Quentin Durward/Chapitre 10

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 19p. 156-170).


CHAPITRE X.

LA SENTINELLE.


D’où vient cette musique ? est-ce de l’air ? est-ce de la terre ?
Shakspeare, La Tempête.
J’étais tout oreille, et j’entendais des sons dont l’harmonie aurait pu ranimer les cendres des morts.
Milton Comus.


Quentin avait à peine regagné sa petite chambre, pour faire quelques changements nécessaires à son costume, que son digne oncle se trouva près de lui, et lui demanda les détails circonstanciés de ce qui lui était arrivé à la chasse.

Le jeune homme, qui ne pouvait s’empêcher de penser que le bras du Balafré valait probablement mieux que son jugement, eut soin, dans ses réponses, de laisser le roi en pleine possession de la victoire qu’il avait paru désirer s’approprier. La réplique du brave Ludovic fit sentir à son neveu combien mieux il se serait conduit lui-même en pareille circonstance ; et il la termina par quelques légers reproches sur le peu d’empressement qu’il avait mis à voler au secours du roi au moment où sa vie pouvait être en danger. Quentin eut assez de prudence pour se borner, tout en justifiant sa conduite, à faire observer à son oncle que, suivant les règles de la chasse, il était peu honnête d’attaquer un animal contre lequel lutte un autre chasseur, à moins que celui-ci ne demande directement du secours. Cette discussion était à peine terminée, qu’il eut lieu de se féliciter de sa réserve. Un coup légèrement frappé à la porte annonça un visiteur ; elle s’ouvrit au même instant, et Olivier le Dain, ou le Mauvais, ou le Diable, car il était connu sous ces trois dénominations, entra dans la chambre.

Nous avons déjà dépeint, du moins quant à son extérieur, cet homme habile mais sans principes. Par son allure et ses manières, on aurait pu le comparer, sans manquer à l’exactitude, au chat domestique, qui, couché et en apparence endormi, ou se glissant à travers un appartement d’un pas furtif, timide et lent, tandis qu’il n’est occupé d’autre chose que de guetter le trou de quelque malheureuse souris, et qui, se frottant avec un air de confiance et d’amitié contre ceux par qui il désire être caressé, saute sur sa proie un moment après, en égratignant peut-être même la personne à laquelle il adressait ses cajoleries.

Olivier entra en faisant une humble et modeste inclination, et mit tant de civilité dans la manière dont il parla au Balafré, que quiconque aurait été témoin de cette entrevue n’aurait pu faire autrement que croire qu’il venait solliciter une faveur de l’archer écossais. Il félicita Lesly sur l’excellente conduite de son neveu pendant la chasse de ce jour ; conduite qui, dit-il, « avait attiré l’attention particulière du roi. » Après ce peu de mots, il fit une pause, et resta les yeux baissés, les soulevant à peine et seulement une ou deux fois pour jeter à la dérobée un coup d’œil sur Quentin, pendant que le Balafré faisait observer « que ç’avait été un malheur pour le roi de ne pas l’avoir près de lui au lieu de son neveu, attendu que, sans le moindre doute, il aurait couru sur l’animal et l’aurait percé de son épieu, soin qui paraissait avoir été abandonné entièrement à Sa Majesté par Quentin, du moins autant qu’il avait pu en juger d’après le récit de l’événement… « Mais, ajouta-t-il, ce sera une leçon dont Sa Majesté se souviendra toute sa vie, et elle lui apprendra à monter un homme de ma taille sur un meilleur coursier. Comment mon grand diable de flamand, véritable cheval de charrette, aurait-il pu galoper de front avec le coursier normand de Sa Majesté ? Cependant je n’ai pas ménagé mes éperons ; et ses flancs en portent de bonnes marques. Cela est fort mal vu, maître Olivier, et vous devriez faire à ce sujet quelques représentations à Sa Majesté. »

Maître Olivier ne répondit à cette observation qu’en dirigeant vers l’intrépide et imperturbable orateur un de ces regards équivoques et lents qui, accompagnés d’un léger mouvement de la main d’un côté et d’un petit mouvement de tête de l’autre, peuvent s’interpréter ou comme un assentiment tacite à ce qui vient d’être dit, ou comme une invitation prudente à ne pas aller plus loin sur le sujet dont on s’occupe. Le coup d’œil qu’il jeta ensuite sur le jeune homme était plus vif et plus pénétrant, et il lui dit avec un sourire dont il eût été difficile de deviner l’expression :

« Ainsi donc, jeune homme, c’est l’usage en Écosse de laisser vos princes en danger et sans secours, dans des conjonctures pareilles à celle qui s’est présentée aujourd’hui ? — Notre usage, » répondit Quentin déterminé à ne donner aucun éclaircissement sur cet objet, « est de ne pas troubler les nobles plaisirs de nos princes par des secours maladroitement empressés, quand ils peuvent se passer de notre aide. Nous pensons qu’un prince à la chasse doit courir sa chance comme tout autre, et qu’il n’y va qu’avec cette intention. Que serait la chasse si elle n’était pas assaisonnée de fatigues et de dangers ? — Entendez-vous cet étourdi ? reprit son oncle ; il est toujours le même ; il a toujours une réponse prête, une raison à donner, n’importe qui lui adresse la parole, n’importe de quoi il s’agisse. Je ne sais où il a acquis ce talent ; quant à moi, je n’ai jamais pu rendre raison de la moindre action de ma vie, si ce n’est celle de manger quand j’ai faim, de faire l’appel de mes hommes, et autres devoirs du service. — Et dites-moi, je vous prie, digne seigneur, » reprit le barbier royal en le regardant de dessous ses longs cils, « sur quelle raison vous appuyez-vous pour faire l’appel de votre troupe ? — L’ordre que m’en a donné mon capitaine, répondit le Balafré. Par Saint-Gilles ! je ne connais pas d’autre raison. S’il l’avait donné à Tyrie ou à Cunningham, il faudrait qu’ils le fissent également. — Cette cause finale est tout à fait militaire, dit Olivier. Mais, sire Balafré, vous serez sans doute bien aise d’apprendre que Sa Majesté est si loin d’être mécontente de la manière dont votre neveu s’est conduit à la chasse, qu’elle l’a choisi pour faire cet après-midi un service particulier. — L’a choisi lui ? » s’écria le Balafré avec une surprise extrême ; « vous voulez dire m’a choisi, moi, je pense ! — Je veux dire précisément ce que je dis, » répliqua le barbier d’un ton doux, mais péremptoire, « le roi a des ordres à donner à votre neveu. — Pourquoi ? comment cela ? Pour quelle raison choisit-il cet enfant, et non pas moi ? — Je ne puis vous en donner d’autre raison que votre propre cause finale, sire Balafré, tels sont les ordres de Sa Majesté. Mais, s’il m’est permis de hasarder une conjecture, il est possible que Sa Majesté ait quelque commission à lui donner qui convienne mieux à un jeune homme tel que votre neveu qu’à un guerrier aussi expérimenté que vous. Ainsi donc, jeune homme, prenez vos armes et suivez-moi : munissez-vous d’une arquebuse, car vous devez être mis en sentinelle. — En sentinelle ! répéta l’oncle. Êtes-vous bien sûr que vous ne vous trompez pas ? Les postes de l’intérieur n’ont jamais été confiés qu’à ceux qui, comme moi, ont servi douze ans dans notre honorable corps. — Je suis tout à fait certain des intentions de Sa Majesté, répondit Olivier, et je ne dois pas différer plus long-temps de les exécuter. Ayez la bonté d’aider votre neveu à se préparer pour son service. »

Le Balafré, qui n’était ni d’un mauvais naturel ni d’un caractère jaloux, s’empressa d’aider son neveu à s’équiper, prenant même soin de lui donner ses instructions sur la manière dont il devait se conduire sous les armes ; toutefois il ne put s’empêcher d’entremêler son discours d’interjections qui exprimaient sa surprise de ce qu’un pareil bonheur tombât sitôt en partage à un si jeune homme.

« Jamais pareille chose n’a eu lieu dans la garde écossaise, se disait-il, pas même pour moi. Mais sans doute on va le mettre de garde auprès des perroquets et des paons dont l’ambassadeur de Venise a dernièrement fait présent au roi… Ce ne peut être autre chose, et un pareil service ne pouvant convenir qu’à un jeune homme sans barbe, » ajouta-t-il en tordant ses moustaches, « je suis bien aise que le choix soit tombé sur mon neveu. »

Doué d’un esprit vif et pénétrant, aussi bien que d’une imagination ardente, le jeune Quentin attacha une haute importance à l’ordre que le roi venait de lui faire donner si promptement, et son cœur tressaillit de joie par la perspective qui s’offrait devant lui d’un avancement rapide. Il résolut d’observer soigneusement les manières et le langage de son guide, qu’il soupçonnait devoir, du moins, en certains cas, être interprétés par les contraires, comme l’on dit que les devins interprètent les songes. Il ne pouvait que se féliciter d’avoir gardé le plus grand secret sur les événements de la matinée, et dès lors il forma une résolution qui, dans une personne aussi jeune, montrait une grande prudence, c’est-à-dire que, tant qu’il respirerait l’air de cette cour solitaire et mystérieuse, il tiendrait ses pensées renfermées dans son cœur, et sa langue sous les plus étroites entraves.

Son équipement fut bientôt terminé, et son arquebuse sur l’épaule (car, tout en conservant la dénomination d’archers, la garde écossaise substitua de bonne heure les armes à feu à l’arc, dans l’exercice duquel l’Écosse n’excella jamais), il suivit maître Olivier et sortit de la caserne.

Son oncle le suivit long-temps des yeux, d’un air mêlé d’étonnement et de curiosité, et quoique l’envie, non plus que les sentiments de malignité qu’elle engendre, fût loin d’entrer dans son cœur, sa propre importance lui paraissait blessée ou diminuée, ce qui altérait un peu le plaisir qu’il ressentait de voir son neveu commencer sa carrière sous des auspices si favorables.

Il branla gravement la tête, ouvrit un buffet, y prit une grosse bottrine de bon vin vieux, l’agita pour voir jusqu’à quel point le contenu avait baissé, en remplit un verre, le vida d’un seul trait, puis s’assit ou plutôt s’étendit dans son grand fauteuil de bois de chêne : là, branlant de nouveau la tête, il parut recevoir un si grand soulagement de ce mouvement d’oscillation, que, semblable à ce jouet d’enfant qu’on appelle un mandarin, il le continua jusqu’à ce qu’il tombât dans un assoupissement dont il ne fut tiré que par le signal du dîner.

Ayant laissé son oncle à ses sublimes méditations, Quentin Durward suivit son guide, maître Olivier, qui, sans traverser aucune des cours principales, le conduisit par des passages secrets, dont les uns étaient voûtés et les autres tout à fait ouverts, enfin à travers un labyrinthe, d’escaliers et de galeries, qui communiquaient entre elles par des portes secrètes placées en des endroits où on ne se serait nullement attendu à les trouver. Il parvint ainsi jusque dans une grande et spacieuse galerie garnie de jalousies, et qui, vu sa largeur, aurait presque pu passer pour une salle : elle était décorée d’une tapisserie moins belle qu’antique, et de quelques portraits peints dans le style dur et froid de l’époque qui précéda celle où les arts renaissants jetèrent un si vif éclat. Ces portraits étaient censés représenter les paladins de Charlemagne, qui tiennent un rang si distingué dans les chroniques romanesques de la France ; et, comme le célèbre Roland, remarquable par une stature gigantesque, était le plus remarquable de tous, on avait donné à cette espèce de salle le nom de galerie de Roland.

« C’est ici que vous devez être en faction, » dit Olivier à voix basse, comme s’il eût pensé que les portraits des monarques et des guerriers qui l’environnaient, offensés de lui entendre élever la voix, allaient donner à leurs traits rudes et durs l’expression de la colère, ou bien comme s’il eût craint d’éveiller les échos endormis sous les voûtes et les ornements gothiques de cet immense et sombre appartement. — « Quel est le mot d’ordre ? quelle consigne me donnez-vous ? » lui demanda Quentin également à voix basse. — « Votre arquebuse est-elle chargée ? » répliqua Olivier sans répondre à cette question. — « Cela sera bientôt fait, » répondit Quentin, et il se mit à charger son arme, puis il en alluma la mèche[1] au brasier d’un feu de bois presque éteint, qui se trouvait dans une cheminée de dimensions tellement grandes que l’on aurait pu la prendre pour un cabinet ou une chapelle gothique dépendant de cette salle.

Lorsque Durward eut terminé ces apprêts, Olivier lui dit qu’il ne connaissait pas encore un des plus importants privilèges du corps dans lequel il servait, et qui consistait à ne recevoir d’ordres que du roi en personne, ou du grand connétable de France, sans l’intermédiaire des officiers. « Vous êtes placé ici, jeune homme, de l’exprès commandement de Sa Majesté, ajouta-t-il, et vous ne tarderez pas à apprendre pourquoi vous y avez été appelé. En attendant, vous resterez dans cette galerie. Il vous est permis de vous y promener d’un bout à l’autre, ou d’y rester en place, selon qu’il vous fera plaisir, mais non de vous asseoir sous aucun prétexte, ni d’abandonner votre arme. Vous ne devez non plus ni chanter ni siffler, mais vous pouvez, si vous le voulez, marmotter quelques prières de l’Église, ou quelque innocente ballade pourvu que ce soit à voix basse. Adieu, et faites bonne garde. — Bonne garde ! » pensa le jeune soldat pendant que son guide s’éloignait de ce pas silencieux et furtif qui lui était particulier, et en le voyant disparaître par une porte latérale que recouvrait la tapisserie. « Bonne garde ! mais sur quoi et contre qui ? Quels ennemis pourrais-je avoir à combattre ici, si ce n’est des chauves-souris ou des rats, à moins que ces antiques et hideux portraits ne viennent à s’animer pour me troubler pendant ma faction. Mais enfin, c’est mon devoir, je dois le croire, et il faut que je le remplisse. »

Bien résolu à s’acquitter de son devoir même jusqu’à la rigueur, il essaya d’abréger le temps en chantant quelques-unes des hymnes pieuses qu’il avait apprises dans le couvent où il avait trouvé un refuge après la mort de son père, tout en convenant avec lui-même que, sauf le changement de sa robe de novice en un riche costume militaire, tel que celui qu’il portait en ce moment, sa promenade comme sentinelle dans cette galerie d’un château royal de France ressemblait beaucoup à celles qui l’avaient si souvent ennuyé dans les cloîtres solitaires d’Aberbrothock.

Bientôt, comme pour se convaincre qu’il n’appartenait plus au cloître, mais au monde, il se mit à chanter, mais sur un ton qui n’excédait pas la permission qui lui avait été donnée, quelques-unes des grossières et anciennes ballades que lui avait apprises le vieux joueur de harpe de sa famille, telles que la Défaite des Danois à Aberlemno[2] et à Forres, le Meurtre du roi Duffas à Forfar, et autres lais ou sonnets non moins intéressants, tous relatifs à l’histoire de sa lointaine patrie, et particulièrement au district dans lequel il avait pris naissance. Cette occupation remplit un temps assez considérable, et il était déjà plus de deux heures après midi quand l’appétit de Quentin le fit souvenir que les bons pères d’Aberbrothock, s’ils exigeaient strictement sa présence aux heures des offices, n’étaient pas moins exacts à l’appeler à celles des repas ; au lieu qu’ici, dans l’intérieur d’un palais royal, après une matinée d’exercice, et une autre partie de la journée passée en faction, personne ne paraissait songer qu’il devait naturellement être pressé de dîner.

Il existe cependant des sons remplis de charmes qui peuvent calmer même les sentiments naturels d’impatience que Quentin éprouvait en ce moment. Aux deux extrémités opposées de la galerie étaient deux grandes portes ornées de lourdes architraves, qui donnaient probablement entrée dans de longues files d’appartements auxquels la galerie servait de communication. Tandis que le jeune Écossais se promenait solitairement de l’une à l’autre de ces portes, limite de sa faction, il fut surpris par les sons d’une musique qui se fit entendre tout à coup près de l’une d’elles ; et ces sons, du moins dans son imagination, étaient produits par le même luth et par la même voix qui l’avaient charmé la veille. Tous ses rêves du jour précédent, déjà bien affaiblis par l’agitation que les dernières circonstances lui avaient fait éprouver, s’offrirent de nouveau à son esprit d’une manière d’autant plus vive ; si bien que, cloué en quelque sorte dans le lieu d’où son oreille pouvait le plus commodément saisir cette douce mélodie, l’arquebuse sur l’épaule, la bouche entr’ouverte, l’œil et l’oreille, toute son âme enfin, dirigés vers l’endroit d’où elle partait, Quentin ressemblait à la statue d’une sentinelle plutôt qu’à un être animé, et n’avait plus d’autre idée que celle de recueillir chaque son au passage.

Ces sons délicieux ne se faisaient pas entendre d’une manière suivie ; ils languissaient, ils se prolongeaient, ils cessaient totalement, puis se renouvelaient à des intervalles irréguliers. Mais la musique, de même que la beauté, est souvent d’autant plus attrayante, ou du moins frappe d’autant plus l’imagination, qu’elle ne déploie qu’imparfaitement ses charmes, laissant la pensée libre de compléter ce que l’éloignement ne permet pas d’apercevoir ; et Quentin, lorsque par intervalles le charme cessait d’agir, avait encore de nombreux sujets de rêverie. D’après le rapport des camarades de son oncle, et d’après la scène qui avait eu lieu dans la salle d’audience, il ne pouvait douter que la sirène qui enchantait ainsi ses oreilles n’était point, comme il l’avait supposé par une sorte de profanation, la fille ou la parente d’un vil aubergiste, mais la malheureuse comtesse déguisée, pour la cause de laquelle des rois et des princes étaient au moment de revêtir leur armure et de mettre la lance en arrêt. Mille rêves étranges, tels que ceux auxquels une jeunesse romanesque et aventureuse aimait à s’abandonner dans un siècle aventureux et romanesque, firent disparaître de ses yeux la réalité du présent pour y substituer leurs illusions trompeuses ; mais tout à coup elles furent dissipées par une main qui se posa rudement sur son arme, en même temps qu’une voix sévère lui cria à l’oreille : « Pâque-Dieu ! sire écuyer, vous paraissez bien peu éveillé, pour un soldat en faction ! »

C’était la voix monotone, mais grave et ironique, de maître Pierre ; et Quentin, rappelé soudainement à lui-même, reconnut avec un sentiment de honte et d’effroi qu’au milieu de sa rêverie il s’était oublié si complètement que le roi, probablement entré par quelque porte secrète, en se glissant le long de la muraille ou derrière la tapisserie, s’était assez approché de lui pour s’emparer presque de son arme.

Son premier mouvement, inspiré par la surprise, fut de dégager son arquebuse par une violente secousse qui fit reculer le roi de quelques pas ; mais bientôt il sentit la crainte qu’en cédant à l’instinct animal, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui porte l’homme brave à résister à la tentative faite pour le désarmer, il n’eût aggravé, par cette lutte contre le roi en personne, le mécontentement que Louis montrait de la négligence avec laquelle il faisait sentinelle. Dominé par cette idée, il reprit donc son arquebuse, presque sans savoir ce qu’il faisait, et, l’appuyant de nouveau contre son épaule, il se tint debout et immobile devant le monarque qu’il devait avec raison croire grièvement offensé.

Louis, dont le caractère tyrannique était moins le résultat d’une férocité naturelle ou d’un penchant à la cruauté que celui d’une politique froide et d’une jalousie soupçonneuse, avait pourtant une bonne dose de cette sévérité caustique qui, s’il fût né dans un rang moins élevé, en aurait fait un despote dans la conversation, et toujours il jouissait des tourments qu’il causait dans des occasions semblables à celle-ci. Cependant il ne poussa pas trop loin son triomphe, et se contenta de dire : « Le service que tu m’as rendu ce matin a déjà plus que racheté un peu de négligence dans un si jeune soldat… As-tu dîné[3] ?

Quentin, qui s’attendait à être envoyé au grand prévôt plutôt qu’à recevoir un pareil compliment, fit humblement une réponse négative.

— Pauvre garçon ! » dit Louis d’un ton plus doux que son ton habituel ; « c’est la faim qui l’a assoupi… Je sais que ton appétit est un loup, continua-t-il, et je te sauverai d’une bête fauve comme tu m’as sauvé d’une autre. Tu as aussi été discret dans cette affaire, et je t’en remercie. Peux-tu tenir encore une heure sans manger ? — Vingt-quatre, Sire, répondit Durward, ou je ne serais pas un véritable Écossais. — Je ne voudrais pas pour un autre royaume être le pâté que tu attaquerais après un tel jeûne, répliqua le roi ; mais, pour le moment, ce n’est pas de ton dîner, mais du mien qu’il s’agit. J’admets à ma table aujourd’hui, et dans le plus étroit particulier, le cardinal de la Balue et ce Bourguignon… ce comte de Crèvecœur… et il pourrait arriver telle circonstance… Le diable n’a jamais tant à faire que lorsque des ennemis se réunissent sur la foi d’une trêve. »

Il s’arrêta et garda le silence d’un air sombre et comme absorbé dans ses pensées. Quentin, voyant que le roi ne se pressait pas de continuer, se hasarda enfin à lui demander en quoi consistait le devoir qu’il aurait à remplir en cette occasion.

« À te tenir en sentinelle au buffet avec ton arme chargée, dit Louis ; et s’il y a quelque trahison, à étendre le traître mort sur la place. — Quelque trahison. Sire ! s’écria Durward, et dans un château si bien gardé ! — Tu la crois impossible ? » dit le roi ne paraissant nullement offensé de sa franchise ; « cependant notre histoire a fait voir que la trahison peut se glisser par le trou que fait une tarière… La trahison prévenue par des gardes ! Eh ! mon pauvre garçon ! quis custodiat ipsos custodes ? Qui m’assurera contre la trahison de ces mêmes gardes ? — L’honneur écossais, » répondit hardiment Durward. — « C’est vrai, tu as raison ; ta réponse me plaît, » dit le roi d’un air de satisfaction : « l’honneur écossais n’a jamais failli, aussi je mets en lui la plus grande confiance. Mais la trahison !… » et, retombant dans son humeur sombre, il parcourut l’appartement d’un pas irrégulier. « Elle s’assied à nos banquets, ajouta-t-il ; elle pétille dans nos coupes ; elle porte la barbe de nos conseillers ; elle affecte le sourire étudié de nos courtisans et le rire malin de nos bouffons ; par-dessus tout, elle se tient cachée sous l’air amical d’un ennemi réconcilié. Louis d’Orléans se fia à Jean de Bourgogne… il fut assassiné dans la rue Barbette. Jean de Bourgogne se fia à la faction d’Orléans… il fut assassiné sur le pont de Montereau. Je ne veux me fier à personne… À personne. Écoute ; j’aurai l’œil sur cet insolent comte ; et sur l’homme d’église aussi, que je ne crois pas trop fidèle. Si je dis : Écosse, en avant ! étends Crèvecœur mort sur la place. — C’est mon devoir, dit Quentin, si la vie de Votre Majesté est en danger. — Sans doute… je ne l’entends pas autrement, dit le roi. Que gagnerais-je à tuer cet insolent soldat ?… Si c’était le connétable de Saint-Pol, oh ! alors… » Il s’arrêta, comme s’il eût cru avoir dit un mot de trop, puis continua d’un air riant : « Notre beau-frère, Jacques d’Écosse… votre propre Jacques, Quentin… ne poignarda-t-il pas Douglas, lors de la visite amicale que celui-ci était venu lui faire dans son château royal de Stirling. — De Skirling, n’en déplaise à Votre Majesté, dit Quentin, ce fut un acte qui ne produisit pas grand’chose de bon. — Est-ce Skirling que tu appelles ce château ? » dit le roi, laissant de côté la dernière phrase de Quentin ; « eh bien, Skirling soit… le nom n’y fait rien. Au reste, je ne médite aucun mal contre ces gens-ci… aucun… Cela ne me conduirait à rien. Mais il est possible qu’ils n’aient pas les mêmes sentiments à mon égard… Je compte donc sur ton arquebuse. — Au signal donné, comptez sur moi, dit Quentin ; néanmoins… — Tu hésites ! dit le roi : parle ; je te donne pleine liberté… Des gens tels que toi peuvent donner des avis qu’il ne faut pas dédaigner. — Je ne me permettrai qu’une seule observation, Sire, dit Quentin ; c’est que je m’étonne qu’ayant des motifs de se méfier de ce Bourguignon, Votre Majesté le laisse approcher si près de sa personne, et cela dans un lieu aussi retiré. — Oh ! que cela ne vous inquiète pas, sire écuyer, dit le roi. Il y a des dangers qui s’évanouissent lorsqu’on les brave, et qui deviennent certains et inévitables lorsqu’on fait voir qu’on les redoute. Quand je m’avance hardiment vers un chien hargneux et que je le caresse, il y a dix à parier contre un que je le remettrai en bonne humeur ; si, au contraire, je fais voir que j’ai peur de lui, il se jettera sur moi, et me déchirera. Je vais te parler franchement : il m’importe beaucoup que cet homme ne retourne pas auprès de son fougueux maître avec un cœur chargé de ressentiment ; je consens donc à courir quelques risques ; car je n’ai jamais craint d’exposer ma vie pour le bien de mon royaume. Suis-moi. »

Louis conduisit son jeune garde du corps, pour qui il semblait éprouver une affection toute particulière, par la porte latérale par laquelle il était entré lui-même, et dit en la lui montrant : « Il faut que celui qui veut réussir à la cour connaisse tous les guichets secrets et tous les escaliers dérobés… oui, même les pièges et les trappes du palais, aussi bien que les entrées principales, les portes à deux battants et les vastes issues. »

Après avoir fait plusieurs détours et parcouru divers passages, le roi entra dans une petite chambre voûtée où l’on avait préparé une table à trois couverts pour le dîner. Tout l’ameublement, toute la décoration de cette chambre était d’une simplicité qui allait presque jusqu’à la mesquinerie. Le buffet, espèce d’armoire mobile, à double porte, et qui contenait un petit nombre de pièces de vaisselle d’or et d’argent, était le seul objet qui fît reconnaître la demeure d’un roi. Derrière ce meuble, qui le cachait complètement, Louis assigna son poste à Quentin Durward ; et après s’être assuré, en se plaçant tour à tour dans les diverses parties de la chambre, qu’il ne pouvait être aperçu d’aucun côté, il lui donna ses dernières instructions : Souviens-toi du mot d’ordre, Écosse, en avant ! et au moment même où je le prononcerai renverse ce buffet, sans t’inquiéter ni des coupes ni des gobelets, et ajuste Crèvecœur avec fermeté. Si tu le manques, fonds sur lui, ton couteau à la main. Olivier et moi, nous viendrons à bout du cardinal.

Cela dit, il donna un coup de sifflet ; aussitôt parut Olivier, qui était premier valet de chambre aussi bien que barbier du roi, et qui, dans le fait, remplissait auprès de Louis toutes les fonctions qui avaient un rapport immédiat avec sa personne. Il était suivi de deux vieillards, seuls domestiques chargés de servir à table. Aussitôt que Louis eut pris place, les deux convives furent admis ; et Quentin, quoique inaperçu lui-même, était posté de manière à ce qu’aucun des détails de cette entrevue ne lui échappât.

Le roi accueillit ses convives avec une cordialité que Quentin eut beaucoup de peine à concilier avec les instructions qu’il venait de recevoir, et avec le but dans lequel il venait d’être placé derrière le buffet avec une arme prête à lancer la mort. Non-seulement le roi paraissait exempt de toute espèce de crainte, mais on aurait pu penser que les personnes à qui il avait fait l’insigne honneur de les admettre à sa table étaient celles en qui il pouvait le mieux placer une confiance sans réserve, et qu’il eût le plus de motifs d’honorer de sa faveur. Ses manières étaient pleines de dignité, et annonçaient même une rare courtoisie. Si tout ce qui l’entourait, et ses vêtements eux-mêmes, étaient beaucoup au-dessous du luxe que les petits princes du royaume déployaient dans leurs banquets, son langage et le ton dont il l’accompagnait étaient ceux d’un puissant monarque dans ses moments de la plus grande condescendance. Quentin fut tenté de croire, ou que la conversation qu’il avait eue précédemment avec Louis était un rêve, ou que la conduite respectueuse du cardinal, l’air franc, ouvert et loyal du noble Bourguignon, avaient complètement dissipé les soupçons de ce prince.

Mais tandis que les convives, par obéissance pour le monarque, prenaient place à sa table, il lança sur eux un coup d’œil rapide et perçant, et dirigea aussitôt un regard vers le poste occupé par Quentin. Ce fut l’affaire d’un instant ; mais ce regard exprima tant de méfiance et de haine envers ses hôtes, et transmit à Quentin une injonction si précise d’être vigilant dans sa surveillance et prompt dans l’exécution, qu’il ne lui resta aucun doute que les sentiments et les craintes de Louis n’avaient ni changé ni diminué. Il fut donc plus étonné que jamais du voile épais sous lequel ce monarque savait cacher les mouvements de sa méfiance naturelle.

Paraissant avoir entièrement oublié le langage que Crèvecœur lui avait tenu en présence de la cour, le roi s’entretint avec lui des temps anciens, d’événements qui avaient eu lieu pendant qu’il était lui-même exilé en Bourgogne, fit des questions sur tous les nobles qu’il avait connus, comme si cette époque eut été la plus heureuse de sa vie, et comme s’il eût conservé envers tous ceux qui avaient contribué à adoucir son exil les sentiments les plus affectueux et les plus reconnaissants.

« S’il s’était agi de l’ambassadeur d’une autre nation, dit-il, j’aurais mis quelque appareil dans sa réception ; mais à un ancien ami qui a partagé mes repas au château de Génappe, j’ai voulu me montrer tel que j’aime à être, le vieux Louis de Valois, aussi simple et aussi uni qu’aucun de ses badauds parisiens. Cependant, j’ai donné ordre que l’on nous fît faire meilleure chère à cause de vous, sire comte, car je connais votre proverbe bourguignon : Mieux vault bon repas que bel habit, et j’ai recommandé qu’il ne manquât rien à notre dîner. Quant au vin, vous savez que c’est le sujet d’une vieille rivalité entre la France et la Bourgogne ; mais nous ne tarderons pas à satisfaire ces deux prétentions opposées : je boirai à votre santé avec du bourgogne, et vous me ferez raison avec du champagne. Olivier, donnez-moi un verre de vin d’Auxerre, » et il se mit à fredonner gaiement une chanson alors bien connue :


« Auxerre est la boisson des rois. »


« Allons, sire comte, continua-t-il, je bois à la santé de notre bon et cher cousin le noble duc de Bourgogne… Olivier, remplissez cette coupe d’or de vin de Reims, et offrez-la au comte un genou en terre… il représente notre aimé frère… Monsieur le cardinal, nous allons nous-même remplir votre coupe. — Vous l’avez déjà remplie, Sire, jusqu’à la faire déborder, » dit le cardinal avec l’air rampant d’un favori qui parle à un maître indulgent. « C’est parce que nous savons que Votre Éminence sait la porter d’une main ferme, dit Louis. Mais quel parti épousez-vous dans notre grande controverse ? Sillery ou Auxerre ? France ou Bourgogne ? — Je resterai neutre, Sire, reprit le cardinal, et j’emplirai de nouveau ma coupe de vin d’Auvergne. — Celui qui veut conserver la neutralité joue un jeu dangereux, » dit le roi ; mais s’apercevant que le cardinal rougissait un peu, il glissa légèrement sur ce sujet, et se contenta d’ajouter : « C’est-à-dire que vous préférez le vin d’Auvergne, parce qu’il est généreux et qu’il ne supporte pas l’eau… Eh bien ! sire comte, vous hésitez à remplir votre coupe ? J’espère que vous n’avez trouvé au fond aucune amertume nationale. — Je souhaiterais, Sire, dit le comte de Crèvecœur, que toutes les querelles nationales pussent se terminer aussi gaiement que la rivalité de nos vignobles. — Avec le temps, sire comte, avec le temps, dit le roi ; pas plus qu’il ne vous en a fallu pour boire ce verre de Champagne… Et maintenant qu’il est bu, faites-moi le plaisir de mettre la coupe dans votre sein, et de la conserver comme un gage de notre estime. Ce n’est pas au premier venu que je ferais un tel présent. Elle a appartenu à la terreur de la France, à Henri V d’Angleterre, et fut prise lors de la réduction de Rouen, à l’époque où ces insulaires furent expulsés de la Normandie par les armes réunies de France et de Bourgogne. Elle ne saurait trouver un plus digne maître qu’un noble et vaillant Bourguignon, qui sait très bien que l’union de ces deux nations garantit au continent qu’il restera à jamais affranchi du joug des Anglais. »

Le comte répondit comme il convenait qu’il le fît, et Louis donna un libre cours à la gaieté satirique qui parfois venait adoucir les sombres nuances de son humeur ordinaire. Dirigeant, comme on le supposera aisément, le cours de la conversation, ses remarques toujours fines et caustiques, souvent spirituelles, étaient rarement marquées au coin de la bienveillance ; et les anecdotes dont il les appuyait étaient plutôt libres que délicates. Mais pas un mot, pas une syllabe, pas un signe, ne trahissait la situation d’esprit d’un homme qui, craignant d’être assassiné, a dans son appartement un soldat couvert de son armure et tenant à la main une arquebuse chargée, afin de prévenir ou d’anticiper l’accomplissement de ce forfait.

Le comte de Crèvecœur partagea de la manière la plus franche la gaieté du roi, tandis que l’adroit prélat éclatait de rire à chacune de ses plaisanteries, et faisait ressortir le mérite des bons mots qui lui échappaient, sans paraître aucunement choqué de certaines expressions qui faisaient rougir le rustique et jeune Écossais, dans l’endroit où il était caché. Au bout d’une heure et demie, on se leva de table, et le roi, prenant courtoisement congé de ses hôtes, leur fit entendre qu’il désirait être seul.

Dès que tout le monde, et Olivier lui-même, se fut retiré, il dit à Quentin qu’il pouvait quitter le lieu de sa retraite ; mais ce fut d’une voix si faible, que le jeune homme put à peine croire que ce fût la même qui venait, un instant auparavant, de donner par ses plaisanteries un tour si vif et si piquant à la conversation. En s’approchant il vit dans la physionomie du roi un changement non moins marqué. Le brillant d’une vivacité empruntée ou factice avait disparu de ses yeux, le sourire avait abandonné ses lèvres, et il laissait voir toute la fatigue sous laquelle succombe un acteur célèbre quand il vient de jouer un rôle dans lequel le public aime à le voir paraître.

« Ta faction n’est pas encore finie… dit-il à Quentin ; rafraîchis-toi un instant… cette table t’en offre les moyens. Lorsque tu seras rassasié, je te donnerai mes instructions sur le service qui te reste à faire ; car je n’ignore pas qu’entre un estomac plein et un estomac vide la conversation ne peut que languir[4]. »

Il se jeta de nouveau sur son fauteuil, posa la main sur ses yeux, et garda le silence.



  1. Les premières armes à feu n’étaient qu’un canon monté sur un fût en bois ; on y mettait le feu au moyen d’une mèche ; plus tard, on y adapta un rouet qui enfin a été remplacé par le mécanisme employé aujourd’hui. a. m.
  2. Aberlemno, Forres et Forfar sont trois villes du nord de l’Écosse où furent vaincus les Danois envahisseurs. a. m.
  3. Ceci rappelle ce trait de Bonaparte, qui, après la journée d’Arcole, trouvant une sentinelle endormie, lui prit son fusil et resta en faction jusqu’à l’heure où elle devait être relevée. a. m.
  4. It is talking between a full man and a fasting. Ce qui rappelle notre proverbe « Ventre affamé n’a pas d’oreilles. » a. m.