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RACAN

(1589-1670)

A

LA NAISSANCE DE RAGAN. — RAGAN MANGEAU-ANGEVIN.



Le 1er  octobre 1899, le Maine et l’Anjou fêtaient spontanément à Aubigné la naissance de Racan, que notre enquête leur avait restitué, tandis que le charmant poète passait jusque-là pour avoir vu le jour à Saint-Paterne en Touraine. Nous nous proposons de raconter les circonstances de cette petite découverte, ce qui jettera peut-être un jour peu connu sur les curieuses aventures de la vie des travailleurs : nous essaierons ensuite de déterminer la portée de cette modeste trouvaille. Que l’on veuille bien, seulement, nous excuser si nous sommes, par force en un pareil sujet, obligé de parler de nous-même continûment.

Un jour de janvier de l’année 1891, je travaillais, solitaire, à la bibliothèque de l’Arsenal, dans une de ces salles qui furent élégamment lambrissées au 18e siècle, alors qu’on rajeunit la vieille demeure de Sully, l’ancien dépôt de notre artillerie, qui dort à présent dans le silence du quartier le plus désert de la capitale. Je m’étais plongé dans un des gros volumes de manuscrits de Conrart, car ce premier secrétaire perpétuel de l’Académie française, s’il observa en public « un silence prudent », écrivit pour lui-même, toute sa vie. Il avait la salutaire manie, dont nous sommes aujourd’hui de si nombreux tributaires, de conserver et de classer tout ce qui lui tombait sous la main : idées, faits, lettres, documents de tous genres, si bien que de ses manuscrits et de ses notes il a laissé 48 gros volumes in-4o, qui sont incessamment fouillés depuis un siècle et que l’on retrouve à l’origine de la plupart des découvertes opérées à travers notre histoire littéraire, en commençant par les belles études de Victor Cousin sur la Société du 17e siècle.

Dans un de ces volumes je lisais les anecdotes inédites de Racan sur Malherbe, que nous avons analysées plus haut, lorsque, en feuilletant les pages voisines, mes yeux vinrent à apercevoir, par hasard, une notice sur Racan. J’examinai avidement l'écriture : elle était notoirement de Conrart lui-même ; c’était son écriture négligée et hâtive, tandis qu’il en avait une autre appliquée, dont il a écrit beaucoup d’autres pièces, telles que les Anecdotes. Alors quelle joie intense ! depuis trois ans j’essayais de jalonner la vie de Racan, et voici que je tenais le fil conducteur qui allait me diriger dans la reconstitution de cette existence !

Il n’y avait rien d’étonnant à ce que Conrart eût ainsi écrit un résumé de la vie de Racan. Sans doute il n’avait pu le connaître dans le cercle Malherbe, dont il ne faisait point partie ; mais il était pour lui, avec Chapelain et Ménage, un des amis de la seconde heure. On sait qu’il demeurait, en été, près de Paris, dans cette charmante villa d’Athis qui dominait une gracieuses courbe de la Seine ; il aimait à y recevoir les lettrés des deux sexes : avec eux il devisait dans son jardin disposé à la française, et l’une de ses belles visiteuses, Mlle  de Scudéry, parlait ainsi de ces cabinets de verdure : « Les arbres en sont si beaux, le vent si frais et l’ombrage si charmant, qu’il n’est presque pas possible d’être en ce lieu sans plaisir et sans esprit. » Racan, qui allait tous les ans à Paris pour ses interminables procès, ne manquait point de se rendre à Athis, et là, les amis discutaient des questions qui nous laissent assez froids aujourd’hui : la supériorité relative des genres littéraires, par exemple, de la poésie épique, dramatique ou lyrique.

Mais, un jour, il arriva malheur à cette amitié. C’était à la fin de l'été de 1659, en un temps d’âpres cabales académiques. Racan voyait beaucoup Ménage, qui préparait une édition des œuvres de Malherbe ; or Ménage était d’un parti opposé à celui de Conrart et de Chapelain. Toutefois Racan avait promis à ce dernier (qui, apparemment, le lui avait demandé) d’aller, avant de quitter Paris, faire une dernière visite à Conrart, d’ailleurs malade. Mais Racan était un parfait étourdi, et il a traversé tout le 17e siècle, formant avec La Fontaine un couple fraternel, uni, non seulement par l’amour des champs, mais encore par la distraction. Le septuagénaire part donc, va faire ses vendanges en Touraine, tombe lui-même malade et perd totalement de vue Chapelain, Conrart et Athis. Mais il est rappelé à l'ordre par une lettre pincée de Chapelain, qui lui déclare entre autres choses : « M.  Conrart a trouvé que vous aviez un peu péché d’être part de Paris sans lui avoir dit adieu… Il a senti avec quelque douleur que vous n’ayez pas jugé à propos de lui en donner au moins du regret ou par un valet ou par une lettre, dans le temps qu’on lui mandait que vous ne bougiez de chez une personne qui s’était déclarée notre ennemie. » On reconnaît à ce portrait Ménage. Et dans ses protestations de modération, Chapelain ajoute cette phrase étonnante : « Et n’allez pas vous imaginer, de grâce, que nous souhaitassions que vous ne la vissiez point y et que vous rompissiez avec elle en notre faveur. »

Les explications envoyées par le pauvre Racan ne purent rien. Sa double amitié avec Conrart et avec Chapelain sombra dans cette sotte aventure. N’est-ce point la comédie humaine que nous voyons encore se jouer chaque jour sous nos yeux : le collègue ou l’ami se brouillant avec vous parce que vous n’êtes pas venu le voir, l’électeur votant contre le candidat qui l’a négligé, éternelle et lamentable comédie à laquelle on peut donner pour titre : L’Omission d’une visite ?

C’est une dizaine d’années auparavant, dans la lune de miel de cette amitié, vers 1650 ou 1651, que Conrart eut l’idée d’inscrire ce qu’il savait par lui-même de la vie de son ami Racan : le poète avait passé la soixantaine et était d’une santé débile ; il était donc naturel et prudent au secrétaire de l’Académie de prendre quelques notes sur son confrère. Or il se trouve que nul document ne contient sur cette existence plus de renseignements sûrs et précis que la courte Notice rédigée à la hâte par Conrart. Aussi l’avons-nous eue perpétuellement sous les yeux en écrivant la vie de notre héros.

La première phrase en est celle-ci : « M.  de Racan est né en une Maison nommée Champmarin, qui est moitié dans le Maine et l’autre moitié dans l’Anjou », et Conrart ajoute gravement : « de sorte que si 7 villes ont disputé pour la naissance d’Homère, 2 provinces peuvent disputer pour la naissance de Racan ». En ceci le secrétaire de l’Académie s’est montré mauvais prophète, et nous avons vu en 1899 les deux provinces du Maine et de l’Anjou couronner, en se tenant la main, le nouveau berceau du poète.

Renseignements pris, la frontière du Maine et de l’Anjou passe exactement en cet endroit, et, d’ailleurs, il n’est pas surprenant que des maisons se trouvent parfois construites à cheval, en quelque sorte, sur deux circonscriptions administratives. Qu’il me soit permis d’en rapporter un exemple quasi personnel, qui souleva, il y a quelques années, un curieux cas de conscience paroissial et communal. L’un de mes parents possédait naguère, dans le Rémois, la propriété du Rois-del’Arbre, partagée entre les trois communes d’Hermonville, Pévy et Rouvancourt. Une naissance s’étant produite dans la cuisine des communs, l’on fut bien embarrassé pour savoir dans quel village l’on devait déclarer l’enfant. On apprit que le problème devait se résoudre d’après la place du foyer principal : or, la ligne de partage entre deux des communes tombait juste au faîte de la cheminée ! Alors on se décida d’après la plus grande partie de la pièce, et, bien que le lit où était né l’enfant fût sur le territoire de Rouvancourt, la majeure partie de la chambre étant sur celui de Pévy, le jeune citoyen si disputé fut enfin acquis à cette dernière commune.

En sortant de l’Arsenal, tout à la joie de ma trouvaille, j’entrai en hâte dans un bureau de poste pour demander où se trouvait le vieux manoir. L'Annuaire général des Postes nous rend, en effet, de précieux services en nous indiquant la situation exacte de tous les vieux châteaux, manoirs, maisons isolées, lieux-dits, pourvu qu’ils comptent encore un habitant. Mais la fatigue de ma séance de travail ou quelque mauvais génie voulant me faire expier mon contentement, me troubla sans doute la mémoire, et j’eus le malheur de demander, en place de Champmarin, Montmarin ! — « Château de Montmarin, desservi par la station de Sargé (Loir-et-Cher). » — Ma valise faite, je prends, sans perdre de temps, la grande ligne de l’État et débarque, une belle après-midi, plein d’espoir, à la gare de Sargé. Je monte au vieux château construit, au 17e siècle, sur le coteau de la rive droite du Loir et qui domine, continué par une antique avenue en terrasse, toute la vallée. Je suis reçu par M.  de Montmarin, un diplomate en congé, très galant homme, qui m’avoue n’avoir jamais entendu parler d’aucun souvenir de Racan touchant son château : avec lui je me rends compte de mon erreur.

Une nouvelle consultation de l'Annuaire des Postes m’indique le précieux Champmarin, « ferme à 1 kilomètre d’Aubigné (Sarthe) ». J’écrivis alors au curé ou à l’instituteur ou au maire, je ne sais plus bien auquel des trois, car ces trois personnages qui, dans certaines communes, dit-on, ne vivent pas toujours en parfaite harmonie, s’entendent du moins, sans le savoir, pour nous apporter d’utiles secours : ce sont nos correspondants naturels dans les 36.000 communes de France. Soit laïque, soit ecclésiastique, mon correspondant me confirma l’existence de la vieille ferme à 1.200 mètres du bourg et m’apprit qu’elle appartenait à M.  le duc de Grammont. J’écrivis au propriétaire, qui m’octroya gracieusement l’autorisation de visiter sa ferme, et, un matin ensoleillé, j’aboutis enfin à Champmarin, un peu ému à la pensée de tous les vieux souvenirs que j’allais remuer et dont je me sentais encore seul à détenir le secret.

Une vieille avenue de noyers conduit de la sortie du bourg au manoir. Devant la porte, un puits arrondit son bonnet de coton sarthois de vieilles pierres. Derrière, un haut mur percé de trois larges baies en arcades, dont deux sont maintenant aveuglées, faisait par une entrée large et loyale pénétrer dans la vaste cour d’honneur. Là, se présentent à gauche les caves et communs, en partie creusés dans le roc, et jadis surmontés d’un pignon (j'avais à la main, pour aider ma reconstitution, un Aveu de Champmarin, daté de 1607, et copié aux Archives nationales). À droite, c’étaient les quatre arpents des jardins clos de murs et coupés par les anciens fossés ; ce sont aujourd’hui des champs qui dévalent en pente douce vers la plaine du Loir, large et fertile, terminée, à distance, par un horizon de coteaux bleutés. Devant soi se dresse la façade, percée de fenêtres à meneaux, qui montrent le rajeunissement Renaissance pratiqué, au 16e siècle, sur la vieille maison féodale. À gauche du logis s’élancent, comme de légères fusées de pierre, quelques nervures gothiques , derniers restes intérieurs de la chapelle qui a été par degrés détruite. Par derrière s’élève une vigne, puis une garenne de chênes, de pins et de châtaigniers, où est adossée la maison : de là, la vue est charmante, particulièrement en été, sur tout le val, et, en distinguant les diverses lignes de saules et de peupliers, parallèles à la rivière, qui semblent s’avancer vers vous comme des vagues de verdure, on se demande si ce spectacle n’a pas éveillé dans l’esprit de nos lointains ancêtres l’idée d’un large bras de mer : Champmarin, Montmarin[1].

En descendant de ce bel observatoire, j’entrai dans la maison, qui est principalement composée, à chaque étage, de deux vastes salles à poutrelles, chacune ornée d’une haute cheminée fortement taillée. Au rez-de-chaussée, l’une de ces pièces spacieuses servait de cuisine aux fermiers : une antique Vierge la préside, sculptée naïvement et encastrée dans le mur ; l’autre pièce avait été divisée en deux chambres à coucher. Les deux salles du haut étaient consacrées à serrer les fruits et les graines ; dans un coin, un appentis garni de paille, où les pommes mûrissent. Plus loin, une porte, maintenant bouchée, conduisait manifestement à la tribune de la chapelle. Ces murailles plusieurs fois séculaires ont été récemment lézardées par la foudre, qui n’a pas encore réussi à les jeter à bas.

Je me pris à songer que ce fut évidemment dans l’une de ces quatre pièces que, le 5 février 1589, il y a plus de trois cents ans, résonna le premier cri du jeune Honorat de Bueil, qui devait être le poète Racan.

Il naissait dans une grande famille, j’entends par là une famille de haute noblesse, qui, pendant plusieurs siècles, prodigua son sang aux côtés du roi, en luttant contre tous les ennemis de la patrie, et la race des Bueil, qui malheureusement n’a plus de descendants mâles, mériterait par ses glorieux états de service d’être aujourd’hui plus connue et honorée : j’avoue que l’étude de cette noble maison fut pour moi l’un des principaux attraits d’un travail sur Racan. Pendant la lutte séculaire que l’Angleterre soutint contre nous, lorsque, ne pouvant encore convoiter nos colonies, elle enviait notre pays même, les Bueil donnèrent leur vie sans compter : ainsi, au désastre d’Azincourt, périrent seize chevaliers de Bueil, tout ce qui avait pu figurer sur le champ de bataille. Il ne resta que le vieil évêque d’Angers, Hardouin de Bueil, et deux de ses neveux en bas âge, devenus par là orphelins.

Ces deux enfants devaient donner naissance à deux branches de la maison de Bueil : la branche aînée, qui détint le comté de Sancerre, les Bueil-Sancerre ; la branche cadette, qui s’allia à la famille angevine de Fontaines, les Bueil-Fontaines. Racan appartenait à cette branche cadette. Ses ancêtres, en même temps qu’ils savaient combattre vaillamment, exercèrent des gouvernements de villes et de provinces en Bretagne et dans le Maine. Son père, Louis de Bueil, étant le cadet de sa famille, fut tout naturellement destiné à « être d’église » ; aussi, selon le mot de notre poète parlant en bon gentilhomme, il « passa sa jeunesse dans la pédanterie ». Mais, à vingt ans, il n’y tient plus ; il rejette le Codret et le Despautères les grammaires latines sur lesquelles il a pâli, il ceint l’épée, comme tous ses aïeux, et il court à la guerre. Il se bat sur les pas de Charles IX et d’Henri III, assiste à Jarnac, est blessé à Moncontour, conquiert au feu ses grades d’enseigne, de sous-lieutenant et de lieutenant, et, à quarante ans, ayant regagné le temps perdu, il obtient une commission royale pour entretenir une compagnie de cinquante hommes d’armes en qualité de capitaine, titre à peu près équivalent, comme on sait, à notre grade actuel de colonel.

Plus tard, comme maréchal de camp, il devait prendre une part importante à la bataille de Craon, livrée, dans le Maine, au duc de Mercœur et aux Ligueurs de l’Ouest, et son conseil militaire, s’il eût été bien exécuté, aurait sans doute épargné un désastre aux troupes royales.

Son caractère paraît avoir été généralement peu sympathique : il était entier et altier. Un de ses compagnons d’armes de Craon déclare amèrement que « le sieur de Racan se tenoit pour grand capitaine ». En 1572, au lendemain de la Saint-Barthélémy, il prétendit imposer à la ville de Sancerre le gouverneur choisi par le roi ; mais un furieux assaut des bourgeois s’empare du château, et Louis de Bueil n’a que le temps de se sauver par une poterne ouverte sur les champs, pendant que le complice qui lui avait livré les portes est assommé par la populace. |

En 1577 il suivit à Saint-Malo son frère aîné Honorât, qui venait d’en être nommé gouverneur, et il fit une fâcheuse impression sur les Ligueurs de cette ville, comme le déclare l’un d’eux en un journal manuscrit : « Honorat de Bueil estoit accompagné du sieur de Racan, son frère, qui, jeune et fort insolent, se persuada d’estre arrivé chez quelques sauvages ou comme en un pays de conqueste auquel tout lui fust permis, tellement que de jour et de nuit, il commit plusieurs actions qui nous donnèrent sujet d’en faire plainte audit gouverneur, lequel ne nous fit aucune satisfaction. »

Il devait montrer un certain sans-gêne dans sa conduite générale et dans l’exécution de ses caprices. Assez épicurien et bon vivant nous apparaît-il dans la seule lettre qui soit restée de lui et que nous avons retrouvée aux Manuscrits de la Bibliothèque nationale : en octobre 1586, il écrit à son voisin de Touraine , Michel de Castelnau, l’auteur des Mémoires, ancien ambassadeur de France en Angleterre. Il commence par lui donner toutes les nouvelles politiques et militaires de la cour, puis il ajoute ce gaillard post-scriptum :

« Monsieur, si j’eusse pensé que Monsieur de Mauvissière eust fait un si long séjour en vostre « abbaye, je vous y fusse allé voyr et m’asseure qui (sic) n’eust point été si longtemps mallade avecques tant de bonnes chères que nous y eussions faites. Je vous prie de me mander si les vins nouveaulx sont aussi bons comme ceux de quoy nous fusmes un jour si bien festoyés en allant en Flandres. Je fays estât de m’en aller dans troys sepmaines et vouldrois que vous voullussiez estre de la partye. Nous mettrions peine de bien passer le temps. Mademoiselle de la Ramée est allée au pays qui m’a dit estre allée devant pour vous y atendre, acompagnée de tout ce qui luy fauct et se souvient encores des bonnes chères qu’elle eut dans le petit pavillon.

Et en atendant que nous recomansions, je vous baiseray bien humblement les mains. »

La lettre est signée « Racan ». Pour se distinguer de ses trois frères, suivant le constant usage de la noblesse, Louis de Bueil s’appelait, en effet, seigneur de Racan, du nom d’un moulin et d’une petite ferme qu’il avait achetés en Touraine très tôt dans sa jeunesse (et non point le jour de la naissance de son fils, comme l’a inventé Tallemant des Réaux). Ce modeste vocable devait passer par héritage au poète, qui l'allait illustrer.

En 1588 Louis de Bueil, qui avait quarante-trois ans, songeait à s’établir, non point à quitter la carrière aventureuse de la guerre et à s’enfermer dans une vie sédentaire, mais à fonder un foyer. Il obtint alors la main de Marguerite de Vendômois, fille aînée du lieutenant royal du Maine, et veuve, depuis quatre ans, de son cousin Mathurin de Vendômois, qui lui avait laissé une fille. Nous ne possédons encore que peu de renseignements sur la mère de Racan, qui plus tard supporta de grands malheurs et de durs embarras d’affaires avec douceur, semble-t-il, et résignation.

Le 18 janvier, les parents de la jeune fille envoyèrent aux deux familles des Advis pour parvenir au mariage : c’étaient les billets d’invitation de l’époque, et le 15 février eut lieu la signature du contrat, et probablement aussi la cérémonie religieuse. Les deux époux allèrent s’installer dans leur joli manoir de Champmarin, que Marguerite tenait de son premier mari, et, le 5 février 1589, leur naissait un fils. Ils le firent baptiser le 17 février, par le curé d’Aubigné[2], très probablement dans la chapelle de Champmarin. L’acte de baptême est ainsi libellé : « Le 5e jour de février 1589 nasquit le filz de noble homme Loys de Bueil, chevalier de l’ordre du roy, capitaine de cinquante hommes d’armes, et seigneur de Racan, et fut baptisé par le curé d’Aubigné, nommé Honorat par Cosme, fils de feu Jehan Royer de Saint-Pater, et par Julian Boussard de Vaas. »

L’acte, on le voit, ne mentionne pas plus la mère de Racan que sa marraine, qui fut peut-être simplement l’une des personnes au service de Marguerite. En revanche, selon la coutume du pays en ce temps, l’enfant était doté, comme fils noble, de deux parrains, de même que les filles recevaient deux marraines : l’un était un homme de Saint-Pater, en Touraine[3] ; Fautre était de Vaas, le principal bourg des environs de Champmarin.

L’on était encore en pleine Ligue, et le mouvement était très puissant dans cette région de l’Ouest. Les hommes d’armes sillonnaient le pays. Louis de Bueil se sentait particulièrement visé par les Ligueurs, lui qui s’était si fort compromis à leurs yeux par son aveugle fidélité aux rois et qui s’était fait en plus tant d’ennemis par son caractère. Alors, comme nous l’apprend Conrart, il eut une de ces idées soudaines et hardies dont il était coutumier : emmener son enfant, qui « lui estoit fort cher », avec la nourrice, en laissant, naturellement, Marguerite à Champmarin, et, les armes à la main, les faire passer dans son château de la Roche-au-Majeur, qui était beaucoup mieux fortifié que le manoir de Champmarin. Car le château de la Roche n’avait point encore le gracieux aspect d’une maison de plaisance, que lui a donné Racan en le reconstruisant et qu’il a conservé depuis ; c’était une vieille forteresse féodale qui s’élevait à pic sur le vallon ; le ruisseau baignait ses tours, lui faisant des douves d’eau vive : il n’avait donc besoin d’être défendu, pour ainsi dire, que d’un seul côté, celui où il s’appuie à la montagne.

Le capitaine assemble en hâte quarante gentilshommes de ses amis et cent vingt mousquetaires, et il se met en route avec son précieux trésor, le 21 ou le 22 février. C’était la rivière du Loir et six lieues de pays à traverser. Il espérait tromper l’attention de ses ennemis. Mais ceux-ci veillaient. Un parti de la Ligue le surprend et l’oblige à livrer combat : il met l’enfant avec la nourrice derrière un chêne, et il s’ouvre un passage, pendant que plusieurs coups de mousquet viennent frapper contre l’arbre… Enfin l’on arriva sain et sauf derrière les bonnes tours du château de la Roche.

Le curé de la paroisse nouvelle mentionna alors, rapidement, le 23 ou 24 février, la naissance et le baptême du fils de l’un de ses plus notables paroissiens, bien qu’ils n’aient pas eu lieu dans sa paroisse ; l’on a des exemples de faits semblables, et c’est ainsi qu’on peut lire sur les registres paroissiaux de Saint-Pater l’acte de baptême relaté plus haut. Par là s’expliquent aisément quelques anomalies de cette pièce, qui avaient intrigué plusieurs érudits du 19e siècle, tout naturellement convaincus que le jeune Racan avait été baptisé à Saint-Pater.

Il reste pourtant une dernière difficulté. Pourquoi cet acte, inscrit par surérogation sur les registres de Saint-Pater, ne figure-t-il pas en premier lieu sur ceux d’Aubigné ? C’est d’abord que les registres originaux de cette paroisse n’existent plus pour cette époque. Ils ont été remplacés, il est vrai, par un résumé ancien, mais celui-ci rapporte très peu de baptêmes pour 1589 et les années voisines, et donne la raison de cette diminution dans un nota, évidemment copié sur les registres originaux : « Les séditions causées par les gens d’armes sont causes qu’il y a eu beaucoup de baptêmes qui n’ont pas été enregistrés depuis le mois de septembre 1589 et au-delà. »

Racan est donc né dans le Maine, aux confins exacts de cette province avec l’Anjou ; c’est là qu’il a été baptisé, c’est de là qu’il a été emmené en Touraine, où il devait d’ailleurs passer la plus

grande partie de sa vie.

Au Maine angevin Racan n’appartient pas seulement par le fait de sa naissance, mais encore par un côté de son talent.

Lorsque j’abordai la lecture de ses œuvres, je partageais l’opinion commune, à savoir qu’il est surtout un disciple et un imitateur de Malherbe ; mais à mesure que j’avançais dans cette étude, je me rendais compte qu’il se rapproche des poètes de la Pléiade, et que manifestement, en dépit de son maître, il lisait en cachette Ronsard et Desportes, et qu’il les goûtait délicieusement.

Les diverses provinces de France, ainsi que le remarque ingénieusement M.  Brunetière, ont tour à tour tenu le sceptre littéraire en notre pays : au 16e siècle ce fut l’Anjou avec Ronsard et Du Bellay ; au commencement du 17e la Normandie avec Malherbe et Corneille ; en 1660, la Champagne et l’Ile-de-France. Tout contemporain qu’il fût des « Normands », il semble que Racan, par ses tendances, marque une sorte de retour de l’école angevine. Aussi ne fus-je nullement surpris de découvrir que sa naissance avait eu lieu, contrairement à ce que l’on avait cru jusqu’alors, sur la frontière de l’Anjou, dans la vallée même du Loir que l’on devrait appeler le val des poètes : le manoir de Champmarin se trouve seulement à quelques lieues en aval du manoir de la Poissonnière, où est né Ronsard, à quelques lieues en amont du manoir des Pins que se construisit Antoine de Baïf. Je pensai que la coïncidence fournissait un symbole de ses affinités littéraires et en contenait même peut-être une part d’explication.

Il put y avoir, en effet, une influence exercée sur lui par l’Anjou, tout d’abord. On m’objectera, ainsi que l’a fait malicieusement l’un de mes juges du doctorat : Comment admettre qu’un enfant qui n’a passé que quinze jours dans un pays, puisse en garder la moindre trace ? — Il n’y a point encore de science précise de ces phénomènes, mais nous nous sommes demandé dans notre étude d’Introduction, pourquoi aussitôt après notre naissance, nos organes, encore tout frêles et impressionnables, ne recevraient pas, de tout ce qui les entoure, de secrètes influences de sol et de climat, qui seront indélébiles ? Nous croyons fermement à la liberté humaine, mais nous savons bien aussi que les enfants, nés dans tels pays, sont généralement de tels goûts et de telles tendances déterminés, et la liberté, qui peut toujours résister à ces tendances, est néanmoins fortement stimulée par elles à s’exercer de tel ou tel côté. Combien de temps faut-il pour qu’elles s’implantent ? combien d’années, combien de jours ? Nul ne le sait, mais il est probable que cette action du milieu s’exerce avec d’autant plus d’efficacité que le sujet est plus jeune.

Aussi bien, pour ce qui est de Racan, et sans insister même sur sa nourrice qui, vraisemblablement, fut prise dans le pays même, l’influence de l’Anjou et de la vallée duLoir dut lui venir par la voie héréditaire. Nous avons dit qu’il était de la branche angevine des Bueil-Fontaines, et l'on se rappelle que sa mère était d’une famille du Vendômois, dont elle portait même le nom. Les travaux de M.  l’abbé Froger ont montré que les fiefs des ancêtres de Racan étaient comme enchevêtrés avec ceux des Ronsard ; une alliance se fît même entre les deux familles, et un neveu de Ronsard épousa, au 16e siècle, une cousine de Racan[4]. Champmarin lui-même fut, pour ainsi dire, à la Pléiade, puisqu’il appartint à la famille de Baïf comme dépendance du château de Mangé[5]. Quant à notre poète lui-même, il eut, dans le Bas-Vendômois et l’Anjou, des terres nombreuses, qui l’obligèrent à bien des voyages et des séjours dans ces deux régions. Enfin il dut revenir souvent au manoir de Champmarin, où sa sœur habita jusqu’en 1617, et que son beau-frère posséda jusqu’en 1647. C’est, pour ainsi dire, par toutes ces infiltrations en même temps que par le grand courant de la filiation que l'angevinisme pénétra sûrement en son esprit.

Mais que faut-il entendre au juste par ce mot, et quel est le caractère propre du tempérament angevin ? Serait-ce une certaine joie de vivre et une heureuse disposition à jouir de l’existence ? En cela l’Anjou ne paraît point se distinguer de plusieurs autres provinces, entre autres de sa voisine, la Touraine, la patrie de Rabelais. L’angevinisme, ce serait plus proprement une vision claire et heureuse des choses matérielles ou morales, un certain penchant à se raconter, à répandre devant des amis ou des lecteurs amis sa vie, ses joies, ses souffrances aussi, mais toujours avec une douceur agréable et un optimisme modéré ; en résumé, je ne sais quelle aimable élégance de l’esprit et du cœur, qui imprègne la poésie de Ronsard, et qui charme chez tous les poètes de cette région privilégiée (là tous les lettrés sont poètes, même les prosateurs), depuis le chef de la Pléiade jusqu’à M.  René Bazin.

C'est bien là aussi toute une face du génie poétique de Racan. On le peut observer dans trois stances amoureuses, qui étaient restées inédites, depuis leur apparition dans un vieux recueil de 1620, et que nous rendons pour la première fois à la lumière. Elles s’adressent probablement à la jeune Mancelle Sylvie, pour qui Racan fit aussi l’ode Au fleuve du Loir débordé :


Celle qui possède mon cœur,
pour s’excuser de sa rigueur,
se veut couvrir de sa jeunesse.
Elle feint d’ignorer ma foi,


mais je connais bien sa finesse,
elle n’est enfant que pour moi ?

Lorsque, les yeux baignés de pleurs,
je lui dis que de mes douleurs
le remède est en sa puissance,
la mauvaise, qui le sait bien,
d’un petit souris d’innocence
veut feindre de n’en savoir rien.

Je vois bien que jamais le temps
ne rendra mes désirs contents,
la fortune m’est trop contraire,
mais d’une si belle prison
penser par raison m’en distraire,
c’est avoir faute de raison[6]
 

Ce badinage galant ne dépasse point, dans son ensemble, la moyenne ordinaire du genre. Mais si l’on veut se faire une idée plus complète de la gracieuse et naturelle élégance du poète, l’on peut lire sa belle ode sur la Venue du Printemps. Elle est dédiée à M.  de Termes, le frère du protecteur et tuteur de Racan, le duc de Bellegarde ; ce jeune seigneur, cavalier brillant, beau joueur en guerre comme en amour, était le vivant et perpétuel printemps de la cour, aux dernières années d’Henri IV comme aux premières de Louis XIII.


Enfin, Termes, les ombrages
reverdissent dans les bois ;
l’hiver et tous ses orages
sont en prison pour neuf mois ;


enfin, la neige et la glace
font à la verdure place ;
enfin, le beau temps reluit,
et Philomèle, assurée
de la fureur de Térée,
chante aux forêts jour et nuit.

Déjà les fleurs qui bourgeonnent
rajeunissent les vergers ;
tous les échos ne résonnent
que de chansons de bergers ;
les jeux, les ris et la danse
sont partout en abondance ;
les délices ont leur tour,
la tristesse se retire,
et personne ne soupire,
s’il ne soupire d’amour.

Les moissons dorent les plaines,
le ciel est tout de saphirs,
le murmure des fontaines
s’accorde au bruit des zéphirs ;
les foudres et les tempêtes
ne grondent plus sur nos têtes,
ni des vents séditieux
les insolentes colères
ne poussent plus les galères
des abîmes dans les cieux.

Ces belles fleurs que Nature
dans les campagnes produit,
brillent parmi la verdure
comme des astres la nuit.
L’Aurore qui, dans son âme,
brûle d’une douce flamme,
laissant au lit, endormi,
son vieil mari, froid et pâle,
désormais est matinale
pour aller voir son ami.

Termes, de qui le mérite
ne se peut trop estimer,

la belle saison invite
chacun au plaisir d’aimer :
la jeunesse de l’année
soudain se voit terminée ;
après le chaud véhément
revient l’extrême froidure,
et rien au monde ne dure
qu’un éternel changement.

Leurs courses entresuivies
vont comme un flux et reflux ;
mais le printemps de nos vies
passe et ne retourne plus.
Tout le soin des destinées
est de guider nos journées
pas à pas vers le tombeau !
Le Temps de sa faux moissonne,
et sans respecter personne,
ce que l’homme a de plus beau.

Tes louanges immortelles,
ni tes aimables appas,
qui te font chérir des belles,
ne t’en garantiront pas.
Crois-moi, tant que Dieu t’octroie
cet âge comblé de joie
qui s’enfuit de jour en jour,
jouis du temps qu’il te donne,
et ne crois pas en automne
cueillir les fruits de l’amour.

Dans cette pièce au rythme léger l’on reconnaît tout le gracieux épicurisme de l’école de Ronsard, avec une tenue plus ferme en bien des accents. C’est là ce qu’on peut appeler l’angevinisme de notre poète, en prenant le terme dans un sens très large, pour désigner cette combinaison délicate d’influences qui lui arrivaient, mêlées, du Maine, du Vendômois et de l’Anjou : c’est bien là, si l’on me permet de forger un mot, le champmarinisme de Racan.

À cette conclusion littéraire doit se joindre enfin une conclusion pratique. L’habitude nous rend le mauvais service de nous accoutumer trop aux personnes et aux lieux qui nous sont familiers, et la routine engendre l’indifférence et presque l’inconscience. Ainsi, chacun dans notre village, nous nous habituons à coudoyer, pour ainsi dire, des maisons, dont les pierres froides ne nous disent plus rien, sans songer à tous les drames qu’elles ont contenus, drames de joie, surtout de douleur, et je veux simplement parler des existences successives qu’elles ont enfermées, car toute existence humaine n’est-elle point une sorte de drame ? Et comment pourrions-nous y penser, comment tirerions-nous de cet élément quotidien de notre vie un degré quelconque d’intérêt, si nous ne savons aucun détail particulier, précis, intime, et si nous sommes réduits à nous intéresser vaguement à « un mur derrière lequel il a dû se passer quelque chose » ? La plupart de nos villages français se composent de quelques maisons qui remontent au moyen âge ou au 16e siècle, d’un grand nombre du 17e ou du 18e : celles que l’on appelle les neuves ont, la plupart, plus d’un demi-siècle d’existence. Eh bien ! nous autres chercheurs, nous ne nous attachons pas assez à retrouver l’histoire, la vie de ces maisons, à en établir la biographie pour elles-mêmes, indépendamment des grands événements historiques qui n’ont pu illustrer qu’un très petit nombre d’entre elles. Quel service public nous rendrions pourtant si nous réussissions à intéresser les habitants d’un pays à leurs maisons, et comme ce serait un moyen de leur y faire prendre plus de goût et trouver plus de charme, de les y enraciner davantage ! La chose n’est pas très difficile, en se servant des registres paroissiaux, des minutes notariées, des « terriers » ou des titres de propriété. Seulement il y faut de la patience et du temps. Que de fois, pour ma part, j’ai regretté de ne pas avoir assez de l’un, et peut-être de l’autre, pour monographier des maisons dans des villages que j’aime, ceux de l’Est où j’ai vécu, ceux de l’Ouest où j’ai cherché ! À Aubigné, du moins, j’ai pu restituer à une ferme les titres historiques qu’elle avait perdus, car ce fut bien longtemps une simple ferme. Le manoir du 16e siècle a connu la déchéance, et plusieurs générations de braves métayers se succédèrent là où vécurent les Vendômois et où naquit Racan, et la chambre natale elle-même est peut-être de celles qui si longtemps servirent de greniers de réserve et d’abondance, ce qui, certainement, n’est point pour déplaire à l’ombre du poète des champs.

Afin de perpétuer le souvenir de son véritable berceau, l’on a inauguré solennellement, le 1er  octobre 1899, sur la façade de Champmarin, au-dessus du rosier en treille, une belle plaque de marbre noir, due à la générosité des propriétaires d’alors, M.  le marquis et Mme  la marquise de Clermont-Tonnerre. L’inscription suivante s’y détache en lettres d’or :

Dans cette maison de Champmarin
Sise moitié dans le Maine et moitié de l'Anjou
est né
le 5 février 1589
Honorat de BUEIL, Seigneur de RACAN
Poète, auteur des stances sur la retraite, des bergeries
et des psaumes
L'un des premiers membres de l'académie
mort en 1670

[Renseignement fourni par une
Notice de son ami Conrart.]

Plaque posée en 1899

Le jour de l’inauguration, je dus faire une conférence rustique dans la « Grange » de Champmarin devant un nombreux auditoire singulièrement bigarré, accouru de tous les environs ; je la terminai à peu près par ces mots, en guise de péroraison : « Habitants d’Aubigné, qui de tous les points de votre terroir apercevez Champmarin enveloppé de ses grands noyers ; voyageurs de tous pays, qui, en passant, emportés par la vapeur sur le chemin du Mans à Tours, voyez si bien, quand vous quittez la gare d’Aubigné, le vieux logis qui vous regarde, niché sous sa haute châtaigneraie ; enfants du Maine et de l’Anjou, qui savez maintenant que là, aux confins de votre province, s’élève le vieux berceau d’un de vos poètes, sachez trouver dans cette court naissance nouvelle un nouveau motif très précis d’honorer cette région, et, si vous en êtes vous-mêmes, votre petite patrie. Nous tous, qui que nous soyons, si nous songeons que notre grande patrie se compose de toutes ces petites patries, dont chacune a son trésor, plus ou moins caché, de richesse ou d’intérêt ; que de son sol inépuisablement fécond émanent tant de fruits variés dans l’ordre matériel comme dans l’ordre idéal ; que c’est elle qui fait mûrir les vignobles d’Anjou et de Touraine, de Champagne et de Bourgogne, dont chacun a son délicieux bouquet propre, et qu’elle fait en même temps surgir à leur heure tantôt les orateurs et les dialecticiens en vers, les Malherbe et les Corneille, tantôt les exquis poètes et les rêveurs délicats, tels que les Ronsard, les Baïf et les Racan, — alors nous puiserons dans cette pensée une ardente raison pour ne jamais désespérer de notre France et pour la chérir toujours davantage ».

1er  mars 1900.

P.-S. — La vieille maison de Champmarin s’étant trouvée à vendre quelques années après et étant menacée de destruction, nous l’avons acquise le 27 juin 1901 et sommes entré en possession le 25 décembre 1903 : nous la remettons peu à peu en état, tout en exhumant, par 300 mètres superficiels de fouilles, les plus anciennes constructions des Vendômois, autour de la maison actuelle. Posséder, après l’avoir découvert, le berceau du poète que l’on a le plus étudié, est une délicate attention providentielle, comme n’en connaissent assurément pas beaucoup de vies d’hommes de lettres.






B

RACAN EN TOURAINE


S’il a vu le jour dans le logis de Champmarin, au Maine, et s’il n’est plus né natif de Touraine, ainsi qu’on l’avait cru jusqu’à présent, Racan a passé, pour la majeure part, ses quatre-vingts ans et demi dans cette dernière province, dont l’influence s’est aussi imprimée profondément dans son œuvre : elle peut le revendiquer, à bon droit, comme un poète tourangeau.

I

LA JEUNESSE DE RACAN (1589-1618).

Honorat de Bueil, seigneur de Racan, se trouvait être l’unique héritier de la branche cadette dans la glorieuse maison de Bueil, qui avait répandu son sang sur tant de champs de bataille, contre l’Anglais ou l’Espagnol : il fut un poète succédant à dix générations de soldats, un poète qui chercha pendant cinquante ans à être lui-même soldat.

Son entrée en Touraine fut toute militaire : c’était, nous l’avons vu, le 20 ou le 21 février 1589. Le nouveau-né n’avait guère fait que ses treize jours dans le Maine et il arrivait, un soir, au château de la Roche-au-Majeur, paroisse de Saint-Pater, porté par sa nourrice, amené par son père, escorté par quarante gentilshommes et cent vingt mousquetaires, après avoir failli être atteint de coups de mousquet pendant une escarmouche engagée avec les Ligueurs.

En l’absence de son père, presque toujours parti en campagne, l’enfant de la Roche-au-Majeur grandit entre sa mère, sa nourrice, qui, suivant l’ancienne coutume, était restée auprès de lui, et sa sœur, plus âgée de huit ans, qu’avait eue sa mère d’un premier mariage. Il passait beaucoup d’heures sur l’admirable terrasse du château, qui existe encore aujourd’hui et qui forme si bien balcon sur la vallée : au-dessus de sa tête, il entend bruire les futaies du parc ; à quarante pieds de profondeur, il voit la petite rivière — qui se nomme l’Ecotais ou le Racan — former une chute, qui fait virer un moulin avant de baigner le pied des tours ; par toute la largeur du vallon s’étendent des prairies humides semées d’animaux qui paissent. En face, sur l’autre coteau, il aperçoit des caves tourangelles dont les ouvertures, semblables à de gros yeux, paraissent le regarder parmi les bois taillis. Quand sa vue se porte vers la droite, franchissant une sorte de passe de verdure, elle se repose à peu de distance sur l’entremêlement gai des peupliers verts et des blanches maisons du bourg de Saint-Pater ; si elle s’élance vers la gauche, elle remonte de prairies en prairies jusqu’au lointain clocher de Neuillé-Pont-Pierre qui apparaît dans les arbres, au milieu de l’horizon élargi. Ce tableau gracieux et rustique va s’emparer à jamais de l’imagination de l’enfant et former chez lui, comme il arrive, la première toile éternellement fraîche du sentiment et de la mémoire.

Au sein de cette solitude on lui enseigne le catéchisme et ses prières, qu’il oublie ; la grammaire, la logique et la rhétorique, qui le font bâiller. On lui apprend encore à jouer du luth, qu’il ne peut accorder parce qu’il a l’oreille et la voix fausses. Il ne possède qu’un seul goût véritable : il retient les vers français après les avoir une fois entendus. Dans les rares jours où ses parents se trouvent réunis, il les voit s’essayer ensemble à composer quelques vers et les écrire sur un gros volume, qu’il devait plus tard emporter avec lui comme un talisman : en le feuilletant, il trouvait que les poésies de sa mère étaient bien supérieures à celles du maréchal de camp.

Quelquefois il descend au bourg pour y servir de parrain à des filleuls de chair ou de bronze, aux enfants ou aux cloches de Saint-Pater…

Cependant les Espagnols ont envahi le nord de la France. Louis de Bueil court se mettre au service d’Henri IV sous les murs d’Amiens. Nommé par le roi grand maître de l’artillerie, il s’équipe avec magnificence ; mais, avant l’ouverture des tranchées, il meurt soudainement.

Cinq années après, la mère de Racan, usée par le chagrin, par les difficultés financières qui grevaient la succession de son mari, disparaît à son tour, et l’enfant de treize ans, deux fois orphelin, est confié à son cousin le comte de Bellegarde, Grand Ecuyer de France, qui accepte sa tutelle et le place comme page dans la Chambre d’Henri IV.

Alors le jeune homme passe six ans à la cour, où battait son plein cette brillante fête de jeunesse conduite par le roi en personne, malgré sa barbe grise ; foyer épicurien, de mœurs extrêmement faciles, au point que le page dut accompagner plus d’une fois le Vert-Galant dans ses équipées nocturnes en quelque coin de sa bonne ville.

Il montra du goût pour la seule instruction qui fût donnée aux pages : ceux-ci avaient en tout un maître de mathématiques, chargé de leur en apprendre les quatre parties d’alors : l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique ; cas qui n’est point fréquent, d’un jeune poète qui montre de la prédilection pour les sciences : chez le nôtre, ce goût ne sera sûrement pas étranger à la netteté de sa pensée et à la clarté de son style.

Racan passait ses journées au Louvre, mais il logeait à l’hôtel Bellegarde ; or, un jour, le roi pria le Grand Ecuyer d’admettre à sa table un poète qui arrivait de Provence et qui s’appelait Malherbe. Ce fut au mois d’octobre 1605 que l’on fit comparaître devant le nouveau venu le jeune page tout embarrassé sous sa livrée de velours rouge galonnée : on le voit, « froissant sa toque à plume pour se donner contenance », réciter en tremblant la pièce malicieuse qu’il vient de composer sur un vieux mari :

Vieux corps tout épuisé de sang et de mouëlle.

Dès lors commença l’enseignement un peu rude donné par le poète de cinquante ans à son jeune disciple, qu’il considéra vite comme son fils : les séances avaient lieu surtout dans la modeste chambre garnie où habitait Malherbe, rue Croix-des-Petits-Champs [7]. Plus tard, Racan proclamait qu’il avait appris de lui ce qu’il savait de la poésie française ; la reconnaissance l’égarait : Malherbe l’avait fait bon versificateur ; la Touraine, après Dieu, l’avait fait poète.

Mais le jeune homme avait hâte de recevoir son « hors de page » pour pouvoir imiter à son tour les exploits guerriers de ses ancêtres. En 1608, il obtient d’être envoyé à la guerre des Provinces-Unies et des Espagnols, où le roi laissait des volontaires de sa cour aller renforcer les Hollandais ; mais il est d’abord immobilisé durant dix-huit mois à Calais, dans l’espèce d’École militaire qui y était fondée, et lorsqu’en 1609 il passe la frontière avec ses compagnons, la paix venait d’être signée.

En 1610, heureusement, Henri IV prépare le « grand dessein » contre la maison d’Autriche : Racan est nommé enseigne et envoyé en Touraine, avec une commission royale « pour lever des gens considérables, afin de rendre sa compagnie plus belle ». Mais soudain la nouvelle arrive, navrante, de l’assassinat du roi, et l’enseigne revient précipitamment à Paris.

En 1614, le prince de Condé se révolte, et notre gentilhomme part comme lieutenant de carabins ; l’on nommait ainsi le petit escadron qui flanquait chaque corps de chevau-légers. Le traité de Sainte-Menehould est de suite arraché à la faiblesse de la Régente.

Aussi l’enseigne retombe-t-il dans le milieu facile qu’il a fait de sincères efforts pour quitter. Il lit avec délices Ovide, Horace et Virgile, il compose des élégies malgré Malherbe, et dans ses vers s’amalgament visiblement ses impressions sensuelles de la cour à ses rustiques souvenirs de Touraine. C’est l’époque de l'Ode bachique adressée au poète Maynard, de la Venue du Printemps, que nous avons citée plus haut. Racan cultivait alors l’ode élégiaque dans le goût de la Pléiade, mais avec plus de discipline et de goût : ses pièces forment comme un heureux compromis entre les facilités de l’école de Ronsard et les sévérités de celle de Malherbe.

En célébrant le printemps, il terminait ainsi l’une des strophes :

les délices ont leur tour,
la tristesse se retire,
et personne ne soupire
s’il ne soupire d’amour.

L’auteur lui-même ne craignait point de soupirer pour la fameuse comtesse de Moret, qui se trouvait être l’une de ses cousines ; mais le soupirant était plein de gaucherie, et Daphnis, c’est le nom poétique qu’il avait revêtu, n’osait parler que de loin, de la Touraine où il gémissait sous les futaies de la Roche, ces « vieilles forêts, de trois siècles âgées ». Un rival plus débrouillé que lui, le marquis de Vardes, épousa la comtesse en 1617, et avec elle la pension que lui servait le nouveau gouvernement : le premier roman du poète était coupé.

Déjà il s’était remis à la poursuite de son rêve militaire. En 1615, les princes se révoltent de nouveau, ayant Condé à leur tête : Marie de Médicis paye d’audace, et, mobilisant deux armées, elle conduit le jeune Louis XIII à la frontière espagnole pour y recevoir l’infante Anne d’Autriche, dont elle a, depuis longtemps, préparé le mariage. Racan servit dans la Cornette blanche, corps d’officiers sans troupes qui formait l’état-major du roi.

Au retour de la Bidassoa, l’on attendit trois mois à Tours, de février à mai 1616, que les princes révoltés voulussent bien traiter. Notre jeune officier, si distrait naturellement, trouva encore plus distrait que lui : c’était le généralissime, le duc de Guise. Se trouvant là, chez lui, Racan allait souvent chasser avec le duc. Un jour, ils avaient été tout le temps côte à côte ; le lendemain, M.  de Guise lui dit :

— Vous avez bien fait de n’y point venir, nos chiens n’ont rien fait qui vaille !

Racan, pour s’amuser, crotta ses bottes, une autre fois, tout exprès, et, le soir, le duc ne manqua point de lui dire :

— Ah ! vous avez bien fait, aujourd’hui nous avons eu bien du plaisir !

Après l’assassinat du maréchal d’Ancre, Marie de Médicis fut disgraciée et enfermée au château de Blois ; mais le vieux duc d’Epernon la fit évader en 1619, et pendant que le roi négocie avec sa mère, la cour passe encore trois mois d’été à Tours, cette ville où l’on est si bien pour attendre. Au milieu du luxe et des banquets,. Boisrobert, le futur secrétaire et amuseur de Richelieu, surprit Racan en train de composer une chanson pour un petit commis qui lui avait promis de lui avancer 200 livres, soit 1400 francs environ de notre monnaie. Boisrobert les lui prêta. Sous les dehors de la richesse, le malheureux poète dut emprunter toute sa vie, et il connut la gêne en chapeau à plumes. Déjà, autrefois, Henri IV avait dû intervenir pour sauver son page des poursuites des créanciers. En 1615, le jeune homme avait été forcé de vendre sa terre de Longaulnay, dont il portait le titre de baron, à Henri de Lavardin, chez qui plus tard Mme  de Sévigné devait s’arrêter souvent, en allant aux Rochers, pour « bavardiner » avec sa vieille amie, et en 1623 commençait une saisie de la terre de la Roche[8].

Dans ses difficultés matérielles, Racan trouvait aide et conseil auprès du lieutenant criminel de Tours, M.  Roger ; il le remerciait de cette façon aussi économique que spirituelle :


Si, pour tant de plaisirs divers,
de peine et de sollicitude,
je ne vous donne que des vers,
ne m’accusez d’ingratitude :
les dieux, de qui vous imitez
toutes vos belles qualitez,
si rares au temps où nous sommes,
combien qu’en diverses façons
ils veillent pour le bien des hommes,
ils n’en sont payés qu’en chansons.

Le jeune officier faisait, en 1620, dans la Cornette blanche, une nouvelle promenade militaire qui amenait la signature du traité d’Angers.

Si ses campagnes ne lui rapportaient pas la gloire des armes, qui semblait fuir obstinément devant lui, du moins il observait, chemin faisant, et il notait ses observations. Une fois, il rime une aventure de bivouac qui lui est arrivée dans quelque port de l’Ouest. Cette « pochade » poétique, qui a l’air d'un petit Téniers malin, pittoresque et familier, mérite d’être mise en bonne place dans la galerie si pauvre du réalisme chez les classiques. Nous nous contentons d’en citer quatre couplets :


Notre hôte avec ses serviteurs,
nous croyant des réformateurs [réformés] ;
s’enfuit au travers de la crotte,
emportant, ployés sous ses bras,
son pot, son chaudron et ses dras,
et ses enfants dans une hotte…

Après maint tour et maint retour,
notre hôte s’en revient tout cour
en assez mauvais équipage,
le poil crasseux et mal peigné,
et le front aussi renfrogné
qu’un écuyer qui tance un page.

Quand ce vieillard déjà cassé
d’un compliment du temps passé
à nous bienveigner[9] s’évertue,
il me semble que son nez tors
se ploie et s’allonge à ressors
comme le col d’une tortue…

Et moi que le sort a réduit
à passer une longue nuit
au milieu de cette canaille,
regardant le ciel de travers,
j’écris mon infortune en vers
d’un tison contre une muraille…

II

LES STANCES ET Arthénice (1618-1627).

L’enseigne de la Cornette blanche plaisantait gaiement, mais c’était surtout pour s’étourdir. Car toutes les épreuves privées et publiques qu’il traversait avaient distillé peu à peu une douce amertume en son âme : elle s’épancha dans ses célèbres Stances sur la Retraite, auxquelles nous consacrons plus loin une étude spéciale.

La dernière d’entre elles nous laisse clairement voir le château de la Roche, le vallon de Saint-Pater, les ruisseaux qui l’arrosent et que la poésie a transformés en fleuves, les rochers de tufeau qui affleurent partout, cette solitude où s’élève toujours le vieux manoir, tous ces lieux enfin qui furent naguère témoins de l'inquiétude amoureuse du poète.

Ce poème demeurera toujours le chant mélodieux et rustique des désillusions de la vie, et la Touraine gardera l’insigne honneur de l’avoir inspiré.

À ces admirables accents, Racan ne conforma pas aussitôt sa conduite, tant il est plus facile de donner des conseils que de suivre ceux que l’on donne. Il retourna à Paris, et là il cherchait une dame de ses pensées, selon l’habitude des poètes d’alors, qui en avaient hérité des chevaliers du moyen âge. Il en parlait souvent à Malherbe, qui se trouvait également dépourvu, depuis qu’il avait rossé de sa main sa Caliste, la vicomtesse d’Auchy. Un jour les deux poètes s’avertissent mutuellement qu’ils ont trouvé : Malherbe adorera en vers Catherine de Rambouillet, qui préside si délicatement son illustre salon ; Racan se fera le servant de Catherine de Termes, une Bourguignonne très jeune, très belle, assez coquette, aux yeux clairs, à l’esprit vif et cultivé, qui chante d’une voix harmonieuse et joue du luth, l’instrument dont notre poète touche lui-même un peu : elle est, depuis 1615, la femme du marquis de Termes, du brillant gentilhomme qui a inspiré la Venue du Printemps.

Ces deux grandes dames se nomment Catherine, et nos deux amis se mettent à retourner le nom dans tous les sens, car il faut à toute force trouver un anagramme dans la société précieuse qu’ils fréquentent à cette époque. Ils finissent par trouver Arthénice, et chacun de courir le déposer aux pieds de sa belle. Racan fit mieux : il se hâta de se l’approprier en l’employant dans des vers de ballets, qui furent chantés à la cour. Il était bien trop sincère pour ne se pas prendre lui-même à ce jeu d’esprit ; il « changea bientôt, nous dit-il, son amour poétique en une véritable » et en fournit un témoignage éclatant : soulevant sa paresse en un immense effort, il composa, en l’honneur de la marquise de Termes, une pastorale dramatique en 3000 vers ; il adoptait un genre que l’Espagne et l’Italie avaient récemment mis à la mode et qui se prêtait fort bien aux allusions et aux portraits.

Comme motif principal de son intrigue, il prit le récent mariage du marquis et de la marquise qu’il célébrait sous les noms d’Alcidor et d’Arthénice, et vers 1619 il porta sa pièce à l’hôtel de Bourgogne où elle obtint un vif succès. Pour une des premières fois, d’ailleurs, un gentilhomme se faisait auteur dramatique, ce fut un événement à la cour, et tout le beau monde courut, comme l’on disait, « à la comédie », où jusque-là l’on n’osait guère se risquer. Vingt ans plus tard, si nous en croyons un prestigieux poète moderne, le public y était encore bien mêlé, puisque les cadets de Gascogne y venaient chercher des « affaires » et les pages y pêcher des perruques.

Il faut lire, au premier acte, le monologue d’Alcidor, qui vers la fin de la nuit exhale ses sentiments pour Arthénice en un morceau plein d’élégance et de force, où se remarquent un peu de fadeur précieuse et beaucoup de fermeté rustique.

Arthénice apparaît seule à son tour, et, tout en faisant sortir son troupeau, elle remémore, avec une grâce légère, la première entrevue qu’elle eut avec Alcidor. Mais la voici surprise par son père, dont le bon sens campagnard nous donne comme un avant-goût de Molière : ce Silène est vraiment un frère aîné de Chrysale… en sabots.

Silène

Ma fille, à quelle fin
voulez-vous aujourd’hui vous lever si matin ?
Le soleil n’a pas bu l’égail de la prairie :
cela mettra le mal en votre bergerie.


Arthénice

Notre chien qui rêvait de moment en moment
au loup que son penser lui forgeait en dormant,
d’un véritable loup m’a fait naître la crainte.


Silène

… Je sais ce qui vous met la puce dans l’oreille :
je vis hier ici le loup qui vous réveille ;
mais, sitôt qu’il me vit, il rebroussa ses pas,
fâché d’avoir trouvé ce qu’il ne cherchait pas…
Oubliez, oubliez l’amour de ce berger,
et prenez en son lieu quelque bon ménager
de qui la façon mâle, à vos yeux moins gentille,
témoigne un esprit mûr à régir sa famille,
et dont la main robuste au métier de Cérès
fasse ployer le soc en fendant les guérets.

Désespérée parce qu’on lui a fait accroire que son berger lui est infidèle, Arthénice se retire en une maison de « vestales », toute parfumée, malgré le pseudonyme païen, de la poésie de saint François de Sales, qui vient de publier son Introduction à la vie dévote. Mais tout s’explique, le mariage est résolu, et Silène, gagné par le bonheur des jeunes gens, entraîne tout le monde, avec verve, à la noce champêtre :

 
Sus donc, mes chers enfants, qu’aux noces l’on s’apprête ;
je veux dés à ce soir en commencer la fête…
Venez dîner chez moi. Vous n’y trouverez pas
ces mets servis par ordre aux superbes repas ;
mais ce qui se pourra, selon ma pauvreté,
d’un cœur libre et sans fard vous sera présenté.

Afin de compléter le bonheur général, le père

adoptif du héros, le vieil Alcidor, vient amener ; par ses explications une reconnaissance attendue ; mais auparavant il fait de son rustique bonheur d’antan un tableau qui est ce que nous connaissons de plus vrai comme naïveté champêtre dans toute l’œuvre de Racan, et même, nous ne craignons pas d’aller jusque-là, dans toute notre poésie française. On croirait voir mis à nu, sans exagération ni rhétorique, seulement avec une légère transposition d’élégance littéraire, les sentiments d’un paysan à qui ses malheurs présents auraient révélé son bonheur passé. C’est vraiment le joyau de la pastorale d’Arthénice, parce que les deux plus précieuses qualités de la poésie, la santé morale et la précision pittoresque luttent à l'envi dans ces vers. En voici quelques-uns :


Heureux qui vit en paix du lait de ses brebis,
et qui de leur toison voit filer ses habits ;
qui plaint de ses vieux ans les peines langoureuses
où sa jeunesse a plaint les flammes amoureuses ;
qui demeure chez lui comme en son élément,
sans connaître Paris que de nom seulement,
et qui, bornant le monde aux bords de son domaine,
ne croit point d’autre mer que la Marne ou la Seine !
En cet heureux état les plus beaux de mes jours
dessus les rives d’Oise ont commencé leur cours.
Soit que je prisse en main le soc ou la faucille,
le labeur de mes bras nourrissait ma famille ;
et lorsque le soir, en achevant son tour,
finissait mon travail en finissant le jour,
je trouvais mon foyer couronné de ma race.
À peine bien souvent y pouvais-je avoir place,
l’un gisait au maillot, l’autre dans le berceau ;

  ma femme, en les baisant, dévidait son fuseau.
L’un écalait des noix, l’autre teillait du chanvre,
jamais l’oisiveté n’entrait dedans ma chambre…[10]

La pièce d’Arthénice, que Racan publia bientôt sous le nom de Bergeries, n’est pas très habilement composée : elle est du moins exquise par les sentiments et le style.

L’amour trouvait dans notre poète un interprète charmant, plein de grâce et de fraîcheur, et parlant le pur langage du cœur, presque toujours.

On est séduit aussi par le sentiment de la nature qui respire en ces pages, et d’une nature toute marquée au coin de la Touraine : il n’est pas, dans la pièce, de bois sans rochers, de rochers sans « antre secret ». La poésie des arbres est vivement sentie et exprimée avec justesse : ce sont les ormeaux, tels ceux qui décoraient jadis la place de Saint-Pater, et dont l’ombre est favorable pour « vider en rond les verres et les pois » ; les alisiers qui aiment la rive et dont l’écorce se prête à l’inscription des chiffres d’amour ; les viornes qui grimpent sur les rochers ; les futaies « des vieux chênes ridés » qui offrent aux plaintes de ceux qui souffrent

  la liberté de leur ombre immortelle.

L’on goûte à plein dans ces vers la volupté de

la fraîcheur ombreuse, volupté si intense par les chauds étés, sans air, de la Touraine.

Mais le poète a peint surtout la nature animée par le travail de l’homme. Il eut l’heureuse idée de remplacer les bergers de convention et les pasteurs de l’Arcadie par des paysans, et par des paysans de Touraine, joyeux et bons vivants : il nous en montre des types variés, depuis le métayer aisé,

 
de vingt paires de bœufs il sillonne la plaine ;
tous les ans ses acquêts augmentent son domaine ;

jusqu’au modeste cultivateur qui possède pourtout bien un mince troupeau de brebis et de chèvres. Tous ces paysans sont bien peints par le poète, parce qu’ils sont peints d’après nature : ce sont ses fermiers, ses voisins et les manants du village, qu’il voit s’en aller à leurs travaux ou en revenir, et avec qui il aime à s’entretenir du haut de sa terrasse, suivant une tradition qui nous a encore été contée naguère par un « ancien » du bourg.

En somme, dans ses vers comme dans la réalité, ce qui lui plaît avant tout, c’est la famille rurale, nombreuse en ses enfants, prospère en ses travaux : c’est vers elle que va toute sa souriante sympathie.

Ce qui nous charme tant aujourd’hui dans les Bergeries de Racan ne produisit pas le même effet sur la véritable Arthénice : elle devint bientôt veuve, se retira en Bourgogne et Racan, s’étant mis sur les rangs pour l’épouser, fit sa cour à travers la France avec une longue et malheureuse obstination. Elle s’en laissait conter par un jeune magistrat de Dijon, qui, étant plus près et mieux fait, finit par l’épouser. Malherbe, qui le savait, résumait la situation, avec son habituelle causticité, dans une lettre adressée sur Racan à Balzac, leur ami commun : « Du côté des Bergeries, son cas va le mieux du monde ; mais, pour ce qui est des bergères, il ne saurait aller pis. »

III

LA RETRAITE EN TOURAINE (1628-1670).

Le poète était parvenu à l’âge de 38 ans. Après avoir, une dizaine d’années, recherché inutilement la main de la lointaine Catherine de Termes, il jeta les yeux plus près de lui, en Touraine même. Dans les paroisses voisines de Bueil et de Rouziers, vivait la famille du Bois et de Fontaines, qui avait pris une part active dans la Renaissance catholique du commencement du siècle : elle avait contribué à fonder à Tours les Oratoriens et les Carmélites. Là, une jeune fille de quinze ans, pieuse et modeste, Madeleine du Bois, partageait son temps entre les offices rendus. aux familles du village et les soins donnés aux plus jeunes de ses dix frères et sœurs. Quel contraste avec la veuve piquante et coquette de la cour ! Mais n’était-ce pas là plutôt la femme qui convenait à notre gentilhomme campagnard ?

À peine avait-il engagé les premiers pourparlers avec la famille, que le cardinal de Richelieu appela dans l’été de 1627, sous les murs de la Rochelle, toutes les épées catholiques de France. Heureusement, au mois de février suivant, Louis XIII, qui s’ennuyait, alla passer quelque temps à Paris, et l’enseigne en profita pour venir faire sa cour en Touraine. Un jour, il se mit en tête d’éblouir sa fiancée d’un beau costume de taffetas céladon, c’est-à-dire du vert le plus tendre. Son valet, Nicolas Deschamps, qui était depuis longtemps à son service ou, pour mieux dire, qui était chez lui plus maître que lui (et nous n’en sommes guère surpris), lui fit observer :

— Et s’il pleut, où sera l’habit céladon ? Prenez votre habit de bure, et au pied d’un arbre vous changerez d’habit, proche du château.

— Bien, Nicolas, dit-il, je ferai ce que tu voudras, mon enfant.

Après avoir franchi à cheval les trois lieues qui séparent Saint-Pater de Rouziers, ils s’arrêtent tous deux dans un petit bois près du château de Fontaines, et là Racan se met en devoir de changer de costume. Mais voilà que, lorsqu’il se trouvait juste… entre les deux hauts -déchausses, Mlle  du Bois et deux autres jeunes filles qui avaient sans doute entendu le pas des chevaux, apparaissent :

— Ah ! dit-il avec son impuissance à prononcer l'r et le c, Nitolas, je te l’avais bien dit !

— Mordieu, s’écrie le valet, dépêchez-vous seulement.

Madeleine veut s’en aller, mais les autres — amies un peu jalouses peut-être, — par malice, la font avancer, prétend du moins Tallemant des Réaux.

— Mademoiselle, lui dit ce bel amoureux, c’est Nitolas qui l’a voulu. Palle poul moi, Nitolas, je ne sais que lui dile.

Et l’on entend encore à distance le triple fou rire.

Madeleine par bonheur était sérieuse au fond, et cette sotte aventure n’empêcha point le mariage. En présence de la duchesse de Bellegarde arrivée de Paris, l’on signa solennellement le contrat, qui est conservé dans une des études de notaire de la ville de Tours, et « les espouzailles furent faictes en l’église paroissiale de Rouziers », le dimanche 5 mars 1628. Racan installa sa jeune femme au château de la Roche et, après quelques jours, dut retourner au siège. Là il eut la satisfaction de recevoir son vieux maître Malherbe qui, malgré son grand âge, venait demander justice contre les meurtriers de son fils, grand duelliste, tué à la fin en duel. Mais le vieillard mourut à Paris, au retour, d’une maladie dont il avait rapporté les germes des murs de la Rochelle, et notre poète en ressentit une vive peine[11].

Cependant, pour charmer sa solitude, Madeleine de Racan exécutait pour la chapelle du château, à ce moment même, si l’on en croit une vivace tradition du pays, ses admirables tapisseries au petit point, qui font aujourd’hui avec raison l’orgueil de la sacristie de Saint-Pater.

Après la reddition de la Rochelle, Racan put enfin rejoindre sa femme en Touraine ; mais il dut la quitter encore deux fois pour faire campagne sur les Alpes contre le duc de Mantoue, une autre pour s’avancer en Lorraine dans l’armée du roi : ce fut sa dernière campagne. Alors il était lieutenant, étant monté à ce grade au bout de trente-deux ans de service. Lui qui n’avait rêvé que la gloire militaire, il avait raison lorsqu’il écrivait qu’il était venu « trop tôt ou trop tard au monde », c’est-à-dire après « toutes les guerres de Henry le Grand » et avant les grandes expéditions préparées par Richelieu.

Il put donc réaliser le projet rural qui lui avait fait quelque peur autrefois, lorsqu’il le définissait exquisement : « se retirer aux champs à faire petit pot », et dès lors il s’adonna complètement à cette existence patriarcale qu’il nomme à cette époque sa « douce et charmante vie ». Les familles heureuses, tout comme les peuples heureux, n’ont pas d’histoire, et les tendresses du foyer ne s’écrivent nulle part, que dans le cœur de ceux qui s’y réchauffent et pour qui elles se transforment plus tard en admirables ressources de force morale. Pour notre gentilhomme, la douce tranquillité de la vie de la Roche ne fut marquée, pendant les quarante années qu’elle dura, que par la naissance de ses enfants, la composition de ses Psaumes et un malheureux héritage qui lui permit de reconstruire son château, mais lui amena jusqu’à la fin un fidèle cortège de procès indéfinis.

Racan vit naître au château de la Roche, qui prit alors le nom de la Roche-Racan, cinq enfants : trois fils et deux filles. Son fils aîné Antoine n’était « qu’un sot », au dire de Tallemant, qui brode toujours, mais n’invente jamais le fond des choses. Il fit, au moins une fois, la guerre, et probablement dans la belle campagne de Turenne sur le Rhin, en 1674 : car le 26 novembre de cette année-là, nous le trouvons, avec onze gentilshommes angevins, prisonnier du duc de Lorraine, au château d’Heppfrech, en Alsace, et négociant leur commune rançon par l’intermédiaire de leurs amis, entre autres par un petit noble d’Aubigné[12].

Le poète plaça ses deux autres fils comme pages à la cour ; malheureusement, le mieux doué d’entre eux mourut à 16 ans d’une maladie de langueur, ce qui causa un grand chagrin au père, une profonde déception au chef de race vieillissant qui comptait sur cet enfant pour faire une dernière fois « remonter »

la tige de Bueil jadis si florissante.

Seul ou avec ses enfants, Racan descend souvent à Saint-Pater pour servir de parrain ou de père de noce dans les familles du bourg, et les registres paroissiaux attestent qu’il assiste ainsi les plus humbles des meuniers, des bouchers, des maçons ou des tourneurs en bois, jusqu’à de simples journaliers. C’est que la noblesse rurale, à cette époque, est bien différente de celle qui commence à fréquenter les salons de Versailles et y contracte des habitudes de morgue et d’insolence qu’elle rapporte ensuite dans ses rares apparitions à la campagne. Au contraire, l’on répète partout autour de notre gentihomme : « Ce bon M.  de Racan. »

Avec cela, il tient à ses droits féodaux, les défend obstinément contre le suzerain ecclésiastique du pays, et, quand il remet à des acquéreurs de terres les redevances seigneuriales dont ils sont tenus à son égard, il fait constater sa générosité par un acte exprès passé devant notaire.

L'une des causes de la popularité qu’il obtint dans son village fut, comme il arrive à toute époque, qu’il le fit travailler : lorsqu’il se fut retiré du service, il aspira à la gloire du constructeur. « Ce fut alors, dit-il avec une énergique simplicité, que je voulus, dans les bastimens, laisser des marques d’avoir esté. »

Suivant une tradition très vraisemblable, il s’adressa au « maître-maçon » Gabriel, qui y gagna ses crayons d’architecte et dont le petit-fils devait élever les élégantes colonnades de la place de la Concorde. Il refit donc le vieux manoir « que son père lui avoit laissé, et où il avoit esté nourry », et il édifia cette noble façade de cent pieds de hauteur, flanquée d’une fine tour octogonale : à la grandeur de l’ensemble se joint la finesse du détail, avec quelques naïvetés maladroites. À l’intérieur est prodiguée l’ornementation de l’époque, composée de guirlandes, de festons et de jattes de fleurs et de fruits, que le gentilhomme adopta d’autant mieux que c’était la représentation de ce qu’il aimait par-dessus tout dans la campagne : les larges aspects d’abondance rustique et de foison.

La chapelle, dédiée à saint Louis, fut inaugurée en 1636 par le curé du village, Maan, qui avait baptisé tous les enfants du poète et qui a laissé un nom dans l’érudition historique de laTouraine, et le château de la Roche-au-Majeur devint le château de la Roche-Racan[13].

Là, dans la paix des champs, dans l’atmosphère religieuse que lui avait créée son entrée dans la famille du Bois, — après avoir composé la brillante ode de cent soixante-dix vers au marquis d’Effiat, que nous avons retrouvée, — Racan se tourna vers la traduction en vers des Psaumes. D’abord, il publia ceux de la Pénitence en 1631 : il les dédiait à la duchesse de Bellegarde qui mourut bientôt après en son élégant château de la Mothe-Sonzay, léguant à son cousin la plus grande partie de sa fortune, et en même temps, hélas ! des soucis d’affaires interminables.

Les procès empoisonnèrent les quarante dernières années de la vie du poète ; ils duraient encore quatre-vingts ans après sa mort et ne furent sans doute arrêtés, comme tant d’autres, que par la Révolution ! Ce fut surtout l’éternel procès qu’il eut avec le plus important de ses cohéritiers, son cousin, ou plutôt ses cousins, qui se succédaient de père en fils, de la branche aînée des Bueil. À nous, qui avons pesé plus de cinquante pièces judiciaires de ces querelles, Racan n’apparaît que comme un honnête père de famille, qui défend avec fermeté son bien et celui de ses enfants contre des attaques passionnées ou injustes : ainsi, à un moment donné, ne lui réclame-t-on pas 6.000 livres pour le transfert des restes d’une grand’tante qu’il n’a jamais connue, à cause d’une tutelle qui aurait été exercée par un de ses oncles, soixante-dix ans auparavant !

Dans les intervalles de ses procès, Racan se remettait aux Psaumes, encouragé par un de ses voisins de campagne, qui était pour lui un précieux ami, Denis de Rémefort, abbé du monastère augustin de la Clarté-Dieu : de là est venue à l’église de Saint-Pater l’admirable Adoration des Mages, groupe en terre cuite, qui est un de nos chefs-d’œuvre de la Renaissance française[14].

En 1651, trente-deux nouveaux Psaumes voyaient le jour, sous le titre de Odes sacrées accommodées au temps présent. C’est que le poète, après avoir beaucoup réfléchi à cette partie de son art, avait jugé bon de rajeunir bien des accents de David par des applications à sa propre époque. Ainsi, dans le psaume 150, il ne craint pas de convier les instruments modernes à chanter la gloire de Dieu. Voici deux strophes de la fin, qui permettent déjuger du procédé ; la dernière est toute de l’invention du poète :

 
Que les claviers sacrés où, sous des mains adroites,
l’air qui chante en sortant de leurs prisons étroites
forme ces saints accords dignes de nos autels,
en leur docte harmonie honorent l’influence
dont le divin rayon dans 1 esprit des mortels
inspire la science.

Que notre âme, à jamais de sa bonté ravie,
ait pouvoir d’animer ce qui na point de vie ;
et vous, fer, vous, airain, vous, roseaux, et vous, bois,
vous, corps sans mouvement qui naissez dans la fange,
rendez grâce au Seigneur qui vous donne des voix
pour chanter sa louange.

Bientôt Racan eut fait dans des rythmes variés, dont un bon nombre trouvés par lui, les 8.000 vers qui lui restaient, donnant un bel exemple de fécondité littéraire dans une vieillesse de poète. En 1660, paraissaient ses Dernières Œuvres et Poésies chrestiennes, où parmi bien du prosaïsme, brillent encore maintes perles rares de poésie. Nous en recueillons deux seules dans le psaume 103, qui est un remerciement à Dieu pour toutes les beautés qu’il a créées :

 
Tu règnes sur un trône où le flambeau du jour
épand sur les rubis ses lumières dorées,
où l’astre de la nuit, paraissant à son tour,
tend d'ébène et d’argent les voûtes azurées

Tout ce qui vient de toi nous comble de bonheur ;
quand la pluie a baigné nos champs et nos prairies,
la javelle remplit le poing du moissonneur,
et l’herbe à pleine faux nourrit nos bergeries.


L’on sait que Racan fut un des premiers académiciens, un de ceux de 1634. Comme discours de réception il composa, selon la mode des paradoxes qui régnait au début de l’Académie, une harangue ;] Contre les Sciences : c’était surtout un plaidoyer en faveur du naturel, contre l’abus des règles, selon l’attitude que le poète avait prise autrefois dans le cercle de Malherbe, Mais il arriva qu’après avoir écrit son discours, le gentilhomme laissa son manuscrit en tête à tête… avec un jeune lévrier qui, sans respect pour la prose académique, la déchiqueta à belles dents. La même aventure arriva, dit-on, à l’un de nos modernes immortels, dont le chien familier mâchonna sans scrupule un chapitre de l'Histoire de Richelieu.

Racan, lui, fut enchanté, et plein de reconnaissance pour le jeune levron qui l’avait forcé à refaire sa harangue : « Je ne say point, dit-il, d’autre finesse pour polir ma prose que de la rescrire plusieurs fois. »

Il fut un académicien modèle, très assidu aux séances, toutes les fois qu’il séjournait à Paris, et très aimé de ses confrères, la plupart roturiers, que charmait la bonhomie de ce gentilhomme. Il aimait particulièrement à voir deux d’entre eux, Gonrart et Chapelain, lorsque ses procès l’appelaient à Paris, et à discuter avec eux sur des sujets littéraires, notamment dans la belle propriété que Conrart possédait à Athis. Nous avons vu comment son étourderie fut durement punie par la double perte de leur amitié[15].

C’est qu’en bon Tourangeau, Racan aimait à rentrer vite en Touraine, rappelé par les travaux des champs, surtout par la vendange, à laquelle jadis s’intéressait déjà son père, et, de là, il envoie à ses amis de charmantes lettres continuant les discussions orales et qui fleurent bon la campagne. L’une d’elles qu’il écrit, dit-il, « la cervelle brouillée des vapeurs de son pressoir », débute ainsi :

« Adieu paniers, vendanges sont faites. Enfin, nous voici délivrez des soins de la récolte ; nous voicy en estât de gouverner les Muses [de vivre avec elles] et de rendre compte à mes amis du progrès que j’auray fait en leur conversation. »

La lettre reprend au milieu :

« La fumée des vins nouveaux que je venois de quitter m’avoit endormy en cet endroit. A mon réveil, je me suis souvenu que M.  Conrart m’avait convié de mettre par escrit les petites friponneries de ma jeunesse… »

Ailleurs, se lit cette poétique profession de foi sur la liberté du style épistolaire :

« … Je me suis résolu de commencer les lettres que je vous enverrai sans préparation, et de laisser conduire ma plume au hazard, comme mes pas dans mes promenades, où quelquefois, quand je me suis proposé d’aller te long de mes ruisseaux cueillir quelque fleurette champêtre pour vous présenter, ma rêverie m’emporte au travers des landes, où je ne trouve que des ajoncs et des bruyères », des bruyères comme son berceau de Ghampmarin en était tout enveloppé.

Voilà une « fleurette champêtre » comme la littérature du 17e siècle n’en a point des gerbes.

Il retrouvait généralement ses amis de Paris vers la Saint-Martin, lorsqu’il n’était pas retenu à la campagne par sa « constitution qui avoit besoin d’estre choyée ».

De la brouille académique il dut se consoler par les témoignages publics de l’école littéraire de 1660, l’école des chefs-d’œuvre, dont il avait si bien préparé l’avènement par ses propres ouvrages. La IXe satire de Boileau arrivait en 1668 jusqu’au château de la Roche, y jetant ce vers éclatant qui cause maintenant quelque surprise :

Racan pourrait chanter au défaut d’un Homère.

Le jeune poète dominateur voulait dire que, pour chanter Louis XIV, au défaut des poètes épiques de son temps, dont il se défiait, non sans raison, il faudrait s’adresser aux auteurs d’odes, et Racan s’était mis au premier rang de ceux-ci, jadis par son ode si animée à Louis XIII, récemment par une pièce entraînante à Louis XIV.

En même temps paraissait le premier recueil des Fables, où La Fontaine, racontant Le Meunier, son Fils et l'Âne, unissait dans une admiration commune Malherbe et Racan,

  Ces deux rivaux d’Horace, héritiers de sa lyre,
disciples d’Apollon, nos maîtres, pour mieux dire.

Il n’est pas fort difficile de prouver que Racan fut, en effet, élu par La Fontaine pour l’un de ses maîtres, et ce n’est point pour notre poète son moindre titre d’honneur que ce noble espoir poétique qu’il inspira plus tard au fabuliste dans son Epître à Huet :

  Malherbe avec Racan, parmi les chœurs des anges,
là-haut de l’Éternel célébrant les louanges,
ont emporté leur lyre ; et j’espère qu’un jour
j’entendrai leur concert au céleste séjour.

Cependant, l’octogénaire avait marié sa fille aînée à un jeune voisin de campagne, Charles de la Rivière, et son fils aîné, constant avec lui-même, avait contracté un mariage bizarre. Quatre petits-enfants entouraient son fauteuil d’aïeul, et en caressant leurs jeunes têtes, il ne pouvait prévoir que le rêve militaire qu’il avait lui-même poursuivi en vain toute son existence serait un jour réalisé par deux de ses petits-fils, dont l’un, brigadier d’infanterie, serait tué au feu, à Malplaquet, dont l’autre, comme son propre père à lui-même, parviendrait au grade de maréchal de camp ; il pouvait prévoir encore bien moins qu’en eux allaient s’éteindre sa postérité mâle et son nom[16].

Les procès ne désarmaient toujours pas. Son grand procès, entamé depuis quarante ans avec les Bueil-Sancerre, renaissait encore une fois ; une affaire particulièrement douloureuse s’y ajoutait : il était attaqué par-devant le Parlement de Paris par son gendre et sa fille, pour avoir à leur verser le complément de la dot promise.

À la fin de 1668, après s’être assuré, en cas de décès, un service solennel chez les Carmes de Tours, le vieux poète reprit une fois encore, en compagnie de sa femme, le chemin de Paris, avec tous ses dossiers d’affaires,. ses baux, ses contrats, ses quittances, ses sentences du Parlement, son testament, — dans un sac de toile les pièces justificatives de sa noblesse, qu’il venait de solennellement établir, l’année précédente, devant les commissaires de Colbert, et il loua, derrière l’église Saint-Sulpice, une petite maison, rue Princesse. Au mois de janvier suivant il était réduit à vendre sa vaisselle d’argent, au prix de 4.000 livres, « pour subvenir à ses nécessités »[17], et il s’installait modestement, ne gardant de sa vie d’autrefois que son carrosse de deuil (peut-être portait-il depuis vingt ans le deuil de son fils Honorat), et deux chevaux harnachés de noir. Son goût du beau se marquait par trois vieux morceaux de tapisserie qu’il avait tendus dans sa chambre à coucher[18], dans son salon, par un petit tableau, sur bois, représentant, sous un cadre doré, « l'Adoration des trois Rois » et par une précieuse tapisserie de Flandre, de 22 mètres carrés, racontant en six pièces l'Histoire de César[19].

Il tomba, luttant toujours vaillamment pour ses intérêts menacés, le 21 janvier 1670 : le 16 février seulement eut lieu la cérémonie funèbre à Saint-Sulpice[20], et, trois mois après la mort, le 21 avril, au renouveau, les restes du gentilhomme tourangeau furent rapportés dans sa Touraine et inhumés « en présence de messieurs ses enfants et noblesse circonvoisine », dans la crypte familiale de Neuvy-le-Roi, qui avait été préparée par son père pour tous ceux de sa race[21].



Telle est cette vie si sympathique, si traversée de déceptions, qui furent adoucies par les joies du cœur et par le charme profondément senti de la campagne.

Racan fut bien un poète de France : il n’aima pas seulement la nature, lointaine et tropicale, ou tragiquement embellie par la tempête, la mer ou la montagne, comme on l’a tant célébrée depuis Jean-Jacques Rousseau ; il aima nos simples champs français, nos champs tourangeaux, il en chérit la glèbe et les guérets. C’est qu’il resta de RACAN 195

sa province, qu’il abandonna assez de temps pour savoir qu’il l’aimait profondément, pas assez pour l’oublier.

Outre qu’il est un de nos meilleurs poètes élégiaques dans le genre moyen, un de nos lyriques les plus animés et notre meilleur pastoralier dramatique, Racan demeure en somme (et il le doit à la Touraine) un de nos seuls poètes rustiques, un de nos rares auteurs de Géorgiques françaises, et, par là, un vrai poète[22].

J’imagine que l’âme de ce vrai poète doit toujours aimer à flâner, même après sa mort. Rêveuse, elle doit sortir des Champs Élysées vers le soir, à l’heure où le croissant d’argent de la lune commence à briller au milieu de l’azur du ciel, comme en son propre blason ; à l’heure où

 
de toutes parts les laboureurs lassés
traînent devers les bourgs leurs contres renversés.

Et l’ombre va, doucement errante, « le long de ses » anciens « ruisseaux », ou sur les berges de la Loire, ou par les larges avenues de la ville de Tours, et le poète s’enquiert avec indolence, selon sa vieille habitude, de ce qui se passe en son pays. Il interroge discrètement sur ces statues de confrères, qu’il aperçoit se profiler dans la ville ou même dans des campagnes voisines ; il apprend que lui n’a point de statue, pas même de modeste buste, et que tout l’hommage de la Touraine consiste en une humble rue de faubourg qui porte son nom. Il n’en veut aucunement à sa patrie d’adoption, car la bonhomie ne l’a point délaissé dans l’autre monde, mais il a toujours tenu à ses droits, et, lorsque blanchit l’aube, quand le soleil paraît et que

tout rit à sa clarté première,

il rentre sans bruit dans l’élyséen séjour, ne désespérant point de sa bonne province, mais confiant qu’un jour luira où plus de justice lui sera rendu, où l’on comprendra que ses croisettes recroisetées au pied fiché d’or, qu’il a illuminées d’un si vif reflet de poésie, doivent être comptées parmi les plus purs fleurons de la couronne tourangelle.

Août 1901.


P. S. — Après avoir lutté sans trêve pendant six ans, de concert avec les Sociétés savantes de Tours, avec les dévoués présidents successifs du Comité Racan, M.  Robert Gaschet et M.  Paul-Boncour, nous avons maintenant la certitude de voir inaugurer tout prochainement le buste de Racan demandé au talent de M.  Sicard, dans un des bosquets du Jardin des Prébendes d’Oé, — surtout si quelques amis ou amies de la poésie veulent bien encore envoyer, pour achever notre œuvre, leur obole. (Le Comité Racan a son siège à Tours, 35, rue Victor-Hugo.)



C

LES
STANCES DE RACAN SUR LA RETRAITE
(vers 1618)


Nous achevons les extraits de nos études sur Racan en examinant aussi complètement que possible sa principale œuvre, envisagée d’abord dans ses sources biographiques et littéraires, puis jugée dans son ensemble.

I

Peines de cœur, tracas d’argent, délicatesse de santé, impuissance politique, écœurement patriotique et par-dessus tout déception militaire, rien ne manqua à notre jeune enseigne pour attrister le temps qui s’écoula de sa vingtième à sa trentième année, la plus belle saison d’ordinaire de la vie humaine.

À quoi bon désormais prolonger la lutte inégale contre les événements et les hommes ? La défaite semble assurée, et il lui prend des velléités de se retirer de l’action comme un vaincu.

Chez notre gentilhomme cette désespérance ne se tournera pas, comme on en verra plus tard des exemples, en désespoir et en suicide ; son âme est profonde, mais en même temps douce, sensée et chrétienne. Il se souvient qu’il n’a pas toujours habité ce pays de mensonges et de déceptions, qui s’appelle la cour, mais qu’il y a débarqué un jour de sa province, et que là-bas, dans un doux vallon, non loin d’un village aux paisibles habitants, dort le manoir paternel avec ses tours un peu délabrées, ses belles futaies et ses terres bien cultivées ; et du fond du Louvre où il pâtit, l’enfant transplanté de la Touraine aspire quelquefois, comme un parfum qui le réconforte, une bouffée d’air frais du pays natal. C’est là sans aucun doute qu’est marqué le refuge de son existence désemparée. Déjà, il y a dix ans, au retour de Calais, il a eu la pensée « de se retirer aux champs à faire petit pot », et il Fa écartée, imprudent qu’il était, jugeant que « ce n’était pas séant à un homme de son âge et… de sa condition », comme s’il était plus séant à un homme de sa condition et de son âge de languir à la ville, enseveli dans toutes les médiocrités. Bien des fois depuis, il est retourné passer quelque temps à la Roche pour ses affaires ou son délassement, pour soupirer en paix ses amours du Louvre, pour se retrouver. Et chaque fois, quel agrément et quel repos « Daphnis » a rencontrés dans les grands bois paternels et dans les prairies de son enfance ? nous en avons au passage noté l’expression dans son œuvre élégiaque. Mais chaque fois aussi, il est retourné à ce foyer de la cour qui lui fait mal et qui l’attire, vers les courtisans et les coquettes, vers l’attente découragée de la guerre éternellement fuyante. C’en est fait à présent. Jamais la campagne ne lui est apparue avec une aussi lumineuse clarté, comme le terme désiré, le port où va se ranger sa barque ballottée, le lieu béni où s’épanouiront à l’aise son esprit et son cœur. Là enfin, plus d’intrigues, plus de complots criminels, plus de révolutions de la faveur, de servitude ni d’insolence, plus d’orgueilleux ni d’hypocrites, mais le calme, la sérénité, les plaisirs simples des champs, la vue de la moisson et de la vendange et du changement des saisons, la chasse, la rêverie au bord de l’eau, et, par-dessus tout, le doux sentiment du retour à la tradition de famille, à la terre qui a nourri les ancêtres et qui contient leurs cendres : le gentilhomme d’armes aspire avec force à se faire gentilhomme campagnard. Certes le parti lui coûte, et l’on devine qu’il a longuement lutté avant d’avoir étouffé son ambition, avant d’avoir écrasé tout à fait l’espérance si vivace au cœur de l’homme, et de s’être avoué définitivement vaincu.

Tel est l’état d’âme où est parvenu notre jeune héros aux environs de l’année 1618. C’est dans ces sentiments que, s’adressant, comme il est probable, à son voisin de campagne et ami de cœur René d’Armilly, il soupire ses admirables Stances sur la Retraite avec une plénitude forte de mélancolique harmonie. C’est le chef-d’œuvre du poète, parce qu’il y met, sans s’en douter, son âme tout entière, sa lassitude de la lutte, son ambition déçue, son besoin de repos, et en même temps son amour sincère de la campagne et sa soif sensée d’honnêteté rustique.

 
1. Thirsis, il faut penser à faire la retraite :
la course de nos jours est plus qu’à demi faite.
L’âge insensiblement nous conduit à la mort.
Nous avons assez vu sur la mer de ce monde
errer au gré des flots notre nef vagabonde ;
il est temps de jouir des délices du port.

2. Le bien de la fortune est un bien périssable ;
quand on bâtit sur elle on bâtit sur le sable.
Plus on est élevé, plus on court de dangers :
les grands pins sont en butte aux coups de la tempête,
et la rage des vents brise plutôt le faîte
des maisons de nos rois que des toits des bergers[23].
 
3. Ô bienheureux celui qui peut de sa mémoire
effacer pour jamais ce vain espoir de gloire
dont l’inutile soin traverse nos plaisirs,
et qui, loin retiré de la foule importune,
vivant dans sa maison, content de sa fortune,
a selon son pouvoir mesuré ses désirs !

4. Il laboure le champ que labourait son père ;
il ne s’informe point de ce qu’on délibère
dans ces graves conseils d’affaires accablés ;

 
il voit sans intérêt la mer grosse d’orages,
et n’observe des vents les sinistres présages
que pour le soin qu’il a du salut de ses blés.

5. Roi de ses passions, il a ce qu’il désire,
son fertile domaine est son petit empire ;
sa cabane est son Louvre et son Fontainebleau ;
ses champs et ses jardins sont autant de provinces,
et, sans porter envie à la pompe des princes,
se contente chez lui de les voir en tableau.

6. Il voit de toutes parts combler d’heur sa famille,
la javelle à plein poing tomber sous la faucille,
le vendangeur ployer sous le faix des paniers,
et semble qu’à l’envi les fertiles montagnes,
les humides vallons et les grasses campagnes
s’efforcent à remplir sa cave et ses greniers.

7. Il suit aucunes fois un cerf par les foulées
dans ces vieilles forêts du peuple reculées
et qui même du jour ignorent le flambeau ;
aucunes fois des chiens il suit les voix confuses,
et voit enfin le lièvre, après toutes ses ruses,
du lieu de sa naissance en faire son tombeau.

8. Tantôt il se promène au long de ses fontaines,
de qui les petits Ilots font luire dans les plaines
l’argent de leurs ruisseaux parmi l’or des moissons,
tantôt il se repose avecque les bergères
sur des lits naturels de mousse et de fougères
qui n’ont autres rideaux que l’ombre des buissons.

9. Il soupire en repos l’ennui de sa vieillesse
dans ce même foyer où sa tendre jeunesse
a vu dans le berceau ses bras emmaillotés ;
il tient par les moissons registre des années,
et voit de temps en temps leurs courses enchaînées
vieillir avecque lui les bois qu’il a plantés.

10. Il ne va point fouiller aux terres inconnues,
à la merci des vents et des ondes chenues,

 
ce que Nature avare a caché de trésors[24],
et ne recherche point, pour honorer sa vie,
de plus illustre mort, ni plus digne d’envie,
que de mourir au lit où ses pères sont morts.

11. Il contemple du port les insolentes rages
des vents de la faveur, auteurs de nos orages,
allumer des mutins les desseins factieux,
et voit en un clin d’œil, par un contraire échange,
l’un déchiré du peuple au milieu de la fange,
et l’autre à même temps élevé dans les cieux.

12. S’il ne possède point ces maisons magnifiques,
ces tours, ces chapiteaux, ces superbes portiques,
où la magnificence étale ses attraits,
il jouit des beautés qu’ont les saisons nouvelles,
il voit de la verdure et des fleurs naturelles,
qu’en ces riches lambris l’on ne voit qu’en portraits.

13. Crois-moi, retirons-nous hors de la multitude,
et vivons désormais loin de la servitude
de ces palais dorés où tout le monde accourt.
Sous un chêne élevé les arbrisseaux s’ennuient,
et devant le soleil tous les astres s’enfuient,
de peur d’être obligés de lui faire la cour.

14. Après qu’on a suivi sans aucune assurance
cette vaine faveur qui nous paît d’espérance,
l’envie en un moment tous nos desseins détruit.
Ce n’est qu’une fumée, il n’est rien de si frêle ;
sa plus belle moisson est sujette à la grêle,
et souvent elle n’a que des fleurs pour du fruit.
 
15. Agréables déserts, séjour de l'innocence,
où loin des vanités, de la magnificence,
commence mon repos et finit mon tourment ;
vallons, fleuves, rochers, plaisante solitude,
si vous fûtes témoin de mon inquiétude,
soyez-le désormais de mon contentement[25]

Tel est ce poème qui se déroule avec ampleur, comme l’ondulation même des grands blés mûrs, avec une certaine monotonie forte qui est bien celle de la campagne cultivée.

On est frappé de la perfection de sa facture, de la netteté de la pensée, de la force sereine des antithèses, de la richesse des rimes, de l’absence, si rare même chez les meilleurs poètes, de toute cheville. Tout au plus peut-on y relever quelques négligences de détails, quelques répétitions de mots, un ou deux embarras de construction qui semblent reculer légèrement la pièce avant Malherbe.

Mais on demeure charmé par cette mélancolie douce qui n’est pas la tristesse, qui ne procède point de l’orgueil, comme tant d’autres, mais qui est le fruit de la pratique de la vie et du bon sens profond : aussi ces Stances resteront-elles, nous l’avons dit, le vrai chant mélodieux des désillusions de la vie (or qui de nous, même entre les plus heureux, n’en ressent pas plus ou moins ?).

Et puis, la mélancolie du poète ne se tourne pas en une vague et brumeuse rêverie sur la nature, mais il aspire à suivre les travaux de nos bons champs français qu’il aime en réalité et que nous reconnaissons bien dans ses vers, et par là de nouveau il nous atteint tous. Au fond de ses Stances vibre le contentement, comme il dit avec nos pères, simple, naïf, un peu bourgeois si l’on veut, et par là bien vivant et gaulois, du cultivateur qui voit se remplir sa grange et son cellier ; ces vers sont tout dorés de l’éclat des moissons, de sorte qu’ils sont de nature à trouver écho dans le cœur de tous ceux, grands ou petits, qui possèdent ou qui soignent un arpent de terre au soleil, ou même qui y aspirent. Et comme le poète a eu le haut goût d’appuyer sur les traits pittoresques dans la bonne mesure, assez nettement pour composer une précise esquisse de l’aisance campagnarde, tout en restant assez général pour n’exclure personne, il se trouve, et c’est là un signe authentique du chef-d’œuvre, que tous les terriens peuvent s’y reconnaître en particulier, depuis le gentilhomme veneur qui y trouve son portrait en pied, jusqu’au dernier de nos paysans (nous en avons fait l’expérience) surpris de trouver là l’expression de la poésie qui se remue confuse au fond de son âme. Le secret du poète consiste à avoir su élever une veine de poésie commune à une hauteur toute philosophique.

Enfin cette pièce a eu la rare fortune de conserver depuis 300 ans toute sa fraîcheur et de ne pas être recouverte par un grand nombre d’œuvres du même genre.

Pour lui trouver une postérité, il faut aller ; d’abord à La Fontaine, puis sauter presque au milieu du 19e siècle, car c’est seulement après avoir vu et décrit les Tropiques, l’Amérique, l’Italie et l’Orient que nous nous sommes avisés qu’il y avait beaucoup à voir et à peindre chez nous, et encore, depuis cette époque, quels sont ceux qui ont dit les champs et les travaux des champs simplement, sobrement, sans un débordement excessif de sentimentalité ou de fantaisie romantiques ? Ce n’est pas M.  Jean Richepin dans Le Chemineau par exemple. Les Laboureurs de Lamartine, la Pernette de Laprade, quelques parties savoureuses des romans champêtres de George Sand, certaines strophes ensoleillées de Mistral, Les Chants du paysan, un peu frustes, mais sincères, de Paul Déroulède, sont des diamants d’une eau claire et rare dans notre littérature. Nous ne pouvons saluer un rural dans Brizeux,. encore que son épopée des Bretons contienne quelques accents campagnards bien plus vifs que sa célèbre Marie : mais l’on sent trop qu’il aime à se retremper dans les choses de la Bretagne, à son retour de Paris ou de l’Italie, en névrosé de la ville qui vient passer quelques jours au grand air. Il est bien une école moderne, celle des Clovis Hugues et des François Fabié, qui chante avec bonheur parfois notre sol de France ; mais elle nous touche par une sorte d’attendrissement de panthéistes en face de la terre saluée comme la grande nourricière qui produit éternellement des germes. Nous devons en excepter M.  Gustave Zidler, dont l’inspiration sensée et chrétienne se penche fraternellement, dans la Terre Divine (la terre de France), vers les choses de la campagne qu’il aime en raison de toutes les âmes d’humbles qui y coopèrent[26].

Les Stances nous apparaissent décidément comme la plus pure floraison poétique de la glèbe de France. Racan nous a donné le premier fragment, et qui est resté l’un des seuls, de nos Géorgiques françaises.


II

C’est bien, en effet, le souvenir de Virgile dans ses Géorgiques qu’évoquent ces vers profonds et un peu tristes qui forment une sorte de variation moderne du fameux

Fortunatus et ille deos qui novit agrestes !

Virgile célèbre bien le bonheur des laboureurs, mais en des termes qui ne font pas envie, tellement il excelle à montrer la dureté de cette condition. Il aspire lui-même aux champs, mais il commence par déclarer que ce qu’il aimerait avant tout, c’est à percer les secrets de la nature, et c’est seulement dans le cas où il échouera, qu’il ira ensevelir sans gloire dans la vie rustique sa faillite intellectuelle[27]. Cet amour des champs, panthéiste et pessimiste, est singulièrement intime et moderne. Qu’il nous suffise de retenir que la joie en est absente.

Sans doute les Stances sont teintées de mélancolie, de celle qui vient des déceptions personnelles du jeune poète, mais sous cette apparence se révèle à nous, bien au fond, le contentement vrai et simple de celui qui revient à la vérité de la vie.

Dans l’existence rustique, Racan observe simplement ce qui est, et il dit ce qu’il observe. Il aime à y voir l’homme largement payé de ses peines, à le suivre dans ses heures de détente honnête et joyeuse. Il y a chez lui moins d’inquiétude, moins d’infinie tendresse que chez Virgile. Il y a en revanche plus de simplicité, une conscience plus sereine et plus alerte, plus de naïveté vraie et de santé.

Racan a imité aussi Horace, son autre poète latin de prédilection, ou, pour mieux dire, il a rencontré chez lui des moyens d’expression pour son inspiration personnelle, et dans les vers de son devancier romain il a pris en quelque sorte conscience de ses propres sentiments.

Les traces de cette imitation originale ne sont point rares. En veut-on un exemple ? Racan a depuis longtemps l’âme impressionnée par les catastrophes des rois, des grands et des ministres qu’il voit de si près, par les assassinats de son oncle, de Henri IV et de Goncini, par la disgrâce du comte de Rellegarde et tant d’autres coups s’abattant sur les têtes les plus hautes, et dans le même temps il lit l’ode d’Horace à Licinius et ces vers qui s’appliquent d’une manière si frappante

aux temps dramatiques que lui-même traverse :

 
Sœpius ventis agitatur ingens
pinus et celsae graviore casu
decidunt turres feriuntque summos
fulgura montes,

et aussitôt dans son esprit l’idée générale revêt cette image précise et forte :

 
Plus on est élevé, plus on court de dangers :
les grands pins sont en butte aux coups de la tempête,
et la rage des vents brise plutôt le faîte
des maisons de nos rois que des toits des bergers.

Parmi les nombreuses pièces d’Horace dont Racan s’est inspiré dans les Stances, il n’en est certes pas une qui lui ait fourni autant de matière que la charmante Épode

 
Beatus ille, qui procul negotiis…

Nous savons même par Tallemant des Réaux que, la lisant mal dans le texte, il s’aida de la traduction en prose que lui en fit son cousin le chevalier de Bueil[28].

C’est aussi chez Horace un délicat éloge de la campagne, accompagné du rêve d’y passer sa vie. Un financier de Rome entrevoit dans une reposante apparition la paix des champs loin des affaires, les plaisirs de la culture et de la chasse, et, à l’automne, la cueillette des fruits qu’on offre aux dieux champêtres, et le repos au bord des sources, et, au lieu des amours inquiètes de la ville, la présence d’une chaste épouse qui prépare, le soir, par les soins donnés à la maison et aux enfants, l’arrivée de son mari fatigué, et encore la simplicité des mets, et le spectacle des troupeaux et du riche essaim des jeunes esclaves.

Le rêve du financier romain et celui du courtisan français offrent entre eux plus d’un point commun, et nous trouvons de part et d’autre le riant tableau de l’abondance rustique et des plaisirs champêtres. Mais il faut être injuste ou étroit pour affecter, comme Tallemant ou la Harpe, de ne voir dans les Stances françaises qu’une imitation d’Horace.

D’abord les strophes campagnardes de Racan sont tout environnées d’autres strophes sur le désenchantement de la vie, qui leur donnent une haute portée mélancolique : l’ode latine n’offre rien de semblable.

Pour nous en tenir même aux parties communes, on dirait vraiment que le poète français n’a emprunté la plupart de ses traits à son prédécesseur que pour les transposer pour ainsi dire dans le mode de sa nature propre et de la campagne de France.

Par exemple les vers élégants d’Horace sur la cueillette des poires et du raisin, « à l’époque où l’automne élève dans la campagne sa tête parée de fruits mûrs », sont devenus cette stance, la plus pleine de simple abondance rurale que nous connaissions dans toute notre poésie :

 
Il voit de toutes parts combler d’heur sa famille,
la javelle à plein poing tomber sous la faucille,
le vendangeur ployer sous le faix des paniers,
et semble qu’à l’envi les fertiles montagnes,
les humides vallons et les grasses campagnes
s’efforcent à remplir sa cave et ses greniers.

Le Romain se réjouit d’avance de la battue au sanglier et des petits pièges tendus aux grives…, et le gentilhomme français répond en bon veneur par la chasse au lièvre qui revient d’ordinaire se faire tuer au gîte, avec la voix des chiens dans le lointain, et par la chasse au cerf dont on suit les « foulées » sous les hautes futaies.

L’épicurien antique évoque les doux sommes au bord de l’eau, le poète moderne aspire simplement à se promener au bord des sources

 
de qui les petits flots font luire dans les plaines
l’argent de leurs ruisseaux parmi l’or des moissons,

l’un des vers de description du sol les plus colorés et les plus vrais de notre poésie classique[29] Ce n’est pas que le financier romain ignore la campagne : il l’a vue, il Fa même observée dans les villas de Tibur et de la Sabine ; mais le tableau qu’il en fait est trop bien nuancé, trop complet sans être faux, trop bien assorti pour venir d’un amour profond.

Il aimera à voir le troupeau s’acheminer à la maison et les bœufs d’un pas fatigué ramener la charrue renversée ; mais ce sera pendant ses repas, comme à la ville il repose sa vue sur un paysage de tenture.

Il se nourrira d’olives et d’oseille, mais en pensant aux huîtres du lac Lucrin et aux pintades d’Afrique, qu’il n’avalerait pas de meilleur appétit. Il y a, chez ce rustique récemment converti, du citadin heureux de déjeuner un jour sur l’herbe, parce qu’il y trouve un régal de nouveauté dans son existence de blasé. Il y a en lui du dilettantisme.

Nos inquiétudes sur la sincérité de notre homme sont d’ailleurs pleinement justifiées par la conclusion de l’épode :

« Ayant dit ces mots, l’usurier Alfîus, qui allait se faire campagnard, fit rentrer tout l’argent qui lui était dû le mois dernier, et déjà il cherche à en placer pour le prochain. » Ainsi cet amour de la campagne n’était qu’amour de tête, et ce rêve rustique n’était qu’un caprice brillant d’imagination entre deux coups de Bourse.

Horace d’ailleurs faisait d’autant mieux parler son financier qu’il aimait lui-même la campagne à peu près de même sorte : son esclave Davus le lui dit franchement le jour où il lui débite ses vérités :

 
Romse rus optas, absentem rusticus urbem,
(À Rome, tu aimes la campagne ; à la campagne, la ville
absente),

et le maître en convient de bonne grâce. L’amour

d’Horace pour les champs est un amour qui ne vient guère que des nerfs, celui de Racan vient vraiment de son cœur ; voilà l’abîme qui les sépare, et le modeste poète français mérite d’être salué comme l’un des écrivains infiniment rares qui ont été de vrais amoureux de la campagne. La meilleure preuve d’ailleurs est dans les actes : beaucoup comme Horace consacrent bien à la campagne quatre ou cinq jours de suite (c’était sa mesure ordinaire) : Racan lui a donné 40 ans de sa vie.

Ce que notre poète a trouvé surtout chez Horace, et varié à l’infini dans les Odes et dans les Epîtres, c’est l’idée qui le hante lui-même à présent, à savoir que le bonheur n’est pas dans le pouvoir ou dans le luxe, ni dans l’agitation et la poursuite fiévreuse d’un but lointain. Ainsi, pour le philosophe latin, de toutes les existences qui l’entourent, celle qui lui paraît la plus opposée à la vraie sagesse, est celle du marin marchand qui affronte mille périls pour courir après les richesses, et il ne lui ménage pas la pitié méprisante. Nous en retrouvons un écho direct dans ces trois vers de Racan qui, eux, trahissent clairement l’imitation :

 
Il ne va point fouiller aux terres inconnues,
à la merci du vent et des ondes chenues,
ce que Nature avare a caché de trésors,

mais la stance se relève aussitôt par un accent tout personnel, par le sentiment vif de la tradition de famille ;

 et ne recherche point, pour honorer sa vie,
de plus illustre mort, ni plus digne d’envie,
que de mourir au lit où ses pères sont morts.

Le bonheur est dans la modération des désirs ; ainsi pensait Racan après toutes ses déceptions, et il était charmé de retrouver cette opinion cent fois répétée dans Horace, qui l’avait pratiquée et prêchée à ses amis. Seulement celui-ci leur conseillait, pour mieux réduire leurs besoins, de se retirer entièrement de l’action, et il tenta toute sa vie d’amener au repos et au plaisir tout ce qui était de soldats, de trafiquants, d’avocats, d’hommes politiques autour de lui ; doctrine décevante au fond, qui ne s’adresse qu’à des riches et qui a le tort d’en faire aujourd’hui des oisifs et demain des vicieux.

Tout en rendant sienne la doctrine de la modération, Racan ne renonce pas pour cela à l’action ; il maudit seulement l’agitation et la vie factice des villes, et il n’aboutit pas comme son devancier à l’énervante oisiveté, mais à une sorte d’activité virile à la campagne. Il a pris la sagesse d’Horace et lui a laissé la sensualité : ses vers ont je ne sais quoi de plus mâle et de plus sain. Il a d’ailleurs ramassé son idée sur le bonheur avec une rare netteté d’expression dans la troisième stance :

 
Ô bienheureux celui qui peut de sa mémoire

  effacer pour jamais ce vain espoir de gloire
dont l’inutile soin traverse nos plaisirs,
et qui, loin retiré de la foule importune,
vivant dans sa maison, content de sa fortune,
a selon son pouvoir mesuré ses désirs[30].

Voilà sur le bonheur, nous semble-t-il, le dernier mot de la sagesse purement humaine, lorsque toutefois elle entend rester digne, et ni Horace, ni aucun autre moraliste laïque n’a mieux dit : ne pas compter sur les choses humaines pour nous donner la félicité, mais déraciner notre ambition, tel est certes le moyen d’être, non pas heureux, mais le moins malheureux possible.

En dehors, il ne reste que la conception religieuse, qui est plus haute. Racan n’en est pas encore là, mais il est déjà moins païen qu’Horace, et nous sentons que sa philosophie, grave dans le fond, est pour lui une sorte d’acheminement vers un idéal plus élevé.

Parmi les sources latines des Stances, il est juste de mentionner encore Claudien, disciple lui-même de Virgile et d’Horace. Il n’est pas possible, en effet, que plusieurs vers de Racan, et notamment ceux de la neuvième stance, ne soient point

en partie inspirés du beau portrait du Vieillard de Vérone qui n'est jamais sorti de chez lui (Epigr. II) :

 Félix qui patriis sevum transegit in agris,
ipsa domus puerum quem videt, ipsa senem
qui, baculo nitens in qua reptavit arena,
unius numerat sœcula longa casae !
Frugibus aliernis, non consule, computat annum,
… ingentem meminit parvo qui germine quercum,
œquœvumque videt conscenuisse nemus

Il soupire en repos l’ennui de sa vieillesse
dans ce même foyer où sa tendre jeunesse
a vu dans le berceau ses bras emmaillotés ;
il tient par les moissons registre des années,
et voit de temps en temps leurs courses enchaînées
vieillir avecque lui les bois qu’il a plantés[31].


III

Les influences latines sont arrivées sans doute directement à notre poète, mais aussi à travers des intermédiaires français qui ont beaucoup plus d’importance encore, si l’on veut expliquer complètement l’inspiration des Stances.

L’épode d’Horace Beatus ille… avait été fort goûtée à la fin du 16e siècle, prise dans son sens sérieux, sans qu’on ait eu l’air d’en apercevoir l’ironie. Au milieu de cette ère de guerres civiles, plus d’un se prenait à rêver à la campagne, à la vie bonne, douce, religieuse et pacifique que l’on y peut mener, ornée par l’amour et l’amitié, charmée par les divertissements naturels comme la chasse et la pêche… Ces aspirations vagues, qui ne savaient pas encore bien s’exprimer toutes seules, s’attachèrent avidement à l’épode d’Horace : on la lut, on la traduisit, on l’imita en vers, en y joignant des souvenirs des Géorgiques, en la paraphrasant longuement au moyen de mille traits empruntés au château ou à la chaumière française, et la pièce latine donna naissance à un courant abondant de poésie rustique.

En 1583, la librairie Lucas Breyer eut l’idée de rassembler les principales pièces de ce genre et d’en faire un tout petit volume destiné apparemment à être glissé dans la doublure du pourpoint des hommes d’armes et à les rafraîchir un instant entre deux combats.

Le volume s’ouvrait par « Les Plaisirs du gentilhomme champêtre, de Nicolas Rapin, Poitevin », charmant tableau où figure le campagnard avec sa femme, ses enfants, ses amis, qui viennent passer avec lui les jours de fêtes, le tout paré d’aimables détails tels que la première grappe de raisin suspendue au grand autel, le jour de la Sainte-Madeleine… Puis, à la suite des Quatrains de Pibrac, naïf résumé de la sagesse, viennent Les Plaisirs de la Vie rustique du même ; c’est une nouvelle variation sur le sujet, qui nous montre la vie de Colin et de Marion jusque dans le détail familier, vie de travail et d’amour, coupée régulièrement de pieuses prières : de temps en temps échappent au poète des plaintes d’accent tout sincère sur le sort des paysans. Suit la belle ode de Desportes intitulée aussi Sur les Plaisirs de la Vie rustique,

 
Ô bienheureux qui peut passer sa vie
entre les siens, franc de haine et d’envie…

tableau, plus ramassé que les précédents, des plaisirs des champs opposés aux soucis de la ville. Puis vient la longue chanson bachique de Ronsard, le Voyage d'Hercueil, et le petit volume se termine par les poésies doucement sensuelles de Claude Binet, entre autres Les Plaisirs de la vie rustique et solitaire, idylle, surchargée de détails, de Jeannot et de Fleurie, qui habitent avec leurs enfants dans un antre et se nourrissent surtout de leur propre pêche.

Le recueil eut tant de succès que les éditions s’en renouvelèrent, plus ou moins modifiées, pendant tout un siècle.

Nul doute que le capitaine Louis de Bueil, qui aimait les vers et la campagne, n’en eût fait son compagnon de route, et il y a fort à parier que Racan connut, bien jeune, la place de ce petit livre dans la « librairie » paternelle du château de la Roche.

Il en exprima le suc, il s’en nourrit, et quand, à son tour, non plus par lassitude militaire, mais par dégoût de la cour, il aspira à la campagne, son esprit se trouva être tout plein de ces vers ; on s’en aperçoit à bien des traits particuliers de sa peinture, et aussi à cette incertitude où il a laissé le lecteur de savoir si son campagnard est gentilhomme ou manant, car le poète nous parle tour à tour de sa « cabane » et de ses grandes chasses. Mais autant la veine des ancêtres s’est étalée familièrement en détails diffus, autant la pièce de Racan est sobre et ferme ; il a su choisir, ce qui était un mérite inconnu au 16e siècle ; il se privait nécessairement ainsi de maintes ressources pittoresques, mais en revanche il encadra son paysage d’idées philosophiques qui lui donnaient une singulière portée.

Considérées en elles-mêmes, les Stances peuvent nous sembler gauches et naïves en plus d’un endroit ; mais rapprochées de ces poèmes composés quarante ans plus tôt, elles permettent de mesurer tout le progrès réalisé par la poésie et en général par la pensée française.

Les Stances sur la Retraite vérifient cette loi, qui est confirmée par tant de grandes œuvres : souvent celles-ci nous apparaissent de loin comme isolées, et en réalité elles ne forment que la fin et l’aboutissement de toute une littérature qui les a précédées, qu’elles résument dans ses grandes lignes et suppriment en quelque sorte pour la postérité. La tige et la racine échappent à notre vue pour ne laisser apparaître que la fleur éclatante. Les Stances sont donc plus que le chant des désillusions du poète : elles ouvrent aussi cet intérêt plus général d’incarner le rêve rustique de tout le 16e siècle.

Parmi toutes les pièces du recueil, celle dont s’inspira le plus notre poète est évidemment l’ode de Desportes : c’est donc la seule que nous examinerons avec plus de détails.

Racan avait été élevé dans le mépris de Desportes et il avait vu couvrir d’un Commentaire impitoyable les marges de ses œuvres. Malgré tout il ressentait une secrète sympathie pour la nature du charmant poète, amoureuse et nonchalante un peu comme la sienne propre, et il le lisait avec plaisir, parfois avec délices. Ainsi il goûtait profondément dans le petit recueil l’ode de Desportes Sur les Plaisirs de la Vie rustique, en dépit des critiques rigoureuses dont il l’avait vu cribler par Malherbe et que l’on peut lire encore au cours du Commentaire. Nous mettons sous les yeux du lecteur quelques strophes de cette pièce, qui est en définitive la vraie source des Stances sur la Retraite[32].

 
1. Ô bienheureux qui peut passer sa vie
entre les siens, franc de haine et d’envie,
parmi les champs, les forêts et les bois,
loin du tumulte et du bruit populaire,
et qui ne vend sa liberté pour plaire
aux passions des princes et des rois.

. . . . . . . . . . . . . . .

 
3. Il ne frémit, quand la mer courroucée
enfle ses flots, contrairement poussée
des vents émus, soufflant horriblement ;

 
et quand la nuit à son aise il sommeille,
une trompette en sursaut ne l’éveille,
pour renvoyer du lit au monument.

4. L’ambition son courage n’attise ;
d’un fard trompeur son âme il ne déguise,
il ne se plaît à violer sa foi ;
des grands seigneurs l’oreille il n’importune
mais en vivant content de sa fortune,
il est sa cour, sa faveur et son roi.

. . . . . . . . . . . . . . .

 
10. Que de plaisir devoir deux colombelles,
bec contre bec, en trémoussant des ailes,
mille baisers se donner tour à tour,
puis, tout ravi de leur grâce naïve,
dormir au frais d’une source d’eau vive,
dont le doux bruit semble parler d’amour !

11. Que de plaisir de voir sous la nuit brune,
quand le soleil a fait place à la lune,
au fond des bois les nymphes s’assembler,
montrer au vent leur gorge découverte,
danser, sauter, se donner cotte-verte,
et sous leur pas tout l’herbage trembler !

. . . . . . . . . . . . . . .

 
13. Le bal fini, je dresse en haut la vue,
pour voir le teint de la lune cornue,
claire, argentée, et me mets à penser
au sort heureux du pasteur de Latmie.
Lors je souhaite une aussi belle amie,
mais je voudrais en veillant l’embrasser.

. . . . . . . . . . . . . . .

 
15. Douces brebis, mes fidèles compagnes,
haies, buissons, forêts, prés et montagnes,
soyez témoins de mon contentement !
Et vous, ô dieux ! faites, je vous supplie,
que cependant que durera ma vie,
je ne connaisse un autre changement.

La ressemblance de cette pièce avec les Stances est manifeste : les deux morceaux sont visiblement imités de l’Épode d’Horace, et ils sont inspirés Fun et l’autre par l’amour de la campagne et aussi par le mépris de l’ambition. Non seulement les sentiments sont communs, mais des mots, des vers, des strophes presque entières de Desportes ont passé dans Racan. Celui-ci a emprunté à son devancier jusqu’à sa forme rythmique, ce sizain tout harmonieux où résonnent quatre rimes féminines coupées seulement par deux sons masculins, et même, soit intention, soit hasard, le nombre des strophes est identique, si bien que l’on compte quatre-vingt-dix vers de part et d’autre.

Pour être complet, il convient d’ajouter que Racan a fait aussi entrer dans ses Stances un sonnet rustique de Desportes ; il en a imité le vers si expressif, inspiré lui-même d’Horace :

 Roi de tous mes désirs, content de mon parti… ,

ainsi que ce charmant quatrain :

 J’aime mieux voir un pré bien tapissé de fleurs,
arrousé de ruisseaux au vif argent semblables
et tout encourtiné de buissons délectables
pour l’ombre et pour la soif durant les grand's chaleurs[33].

En dépit de tous ces emprunts, l’on voit ici,

plus facilement encore qu’avec Horace, puisque la similitude est plus complète, comment chaque poète a mis sa personnalité dans ses Stances.

Les premières stances de Desportes sur la vie de cour ne manquent pas d’une certaine fermeté, mais la rhétorique n’en est point absente. L’auteur peint les inconvénients de la faveur en homme qui en a bien joui toute sa vie et qui est pourvu de quatre bonnes abbayes. Il a pour la fortune le mépris tout artificiel et tout poétique de celui qui a été gâté par elle ; nous sommes loin du renoncement douloureux de Racan qui, l’ayant poursuivie en vain, lui dit adieu non sans souffrance.

Là où Desportes est plus personnel, c’est quand il décrit sa vie à la campagne, ce far-niente élégamment sensuel avec ses plaisirs variés, ses amours faciles, et surtout ses rêveries de nuit parmi les danses de Nymphes au clair de lune. Mais on sent bien que le cœur de l’homme n’est pas pris par les véritables charmes de la campagne, c’est seulement l’imagination du poète rêveur qui est touchée.

Chacun d’eux évidemment aime la campagne à sa manière. Mais comme celle de Racan est plus forte, plus saine, plus élevée ! Ce qu’il aime dans la campagne, ce ne sont pas les attraits épicuriens qu’elle offre aux sens, ni le noctambulisme des poètes, qui dorment le jour : c’est le spectacle de sa fertilité, des labeurs qu’elle demande et qu’elle paie par l’abondance, c’est aussi la reprise par le fils de la fécondation séculaire du champ des aïeux, et, s’il ne dédaigne pas les plaisirs, ils ont, dans ses vers, quelque chose de plus relevé, sans rien d’artificiel.

Puis la facture du poème est bien supérieure chez Racan. Elle est d’abord beaucoup plus moderne, car chez Desportes l’usage des hiatus, des vieux mots, de la simple négation ne au lieu de ne pas, etc., met entre ces deux pièces, qui sont peut-être distantes d’une vingtaine d’années, tout l’intervalle d’un demi-siècle, ce qui arrive d’ordinaire entre l’œuvre d’un vieillard et celle d’un jeune homme, parce que chacun de nous reste, à son insu, fidèle à sa vingtième année. Il y a en outre dans la vieille chanson une mollesse et souvent une impropriété et une superfluité d’expressions qui lui ôtent beaucoup de force. De plus, le poète y a bien trop parlé de lui-même au lieu d’avoir, comme Racan, le bon goût d’attribuer ses propres sentiments au campagnard dont il vante le bonheur dès les premiers vers. Et nous ne mentionnons pas les chicanes de détail que lui a adressées Malherbe : Racan n’eut garde, dans son imitation, de retomber dans aucune des fautes qu’il vit reprocher par son maître à Desportes.

Notre poète lui a bien emprunté ses quinze sizains, mais il a remplacé le vers de dix syllabes par le grand alexandrin, et ce simple changement matériel, qui lui a été inspiré par son tempérament de poète, est le signe extérieur de la différence essentielle des deux inspirations. Racan n’a pas craint d’affronter la grande strophe alexandrine, parce qu’il avait à y verser de larges et harmonieuses périodes exprimant les forts sentiments dont il avait l’âme remplie.

Il est poète lui aussi, non parce que son imagination se joue dans la nature et la peuple de gracieux fantômes mythologiques, mais simplement parce qu’il recueille en ses vers la poésie qui monte naturellement de la terre remuée par l’homme, comme la rosée aux matins d’été, et cette simplicité même fait la beauté et le prix de son inspiration. N’y a-t-il pas entre ces deux tableaux champêtres quelque chose de la différence qui sépare en peinture Corot de Rosa Bonheur ?



Bien des éléments étrangers, somme toute, entrent dans la composition des Stances ; l’on a remarqué que c’est la loi de presque toutes les œuvres vraiment originales, et, pour faire sa pièce, Racan, sans se cacher, a puisé à pleines mains dans Virgile, dans Horace, dans Claudien et dans Desportes, leur empruntant des idées, des sentiments, des mots, des images et presque des vers ; l’on ne doit point le regretter, car son manque de culture première et sa paresse naturelie l’auraient peut-être empêché toujours de construire ce poème s’il n’en avait pas trouvé les matériaux tout prêts sous sa main. Il les a presque tous empruntés, mais le dessin grand et simple suivant lequel il les a agencés lui appartient en propre, et le sentiment qui l’a inspiré, nous l’avons vu dans le détail, lui est absolument personnel.

En définitive, une douce et profonde mélancolie, venant de la chute des chères illusions de jeunesse, et en même temps un riant et naïf amour de la campagne, tels sont les deux sentiments pénétrants qui, harmonieusement fondus, ont rencontré une expression définitive dans les Stances sur la Retraite : ne nous étonnons point de cet amalgame singulier au premier abord, en remarquant que tous les grands sentiments de l’âme humaine sont teintés de mélancolie, car notre cœur est ainsi fait que nous n’aimons jamais si fortement les biens de ce monde que le jour où nous les avons perdus, et que nul ne chante mieux la patrie que l’exilé, la santé que le malade, l’amour que l’amant trahi, la foi que l’apostat, la campagne que le citadin forcé… ; c’est ce qui fait que nos plus grands poètes de sentiment sont des mélancoliques, tels Chénier, Lamartine et Musset. Racan est un de leurs lointains et modestes devanciers dans une gamme moins douloureuse, plus apaisée, plus sensée et plus française[34].

Nous ne trouvons guère que deux reproches sérieux à lui adresser : c'est de ne point avoir osé faire entrer plus franchement la famille dans son tableau du bonheur champêtre (on la devine plus qu’on ne la voit), et d’y avoir tout à fait omis la religion, malgré la gravité philosophique, presque religieuse, de certaines stances. Les naïfs chantres rustiques du 16e siècle avaient été à cet égard mieux inspirés. Mais Racan devait ailleurs réparer cette double omission, dans les Bergeries et dans les Psaumes.

Telle qu’elle est, cette pièce nous révèle l’existence d’une troisième corde dans la lyre de notre jeune poète ; l’une, celle de l’élégie, nous avait fait entendre les grâces plaintives d’un cœur amoureux ; l’autre les vifs accents des émotions lyriques ; celle-ci, celle des Stances, fait vibrer avec une sonorité plus grave les pleins accords de la philosophie morale.

En somme, des 6.000 vers de notre poète, les 90 vers des Stances forment le seul fragment resté debout, au milieu de la ruine générale opérée dans son œuvre par le temps, et il mérite d’être immortel.

Jamais il ne fut plus opportun de le remettre en honneur que dans le commencement de notre 20e siècle. Un des maux dont nous souffrons, de l’aveu de tous, dont nous pourrions bien mourir, pour peu que cela continue, conséquence de notre civilisation intensive, c’est le dépeuplement des campagnes, c’est cette fièvre qui nous prend tous. tant que nous sommes, noblesse, peuple ou bourgeois, et qui nous arrache au château ou au sillon de nos pères, pour nous précipiter dans les villes, vers la vie ardente du cœur ou de l’esprit, de l’ambition ou des sens. Il en est qui reviennent un jour à la terre, mais comme Racan, blessés, mutilés, résignés, au lieu d’avoir consacré généreusement et sagement au sol leur jeunesse, leur santé et leur première ardeur, en sorte que la pauvre terre est devenue surtout le refuge des malades, des enfants, des vieillards, des vaincus de la vie, des ruinés, des retraités de tout genre et des sots. Certes elle est assez hospitalière pour accueillir tous ceux-là, mais elle mérite mieux ; elle voudrait encore, ce qu’elle trouve si rarement, de la virilité, de la force intacte, de l’intelligence, de la jeunesse, — toute prête à donner en échange ces biens inestimables qui se nomment la santé, la paix qui est la santé de l’âme, l’honnêteté, l’équilibre heureux des facultés.

Nous voudrions qu’aujourd’hui plus que jamais il se fît une conspiration de toutes les bonnes volontés autour de cet admirable poème, pour le remettre en belle place et le faire sentir à nouveau, pour ramener l’attention de chacun au jeune gentilhomme d’autrefois qui, ne trouvant pas le bonheur dans tout ce qui le lui avait brillamment promis, revient, à l’âge de trente ans, vers la terre qu’il a quittée enfant, cette éternelle méprisée dans les bras de qui il vient se jeter pour trouver la paix et le bonheur, comme dans le sein d’une mère aimée que l’on a méconnue…, et alors, si par cas il arrivait que cette pièce où palpite tout un cœur d’homme, expliquée, ou simplement lue avec émotion, retenait un seul homme à la glèbe de France, ce jour-là il faudrait jeter au feu tous les commentaires de La Harpe, de Sainte-Beuve et des autres ; elle en aurait un désormais admirable, le seul qui fût vraiment digne d’elle[35].

1er  juillet 1898.

D

LES DERNIERS POÈMES SUR RACAN


Laissons en terminant la parole aux Muses , heureux de voir un poète chanté par des poètes, surtout lorsque ceux-ci ont eu soin de puiser dans la critique une idée exacte de leur ancêtre. Parmi les nombreux vers qui ont été composés depuis huit ans à la gloire de Racan, nous choisissons trois pièces : l’une qui me fut envoyée par un vieillard anonyme d’Aubigné et qui rend l’impression très fidèle du val du Loir et de Champmarin ; l’autre, plus ample, due à l’un de mes plus brillants étudiants de la Faculté des Lettres de Poitiers ; enfin un sonnet de 16 vers, signé par un jeune poète tourangeau déjà connu.


I

AUBIGNE, SES COLLINES, SA VALLÉE, BEL-AIR, CHAMPMARIN.

À M.  Arnould, professeur de littérature à la Faculté de Poitiers, etc.

LE BERCEAU DE RACAN 1. A l’heure où le soleil s’incline

dans un lumineux horizon,

 portez vos pas vers la colline,
reposez-vous sur le gazon.
Vous verrez les vertes prairies,
les grands bois, les plaines fleuries,
sous un ciel serein et clément ;
plus loin, c’est la claire vallée
se déroulant, comme une allée
à travers un jardin charmant.

2. Voyez cet antique domaine
que dore le soleil couchant :
là naquit cet enfant du Maine,
auteur du plus gracieux chant.
Les bruyères, les fleurs rosées,
comme en parterre disposées,
ornent ce berceau plein d’espoir ;
et les grands noyers de la plaine
balancent leur cime hautaine
sous le souffle attiédi du soir.

3. Ô Racan, laisse-moi ta plume,
poète, prête-moi ton cœur,
et que ton souvenir allume
en mon âme un peu de ferveur.
Non, ma muse ne peut décrire
ce paysage que j’admire.
Je cherche et je soupire en vain :
avec toi chanter la nature !
Ah ! ce serait te faire injure,
je n’ai pas ton souffle divin.

4. Oui, c’est là que tu devais naître,
ô Racan, poète enchanteur ;
c’est dans cet asile champêtre
que s’inspirait ton jeune cœur.
Là, de tes douces rêveries
ont dû sortir ces Bergeries
qui rendent ton nom immortel ;
ces prières mélancoliques,
chants merveilleux, accents bibliques,
capables d’émouvoir le ciel.

 
5. À Champmarin, dira l’histoire,
naquit Racan. Jour de bonheur !
Ce fut comme un rayon de gloire,
du ciel une insigne faveur.
Tel le comprit l'Académie,
qui lui tendit sa main amie.
Ô doux poète au cœur aimant,
page du roi, soldat de France,
salut au lieu de ta naissance,
à ce pays toujours charmant.

Un vieux Patriote.

Aubigné, 15 août 1899.

II

STANCES À RACAN

Hommage à M. Louis Arnould.

 
1. Racan, tendre poète épris de la retraite,
ton œuvre sort enfin de l’ombre trop discrète
où depuis deux cents ans dormait ton Alcidor :
il est bon que ce siècle, avant qu’il ne finisse,
puisqu’il aima les champs, à l’amant d’Arthénice,
au chantre des moissons, apporte un rameau d’or.

2. Un homme a su t’aimer et te faire comprendre ;
ton nom qu’on oubliait il vint nous le rapprendre ;
grâce à lui, nous l’avons buriné sur l’airain.
Son livre délicat a rajeuni ta gloire,
il a redit tes vers aux rives de la Loire,
il a conduit la foule au seuil de Champmarin.

3. Nous t'aimons, car tu fus un poète de France :
tendre, fin et loyal, chérissant l’espérance
de tomber en vaillant dans l’ombre des drapeaux.

  Un jour le monde vain lassa ton âme franche,
et l’enseigne rêveur de la Cornette Blanche
vint vieillir et mourir auprès de ses troupeaux.

4. Maintenant, loin des champs et loin du crépuscule,
dans nos mornes cités où le réel accule
le poète, et lui dit : « Ne rêve pas, ou meurs ! »
aux pieds de la Fortune avec la foule il lutte ;
la roue inexorable écrase un jour sa flûte,
mais il ne peut plus fuir la ville et ses rumeurs.

5. Heureux celui qui put en ses rimes fécondes
faire auprès des roseaux glisser de fraîches ondes,
dérouler le manteau rutilant des moissons,
remplir cuve et pressoir des vendanges nouvelles,
dire les chars pliant sous le poids des javelles,
et peindre les bergers couchés près des buissons.

6. Tu fis bien de l'aimer cette terre natale,
d’aimer ses bois, ses rocs, son fleuve qui s’étale :
en ton blason se trouve un peu de son azur,
un peu de son azur éclaira ton génie
et sembla te prêter la lumière bénie
qui verse en ses vallons un rayonnement pur.

7. Quand l’aurore illumine avec sa rougeur brève
les balustres sculptés où s’accoudait ton rêve,
par l’odeur des foins mûrs tes sens étaient grisés.
Quand les vapeurs au bas des coteaux sombres traînent,
en psaumes exhalant tes tristesses sereines,
tu contemplais les cieux d’astres fleurdelisés.

8. Aussi, quand le matin bleuit les avenues,
dans l’arbre frissonnant les brises ingénues
nous chuchotent un vers que nous reconnaissons,
et quand l’ombre du soir descend sur les prairies,
et sur le vieux clocher, et sur les métairies,
nous écoutons encor l’écho de tes chansons……

9. Nous recueillons le miel des strophes savoureuses
que formèrent jadis, dans les roches ombreuses,
tes vers, abeilles d’or d’un murmurant essaim.

 
Car pour nos faibles cœurs, conteur des pastorales,
nous voulons prendre en toi les vertus ancestrales
et le robuste amour du sol fécond et sain.

Raymond Lécuyer.

Au Châtelier, novembre 1899.

Nous ne savons point de résumé plus juste de la vie de notre poète que la belle strophe 3, que nous avons écrite en italique.

III

SONNET À RACAN

Hommage à Louis Arnould.

 
Non, tu n’as point tenté d’escalader les cieux
ni d’abaisser l’orgueil de quelque abrupte cime ;
ta muse fréquenta de plus aimables lieux,
le coteau familier ou le vallon intime.

La fauvette n’est pas l’oiseau du roi des dieux ;
mais de l’aigle nichée au rebord de l’abîme
l’aire peut envier le nid mélodieux
blotti dans le taillis qu’un bruit de source anime……

De ton bourg de Touraine, ô simple et bon Racan,
tu portas dans le Louvre un cœur de paysan ;
bègue, timide et gauche, et partant malhabile

à débiter du ton qui règne en la grand’ville
ces fadeurs où triomphe un parfait courtisan,
ta voix ne sort qu’aux champs juste, pleine et facile…
Et tes francs campagnards, sous leurs noms de roman,
ont les sentiments vrais des bergers d’un Virgile.

Juin 1901.

Horace Hennion.
  1. Mon savant collègue, M.  Ernault, m’apprend qu’ « il est possible que marin se rapporte, dans les deux noms de lieu, non à la mer, mais à une mare, un terrain marécageux ». Cette étymologie se justifierait pour Champmarin par des prairies marécageuses, qui s’étendent un peu plus bas.
  2. Bibliothèque nationale, Nouveau d’Hozier, dossier Bueil, fo 9 : mention du baptistaire du Bacan.
  3. Nous disons aujourd’hui Saint-Paterne. La modification du nom se fit dans les premières années du 18e siècle.
  4. Les de Baïf, par le Dr  Charles Guignard, brochure, Laval, Imprimerie moderne, juin 1899. — Au 18e siècle, Champmarin revient au domaine de Mangé, auquel il est demeuré attaché jusqu’en 1903.
  5. Revue historique et archéologique du Maine, Le Mans, t. XV, 1884, p. 113 et suiv. — La Province du Maine, revue, Laval, mai 1899 : Les Attaches du poète Racan avec le Maine.
  6. Le pléonasme des deux avant-derniers vers (prison et en)
    est fréquent chez notre poète, comme chez Malherbe et leurs
    contemporains.
  7. Au No13 actuel.
  8. Acte inédit du 12 août, trouvé par M.  l’abbé P. Calendini dans une étude d’un notaire de la Flèche.
  9. Souhaiter la bienvenue.
  10. Nous rétablissons l’avant-dernier vers avec sa verdeur primitive, tel que nous l’avons retrouvé dans l’édition originale de
    1625. Racan le remplaça plus tard par celui-ci :

    Le temps s’y ménageait comme chose sacrée ;
    (jamais l’oisiveté n’avait chez moi d’entrée).
  11. Nous avons raconté plus haut le voyage et la mort de Malherbe, p. 105-107.
  12. Acte conservé dans une étude du Lude et publié par M.  l’abbé Louis Calendini dans les Annales fléchoises, de juillet-août 1908. — Ainsi, Antoine de Bueil avait peut-être conservé des relations dans le bourg natal de son père.
  13. On le voit bien du chemin de fer de Tours au Mans, quand on regarde à droite, après la station de Neuillé Pont-Pierre.
  14. La Vierge seule fut exposée au Petit Palais, en 1900, sans aucune indication, naturellement. Elle vaut, à elle seule, une visite entre deux trains, à Saint-Paterne (Indre-et-Loire).
  15. V. plus haut p. 136.
  16. Par sa fille Françoise de la Rivière Racan devait avoir trois générations de petits-enfants ; mais son arrière-petite-fîlle, Anne-Thérèse de la Rivière, qui avait épousé en 1762 Jacques de Savonnières de la Maison-Rouge, mourut sans enfants. Ce n’est que par un second mariage que son mari donna naissance à la branche encore vivante des comtes de Jourdan-Savonnières.
  17. Le ménage ne gardait que 3 fourchettes et 2 cuillers d’argent.
  18. L’ameublement personnel dans cette pièce comprenait en outre deux tables de hêtre, un petit lit à colonnes et une petite paire de chenets.
  19. Acte inédit de l’Inventaire de Racan après décès, obligeamment communiqué par M. André Lemoine. — Sans compter l’ordonnance de son château, les vieilles peintures et les vieilles tapisseries qui y sont encore et dont plusieurs doivent remonter jusqu’à lui, ce goût de Racan pour les œuvres d’art s’est encore montré par les beaux vitraux en grisaille, de l’école allemande, qui ornaient la tourelle de la Roche-Racan et qui sont maintenant entre les mains de M. Larreguy de Civrieux, à Saint-Germain-en-Laye : deux d’entre eux figurant deux des œuvres de miséricorde (la soif et l’hospitalité) ont été heureusement redroduits par les Annales fléchoises en mai 1904.
  20. Bibl. nat., Mss. fr. 32.594, signalé aimablement par M.  le conseiller Saulnier, de Rennes.
  21. Il faut bien espérer qu’on y recherchera ce tombeau quelque jour.
  22. Nous avons proposé dès 1898, d’accord avec notre savant collègue M.  Ernault, ce terme de pastoralier pour auteur de pastorale, comme l’on dit fablier et animalier.
  23. Le mot maison était, à cette date, susceptible de plus de noblesse qu’aujourd’hui, et l’on disait couramment « la maison forte » pour « le château fort ». Consulter sur ce vers et sur d’autres notre Lexique de Racan, à la fin de l’édition de thèse.
  24. Fouiller signifie ici non point creuser, mais chercher en creusant.
  25. Œuvres complètes de Racan, édition Tenant de Latour, t. I,
    p. 196.
  26. On y peut joindre quelques traits de peinture de l’exploitation rurale dans Voltaire [Epître de V Agriculture et surtout la lettre du 7 juin 1769 à M.  Dupont sur les Saisons de Saint-Lambert).
  27. Géorgiques, II, 475 et s.
  28. Tallemant (t. II, p 353) déclare à ce propos que Racan n’a jamais su le latin, ce qui paraît très exagéré.
  29. En fait de couleur l’on a dû remarquer la richesse d’un verset des Psaumes de Racan, que nous avons cité plus haut :

    Tu règnes sur un trône où le flambeau du jour
    épand sur les rubis ses lumières dorées,
    où l’astre de la nuit paraissant à son tour,
    tend d’ébène et d*argent les voûtes azurées (psaume 103)

    .
  30. Selon son pouvoir a sûrement ici le sens fort de : conformément à ses moyens et ne signifie pas en faisant son possible, ce qui ôterait beaucoup d énergie au vers.
  31. Le sens de ces deux derniers vers, qui manque un peu de netteté, paraît être : il voit les courses des années enchaînées (en périodes de cinq, dix, vingt ans) rendre vieux avec lui-même les bois qu’il a plantés. Le principal de l’idée est qu’il est contemporain de ses arbres (œquvœum).
  32. On la trouve en entier dans les Œuvres de Philippe Desportes, édition Alfred Michiels. Paris, Delahays, 1858, p. 431, où elle est intitulée Chanson de Bergers.
  33. On reconnaît la 8e stance de Racan où brille le vers que
    nous avons admiré plus haut sur Vargent des ruisseaux, heureusement
    imité de Desportes : dans la fin de la stance, au contraire,
    en parlant des lits naturels
    qui n’ont autres rideaux que l'ombre des buissons,

    Racan n’a pas osé être naïf, et du même coup il est moins vrai que l’original : on devine là une chicane de Malherbe dans le
    genre de celle-ci : « Sottise. Ce sont les buissons, non l’ombre, qui font rideau. »

  34. On voit donc avec quelles prudentes réserves il faut faire de Racan un des ancêtres de « la mélancolie ».
  35. Cette étude est empruntée à notre travail complet sur Racan, qui comprend deux éditions illustrées : 1898. Racan. Histoire anecdotique et critique de sa Vie et de ses Œuvres. (Prix Saintour de l’Académie française). — 1900. Un gentilhomme de lettres au 17e siècle, édition revue et diminuée de 200 pages (entre autres du Lexique) ; l’une et l’autre parues à la librairie Armand Colin.