PREMIÈRE SÉRIE. — XVIIE SIÈCLE

MALHERBE

(1555-1628)

A

MALHERBE ET SON ŒUVRE[1]


La poésie française a subi, en somme, dans le cours de son histoire, trois influences prépondérantes, qui en marquent les trois « tournants » : Ronsard en 1550, Malherbe en 1610, Victor Hugo en 1830. Le premier et le dernier furent de grands poètes en même temps que de grandes influences : l’on n’en peut pas dire autant de Malherbe, dont l’action décisive fut servie par sa volonté et par les circonstances plus que par son génie.

I

LA POÉSIE FRANÇAISE EN 1605.

En l’année 1605, date de l’arrivée de Malherbe à Paris, deux poètes dominaient au Parnasse français : la royauté s’y trouvait aimablement exercée par un sexagénaire, qui jouissait avec délices de l’automne de son talent et des beaux restes de ses revenus. Sans être probablement jamais entré dans les ordres, Philippe Desportes avait amplement profité du fléau de la commende, et s’était vu abbé des Vaux de Cernay, de Tiron et de Josaphat près de Chartres, de Bonport en Normandie, avec l’âme la moins abbatiale de l’univers ; il y avait joint un bon canonicat à la Sainte-Chapelle, en tout deux cent mille livres de rentes de la monnaie actuelle. — Pauvre Gringoire, tes successeurs ont fait des pas de géant, toi qui n’avais pour tout bien que ton pourpoint en loques !

À vrai dire, pendant la dernière guerre civile, notre abbé avait perdu quelque chose de sa… ceinture dorée, et, dans ses négociations avec Sully et le Bon Roi, n’avait réussi à sauver que deux abbayes sur quatre. C’était assez pour le maintenir dans la bonne humeur souriante, avec laquelle il côtoyait depuis quarante ans les intrigues de sang, depuis le jour où la fortune s’était, pour la première fois, offerte à lui sur le pont d’Avignon ; — assez pour garder sa table savoureuse ouverte à tout venant parmi les poètes. Cette gracieuse nature, qui sut traverser élégamment le siècle le plus honteux de notre histoire, avait encore affiné sa grâce native au contact de l’Italie, où son premier patron, l’évêque du Puy, avait tout d’abord emmené ses vingt ans. Le jeune homme en avait rapporté, pour l’acclimater en France pendant toute sa vie, une douceur brillante, qui n’a jamais été atteinte chez nous par un autre poète. On en jugerait bien par son agile Prière au sommeil, qui débute ainsi :

Somme, doux repos de nos yeux,
aimé des hommes et des dieux,

Fils de la Nuit et du Silence,
qui peut les esprits délier,
qui fait les soucis oublier,
endormant toute violence,

… Clos mes yeux, fais-moi sommeiller,
je t’attends sur mon oreiller,
où je tiens la tête appuyée ;
je suis dans mon lit sans mouvoir,
pour mieux ta douceur recevoir,
douceur dont la peine est noyée.

… Un petit ruisseau doux coulant
à dos rompu se va roulant,
qui t’invite de son murmure ;
et l’obscurité de la nuit,
moite, sans chaleur et sans bruit,
propre au repos de la nature…

Avec délicatesse aussi le courtisan avait goûté la campagne, où venaient fidèlement le rejoindre ses quartiers de rentes, et il y a bien de la verdure dans les pièces qu’il a réunies sous le nom de Bergeries :

Ô bienheureux qui peut passer sa vie
entre les siens, franc de haine et d’envie,
parmi les champs, les forêts et les bois,
loin du tumulte et du bruit populaire,
et qui ne vend sa liberté pour plaire
aux passions des princes et des rois ! etc…

Enfin, dans les premières années du XVIIe siècle, Desportes, à l’âge où le diable a coutume de se faire ermite, mettait la dernière main à ses Poesies chrestiennes, où il chantait, non sans bonheur, la miséricorde infinie de Dieu, sur laquelle

il éprouvait tant le besoin de compter :

… Fais rentrer dans le parc ta brebis égarée,
donne de l’eau vivante à ma bouche altérée,
chasse l’ombre de mort qui vole autour de moi.
Tu me vois nu de tout, sinon de vitupère [de crime] :
je suis l’enfant prodigue, embrasse-moi, mon père !
je le confesse, hélas ! j’ai péché devant toi.

Pourquoi se fût offert soi-même en sacrifice
ton enfant bien-aimé Christ, ma seule justice ?
Pourquoi par tant d’endroits son sang eût-il versé,
sinon pour nous, pécheurs, et pour te satisfaire ?
Les justes, ô Seigneur, n’en eussent eu que faire,
et pour eux son saint corps n’a pas été percé…

Ô Dieu ! toujours vivant, j’ai ferme confiance
qu’en l’extrême des jours, par ta toute-puissance,
ce corps couvert de terre, à ta voix se dressant,
prendra nouvelle vie et, par ta pure grâce,
j’aurai l’heur de te voir, de mes yeux, face à face,
avec les bienheureux ton saint nom bénissant[2].


De dix ans plus jeune, du Perron s’était mis à l’école poétique et politique de Desportes, si bien que, sur ses conseils, ce fils de ministre protestant avait « laissé là le protestantisme, opinion dangereuse, lui avait dit l’abbé de Tiron, — qui vous éloigne de la prospérité », et, du coup, il était devenu évêque d’Évreux et cardinal. Ses stances amoureuses, ses paraphrases de Psaumes, ses strophes monarchiques sonnent assez bien, et Henri IV le préférait à Desportes, qui avait ouvertement servi la Ligue. Mais dans ce tempérament combattif la politique, la polémique même l’emporta vite sur la poésie, et le poète en lui fut supplanté par le disert négociateur des conclaves et par l’orateur capable de soutenir, sept jours entiers, des conférences contradictoires avec les protestants.

Pour son second en poésie, Desportes reconnaissait lui-même le prêtre Jean Bertaut, qui était un peu plus jeune que lui, mais légèrement plus âgé que du Perron. Avec un sérieux qui n’excluait pas la fiction ni le sentiment, Bertaut composait des « Discours » en vers suivis, à savoir de petits poèmes épiques de quatre à cinq cents vers, quelquefois plus, sur les principales actions royales, et sa coutume est de s’exprimer en des périodes un peu gauches, qui ne manquent ni de précision, ni de vie. Il parle ainsi de la mise en bière d’Henri III :

Hélas, il me souvient que, quand son pâle corps
fut mis à reposer en la couche des morts,
j’entrai dedans la chambre où le plomb qui l’enserre
gisait sans nulle pompe, étendu contre terre,
pendant que l’artisan, à cet œuvre empêché,
de maint ais résonnant, l’un à l’autre attaché,
formait la triste chambre où la fatale marque
des fourriers de la mort logeait ce grand monarque.
Et lors ramentevant [repensant] que celui dont les os
dormaient entre les vers dedans ce plomb enclos,
naguère était au monde et mon Prince et mon maître,
celui dont tout mon heur se promettait de naître,
et de qui le trépas me venait de ravir
l’espoir de tout le bien qu’à le suivre et servir
j’avais pu mériter d’un cœur si débonnaire, —
je vis perdre à mes sens leur usage ordinaire,
d’un tel coup de douleur dedans l’âme frappé
par le triste penser qui m’avait occupé,

que presque évanoui je tombai sur la place,
en pâleur d’une pierre, en froideur de la glace,
et tel qu’aux yeux humains se ferait admirer
un marbre qu’on oirrait gémir et soupirer…

C’était là comme la monnaie de la Franciade ; d’ailleurs, cette génération poétique, qui avait Desportes à sa tête, se réclamait de Ronsard, mais elle commençait de faire une mise au point assez sage des projets tumultueux de la Pléiade ; elle avait renoncé, par exemple, à l'ode pindarique, à l’épopée et aux termes gréco-latins, et nous ne doutons point, pour notre part, que la poésie française n’eût ainsi trouvé peu à peu sa voie et accompli son évolution, doucement et sans secousses, dans le sens de la vérité, c’est-à-dire dans celui des tendances nationales. Mais un homme se rencontra, qui soudain brusqua cette évolution, l’avança de cinquante ans, et par son enseignement, par ses boutades, par l’autorité tranchante de toute sa personne, par ses œuvres même, constitua définitivement l’école classique française.

II

LE CHEMINEMENT DE MALHERBE VERS LA COUR.

François de Malherbe employa trente ans à parvenir de Caen au Louvre, en passant longuement par la Provence, et il y mit cette opiniâtre ténacité qu’il devait témoigner dans sa réforme.

Il sortait d’une vieille famille normande, qui remontait authentiquement aux compagnons de Guillaume le Conquérant et qui, depuis, était tombée dans la robe : son père, conseiller au présidial de Caen, se fit construire en ville une maison, qui existe encore, et il prit soin d’orner le dessous des lucarnes des principaux écussons sculptés de la famille. Le poète lui-même tenait à ses rougeoyantes armoiries « d’argent à six roses de gueules, semé d’hermines de sable sans nombre », c’était là proprement le blason des Malherbe de Saint-Aignan[3].

Il termina ses études par deux ans passés dans les universités allemandes de Baie et de Heidelberg, ce qui était alors bien original ; puis, refusant la succession de la charge paternelle, il prit le parti de quitter la Normandie. Il dédaignait la carrière de magistrat, à laquelle il préférait de beaucoup celle des armes ; l’humeur batailleuse de ses ancêtres fermentait en lui ; il jouait tout jeune au gentilhomme d’armes, et, à son retour d’Allemagne, prononçait des discours dans les écoles publiques, l’épée au côté. De plus, sans posséder de très chaudes convictions catholiques, il avait vu avec « déplaisir » son père « se faire de la religion », et piller même, à la tête d’une bande d’énergumènes, l’abbaye de Troarn, ce qui ne devait pas empêcher ce digne sectaire de finir marguillier de l’église Saint-Etienne-le-Vieil, tant, à cette lamentable époque, les sincères croyances religieuses étaient rares. Le jeune homme part donc, à vingt et un ans, pour Aix, à la suite d’un prince du sang, Henri d’Angoulême, grand prieur de France, amiral des mers du Levant et gouverneur de Provence, à qui il sert de premier secrétaire, mais un secrétaire qui a la main quelquefois à la plume, souvent au pommeau de l’épée.

Bientôt « il s’insinue aux bonnes grâces » d’une jeune veuve, Madeleine de Coriolis, qui avait perdu ses deux premiers maris et qu’il épouse en troisième : elle était fille d’un président au Parlement de Provence, qui, lui, avait convolé quatre fois. L’hymen faisait rage en cette famille.

Après dix ans de séjour dans le Midi, en 1586, Malherbe revient à Caen, où il apprend la mort de son protecteur provençal, tué dans un duel tragique, et le ménage vivote péniblement en Normandie, « sans aucun secours de sa maison », écrit le poète avec mélancolie, « que peut-être un tonneau de cidre ». Les honneurs de l’échevinage ne peuvent compenser pour lui les difficultés des relations de famille, et il se décide en 1596 à retourner avec sa femme dans ce cercle de relations et d’amis qu’il a laissés à Aix, et où il retrouve vraiment une seconde patrie.

La magistrature en est le centre, comme il arrivait alors dans les villes parlementaires. À la tête des réunions d’esprit apparaît le premier président du Parlement d’Aix, Guillaume du Vair, qui s’applique, par la théorie et la pratique, à faire monter le niveau de « l’éloquence française ». Là, Malherbe rencontre encore les précieuses amitiés du gentilhomme François du Périer et du jeune Claude Peiresc, qui a renoncé à s’asseoir sur le siège occupé par son père pour pouvoir s’adonner librement à la collection et à l’étude de tous les documents d’histoire, de littérature, de numismatique, d’histoire naturelle, qu’il fait venir de l’Europe entière, — un des esprits les plus modernement curieux de l’ancien régime.

Dans ce milieu notre poète acheva de mûrir son goût, vers les quarante ans, et, certes, il en avait besoin : à cet égard encore il n’arriva point d’emblée au but. À vingt ans, il avait commis une élégie en cent soixante vers sur la mort prématurée d’une jeune Gaennaise, nommée Geneviève Rouxel, nièce d’un de ses professeurs de droit de l’Université. Les Larmes du sieur de Malherbe n’étaient qu’une faible imitation de Desportes, qu’il avait rencontré à Caen. Plus tard, il rougit de ce délit de jeunesse, dont on n’a découvert la preuve, le texte même de la pièce, qu’en 1888.

Lors de son retour en Normandie, Malherbe, privé de protecteur, avait eu l’idée d’envoyer à Henri III un poème de quatre cents vers, intitulé Les Larmes de saint Pierre et imité de l’un des modèles favoris de Desportes, le contemporain italien Luigi Tansillo. On le voit, notre homme, doué de peu de sentiment, ne cessait cependant de répandre en ses premiers essais des larmes poétiques. Celles de saint Pierre contiennent encore bien du mauvais goût, mais en même temps de la ( fermeté dans les images et dans la structure des strophes. Celle-ci, bien connue, sur les Saints Innocents, offre l’exemple d’un tel mélange :

Ce furent de beaux lis, qui mieux que la nature,
mêlant à leur blancheur l’incarnate peinture
que tira de leur sein le couteau criminel,
devant que d’un hiver la tempête et l’orage
à leur teint délicat pussent faire dommage,
s’en allèrent fleurir au printemps éternel.

Le roi donna au poète un cadeau de 500 écus, qui lui fit momentanément du bien, mais ne lui procura point encore la situation officielle qu’il rêvait à la Cour.

Les progrès réalisés lentement, mais sûrement, par Malherbe, s’aperçoivent bien dans les célèbres Stances de consolation qu’il adressa à M. du Périer sur la mort de sa fille, en 1599. Le commencement sonne avec cette vivacité d’apostrophe où l’auteur se plut toujours et qui rappelle ici le fameux exorde de Cicéron : « Jusques à quand enfin abuseras-tu de notre patience, Catilina ! »

Ta douleur, du Périer, sera donc éternelle ?
et les tristes discours
que te met en l’esprit l’amitié paternelle,
l’augmenteront toujours ?

Mais sur les vingt et une strophes de la pièce, quatre seulement, hélas ! sont complètement belles : ce sont celles où le poète exprime fortement le lieu commun de la fatale loi de la mort ; les autres sont bien froides, où il passe en revue les exemples de Tithon, Pluton. Archémore, Priam, François Ier, — lui-même enfin, qui a eu le malheur de perdre deux enfants ; ici peu s’en faut qu’il ne révolte notre sentiment moderne :

De moi, déjà deux fois, d’une pareille foudre
je me suis vu perclus,
et deux fois la raison m’a si bien fait résoudre
qu’il ne m’en souvient plus.

L’année suivante, la fortune envoya au poète une occasion rare : la jeune reine florentine Marie de Médicis, qui venait de débarquer à Marseille, passa par Aix pour aller épouser à Lyon son royal fiancé, occupé par le soulèvement de la Bresse et du Bugey. François du Périer présenta à la princesse Malherbe, qui venait de composer en son honneur une ode de bienvenue : c’est cette noble pièce, dont le début retentit comme un appel de trompettes :

Peuples, qu’on mette sur la tête
tout ce que la terre a de fleurs ;
peuples, que cette belle fête
à jamais tarisse nos pleurs ;
qu’aux deux bouts du monde se voie
luire le feu de notre joie,
et soient dans les coupes noyés
les soucis de tous ces orages,
que pour nos rebelles courages
les dieux nous avaient envoyés.

Mais Marie de Médicis, à cette date, « n’avait encore, dit un contemporain, ni intelligence ni connaissance de la langue française ». Malherbe se contenta de publier son ode, et de nouveau attendit.

À Lyon, Bertaut à son tour célébra la reine en un « Chant nuptial » de rythme massif qui contient plusieurs beaux accents. Nous devons croire que, d’Aix à Lyon, Marie avait fait quelques progrès dans la langue française, car Bertaut lui fut attaché aussitôt, en qualité d’aumônier. Cependant on parla de Malherbe au roi. Ce fut son compatriote normand, le cardinal du Perron, qui s’en chargea, après avoir lu certainement les dernières pièces du poète. Henri IV l’admettait dans sa familiarité et jouait couramment avec lui aux échecs : un jour il lui demanda s’il ne faisait plus de vers : « Sire, répondit le cardinal, depuis que vous m’avez fait l’honneur de m’employer en vos affaires, j’ai tout à fait quitté cet exercice, et il ne faut point que personne s’en mêle après M. de Malherbe, gentilhomme de Normandie, habitué en Provence : il a porté la poésie française à un si haut point que personne n’en peut jamais approcher. »

Informé, Malherbe attendit encore, puis se décida à toujours remercier l’obligeant cardinal. Le roi se rappelait ce nom de Malherbe, et en parlait souvent à Vauquelin des Yveteaux, précepteur de son fils aîné et compatriote aussi du poète. L’esprit pratique de solidarité des Normands à cette époque ne fut certes pas étranger à l’hégémonie qu’ils exercèrent alors, jusqu’à Corneille, dans notre littérature.

Toutes les fois que le roi parlait de Malherbe à des Yveteaux, continue Racan dans les Mémoires pour la vie de son maître, le poète de Cour lui offrait de le faire venir de Provence ; « mais le roi, qui était ménager, craignait que, le faisant venir de si loin, il serait obligé de lui donner récompense, du moins de la dépense de son voyage ».

Les choses traînèrent ainsi pendant trois ou quatre ans, lorsque, au mois d’août 1605, Malherbe fit le voyage de Paris avec du Vair et Peiresc : il était appelé à Caen pour ses affaires particulières. L’officieux des Yveteaux prévient aussitôt le roi, qui envoie quérir le voyageur. Malherbe est accueilli avec bienveillance et reçoit une commande de vers pour le voyage militaire que Henri IV s’apprête à faire en Limousin et en Auvergne

À son retour, le roi trouva les vers « si admirables » qu’il commanda à son grand écuyer, M. de Bellegarde, « de garder le poète jusques à ce qu’il l’eût mis sur l’état de ses pensionnaires. M. de Bellegarde lui donna sa table, et l’entretint d’un homme et d’un cheval, et mille livres d’appointements », et le fit nommer bientôt gentilhomme ordinaire de la chambre du roi.

Enfin le poète de cinquante ans avait achevé sa laborieuse montée jusqu’à la Cour, et de là, lentement mûri par toutes les difficultés essuyées, il allait faire, de haut, la leçon à la poésie française.

III

MALHERBE PÉDAGOGUE.


À peine installé à Paris, le nouveau venu de Provence fut invité à la table hospitalière de Desportes, qu’il connaissait de longue date et qu’il avait commencé par imiter. Avec leurs neuf années seulement de distance, ils étaient de complexion totalement différente : l’un apportait une verdeur et une énergie restées longtemps sans emploi et maintenant impatientes de se produire ; l’autre vieillissait en paix, venant de mettre la dernière main à une nouvelle édition de ses Psaumes et jouissant de la considération générale des poètes, qu’il continuait à traiter grandement dans sa maison de Vanves. Malherbe s’y rendit donc en compagnie de Mathurin Régnier, neveu de l’amphitryon. Desportes le reçut, à son ordinaire, « avec grande civilité » : le potage était servi, mais soudain le vieux poète songe à offrir à son hôte un exemplaire de sa nouvelle édition des Psaumes et se met en devoir de monter en sa chambre pour l’aller quérir. « Je les ai déjà vus, réplique Malherbe, cela ne vaut pas que vous preniez la peine de remonter, et votre potage vaut mieux que vos Psaumes. »

Desportes était trop courtois pour relever la boutade, un peu dure. Le déjeuner se fit dans un profond silence : sitôt terminé, les convives se séparèrent. Desportes n’en continua pas moins à vivre paisiblement les derniers mois de son existence ; mais Régnier, dans la fougue de sa jeunesse, alla rimer contre l’impudent sa IXe satire, et Malherbe s’en fut dire, à qui voulait l’entendre, que l’on ferait des fautes de Desportes un livre plus gros que ses poésies ; il commença lui-même ce livre, et annota, avec une prodigieuse constance d’impatience, la Diane et la Cléonice, criblant les marges de « Bourre, Superflu, Ridicule, Cheville, Chevillissime, etc., etc… » Il le fit avec cette opiniâtreté que l’on apporte à insulter les dieux que l’on a jadis adorés.

Malherbe se brouillant avec Desportes, c’était là un événement littéraire plein de signification, c’était l’aimable poésie de Cour des Valois brusquement supplantée par la fermeté classique des Bourbons : Malherbe fondait une école littéraire, tout comme Henri IV une dynastie, et cela à côté du roi et grâce à lui.

En arrivant à Paris, le législateur n’apportait nullement dans son bagage un plan d’ensemble ni un code bien lié, mais uniquement une « impression » très vive, plus ou moins inconsciente, touchant la poésie de ses prédécesseurs : à savoir que, si elle se montrait toujours inspirée des anciens ou des étrangers et quelquefois sublime, trop souvent elle était languissante et obscure. En un mot, elle n’était point vraiment française.

Rendre la poésie de France réellement française, la faire intelligible à tous ses compatriotes, et pour cela lui conférer, par tous les moyens possibles, la qualité essentielle et foncière de la pensée en notre pays, c’est-à-dire la netteté, telle sera sa mission à lui, et qu’il remplira par toutes les ressources de son énergie, quitte à se faire des ennemis partout, — sans faiblir.

Des idées proprement dites il s’occupa naturellement peu, du moins en ce qui concerne leur nature, repoussant seulement les fictions, ce qui est peut-être la marque d’un homme qui n’est point né poète, et réclamant une certaine modération dans l’usage de la mythologie, en quoi par hasard il se montra timide : quant à la variété des idées, il déclara qu’il n’en avait cure. Il veilla de beaucoup plus près à leur liaison, qu’il voulut une et forte, parce qu’il jugeait assez exactement de notre peuple par lui-même, qui était beaucoup moins un rêveur qu’un raisonneur.

L’obscurité générale, à laquelle il entendait porter remède, il s’avisa qu’elle procédait surtout des défauts de l’expression, c’est pourquoi sa doctrine reposa presque toute sur la forme : il voyait même en celle-ci le critérium de la valeur des idées, et si telle idée, recherches faites, ne pouvait être exprimée par des mots bien français à son gré, c’est qu’elle ne devait pas l’être du tout. Sur ce point, Malherbe se place aux antipodes de Ronsard, qui, lui, faisait toujours passer l’idée avant les mots. Dans la pratique, sa réforme fut double, métrique et grammaticale.

Il avait l'horreur des vers suivis, par réaction sans doute contre la Franciade de Ronsard et les petits poèmes héroïques de Bertaut, ou, pour mieux dire, parce qu’il sentait à merveille l’efficacité de la contrainte pour la pensée et que, lorsqu’elle n’est pas forcée de se resserrer, — ayant l’espace infini devant soi, elle s’étend et s’étale, fluide et lâche. Aussi, en dehors de sa première poésie de jeunesse, qu’il reniait d’ailleurs, ne lui connaît-on pas une seule pièce qui ne soit partagée en strophes. La strophe est son perpétuel souci : Racan le surprend un jour occupé à payer en mesure un ouvrier, en lui alignant deux fois 10, 10 et 5 sols, parce qu’il songe à une pièce qu’il vient de faire et où les vers sont rangés de la même sorte. Quelques années plus tard, si l’on en croit du moins le prestigieux évocateur moderne, — Ragueneau, le poète-rôtisseur, fait, sur la broche interminable,

le modeste poulet et la dinde superbe
alterner…, comme le vieux Malherbe
alternait les grands vers avec les plus petits,
et fait tourner au feu des strophes de rôtis[4]
.

Ragueneau ne peut avoir été qu’un élève inconnu de notre poète.

Celui-ci méprise les deux genres poétiques qui s’écrivent en vers suivis, l’élégie et le théâtre, et il tente de leur imposer la strophe ; selon sa pittoresque image, il dédaigne de marcher, ne rêvant que de sauter, et il en trouve jusqu’à 45 façons différentes. Au contraire de ce qui devait arriver à d’autres, tels qu’André Chénier, il ne conçoit pas la poésie autrement que par strophes. C’est pourquoi perfectionner les rythmes existants, en inventer d’autres, telle est sa grande préoccupation. Par là il continua directement l’œuvre de Ronsard, et il la mit au point. Ainsi c’est la collaboration à distance de ces deux ennemis, qui acheva de constituer le beau dizain de vers octosyllabes que nous avons entendu résonner dans l’ode à Marie de Médicis, — cette vraie strophe lyrique qui, émettant une première idée dans le quatrain initial, s’arrête un instant à la pause, puis s’élance en un superbe jet prolongé qui vient s’étaler en un sizain de sonorités féminines, tout comme une belle vague qui retombe écumante sur la plage.

En réglementant ce rythme et les autres, en proscrivant l'hiatus, en ordonnant pauses et césures, en recommandant la rime riche, qui peut, selon lui, « faire produire de nouvelles pensées », en édictant toutes ces lois sévères de la versification française, qui, au bout de trois cents ans, vivent encore, à très peu près, de quel principe s’inspirait le maître ? Pour nous il est manifeste qu’il entendit mettre la strophe en rapport intime avec l’attention de l’auditeur, avec la prononciation et la respiration du récitant ou du musicien. La poésie lyrique n’était donc pas pour lui une jouissance solitaire qui dût être goûtée entre initiés, et, avant de la déclamer, il n’entendait point faire reculer les profanes. À eux elle était destinée, et il voulait que tous puissent l’entendre et en percevoir la musique.

Il voulait encore plus énergiquement que tous puissent la comprendre et en saisir le sens. De là sa réforme grammaticale, conçue dans le même esprit pratique. Impitoyable sur la propriété des mots, il entendait que l’écrivain dît exactement ce qu’il avait l’intention de dire, sans se laisser bercer dans un nonchalant à peu près. L’on frémit à la pensée de ce qu’eût pu être un volume de Lamartine corrigé par Malherbe !

Il fit tout pour donner à la langue poétique le naturel. Il voulut que l’on écrivît, même en vers, comme l’on parle : tous ses ennemis s’accordent à lui reprocher d’avoir identifié la langue de la poésie et celle de la prose, ils auraient même pu ajouter celle de la prose orale. Car ceux qui lui demandaient si tel ou tel mot était ou non français, il les renvoyait ordinairement, comme on sait, aux crocheteurs du Port-au-Foin, qui chargeaient et déchargeaient les bateaux sous les fenêtres du Louvre : « Ce sont, disait-il, mes maîtres pour le langage, » et il ne craignait pas de mettre une chanson populaire au-dessus de toutes les œuvres de Ronsard. Par là il n’entendait point transporter tout le parler du peuple dans la poésie et faire une tentative anticipée de « réalisme », car s’il rencontre un mot vulgaire chez Desportes, il ne manque pas de le relever par la note : « plébée ». Mais il commence délibérément ce que va poursuivre son continuateur dans la fixation de la langue, à savoir Vaugelas.

Vaugelas n’est nullement le pédant que l’on se figure à tort, sans doute parce qu’on le fait responsable du renvoi des servantes qui parlent mal, tellement l’influence de Molière reste grande sur les idées françaises. Lorsqu’il pénétrait en réalité dans les hôtels de femmes savantes, il ne louait pas sans doute les solécismes des Martines, mais haïssait encore plus les prétentions des Philamintes et des Bélises . Dans ses Remarques sur la langue française, de 1647, il se règle, dans le choix des mots et des tours, sur le principe du « bon usage », c’est-à-dire du bon usage parlé, que l’on trouvait à la Cour de la fin de Louis XIII et de la régence d’Anne d’Autriche.

Quarante ans plus tôt, Malherbe ne pouvait pas renvoyer au langage de la Cour, qu’il n’approuvait point : il se croyait même la mission de la « dégasconner ». On observera qu’il ne cite pas plus l’hôtel de Rambouillet, dont il est un des premiers et des plus célèbres familiers : il invoque le milieu où il lui apparaît que les vraies traditions du français de l’Ile-de-France se perpétuent sûrement, le peuple de Paris.

Il n’admettait pas pour cela dans la poésie les à peu près, les longueurs (rares d’ailleurs à Paris de la conversation : il s’agissait de celle-ci, mais resserrée et condensée ; il voulait, en somme, les mêmes termes et les mêmes expressions, mais adaptés à dire plus de choses et avec plus de force. Dans la profondeur de son bon sens, Malherbe fit là une très grande découverte sur le fond du génie français : c’est que « l’écriture » française doit, par sa destinée, ressembler au langage oral tout en en différant. Sur ce sauvageon commun, l’écrivain entera sa propre pensée, qui, si elle est de vigoureuse origine, s’épanouira en fleurs rares et en fruits savoureux.

Le premier, notre poète, à sa manière, forte et hachée, donna cette théorie du naturel acquis et laborieux, et déjà « des vers faciles, difficilement faits »  : tout le 17e siècle suivra avec sa succession de chefs-d’œuvre, tous inspirés par cette même sorte de naturalisme idéalisé.

On voit que ce pédagogue, dans le fond, n’est pas plus un pédant que Vaugelas ; car il n’impose point, au nom de dogmes personnels, sa législation grammaticale. Il n’est pédant que dans le ton, et comme par excès de sens commun. Sa réforme est, en réalité, une réaction démocratique contre l’aristocratie littéraire de Ronsard, mais il l’opéra avec les procédés d’un vrai dictateur.

Les deux grands critiques qui rappellent le mieux Malherbe aux 19e et 20e siècles ont excellemment résumé la grande idée de son règne. Nisard d’abord, dans son admirable chapitre Ier de l’Histoire de la Littérature française, définit l’esprit français « l’esprit pratique par excellenc e», la littérature française « l’image idéalisée de la vie humaine ; ou plutôt la réalité, dont on a retranché les traits grossiers et superflus », et M. Brunetière, dans son étude sur Vaugelas, donne ce raccourci nerveux du fondement des Remarques : « Parler la langue de tout le monde, mais la parler comme personne[5]. »

Cette grande réforme de la langue et de la pensée françaises se fît dans une petite chambre d’auberge. Durant la plus grande partie de son séjour à Paris, le poète habita modestement un hôtel garni de la rue des Petits-Champs, à l’image Notre-Dame, sculptée dans le mur au-dessus de la porte basse : à côté logeait un maréchal-ferrant, dont le « travail » garnissait la façade ; devant se dressait un calvaire, d’où est venu le nom actuel de rue Croix-des-Petits-Champs, ainsi que l’enseigne du marchand de vins qui occupe actuellement l’angle de cette rue et de la rue du Bouloi : À la † blanche. La maison de Malherbe était au No 13 actuel, et une plaque, posée par les soins du Conseil municipal de Paris, sur l’initiative du savant historien, M. Jules Lair, y a commémoré ce grand souvenir. Le poète, qui avait laissé sa famille à Aix, occupait là une chambre garnie, vraie chambre d’étudiant, dont le mobilier se composait d’un lit, un buffet, une table, sept ou huit chaises de paille : la pièce était éclairée par une fenêtre sur laquelle Malherbe, un jour de grand hiver, étendait trois ou quatre aunes de frise verte, l’astrakan de nos pères, tout en bougonnant : « Je pense qu’il est avis à ce froid qu’il n’y a plus de frise dans Paris ; je lui montrerai bien que si ! » Il était là tout près du Louvre où il avait son service, à deux pas de l’hôtel de Bellegarde où il avait sa table.

Presque tous les jours, sur le soir, il se tenait chez Malherbe une petite conférence littéraire, dont les principaux membres étaient Racan, Maynard, président au siège présidial d’Aurillac, Yvrande, ami de Racan et son compagnon des pages, le sieur de Touvant, le gros Colomby, compatriote et ami du maître, le peintre-poète Dumonstier : c’était comme sa « classe » de poètes. Quand toutes les chaises étaient occupées, il fermait sa porte à l’intérieur, et si quelqu’un y venait heurter, il lui criait : « Attendez, il n’y a plus de chaires (de chaises), » disant qu’ « il valait mieux ne point les recevoir que de leur donner l’incommodité d’être debout ».

Un jour, un habitant d’Aurillac vient agiter le heurtoir en demandant : « Monsieur le Président est-il point ici ? » Malherbe se lève brusquement et court répondre à l’Auvergnat : « Quel président demandez-vous ? Apprenez qu’il n’y a point ici d’autre président que moi. » Son fauteuil présidentiel est une simple chaise de paille près de la cheminée, à cause de sa naturelle frilosité et de sa « crachotterie » perpétuelle, qui faisait dire plaisamment à l’abondant cavalier Marini, l’hôte glorieux de la Cour à cette date : « Je n’ai jamais vu un homme si humide ni un poète si sec. »

Là Malherbe, en présence de ses disciples, annote Desportes, barre Ronsard, méprise des Yveteaux, « n’estime qu’un peu Bertaut », et encore déclare qu’il fait trois vers insupportables sur quatre, loue aussi Régnier… avant la brouille, tout en lui reprochant bien des négligences, dit leurs vérités aux présents comme aux absents, aux vivants comme aux morts, fait de chacun une critique minutieuse et positive, ardente et pittoresque, enfonce dans l’esprit de ses élèves, à coups de boutades et de boutoirs, sa doctrine de la Netteté. Enfin, pour ajouter l’exemple au précepte, il lit ses propres vers[6].

IV

MALHERBE POÈTE (1605-1627)


Chose curieuse, Malherbe est l’un des seuls de nos poètes illustres qui n’ait rien composé pour le théâtre, et le seul de nos théoriciens de littérature qui ne se soit même pas occupé du genre dramatique. Il se consacra uniquement à la poésie lyrique, et, lorsqu’on parlait devant lui, à la Cour, de toutes les règles à observer pour faire une bonne pièce de théâtre, il répliquait avec son ordinaire fatuité : « Je crois que le jugement me les ferait trouver toutes. » Il eut la prudence de ne se point risquer, peu disposé qu’il était à ce genre par sa brièveté d’haleine et par sa pauvreté d’invention.

Ses odes furent tour à tour politiques, amoureuses et religieuses, ou, pour dire vrai, à peu près uniquement politiques, car il chanta l’amour pour Henri IV et invoqua le secours de Dieu au nom de Louis XIII. C’est qu’il avait le sens monarchique au plus haut degré, et l’intelligence profonde de l’œuvre royale qui se poursuivait à ses côtés, cette œuvre que Henri IV commença avec une fermeté déguisée sous la bonhomie, que la régente Marie de Médicis s’efforça de maintenir, pendant quatorze ans, contre les ennemis de l’intérieur, et que Richelieu reprenait avec force aux yeux ravis du poète vieillissant. Il voyait là s’accomplir une besogne d’autorité, analogue à la sienne propre, la foi robuste qu’il avait dans l’une et l’autre lui facilitait ses devoirs de chantre officiel, et dans la fierté sereine de sa conviction, il traitait le roi de France ou la reine régente presque d’égal à égal, il allait même jusqu’à les prendre, à certains jours, sous sa protection poétique, vis-à-vis de la postérité.

Tel est le sentiment profond qui anime plusieurs strophes de son œuvre, et comme la facture en est toujours Tort soignée, il avait là d’excellents modèles de netteté réalisée à offrir à son école de la rue des Petits-Champs, s’il savait du moins choisir dans ses pièces de cent à deux cents vers, où bien des parties sont froides et prosaïques.

Maintes fois, en ses odes politiques à Henri IV, il invoque avec bonheur « le grand démon » de la France en faveur de la prospérité du couple royal, comme il le fait en décembre 1605 :


Garde sa compagne fidèle,
cette reine, dont les bontés
de notre faiblesse mortelle
tous les défauts ont surmontés .
Fais que jamais rien ne l’ennuie ;
que toute infortune la fuie ;
et qu’aux roses de sa beauté
l’âge, par qui tout se consume,
redonne contre sa coutume
la grâce de leur nouveauté.
 
Serre d’une étreinte si ferme
le nœud de leurs chastes amours,
que la seule mort soit le terme
qui puisse en arrêter le cours.
Bénis les plaisirs de leur couche
et fais renaître de leur souche
des scions si beaux et si verts,
que de leur feuillage sans nombre
à jamais ils puissent faire ombre
aux peuples de tout l’univers…

Après l’assassinat du roi, la régente hérite des hommages magnifiques du poète. Ainsi, au début 3* d’une de ses odes les plus animées, la Renommée reçoit cette noble apostrophe :


Nymphe qui jamais ne sommeilles,
et dont les messages divers
en un moment sont aux oreilles
des peuples de tout l’univers,
vole vite, et de la contrée
par où le jour fait son entrée
jusqu’au rivage de Calis [Cadix],
conte, sur la terre et sur l’onde,
que l’honneur unique du monde,
c’est la reine des fleurs de lis.

Il termine fièrement la pièce en défiant les artistes, qui, comme Rubens, célèbrent par le pinceau la gloire de Marie :

Apollon, à portes ouvertes,
laisse indifféremment cueillir
les belles feuilles toujours vertes
qui gardent les noms de vieillir ;
mais l’art d’en faire des couronnes
n’est pas su de toutes personnes ;
et trois ou quatre seulement,
au nombre desquels on me range,
peuvent donner une louange
qui demeure éternellement.

L’un des grands soucis de Malherbe est de réagir contre la surabondance et incohérence des images, défauts, aimables d’ailleurs, si fréquents au 16e siècle. Lui use, et pour cause, d’un petit nombre de métaphores, qu’il suit consciencieusement jusqu’au bout dans une même strophe. Voici une comparaison entre les princes révoltés de 1614 et l’eau qui coule dans de vieux tuyaux : un plombier ne dirait pas mieux :


Qui ne voit encore à cette heure
tous les infidèles cerveaux,
dont la fortune est la meilleure,
ne chercher que troubles nouveaux, —
et ressembler à ces fontaines
dont les conduites souterraines
passent par un plomb si gâté
que, toujours ayant quelque tare,
au même temps qu’on les répare,
l’eau s’enfuit d’un autre côté ?

Malherbe, nous n’en serons pas surpris, était un amoureux peu délicat : il battit la dame de ses pensées, la vicomtesse d’Auchy, une fois qu’il la rencontra seule à l’hôtel de Rambouillet. Il n’était guère plus galant quand il se vantait d’avoir dit « en toutes les bonnes compagnies de la Cour qu’il ne trouvait que deux belles choses au monde, les femmes et les roses, et deux bons morceaux, les femmes et les melons ». Nous ne nous étonnerons donc pas de voir qu’il fut un chantre d’amour très inférieur à Desportes ; cependant le jour où, dans un rôle douteux, il prêta sa muse élégiaque à son roi, qui voulait séduire la jeune princesse de Condé, il montra une fermeté de touche qui n’excluait point la grâce, témoin sa meilleure pièce en ce genre, la Plainte d'Alcandre, qui s’ouvre par cette strophe :


Que d’épines. Amour, accompagnent tes roses !
Que d’une aveugle erreur tu laisses toutes choses
à la merci du sort !

Qu’en tes prospérités à bon droit on soupire,
et qu’il est malaisé de vivre en ton empire
sans désirer la mort !

Notre poète s’était durement moqué des Psaumes de Desportes ; il fit néanmoins lui-même des Psaumes, sans doute pour se conformer à l’usage courant et montrer là aussi son savoir-faire. Mais en homme avisé il se garda bien de traduire les cent cinquante : il en fit 3, préférant toujours la qualité à la quantité, s’appliquant à rivaliser avec l’énergie biblique, au lieu de la noyer, comme l’on faisait, dans le délayage, et arrivant ainsi à concentrer sa pensée de plus en plus fortement.

Le premier psaume traduit par lui, le 8e de David, ne contient guère qu’un beau vers…, tout comme la tragédie de des Millets dans Le Monde où l’on s’ennuie. Sur la perversité des inclinations de l’homme, Malherbe s’écrie avec un réalisme énergique, qui annonce Pascal :


Et nos sens corrompus n’ont goût qu’à des ordures.

Le psaume 128, que le poète met dans la bouche du jeune Louis XIII aux prises avec la révolte de 1614, présente un bel ensemble dans ses cinq strophes : l’on a raison de souvent citer celle-ci, qui condense deux versets de David :


La gloire des méchants est pareille à cette herbe
qui, sans porter jamais ni javelle ni gerbe,
croît sur le toit pourri d’une vieille maison :
on la voit sèche et morte aussitôt qu’elle est née ;
et vivre une journée
est réputé pour elle une longue saison.

Vers la fin de sa vie, il « paraphrasa », ou plutôt réduisit le psaume 145 en quatre strophes, qui sont toutes quatre belles, sur l’égalité des hommes devant la mort, sur le nivellement posthume des pauvres et des rois, ce thème qui avait un à-propos bien plus pénétrant sous l’ancien régime, car il contenait comme une revanche future des inégalités monarchiques[7]. Voici le milieu de la pièce :


En vain, pour satisfaire à nos lâches envies,
nous passons près des rois tout le temps de nos vies
à souffrir des mépris et ployer les genoux : [sommes,
ce qu’ils peuvent n’est rien ; ils sont comme nous
véritablement hommes
et meurent comme nous.

Ont-ils rendu l’esprit, ce n’est plus que poussière
que cette majesté si pompeuse et si fière
dont l’éclat orgueilleux étonnait l’univers ;
et dans ces grands tombeaux, où leurs âmes hautaines
font encore les vaines,
ils sont mangés des vers.

Dans la bouche du poète officiel de la monarchie française en charge depuis plus de vingt ans, voilà une éloquence singulièrement audacieuse. Nous ne savons sur le même sujet qu’un accent plus vif encore ; il vient aussi de l’école de Malherbe, où le thème devait être familier, et a été proféré par son cousin Patrix. Dans Le Songe il arrive à Patrix de rêver qu’il est inhumé « côte à côte d’un pauvre », à qui il crie :

Va pourrir loin d’ici !

et le pauvre lui répond avec une tragique simplicité :

Ici tous sont égaux ; je ne te dois plus rien :
je suis sur mon fumier comme toi sur le tien.

Bossuet, quarante ans plus tard, sera-t-il beaucoup plus éloquent pour enseigner aux grands de ce monde la vanité de la grandeur ? Sur ce point plus que sur tout autre, l’éloquence sacrée a pris la suite de la poésie lyrique.

Il est en somme de plus grands lyriques que Malherbe ; il en est surtout de plus imprévus, de plus imagés, de plus fantaisistes, et son lyrisme n’évoque nullement, comme certains autres, l’allure capricieuse d’un torrent, qui bondit, se brise, écume, et s’arrête pour s’élancer à nouveau ; mais il rappelle plutôt un beau fleuve calme, dont le lit, loin d’avoir été abandonné aux caprices de la nature, fut diligemment corrigé et canalisé par un laborieux ingénieur, et qui, suivant une pente exacte et comme mathématique,

plaît, sans éblouir, par son large mouvement continu.

V

LES DISCIPLES DE MALHERBE : RACAN ET MAYNARD.

Ses deux principaux disciples, et qui furent vraiment originaux, Maynard et Racan, continuèrent, et pendant longtemps, à lui faire honneur. Malherbe en avait fait des versificateurs corrects et clairs. Leurs propres sentiments leur fournirent à chacun une admirable inspiration. Nous ne parlerons pas de Racan et de ses immortelles Stances sur la Retraite, dont il sera question plus loin. Nous nous contentons de citer les derniers traits d’une délicate esquisse qui lui a été consacrée, dans un compte rendu de notre étude : « La poésie de Racan coule de « source, comme un ruisseau des champs : elle est née, elle a jailli du sol natal à l’endroit même où le poète a pris naissance. Les beaux esprits se moquaient de lui, de son vivant ; il a laissé dire, il a laissé écrire les beaux esprits ; il a rêvé, il a écrit, loin d’eux, quelques vers qui ne périront plus, dans le doux parler de notre pays[8] »

Malherbe lui reconnaissait « de la force », c’est-à-dire du souffle, mais trouvait « qu’il ne travaillait pas assez ses vers » et lui reprochait ses trop grandes licences. Dans les conférences littéraires, il se montra toujours le plus indépendant de tous et eut l’honneur d’être traité d’ « hérétique en poésie » par le grand pontife de l’orthodoxie.

François de Maynard, au contraire, à qui l’on commence seulement à restituer ses véritables œuvres, avait une parfaite entente métrique avec Malherbe, et, dans les réunions, ils s'unissaient souvent contre Racan, leur commun ami. Malherbe le jugeait ainsi : « Vous êtes celui de tous qui fait le mieux des vers [c’est-à-dire évidem-ment, étant donné le faible du maître, qui combine le mieux des rythmes], mais vous n’avez point de force. »

Originaire du Quercy et arrivé à Paris la même année que Malherbe, Maynard avait d’abord fait partie de la petite Académie de Marguerite de Valois, au Pré-aux-Clercs, s’y était lié intimement avec Régnier, près de qui il aiguisa son goût assez heureux pour les épigrammes, et aussi avec Desportes. Il avait passé ensuite dans le camp adverse, où il se montra un bon disciple de Malherbe, mais en y joignant un sens fin du pittoresque, qui se donne carrière entre autres dans son Manifeste aux « Petits Gentilshommes à lièvres » de sa province :

…Vous voilà soudain en campagne
sur quelque rosse d’Allemagne
lasse de servir au charroi.


Sans craindre échafaud ni galère,
les fougues de votre colère
font la figue aux édits du roi.

…Les soldats et les capitaines,
vous les égorgez à centaines,
comme s’ils étaient des poulets.
Que vos menaces étourdies
sont de plaisantes comédies
à faire rire vos valets !

Votre dépit éclaire et tonne,
et jure que s’il s’abandonne
il détruira le genre humain.
Miracle de l’âge où nous sommes :
vous tuez aujourd’hui des hommes
qui vous souffletteront demain.

Fidèle aux traditions parlementaires de sa race, l’auteur du Manifeste se fit nommer président au siège présidial d’Aurillac ; mais la vie de province lui coûta singulièrement, et il fut atteint de ce mal qui n’est rare à aucune époque, chez les provinciaux, et qui consiste à se croire et surtout à se dire provincial en tout, et arriéré dans les manières et le langage. Il échappait souvent à sa charge, gagnait Paris en hâte, venait se loger tout près de Malherbe… et du Louvre, reprenait avec délices sa place aux réunions littéraires de l’auberge Notre-Dame, et dans les intervalles intriguait à la Cour pour obtenir une situation à Paris… Mais il n’y réussissait point ; malgré les odes qu’il lui dédiait, il ne plaisait pas à Richelieu et il retournait dépité dans son Auvergne. En 1634 il partit pour l’Italie où il s’étourdit trois ans, à la suite de l’ambassadeur de France comte de Noailles,à voir, à boire, à écrire des lettres charmantes à Racan et à ses amis de Paris, « de la Cour des bas de soie à la Cour des bottes », et, brouillé définitivement avec Richelieu, il inscrivit sur sa porte ce quatrain mélancolique :


Las d’espérer et de me plaindre
des Muses, des grands et du sort,
c’est ici que j’attends la mort,
sans la désirer ni la craindre.

À la mort de Richelieu, Maynard, « tout chenu qu’il était », reprit plusieurs fois le chemin de Paris, où il était accueilli avec déférence par les uns, avec raillerie par les autres, comme un revenant de la cour d’Henri IV, et toujours il devait reprendre, les mains vides, le chemin des montagnes du Quercy.

Les longues déceptions de son cœur et de son ambition lui inspirèrent à la fin deux pièces, qui sont les joyaux de sa couronne poétique. Il faut lire en entier son ode à La Belle Vieille, à qui son ami Balzac avait en vain essayé de le marier :

 
… Ce n’est pas d’aujourd’hui que je suis ta conquête :
huit lustres ont suivi le jour que tu me pris,
et j’ai fidèlement aimé ta belle tête
sous des cheveux châtains et sous des cheveux gris.

C’est de tes jeunes yeux que mon ardeur est née ;
c’est de leurs premiers traits que je fus abattu :
mais, tant que tu brûlas du flambeau d’Hyménée,
mon amour se cacha pour plaire à ta vertu.

… L’âme pleine d’amour et de mélancolie,
et couché sur des fleurs et sous des orangers,

j’ai montré ma blessure aux deux mers d’Italie,
et fait dire ton nom aux échos étrangers…

Cette dernière strophe est-elle de François de Maynard ou d’Alfred de Musset ? Il ne serait vraiment guère possible, à qui ne le saurait point, de le décider.

Le candidat perpétuel à la Cour, qui se croyait revenu de toutes les ambitions, reprit à son tour le thème d’Horace, qui avait déjà si heureusement inspiré et Malherbe et Racan, et il prêcha au courtisan Alcippe le retour dans les bois paternels et le dédain des grandeurs :


… La cour méprise ton encens ;
ton rival monte et tu descends,
et dans le cabinet le favori te joue.
Que t’a servi de fléchir le genous
devant un dieu fragile et fait d’un peu de boue,
qui souffre et qui vieillit pour mourir comme nous ?

…On n’est guère loin du matin
qui doit terminer le destin
des superbes tyrans du Danube et du Tage.
Ils sont les dieux dans le monde chrétien,
mais ils n’auront sur toi que le triste avantage
d’infecter un tombeau plus riche que le tien.

… Le Temps amènera la fin de toutes choses ;
et ce beau ciel, ce lambris azuré,
ce théâtre où l’Aurore épanche tant de roses,
sera brûlé des feux dont il est éclairé.

Le grand astre qui l’embellit
fera sa tombe de son lit :
l’air ne formera plus ni grêles ni tonnerres ;
et l’univers, qui dans son large tour
voit courir tant de mers et fleurir tant de terres
sans savoir où tomber, tombera quelque jour.

Il est remarquable à quel point l’école de Malherbe est propice à la vieillesse, autant qu’elle est peu favorable à la jeunesse. C’est décidément une École des Vieillards. Maynard se surpassait dans ces belles pièces à 64 ans ; Racan fera les 8.000 derniers vers de ses Poésies chrétiennes à 70. Tel était l’âge du maître lui-même lorsqu’il composait le troisième de ses Psaumes, le meilleur, et aussi l’une de ses plus belles odes.

Celui qui exhortait si bien Alcippe ne put s’empêcher de faire encore un voyage à Paris en 1646 ; à peine revenu, il mourait, le 28 décembre, partant cette fois pour le voyage suprême qui ne connaît point de retour.


VI

LES ENNEMIS DE MALHERBE — RÉGNIER. — THÉOPHILE. — D’AUBIGNÉ. — Mlle DE GOURNAY.

Malherbe eut des ennemis, comme tous les chefs d’école, surtout quand ils sont bourrus : il faut qu’ils le soient tous un peu, et Malherbe l’était beaucoup. Contre lui il vit se lever tous les partisans de la libre fantaisie en poésie, soit pour les idées, soit surtout pour la langue : ils appartenaient à deux classes distinctes, les vieux qui se rappelaient leur jeune temps du 16e siècle, ses libertés, ses langueurs aimables et ses nonchalances pleines de charme ; les jeunes satiriques, qui combattaient pour les privilèges de la verve et les droits de l’inspiration, et se refusaient à peser indéfiniment les idées, à « gratter » et « regratter » les mots (ils ont tous cette méprisante expression à la bouche). Il est même plaisant de voir cette impertinente jeunesse qui n’a de respect pour rien, défendre, avec de grands airs scandalisés, les vieux poètes attaqués par le législateur.

Les jeunes, ainsi qu’il arrive, tirèrent avant les autres. Ce fut le déjeuner de Vanves qui déclencha les mousquets : le jeune Mathurin Régnier, qui avait été très lié avec le maître et était déjà fort connu par ses premières satires lancées entre deux voyages d’Italie, voulut venger Desportes, son cher oncle… à succession, et l’art libre tel qu’il le concevait. Sous le coup de l’indignation, il décocha au législateur la IXe satire, sa meilleure, où il expose avec une verve pénétrante, qui lui sert à la fois et d’arme et d’exemple, les principaux griefs qui retentissent chez les mécontents contre la nouvelle école… Les successeurs ne diront pas mieux. S’adressant à son ami poitevin Nicolas Rapin, l’un des auteurs de la Ménippée, il fait un tableau, assez exact et pris sur place, des occupations intérieures et discours ordinaires de l’école :


Ronsard en son métier n’était qu’un apprentif,
il avait le cerveau fantastique et rétif,


Desportes n’est pas net, du Bellay, trop facille,
Belleau ne parle pas comme on parle à la viîle,
il a des mots hargneux, bouffis et relevés
qui du peuple aujourd’hui ne sont pas approuvés.
Comment ! il nous faut donc, pour faire une œuvre
qui de la calomnie et du temps se défende, [grande,
qui trouve quelque place entre les bons auteurs,
parler comme à Saint- Jean parlent les crocheteurs ?

Encore je le veux, pourvu qu’ils puissent faire
que ce beau savoir entre en l’esprit du vulgaire,
et quand les crocheteurs seront poètes fameux,
alors, sans me fâcher, je parlerai comme eux.

Pensent-ils, des plus vieux offensant la mémoire,
par le mépris d’autrui s’acquérir de la gloire,
et pour quelque vieux mot, étrange ou de travers,
prouver qu’ils ont raison de censurer leurs vers ?
(Alors qu’une œuvre brille et d’art et de science,
la verve quelquefois s’égaye en la licence.)
… Cependant leur savoir ne s’étend seulement
qu’à regratter un mot douteux au jugement,
prendre garde qu’un qui ne heurte une diphtongue,
épier si des vers la rime est brève ou longue,
ou bien si la voyelle à l’autre s’unissant
ne rend point à l’oreille un vers trop languissant,
et laissent sur le vert le noble de l’ouvrage :
nul aiguillon divin n’élève leur courage,
ils rampent bassement, faibles d’inventions,
et n’osent, peu hardis, tenter les fictions,
froids à l’imaginer, car s’ils font quelque chose,
c’est proser de la rime et rimer de la prose,
que l’art lime et relime et polit de façon
qu’elle rend à l’oreille un agréable son…

L’attaque était vive, et l’adversaire redoutable, mais il disparut vite. Desportes s’était éteint en 1606, quelques mois après le déjeuner de Vanves. Son neveu, usé par tous les excès, succomba, à 40 ans, dans une auberge de Rouen, en 1613.

Deux de ses compagnons de débauche et de satire firent aussi le coup de feu contre Malherbe, se servant de l’arme, si puissante en France, de la parodie. Le maître avait t’ait, en collaboration avec Racan et Mlle de Bellegarde, une chanson, à double refrain, qui commence ainsi :

Qu’autres que vous soient désirées,
qu’autres que vous soient adorées,
cela se peut facilement ;
mais qu’il soit des beautés pareilles
à vous, merveille des merveilles,
cela ne se peut nullement.

Berthelot fit imprimer sept couplets très mordants, dont chacun était d’une malice singulièrement précise, témoin celui-ci :


Être six ans à faire une ode,
et donner des lois à sa mode,
cela se peut facilement ;
mais de nous charmer les oreilles,
par sa merveille des merveilles,
cela ne se peut nullement.

Berthelot était très petit : Malherbe chargea un hercule de Caen de lui administrer une volée de bois vert, et l’on sait que le maître parlait coutumièrement sans figure. Ce trait, rapporté par Ménage, a été faussement attribué à Régnier par Alfred de Musset, dans sa pièce, d’une actualité toujours saisissante, Sur la Paresse, — lorsqu’il dit de Mathurin :


Il poussa l’oubli de tout respect humain
jusqu’à daigner rosser Berthelot de sa main.

Théophile de Viau, connu familièrement sous le nom de Théophile, paya moins cher sa parodie. L’année du mariage de Louis XIII, Malherbe avait rimé sur la future reine une malheureuse chanson de ballet, qui commence :

 
Cette Anne si belle,
qu’on vante si fort,
pourquoi ne vient-elle ?
Vraiement elle a tort.

Et Théophile de lancer aussitôt ce couplet :

 
Ce brave Malherbe,
qu’on tient si parfait,
donnez-lui de l’herbe,
car il a bien fait.

En d’autres circonstances l’auteur facile et élégant de Pyrame et Thisbé s’applique à rendre quelque justice à Malherbe en distinguant le poète qu’il tolère, du maître qu’il ne souffre pas ; ainsi dans la satire : « Si notre doux accueil… » de 1620 :

 
… Imite qui voudra les merveilles d’autrui,
Malherbe a très bien fait, mais il a fait pour lui ;
mille petits voleurs l’écorchent tout en vie.
Quant à moi, ces larcins ne me font point d’envie ;
j’approuve que chacun écrive à sa façon ;
j’aime sa renommée, et non pas sa leçon…

Il continue :

 
J’en connais qui ne font des vers qu’à la moderne,
qui cherchent à midi Phébusàla lanterne,
grattent tant le français qu’ils le déchirent tout,


blâmant tout ce qui n’est facile qu’à leur goût ;
sont un mois à connaître, en tâtant la parole,
lorsque l’accent est rude ou que la rime est mole,
veulent persuader que ce qu’ils font est beau
et que leur renommée est franche du tombeau,
sans autre fondement sinon que tout leur âge
s’est laissé consommer en un petit ouvrage,
que leurs vers dureront au monde précieux
pour ce qu’en les faisant ils sont devenus vieux…

Et il termine en retraçant sa propre manière de composer, toute primesautière et capricieuse, qu’il règle sur cette maxime, entièrement opposée à celles de la nouvelle école :


Jamais un bon esprit ne fait rien qu’aisément.

Bientôt poursuivi pour athéisme et autres dérèglements, Théophile fut emprisonné, et Malherbe s’en entretient avec Racan dans une lettre où il ajoute cette appréciation sans doute partiale : « Pour moi, je pense vous avoir déjà écrit que je ne le tiens coupable de rien, que de n’avoir rien fait qui vaille au métier dont il se mêlait. »

Le pauvre poète finit par sortir en 1625 de la tour de Montgommery, où il avait beaucoup souffert, et il expirait peu de temps après, n’ayant pas plus de 36 ans. Malherbe enterrait ses jeunes ennemis les uns après les autres.

Cependant l’arrière-garde des vieux partisans du dernier siècle se décidait à donner. À la tête se trouvait celui qui fut assurément le plus grand poète de cette époque, sorte de Michel-Ange de la poésie d’alors, qui, pour rendre ses grandioses visions, brossa de vastes fresques bibliques, où le fini du détail était le moindre de ses soucis.

L’on ne peut d’ailleurs mieux s’arranger qu’il ne fit pour manquer sa carrière littéraire. Plus âgé que Malherbe, le protestant Agrippa d'Aubigné, après avoir fait la guerre pendant plus de vingt années, avec le grade de maréchal de camp, ne publia ses Tragiques qu’en 1616, et alors cette grande œuvre, d’une langue archaïque, passa inaperçue. Nous ne connaissons point d’exemple plus frappant pour prouver qu'en littérature il ne suffit pas d’avoir du mérite, il faut encore arriver à son heure. Dans sa préface des Tragiques, il fait dire assez fièrement au « Laron » qui aurait volé son manuscrit : « Les plus gentilles de ses pièces [les plus heureuses] sortaient de sa main, ou à cheval ou dans les tranchées, se délectant non seulement de la diversion, mais encore de repaître son esprit de viandes hors de temps et saison… Ce qui nous fâchait le plus, c’était la difficulté de lui faire relire. Quelqu’un dira : Il y paraît en plusieurs endroits, mais il me semble que ce qui a été moins parfait par sa négligence, vaut bien encore la diligence de plusieurs… J’ai pris quelques hardiesses envers lui, comme sur quelques mots qui sentent le vulgaire ; avant nous répondre, il fournissait toujours le vers selon notre désir, mais il disait que le bonhomme Ronsard, lequel il estimait par-dessus son siècle en sa profession, disait quelquefois à lui et à d’autres : « Mes enfants, défendez votre mère de ceux qui veulent faire servante une damoiselle de bonne maison. Il y a des vocables qui sont français naturels, qui sentent le vieux, mais le libre français… Je vous recommande par testament que vous ne laissiez point perdre ces vieux termes, que vous les employiez et défendiez hardiment… »

L’on voit bien contre qui il en a, et il enferme son opinion dans une lettre, où il recommande de « lire et relire » Ronsard : « C’est lui qui a coupé le filet que la France avait sous la langue, peut-être d’un style moins délicat que celui d’aujourd’hui, mais avec des avantages auxquels je vois céder tout ce qui écrit de ce temps, où je trouve plus de fluidité, mais je n’y vois point la fureur poétique, sans laquelle nous ne lisons que des proses bien rimées… » Malherbe avait coutume de dire que de Maynard et de Racan on ferait un grand poète : d’Agrippa d’Aubigné et de Malherbe quel poète eût-on donc fait ? Mais, dans la réalité, ils étaient tellement différents qu’ils se sont montrés radicalement incapables de se comprendre l’un l’autre.


Toutes les fois que sous Louis XIII on s’attaque ou l’on paraît s’attaquer au XVIe siècle, à sa langue et à ses modes, il faut s’attendre à distinguer dans la mêlée cette Amazone déjà mûre, qui vole avec ardeur sur les divers points d’attaque.

touchante et un peu ridicule dans son attitude chevaleresque de pieuse admiratrice du passé. S’étant vouée dans sa jeunesse au culte de Montaigne et ayant été déclarée par lui sa « fille d’alliance » Mlle de Gournay emploie dans sa vieillesse sa vive humeur gasconne et sa chaleur communicative à défendre tout ce qui fut contemporain de son père adoptif. En 1626 elle publie l'Ombre de la demoiselle de Gournay : ce titre plutôt obscur réunissait la plupart des petits traités qu’elle avait publiés auparavant et dont certains avaient eu du succès : Du langage françois, La Version des poètes antiques ou les Métaphores, Sur les Rimes, Sur les diminutifs françois, Défense de la Poésie et du langage des Poètes, etc…, autant d’apologies des vieux auteurs de l’âge précédent et d’escarmouches souvent pénétrantes sur le terrain de la nouvelle école ; elle entendait protéger, à la barbe des novateurs, la grâce, l’abondance et, comme elle disait, « l’uberté » de la langue contre « leurs regratteries » perpétuelles, qui l’appauvrissaient, et, poussant les choses à l’absurde, elle déclarait plaisamment : « Bientôt, à en juger d’après ces écrivains décharnés, il eût fallu croire que c’était ce qu’on retranchait des vers, et non pas ce qu’on y mettait, qui leur donnait du prix, en sorte que le nom d’excellent poète eût de préférence été dû à qui n’y disait rien ou même à qui n’en fait point du tout. »

L’Ombre eut un assez vif succès de ridicule. Boisrobert, le grand amuseur de Richelieu, voulut présenter la « docte pucelle » au ministre, qui s’amusa à lui adresser un compliment tout composé de vieux mots empruntés à l’ouvrage, et elle, sans se décontenancer : « Vous riez de la pauvre vieille, dit-elle ; mais riez, grand génie ; riez ; il faut que tout le monde contribue à votre divertissement. » Le cardinal racheta son manque de galanterie en lui accordant une pension pour elle, pour sa servante, pour sa chatte et ses chatons.

Par un nouveau trait de hardiesse chevaleresque, Marie de Gournay adressa un exemplaire de son Ombre à Malherbe, qui était visé tout du long de l’ouvrage, ainsi qu’à Racan, que, en conversation, elle n’appelait jamais autrement, bien à tort, que le singe de Malherbe. Racan, qui ne la connaissait pas encore, se met en devoir de l’aller remercier de son ouvrage, un beau jour, sur les trois heures. Le chevalier de Bueil, cousin du poète, se rend chez elle à une heure, monte à son 3e étage de la rue Saint-Honoré, se fait passer pour Racan, et reçoit de la vieille pucelle mille civilités à l’ancienne mode.

À peine est-il dehors, qu’Yvrande se présente à son tour, dit qu’il est Racan, et comme elle en doute, il fait fort le fâché de la pièce qui lui a été jouée et jure de s’en venger. Bref elle est encore plus contente de celui-ci qu’elle ne l’avait été de l’autre, qu’elle prend alors pour un Racan de contrebande.

Il ne faisait que de sortir lorsque M. de Racan en chair et en os, c’est-à-dire bègue et essoufflé, arrive : « Ô la ridicule figure ! » s’écrie Mlle de Gournay. Il prend un siège sans cérémonie, tout en bégayant : « Mademoiselle, je vous dirai tout à l’heure pourquoi je suis venu ici, quand j’aurai repris mon haleine… ». Il se nomme, elle se fâche : « Je ne sais pas qui vous êtes, mais vous êtes le plus sot des trois. Merdieu ! [Mère de Dieu !] je n’entends pas qu’on me raille ! » La voilà en fureur, elle défait sa pantoufle et charge le vrai Racan à grands coups de mule ; des gens montent, le poète se pend à la corde de la montée et se laisse couler en bas.

Détrompée le jour même, elle dut emprunter, le lendemain, un carrosse et aller faire amende honorable. L’aventure des Trois Racans défraya tout le 17e siècle et se joue encore aujourd’hui en comédie de société.

Malherbe était vraiment chanceux : ses ennemis mouraient ou étaient ridicules, ce qui en France, comme on sait, revient au même. De plus, les deux corps de troupes constitués par eux tinrent campagne séparément, firent la maladresse de ne se joindre jamais, et de ne pas franchir la distance qui les séparait, venant de l'âge et plus encore peut-être des principes ; les vieux adversaires, doués d’une vertu austère, ne voulurent point frayer avec la jeune école satirique, suspecte d’athéisme et d’immoralité et habituée de l’auberge de la Pomme de pin. Et cette opposition, comme tant d’autres, demeura impuissante par défaut d’union.

VII

LA MORT DE MALHERBE (1628).


Malherbe voyait donc les obstacles s’aplanir peu à peu devant son influence grandissante et il le devait sans doute à la faveur des circonstances, au fait que son action s’exerçait dans le sens du courant général de la nation, mais aussi incontestablement à son étonnant esprit de suite et à sa vigoureuse opiniâtreté.

Enfin, s’il ne produisit des œuvres ni nombreuses, ni longues, il produisit jusqu’au bout, contribuant largement par son exemple à prouver que sa nouvelle formule d’art, qui convenait si peu à la jeunesse, s’accommodait à merveille à la maturité et à la vieillesse.

En 1627, lorsque les ducs de Soubise et de Rohan s’entendirent avec l’Anglais Buckingham, le cardinal de Richelieu se décida à frapper contre les protestants un grand coup à la Rochelle : alors Malherbe, avec son profond instinct de l’ordre, s’anima contre les réformés ainsi qu’il avait fait jadis contre les princes révoltés, et il lança le roi Louis XIII à la guerre, dans une ode pleine de légèreté, qui témoigne chez le vieillard de soixante-douze ans d’une vivacité à la fois juvénile et mûre :


Donc un nouveau labeur à tes armes s’apprête ;
prends ta foudre, Louis, et va, comme un lion,
donner le dernier coup à la dernière tête
de la rébellion[9].

Fais choir en sacrifice au démon de la France
les fronts trop élevés de ces âmes d’enfer,
et n’épargne contre eux, pour notre délivrance,
ni le feu ni le fer.

Marche, va les détruire, éteins-en la semence…

Il termine en proclamant hautement sa foi dans la fécondité de sa verte vieillesse :


Je suis vaincu du temps, je cède à ses outrages ;
mon esprit seulement, exempt de sa rigueur,
a de quoi témoigner en ses derniers ouvrages
sa première vigueur…

Le vieux poète tient tête à l’âge : il avait pourtant, à cette heure, l’âme bien endolorie. Il venait de perdre le dernier enfant qui lui restait, son fils, le grand duelliste, qui avait fini par périr lui-même dans une querelle aux environs d’Aix : ce fut, à coup sûr, la plus grande douleur de sa vie, et avec sa ténacité coutumière, il employa ses dernières forces à obtenir la punition des meurtriers. En 1628, il adressa donc au roi sa belle ode, accompagnée d’une requête contre les coupables ; à la fin de sa lettre, il donnait une strophe anticipée sur la future reddition des Rochelois.

Au mois de juillet il n’y tient plus, et, en dépit de son grand âge, fait le voyage de la Rochelle, où il est reçu et guidé par Racan, qui sert comme enseigne dans la compagnie d’Effiat. Dans la cour même du château du roi, le vieux poète fait sourire les gens de guerre, en disant tout haut qu’il entend aller sur le pré et demander le combat contre M. de Piles, un des jeunes officiers qui ont tué son fils. Racan le tire à part pour lui montrer qu’il est ridicule, avec ses soixante-treize ans, de se battre contre un homme de vingt-cinq. « C’est pour cela que je le fais, réplique brusquement Malherbe, je hasarde un sol contre une pistole. »

Un autre jour, désignant à son jeune ami la sentinelle la plus avancée sur un bastion de la ville : « Voyez-vous cet homme-là ? dit-il, il souffre la faim et mille autres incommodités, et s’expose, à tous moments, à perdre la vie, parce qu’il veut communier sous les deux espèces, et les autres l’en veulent empêcher ; n’est-ce pas un beau sujet pour troubler toute la France ? » Curieuse boutade qui forme comme l’envers de l’ode précédente ; mais en vertu des disparates si accentuées dans la nature de Malherbe, l’on peut croire qu’il n’est pas moins sincère dans ses envolées lyriques que dans ses saillies gauloises, quand il excite Louis XIII que lorsqu’il le prend en pitié. Le septuagénaire partit mécontent du peu de succès qu’avaient obtenu ses démarches et fatigué par les grandes chaleurs qu’il avait eu à supporter dans le camp. Il emportait de cette région fiévreuse le germe du mal auquel sa robuste constitution devait succomber.

Il tomba malade, au retour, dans sa chambre d’auberge, où il était soigné par son hôtesse, visité par son cousin Porchères d’Arbaud et son disciple Yvrande, et, sans avoir pu faire l’ode qu’il projetait sur la prise de la Rochelle, il expira douze jours avant la reddition de la place, le 6 octobre 1628. Chacun de nous n’aura-t-il pas son ode à finir au moment où la mort viendra le surprendre ?…

Malherbe mourut en grammairien, comme il avait vécu. Porchères avait tâché de le résoudre à se confesser, le malade répondit qu’il irait à Pâques. Yvrande lui adressa alors l’une de ses pieuses énigmes, qui sont d’usage auprès des mourants : « Ayant toujours fait profession de vivre comme les autres hommes, lui dit-il, il faut mourir aussi comme les autres. » Malherbe n’était pas l’homme des énigmes : « Qu’est-ce que cela veut dire ? » avait-il repris, et Yvrande avait répondu avec netteté cette fois : « Quand « les autres meurent, ils se confessent, communient et reçoivent les autres sacrements de l’Église. — Vous avez raison, » lui dit simplement Malherbe, et il envoya quérir le vicaire de sa paroisse Saint-Germain-l'Auxerrois, qui l’assista jusqu’à la mort.

Une heure avant de mourir et après deux heures d’agonie, il se réveilla comme en sursaut pour reprendre sa garde d’un mot qui n’était pas bien français à son gré, et le vicaire lui en faisant réprimande : « Je ne peux m’en empêcher, répondit-il, et je veux jusques à la mort maintenir la pureté de la langue française. »

Une leçon de clarté et une autre de correction, telles auraient été les dernières paroles de Malherbe, si, entre les deux, il n’avait chargé son valet de donner ses vieux souliers… à un Carme déchaussé.

Malherbe pouvait mourir : l’école classique française était, grâce à lui, définitivement constituée, cette école qui n’est que l’harmonieuse fusion de deux éléments, contradictoires en apparence, l’imitation et le naturel. Mais cette fusion ne se fit pas en un jour, ni même en une fois : elle fut le résultat de deux opérations, auxquelles présidèrent, à cinquante ans de distance, Ronsard et Malherbe. Le premier retrempa fortement notre pensée et notre langue dans leurs origines gréco-latines, le second naturalisa français ces emprunts étrangers. La formule de la littérature moderne était désormais trouvée en France : les hommes de génie peuvent venir, et peu importe que, pour des causes générales, ils ne cultivent pas le genre lyrique auquel s’est adonné Malherbe, et qu’ils le remplacent de préférence par le genre dramatique ; notre poète n’a pas tant servi à la poésie lyrique qu’à la littérature française en général, et Corneille, Molière, aussi bien que Racine, lui devront beaucoup, et par la suite Voltaire, qui renchérira encore sur sa netteté. On comprend donc l’enthousiasme de Boileau, le théoricien de l'école de 1660, et sur Malherbe son mot fameux, moins souvent compris que répété avec ironie. Dans l’énumération qu’il fait des qualités essentielles au poète français, lorsqu’il en vient à l'harmonie et à la clarté, il affirme que l’inventeur en France en a été Malherbe, et, pour appuyer son dire, il donne une esquisse sommaire et assez erronée, d’ailleurs, de l’histoire de notre poésie, qui a été, selon lui, plus ou moins « confuse » et « brouillée » depuis ses origines jusqu’à Desportes et Bertaut inclusivement :


Enfin Malherbe vint et, le premier en France,
fit sentir dans les vers une juste cadence,
d’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
et réduisit la Muse aux régies du devoir…
mai’chez donc sur ses pas ; aimez sa pureté,
et de son tour heureux imitez la clarté.

Boileau, à son tour, tranche le mot. Clarté, netteté, tel est bien l’élément que Malherbe a dégagé de notre tempérament national ; entreprise un peu bourgeoise peut-être, mais qui ne lui fait pas un mince honneur, et la postérité, qui au fond ne se trompe guère, a égalé ce service, qui n’a rien de reluisant, au mérite des grands poètes créateurs, en lui accordant la gloire, à ce titre, tout comme à eux.

Les séduisantes imaginations et les éclatantes obscurités du romantisme n’ont pas réussi à détruire l’œuvre de Malherbe, quoi qu’il semble à première vue. Lorsque les feux d’artifice de 1830 se sont trouvés la plupart éteints, l’on a vu nombre d’écrivains français, et parmi les meilleurs, depuis les Musset et les Veuillot jusqu’aux Maupassant, aux Coppée, aux Anatole France et aux Jules Lemaître, reprendre le vieux sillon de la tradition française, déchargés sans doute du fardeau jadis obligatoire de l’imitation, allégés des entraves de règles trop multiples et plus libres de laisser leur imagination agiter en frémissant ses ailes, mais gardant jalousement le naturel préconisé depuis trois cents ans par Malherbe et comprenant, — pour finir par le vers de l’un d’eux, romantique pénitent, — que, chez nous, sauf d’infiniment rares exceptions, l’on ne peut, expérience faite, fonder de littérature durable comme de stable conduite que


sur l’éternel bon sens, lequel est né français.

15 juillet 1903.



110 QUELQUES POÈTES


B

UN REPORTER AU 17e SIÈCLE.
ANECDOTES INÉDITES DE RACAN SUR MALHERBE.


I

Malherbe avait un disciple de 34 ans plus jeune que lui, un orphelin qui devint vite son ami et son fils, et qui, oreilles et bouche bées, l’écouta, l’observa, l’admira quotidiennement, vingt-trois ans durant, depuis ce jour d’automne de l’année 1605 où, petit page de la chambre d’Henri IV, il comparut au Louvre devant le poète officiel, « froissant sa toque à plume »[10], jusqu’au 6 octobre 1628 inclusivement, jour de la mort de Malherbe, à laquelle le disciple manqua, retenu au loin à son poste d’enseigne, mais dont il demanda tous les détails aux autres disciples, ses amis.

Racan avait retenu pêle-mêle, avec les principaux articles du code littéraire de Malherbe, toutes les boutades échappées à sa brusquerie naturelle, et, comme il vécut fort âgé et qu’il était très conteur, il les conta pendant quarante ans.

Le poète avait affirmé dans sa superbe :


Ce que Malherbe écrit dure éternellement ;

il fut dépassé dans son attente, car il y eut plus, et


Ce que Malherbe dit dure éternellement.

Le maître était loin de s’en douter : l’eût-il soupçonné, que sa vanité eût été capable de s’en trouver au fond flattée, mais son bon sens n’eût pas manqué de décocher au trop fidèle disciple l’un de ces mots vifs dont il avait l’habitude et qui emportaient la pièce. Ce mot, il est même permis de le conjecturer, non sans vraisemblance, d’après celui qu’il lança un jour d’impatience au même Racan.

Un grand seigneur, qui se piquait de poésie, reprochait une fois à ce dernier le mauvais emploi d’un adjectif dans un de ses vers : l’auteur des Bergeries invoque aussitôt un vers de Malherbe où le même terme est employé, et Malherbe du coin où il écoutait, s’écrie brusquement : « Eh bien, mort Dieu ! si je fais un…, en voulez-vous faire un autre ? »

Racan savait par cœur tout ce qu’avait lâché son maître, en fait de boutades, durant vingt-trois

ans, et il le répétait pieusement.

Vers 1653, quand Ménage vit que Racan était décidément trop paresseux pour composer la première édition des poésies de Malherbe, il résolut de s’en charger lui-même, mais il lui demanda du moins quelques notes sur la vie du poète : Racan s’exécuta et rédigea des « Mémoires pour la vie de M. de Malherbe », improvisation naïve où il déverse à sa manière, sans art, sans grand ordre, sans aucun discernement, ce qu’il sait et ce qu’il a coutume de raconter, l’intéressant comme l’insignifiant, le grossier comme le ridicule. C’est vraiment le « Malherbiana » : les trois quarts de cet écrit sont remplis par des « bons mots ». Après en avoir rapporté un certain nombre, Racan est pris de scrupule et se met à songer comme un bon mot se refroidit à distance ; ce sont les lignes où il témoigne de la plus vive intelligence : « C’estoient, dit-il, les discours ordinaires qu’il avoit avec ses plus familiers amis ; mais ils ne se peuvent exprimer avec la grâce qu’il les prononçoit, parce qu’ils tiroient leur plus grand ornement de son geste et du ton de sa voix. »

Et que dire, à trois siècles d’intervalle, quand la langue, les mœurs, les circonstances ont changé ? En vérité, on jugerait plus facilement par un herbier des merveilles de la nature que du génie d’un homme par une collection de bons mots. Ménage profita largement des notes manuscrites de Racan, dans son Commentaire sur Malherbe, et Pellisson, au même temps, en use dans son Histoire de l'Académie française, tous deux conservant scrupuleusement la façon de conter de Racan, façon longuette, un peu traînante, et qui sent la grâce vieillotte du 16e siècle et des gens âgés qui ne sont plus pressés.

Le grand médisant de l’époque, Tallemant des Réaux, se jette sur ces historiettes qui sont proprement son gibier. Il en compose le portrait de Malherbe, les resserrant, les accélérant et fouettant, pour ainsi dire, la langueur de Racan de sa piquante vivacité.

La Fontaine, qui s’entend à choisir, y prend l’unique perle : la fable du Meunier, son Fils et l'Âne.

Voilà donc le célèbre poète qui commence à être dépeint, ou plutôt déshabillé par son disciple, et cette relation enfantine de Racan qui devient le fondement de la tradition biographique sur Malherbe.

On fit plus. Deux ans après la mort de Racan, en 1672, un certain abbé de Saint-Ussans eut la fâcheuse idée de publier tels quels ces Mémoires de Racan pour la vie de Malherbe dans un recueil de Divers traités d’histoire, de morale et d’éloquence. Cet exemple fit fortune, et depuis deux cents ans on n’a pu donner une édition des poésies de Malherbe, sans se croire obligé de mettre en tête le texte des historiettes de Racan ; au point que le meilleur éditeur moderne les publia, il y a une quarantaine d’années, sous le titre excessif de Vie de Malherbe par Racan, et naguère, à propos de deux thèses de doctorat, à la Sorbonne et dans les revues savantes, l’on a rouvert le feu sur le caractère et sur le génie de Malherbe, en cherchant de part et d’autre des munitions dans les Mémoires de Racan[11].

Une seule note détonne dans ce concert d’approbation vraiment extraordinaire : au milieu du 18e siècle l’abbé Jolly, en son Dictionnaire de littérature et d’histoire, se scandalisait de l’ouvrage et, se refusant à douter du tact de Racan, en contestait l’authenticité : « Est-il à présumer, dit-il, que Racan, le disciple, l’ami, le fils de Malherbe, pour ainsi dire, se soit plu à déshonorer de gayeté de cœur la mémoire de son Maître… ? Quelle indiscrétion dans Racan, pour ne rien dire de plus, s’il est l’auteur de cet écrit ! »

Quelle indiscrétion ! c’est : quelle naïveté ! qu’il convient de dire. Il faut avoir suivi, comme nous l’avons fait, pas à pas, l’invraisemblable naïveté que garda Racan pendant quatre-vingts ans, pour arriver à comprendre comment il la put pousser jusqu’à cette extrémité.

Non, en vérité, ni Berthelot avec ses parodies, ni Mathurin Régnier avec ses satires, ni Desportes avec sa mauvaise humeur, aucun de ses ennemis enfin n’a réussi à faire à Malherbe un mal aussi sensible que, par ses inconscients bavardages, son disciple chéri. On n’est vraiment trahi que par les siens !

Certes, nous n’aimons pas Malherbe d’amour, mais la justice nous force à récuser un pareil témoignage, quand il s’agit de le juger ; et nous estimons qu’il serait « pourtant temps », comme dit la chanson, de s’apercevoir que c’est par la malice innocente de Racan que la mémoire de Malherbe nous arrive escortée, encombrée, étouffée, pour ainsi dire, par un monceau d’anecdotes qui n’ont presque rien à voir avec son génie, et que nous avons affaire, avec cette prétendue Vie de Malherbe, à de simples notes sans portée, à un vrai monument de naïveté, à une œuvre de reportage, comme nous dirions aujourd’hui, sincère à coup sûr, mais primitif, dans le genre de celui que pourrait faire sur son père un enfant à l’esprit simple.

Nous en avons extrait le principal pour notre étude précédente sur Malherbe. Quant au reste, contentons-nous de nous amuser de ces détails, quand ils se trouvent encore amusants, et d’en repaître notre curiosité, puisque c’est l’un des goûts de notre siècle indiscret de mettre à nu les grands hommes, et l’un des divertissements de notre époque égalitaire de surprendre à la loupe les misères humaines chez les favoris de la gloire. Il faut reconnaître que le plaisir en est bien avivé, lorsqu’il s’exerce aux dépens d’un tyran des mots ou des hommes ; il prend alors je ne sais quoi de la saveur exquise de la vengeance.

Lisons donc les Mémoires de Racan et son supplément inédit, après déjeuner (c’est une lecture digestive), tout comme nous lisons notre journal qui nous donne les informations intimes sur un homme illustre, d’après l’interview de son valet de chambre.

Racan n’avait pas absolument tout écrit à Ménage, il n’avait pas vidé jusqu’au fond son sac à souvenirs. C’était le plus souvent pudeur ou prudence : il avait en effet jugé certains mots de Malherbe vraiment trop lestes pour souffrir l’écriture, bien qu’il se fût déjà montré dans les Mémoires singulièrement large en ce sens ; d’autres mots lui semblaient trop libres en politique ou en religion, à présent que Richelieu, continué par Mazarin, avait appris à tous qu’il était perdu sans retour, ce franc-parler de la cour d’Henri IV et de la Régence de Marie de Médicis. Dans la série des « bons mots » de Malherbe, la partie réservée était donc la plus piquante. Racan, s’il n’avait point osé l’écrire, continua plus que jamais à la conter, mais avec quelque mystère sans doute, et seulement aux amis sûrs, tels que Ménage ou Valentin Conrart, le premier secrétaire de l’Académie. Il y ajoutait d’autres détails, indifférents ceux-là, qu’il avait omis par simple oubli dans ses notes à Ménage.

Conrart, le jour où il recopia pour lui-même les Mémoires de Racan, se souvint de toutes ces anecdotes supplémentaires, oubliées ou réservées, qu’il tenait oralement de son ami, et il prit soin de les intercaler dans son manuscrit à leur place respective.

C’est ce manuscrit de Conrart, complété d’une façon si précieuse, sur lequel nous avons eu la bonne fortune de mettre la main, grâce au désintéressement d’un aimable savant qui a bien voulu nous céder sa petite découverte[12]. Nous ne croyons plus avoir le droit de tenir sous clef ce petit trésor, et il est temps d’en livrer au public les principales pièces. L’on n’est plus aujourd’hui, grâce à Dieu, de l’humeur de Fontenelle, et quand on a la chance d’avoir la main pleine d’idées ou, plus modestement, de documents inédits, l’on s’empresse de l’ouvrir toute grande.

Nous ne revendiquons nullement Racan comme un tenant de la méthode biographique de critique littéraire, parce qu’il est aux antipodes mêmes de l’esprit critique, et qu’il fournit les renseignements biographiques sans aucun choix. C’est à nous à nous servir de ces informations naïves en les triant, ainsi que nous avons essayé de le faire dans l’étude précédente, et si nous nous aventurons ici même à quelque conclusion partielle, ce ne sera qu’après nous être entouré de beaucoup d’autres documents, notamment de la correspondance de Malherbe.

Enfin, puissent-ils nous pardonner tous les trois, et Malherbe de le trahir, et Racan de le citer, et Conrart… de le faire parler !

II

Vous saviez, n’est-ce pas ? que Malherbe était frileux : Racan, vous vous en souvenez, avait ses entrées franches dans la modeste chambre garnie de son maître, située en la rue des Petits-Champs. Il y grimpait à toute heure, et il nous a déjà conté dans les Mémoires qu’un matin de grand hiver, il surprit Malherbe très affairé à enfiler les unes sur les autres un certain nombre de paires de bas presque toutes noires. Craignant de favoriser une jambe plus que l’autre, le bonhomme faisait deux tas de jetons, et, sitôt qu’un bas était mis, il grossissait d’un jeton le tas correspondant. Racan, pour une fois, la seule sans doute, plus pratique que son maître, lui conseilla d’attacher à chacun de ses bas un ruban de couleur par ordre alphabétique « amarante, bleu, cramoisi », etc… Malherbe approuve le conseil et l’exécute sur l’heure. Le lendemain, rencontrant son disciple, comme à l’ordinaire, à la table du duc de Bellegarde, au lieu de bonjour, il lui dit : « J’en ai jusqu’à L. » Tout le monde fut fort surpris, et Racan, qui n’avait jamais l’esprit très présent, eut de la peine à comprendre que le poète voulait dire qu’il avait douze bas.

Les bas de Malherbe sont pour nous une vieille connaissance. Mais voici que Conrart nous renseigne sur le haut du vêtement :

« Estant un jour… en hiver… chez Mme Desloges… », — dans ce salon littéraire et protestant qu’il fréquentait si volontiers, — « il fit voir que les camisolles et les doublures qu’il portoit alloyent jusques au nombre de quatorze. »

Êtes-vous plus curieux encore, et tenez-vous à savoir en quoi étaient faites ces camisoles ? Sachez qu’il y en avait un certain nombre en frise, et en frise verte, l’étoffe dont il étendait, nous l’avons vu, plusieurs pièces à sa fenêtre, un jour de grand froid.

Quatorze camisoles vertes en haut, douze bas noirs… en bas, voilà qui va bien. Mais nous avons une lacune, hélas ! dans l’habillement de Malherbe, et nous ignorons jusqu’à ce jour le nombre, la nature et la couleur de… ses haut-de-chausses. Nous ne désespérons point qu’on exhume quelque jour des documents sur ce… grave sujet, comme on l’a fait pour Napoléon Ier : Malherbe, avec son sans-gêne habituel, ne devait pas faire difficulté d’en entretenir la compagnie.

Vous savez encore que Malherbe était un conservateur intransigeant en politique comme en tout le reste : en littérature, c’est à force d’être conservateur qu’il fut révolutionnaire, au nom de la modération, de la correction, de la prudence et même de la timidité. En politique, sa passion de l’ordre le rendait impuissant à comprendre les guerres civiles de son temps. Ce royalisme aveuglément dévoué fut même, croyons-nous, un des seuls sentiments profonds de sa nature, en même temps qu’une des sources les plus pures de son inspiration poétique.

Au mois de janvier 1614, rapporte Gonrart, quand éclata, avec la révolte de Condé, la première guerre civile, « on parloit dans une grande Compagnie des désordres que causeroit cette guerre, et du tort qu’avoyent les mal-contens qui se joignoyent à M. le Prince ; M. de Malherbe, qui estoit présent, levant les yeux au Ciel, s’écria tout à coup : « bon Dieu ! où est ta fièvre, ta peste, ton mal caduc [l’épilepsie] ? qu’en fays tu que tu ne les envoyes à ces gens qui troublent l’Estat ! »

Racan, qui avait entendu ce mot, jugea prudent de ne pas l’écrire (et cela se comprend), vers 1650, au temps de la splendeur du grand Condé, le glorieux fils du révolté de 1614.

À la fin de la guerre, la même indignation profonde inspira à Malherbe de belles et fougueuses strophes paraphrasées d’un psaume, entre autres, celle que nous avons citée :

La gloire des méchants est pareille à cette herbe…

Après en avoir entendu la lecture, la régente soufflait à l’oreille du poète : « Malherbe, prenez un casque. »

Quand il montrait ces paraphrases de psaumes, il lui arrivait souvent, nous apprend Conrart, que des érudits lui reprochaient de « n’avoir pas suivy le sens de David. — Je ne m’arreste pas à cela, répondoit-il, j’ay bien fait parler le bonhomme David autrement qu’il n’avoit fait. » — « Bien… autrement », c’est-à-dire bien mieux, par rapport au temps de Louis XVIII : c’est incontestable. David donnait à Malherbe le cadre, le ton, une provision d’images (ce qui n’était point superflu), et Malherbe animait tout cela d’une passion personnelle et présente, et le revêtait de sa musicale harmonie.

Il ne comprenait pas mieux les guerres religieuses que les guerres civiles, comme on le voit par la boutade inédite que nous avons citée de lui, et qui lui échappa au siège de la Rochelle[13].

Nous savons, d’ailleurs, que Malherbe ne pouvait être rangé parmi les chauds catholiques de son temps, quoiqu’il prétendît avoir fait comme ligueur, dans sa jeunesse, le coup de feu contre Sully. Il s’acquittait strictement de ses devoirs religieux, car il allait à la messe, et même à la grand’messe, ainsi que le témoigne une autre anecdote de Conrart. Un dimanche, Racan arrive à l’église après lui et le trouve à la porte. « Ne voulez-vous pas entrer plus avant, lui dit-il, pour entendre la messe ? » A quoy M. de Malherbe répondit brusquement, selon sa coutume : « Pensez-vous qu’une grande messe ne porte pas plus loin qu’une petite ? » Son cœur n’était point engagé dans sa religion, mais plutôt son bon sens et surtout son goût de la bienséance. Il aimait à répéter que « la religion des honnêtes gens est celle de leur prince ». Il était catholique parce qu’il était royaliste, et l’un et l’autre par esprit d’ordre. Nul doute que, venu à une autre époque plus sceptique, il n’eût grossi le nombre des incroyants, ou tout au moins des indifférents.

Le sentiment le plus vif de Malherbe paraît avoir été l’horreur de Ronsard. Il le détestait, il le méprisait, il l’injuriait. Il déclarait qu’il donnerait toutes les œuvres de Ronsard pour une chanson du Pont-Neuf. Il « effaçoit son Ronsard » d’un bout à l’autre « et en cottoit à la marge les raisons », qui ne devaient pas être tendres. Quel dommage qu’on ne puisse retrouver son Ronsard comme on a retrouvé son Desportes ! et s’il a criblé celui-ci de : « Excellente sottise, Bourre, Galimatias royal, Pâté de chevilles », etc., etc… que fût-ce donc de l’autre ? Quel monument perdu de vigoureuse haine littéraire ! Racan, du moins, qui avait feuilleté ce volume, put rapporter à Conrart que son maître « mettoit à la marge de tout ce qui ne lui plaisoit pas, dans Ronsard, Moilon, moilon : comme s’il eust voulu dire, — expliquait Racan, — que ces endroits-là ressembloyent au moilon, dont on ne se sert, dans les bastimens, que pour remplir les fondemens et pour faire des murs ; au lieu que la pierre de taille est ce qui les rend solides et beaux ».

Alors, quelle grêle de moilons il avait dû jeter en marge dans le jardin fleuri de Ronsard !

Voilà bien le genre d’imagination de mots dont Malherbe usait dans son enseignement, je veux dire dans ses corrections de vers imprimés ou manuscrits, méthode excellente parce qu’elle fait entendre clairement des idées abstraites et force parfois à rire les victimes mêmes de la correction.

Ainsi, Racan avait oublié de le dire dans ses Mémoires, « les vers qui n’estoyent ni bons ni mauvais desplaisoient extrêmement à Malherbe, et il les appeloitdes Pois-pilés ». Nous dirions aujourd’hui, si je ne me trompe, de la purée.

Le disciple ne partageait nullement la farouche prévention de son maître contre le chef de la Pléiade, il ne se faisait même pas faute de le lire à sa barbe. Un jour que cela lui arrivait, dit notre manuscrit, il rencontre la chanson de Ronsard qui commence d’une façon peu harmonieuse :


D’un gosier mâche-laurier
j’oy crier
dans Lycophron ma Cassandre.

Et il demande imprudemment à Malherbe si Lycophron est la ville où demeurait Cassandre. Silence obstiné de Malherbe. Racan insiste ; l’autre s’emporte alors en gronderies, « le traittant d’ignorant ; de sorte que Racan demeura dans son erreur » : il n’était guère pressé d’en sortir. Il prenait un homme pour le Pirée.

« Un jour qui fut fort longtemps après, comme il estoit chez M. de la Varenne », avec un helléniste, celui-ci « le pria de faire apporter de sa « bibliothèque un Licophron pour justifier un passage qu’il avoit allégué ; Racan reconnut par là que Licophron estoit un auteur et non pas une ville ».

Cinquante ans s’étaient écoulés que, dans une lettre à Ménage, il parlait encore avec une plaisante terreur du « silence grondeur et impitoyable de Malherbe » en cette mémorable journée.

Ne pensez-vous pas qu’au fond la mauvaise humeur de Malherbe fut bien moins amenée par l’ignorance de Racan (en est-il encore beaucoup parmi nous qui ne la partagent point ?) que par le goût déclaré de celui-ci pour la lecture de Ronsard ?

On sait que notre poète travaillait lentement, ce qui est grave pour un auteur d'à-propos. En 1614, quand la duchesse de Conty perdit son frère, le chevalier de Guise, Malherbe se mit en devoir de composer à son intention une lettre de consolation. Il fait allusion, dans la première page, au voyage de la duchesse à Saint-Germain où elle avait été réfugier sa douleur. Mais il travailla longtemps sa lettre, il lui donna des dimensions considérables, il voulut « la mettre en sa perfection », c’est même « presque le seul ouvrage de prose qu’il ait achevé », au dire de Racan. Lorsque la lettre fut enfin construite, la duchesse était revenue à Paris.

« Il l’obligea, nous dit Conrart, à retourner exprès à Saint-Germain-en-Laye, aymant mieux luy donner la peine de faire ce voyage, que de prendre celle de changer peut estre une période ou deux de cet ouvrage. »

Racan nous avait déjà conté l’histoire de ce président qui perdit sa femme ; la pièce de consolation de Malherbe arriva trop tard : le veuf était remarié. La chose était cette fois irréparable ; le poète ne pouvait vraiment pas obliger le conseiller à perdre sa seconde femme pour rendre la vérité à ses vers. Décidément, Malherbe ne consolait pas vite.

On l’appelait le Père Luxure chez M. de Bellegarde, où pourtant l’on n’était pas prude ; l’une des deux raisons de ce surnom est qu’il avait le mot fort cru. Racan en cita bonnement, sans y entendre malice, quelques échantillons dans les « Mémoires » ; il recula devant d’autres dont il se borna à égayer maintes fois ses familiers. Conrart a le mauvais goût de les rapporter. Mais nous ferons grâce à nos lecteurs, tant ces mots sont grossiers.

Nous retrouvons la gaillardise toute gauloise du bonhomme dans la plus longue historiette de notre manuscrit. Elle nous présente la silhouette d’un singulier personnage, un peu détraqué, semble-t-il, un de ces hommes comme en produit chaque époque, qui, ne pouvant se ranger dans un des innombrables cadres sociaux de leur temps, ont la manie d’en fonder un personnel pour eux et leurs amis.

« Un nommé Chaperonnaye qui se faisoit appeller le chevalier de la Madelaine, parce qu’il avoit obtenu permission du Roy Louis XIII d’instituer un ordre de ce nom-là, eust d’abord le dessein de bastir une Maison dans la forest de Fontainebleau, pour ceux qui voudroyent estre de cet ordre. Mais, ayant changé d’avis , il demanda permission au Roy de faire dresser une espèce d’oratoire dans la Galerie du Louvre où sont les portraits des Roys. S. M. la lui ayant accordée, il fit dresser un grand Pavillon dans cette galerie, en forme de petit hermitage, de velours Supraris, doublé de toile d’argent. Il passoit là les jours et les nuits, sans sortir à ce qu’il disoit, avec un sien compagnon, tous deux vestus d’une robbe d’hermite de Drap gris, en broderie de laine rouge[14]. »

Un jour, le roi va dans la galerie avec beaucoup de noblesse : Malherbe suit. On devine la solennité de cette visite royale, les propos des nobles, l’admiration des uns pour l'hermitage, la curiosité des autres pour l'hermite. Malherbe s’approche de lui et lui demande : « Puisqu’il ne sort point de ce lieu-là, où fait-il donc ses nécessitez naturelles ? — A quoy n’ayant pas répondu nettement, le Roy », craignant… pour sa galerie, lui commanda de la quitter.

M. de Racan le vit depuis avec son camarade, qui avoyent quitté l’habit d’hermite, et estoyent vestus de deux habits qu’ils s’estoyent fait faire du velours du Pavillon, avec les manches et la doublure de toile d’argent. Et il ouït dire, au bout de quelque temps, qu’il estoit allé à Rome, où il tenoit une table qui estoit quelquefois de 50 couverts, et toujours la meilleure et la plus délicate de la Cour. Cela dura longtemps, sans qu’on seût où il prenoit de quoy fournir à cette dépence, et à toutes les autres qu’il faisoit à l’avenant de celle-là. Puis, tout d’un coup, il disparut, sans qu’on ayt jamais appris ce qu’il estoit devenu. »

L’ermite s’était fait diable !

Tout au bas du même feuillet, Conrart a relaté un incident de voyage, dont le relieur du manuscrit, au 17e siècle, n’a pas respecté la fin, heureusement facile à suppléer. Cela pourrait s’appeler : La poudre de Chypre ou Comment on voloit Malherbe. Le héros, je veux dire le voleur, est son valet, que nous connaissons déjà par la façon plaisante dont son maître le corrigeait :

« Il lui donnoit dix sous par jour pour sa vie, ce qui estoit honneste en ce temps-là, et vingt écus de gages [environ 420 fr. de notre monnaie], et quand son valet l’avoit fâché il lui faisoit une remontrance en ces termes : Mon ami, quand on offense son maître on offense Dieu, et quand on offense Dieu il faut, pour avoir l’absolution de son péché, jeûner et donner l’aumosne ; c’est pourquoy je retiendrai cinq sous de vostre dépense, que je donnerai aux pauvres à vostre intention, pour l’expiation de vos péchés. »

Mais le valet savait se venger et rentrer dans ses cinq sous.

Un jour Malherbe passait à Auxerre ; c’était sans doute dans un de ses voyages à Aix ou à Dijon, chez son protecteur , le duc de Bellegarde, qui était gouverneur de Bourgogne :

« Il luy prit fantaisie d’avoir de la poudre de Chypre, et envoya son valet dire à un homme qui en vendoit, qu’il lui en apportast ; le Marchand luy en ayant montré, qu’il vouloit vendre 50 sols l’once, M. de Malherbe luy dit qu’il n’en vouloit point, et qu’elle ne devoit pas être bonne à ce prix-là ; si bien que le marchand s’en retourna ! Le valet, qui connaissoit l’humeur de son maître, alla retrouver le marchand, et l’instruisit de ce qu’il devoit faire, à condition qu’il auroit part au gain qu’il feroit de plus qu’il n’eust fait. Le marchand revint donc au logis où estoit logé M. de Malherbe, et luy montrant la même poudre que « celle qu’il luy avoit montrée auparavant », il luy dit qu’elle valoit 100 sols[15] « et que c’estoit de la bonne poudre de Chypre, dont M. de Malherbe voulut bien acheter ».

Bénéfice net pour le valet, 25 sols : de quoi faire face à cinq jours de jeûne.

C’est à ce même valet sans doute que Malherbe, sur son lit de mort, commandait de « donner ses vieux souliers à un carme déchaussé ». Conrart a écrit ce trait inédit immédiatement après celui de Racan nous rapportant l’observation grammaticale faite par le poète moribond à son hôtesse . Ces deux traits ne sont que des on-dit, Racan ayant eu le chagrin de ne point assister aux derniers moments de son maître ; mais n’est-il pas vraisemblable que Malherbe ait conservé jusqu’au bout la fermeté de son caractère, la brusquerie et la liberté de son humeur ?

« On ne lui trouva, ajoute Conrart en terminant, autre argent que deux quarts d’écus ; ce qui fit écrire par M. de Malleville à Mme des Loges « que s’il ne fust mort de maladie, il fust mort de faim », et ce qui inspira à M. de Gombaud cet (sic) épitaphe :


L’Apollon de nos jours, Malherbe icy repose,
il a vescu longtemps sans beaucoup de support ;
en quel siècle, Passant, je n’en dis autre chose,
il est mort pauvre, et moy, je vis comme il est mort.

Malherbe ne mourut point pauvre, et si on ne lui trouva que deux quarts d’écus, c’est qu’on ne chercha pas bien. Après avoir vécu toujours avec une simplicité extrême, il était dans l'aisance à la fin de sa vie[16].

D’ailleurs, en y comprenant Corneille lui-même, un Normand meurt-il pauvre ?

Tels sont les principaux détails inédits que Racan avait coutume de rapporter à Conrart et qui formèrent, au 17e siècle, comme le Supplément oral des Mémoires manuscrits pour la vie de Malherbe. Même avec ce supplément, les Mémoires ne donnent pas encore un portrait en pied du poète : on ne voit au clair ni les grandes lignes de sa réforme, ni le fond de son âme, que nous avons tenté de restituer dans le chapitre précédent. On prend du moins une idée du tour de son humeur, de sa parole et de son esprit ; on est édifié sur ses mots, ses repas, son vêtement, le croirait-on ? jusque sur le goût « agréable de ses sueurs en sa jeunesse » : c’est une promenade au bord plutôt qu’au dedans de cette vie ; c’est son histoire, non pas intime, mais détaillée, ce qui est tout autre.

Racan qui, à bien des égards, retardait sur son temps, l’a devancé sans le vouloir par ses informations minutieuses sur un homme illustre. Les biographes ont certes mieux à faire qu’à le prendre pour modèle ; mais les reporters ne pourraient-ils point le saluer comme leur premier ancêtre[17] ?

3 décembre 1892.




Séparateur

  1. Nous tentons cette synthèse sur Malherbe en tenant compte, bien entendu, des nombreuses contributions qui ont été données sur le poète depuis vingt ans et dont voici les principales : 1888, E. Roy : Annales de la Faculté des Lettres de Bordeaux, publication de la première pièce de Malherbe, jusque-là inédite ; — 1890, A. Gasté : La Jeunesse de Malherbe, brochure ; — 1891, G. Allais : Malherbe et la Poésie française à la fin du XVIe siècle ; F. Brunot : La Doctrine de Malherbe d’après son commentaire sur Desportes, thèses ; — 1893, L. Arnould : Anecdotes inédites sur Malherbe, brochure ; M. Souriau : La Versification de Malherbe, inséré dans l’Évolution du vers français au XVIIe siècle ; — 1895, abbé Bourienne : Malherbe, Points obscurs et nouveaux de sa vie normande ; — 1896, A. Gasté : Malherbe concessionnaire de terrains à bâtir sur le port de Toulon, brochure ; — 1897, le même : Le Portrait de Malherbe. La Maison de Malherbe à Caen, brochure ; Duc de Broglie : Malherbe (collection des Grands Écrivains français) ; — 1898, L. Arnould : Honorat de Bueil, seigneur de Racan. Histoire anecdotique et critique de sa vie et de ses œuvres, thèse ; — 1899, Jules Lair : Recherches sur une maison où demeura Malherbe, brochure ; Durand-Lapie et F. Lachèvre : Deux homonymes au XVIIe siècle : François Maynard et François Maynard ; — 1901, F. Lachèvre : Bibliographie des Recueils collectifs de Poésies, de 1597 à 1635 ; — 1902, L. Arnould : Racan en Touraine, brochure illustrée ; — 1904, A. Counson, Malherbe et ses sources, fascicule XIV de la Bibl. de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liége, etc.
  2. Plainte, « Des abimes d’ennui… »
  3. L’on en peut voir une belle planche coloriée dans l’Album de la grande édition de Malherbe, par L. Lalanne (chez Hachette).
  4. Cyrano de Bergerac, acte II.
  5. Revue des Deux Mondes, 1er décembre 1901.
  6. L’on trouvera plus complètement exposé cet enseignement de Malherbe dans les chapitres IV et [[rom|IX}} de notre thèse sur Racan : La Rencontre de Malherbe 1605 et Racan chez Malherbe {1610-1620).
  7. La même idée l’avait déjà bien inspiré dans l’une des Stances célèbres de l'ode à du Périer.
  8. Henri Chantavoine, Correspondant du 10 février 1899, p. 630.
  9. Il est bien rare que Malherbe tombe, comme en cette strophe, dans l’incohérence des images : le roi y est à la fois Jupiter, un lion et Hercule abattant l’hydre.
  10. Joli mot d’Antoine de la Tour, dans son édition de Racan, t. I, p. XXVIII.
  11. À propos des thèses de MM. Ferdinand Brunot et Gustave Allais (1891).
  12. Notre maître M. Auguste Bourgoin, le biographe de Conrart. Il a donné depuis les Maîtres de la critique au XVIIe siècle, et les Récits de nos élèves, si poétiquement illustrés par Fraipont.
  13. P. 105.
  14. Nous n’avons pu retrouver nulle part ce qu’était le velours « Supraris ».
  15. Tels sont les mots hors guillemets, que nous suppléons sans difficultés.
  16. Il semble le dire lui-même dans une mauvaise strophe d’une de ses dernières pièces : il s’estime au fond content

    d'avoir bien vécu dans le monde
    prisé (quoique vieil abattu)
    des gens de bien et de vertu :
    et voilà le bien qui m’abonde.

    Et nous pouvons l’en croire, après toutes les lamentations qu’il a envoyées pendant si longtemps sur ce sujet à ses amis Peiresc et Racan. Néanmoins le dernier vers ne prête-t-il pas à une équivoque sur le sens ?

  17. Nous avons publié intégralement ces Anecdotes inédites sur Malherbe, avec une introduction et des notes critiques (87 p. in-8o, chez Alphonse Picard et fils, 1893).