop hardi ! Hélas ! Peterkin, combien mon courage et mon humanité me coûtent déjà cher ! Mais combien ces vertus ne me coûteront-elles pas encore, avant que nous soyons sortis de ce maudit château de Schonwaldt ! » En traversant les cours encore jonchées de morts et de mourants, Quentin, au milieu de cet horrible spectacle, soutenait Isabelle, cherchant à relever son espoir et son courage, et lui rappelant à voix basse que son salut dépendait entièrement de sa fermeté et de sa présence d’esprit.

— « Il ne dépend pas de la mienne, lui répondit-elle, mais de la vôtre, de la vôtre seule. Oh ! si j’échappe aux horreurs de cette nuit cruelle, toujours je me rappellerai mon libérateur ! J’exige cependant de vous un nouveau service ; au nom de l’honneur de votre mère, au nom de la générosité de votre père, je vous supplie de me l’accorder. — Que pourriez-vous me demander que je ne sois toujours prêt à exécuter ? » répondit Quentin d’une voix émue. — « Plongez-moi votre poignard dans le cœur, s’écria-t-elle, plutôt que de me laisser captive dans les mains de ces monstres. »

Pour toute réponse, Quentin pressa la main de la jeune comtesse, qui parut vouloir lui répondre de même ; mais elle en fut empêchée par la terreur qui l’accablait. Enfin, toujours appuyée sur le bras de son jeune protecteur, précédée de Pavillon et de son lieutenant, et suivie d’une douzaine de kurschen-schaft, ou tanneurs, qui formaient une sorte de garde d’honneur à leur syndic, elle entra dans la terrible salle.

Les bruyantes clameurs, les éclats d’un rire féroce qui sortaient de ce lieu, semblaient plutôt annoncer l’orgie d’infâmes démons se réjouissant après un triomphe remporté sur la malheureuse espèce humaine qu’un festin donné par des mortels pour célébrer une victoire. Une résolution que le désespoir seul pouvait avoir inspirée soutenait le courage factice de la comtesse ; une fermeté indomptable, qui prenait une nouvelle force dans le danger, relevait celui de Durward, tandis que Pavillon et son lieutenant, faisant de nécessité vertu, pouvaient être comparés à des ours enchaînés au poteau, prêts à soutenir une lutte dangereuse et inévitable.



  1. Mot allemand qui veut dire jeune femme. a. m.
  2. Maître Ésope.
  3. Pièce de monnaie équivalant à trois senarf de la nôtre. a. m.
  4. Mot à mot : une parole, un homme. a. m.