Quelques personnages officiels à Tahiti, sous le règne de S. M. Napoléon III/6
LE COMMERCE DES MISSIONNAIRES
Le prince voulut voir ces richesses immenses ;
Il ne trouva partout que médiocrité,
Louanges du désert et de la pauvreté.
S’il est une assertion qui ne s’appuie sur aucune base sérieuse, c’est celle qui impute à la congrégation de Picpus d’avoir fait exploiter, à son profit, les pauvres richesses de Mangarèva. Pour bien des gens qui n’ont jamais voulu se rendre compte des choses, et qui ont tiré leurs renseignements de sources aussi peu sérieuses et si peu dignes de foi que celles où a puisé M. de Kératry, c’est un vrai bonheur que de crier haro sur cette humble congrégation.
Ces gens s’indignent contre ces missionnaires qui, disent-ils, exploitent le « pauvre monde » et veulent acquérir des richesses contrairement aux prescriptions de Notre Seigneur Jésus-Christ. Or, il est à remarquer que les plus animés dans ces sortes de discours, sont ordinairement ceux qui n’ont aucune espèce de religion. S’ils sont chrétiens, ce n’est point leur faute, et leur volonté n’y est pour rien, car on les baptisa le lendemain de leur naissance. Plus tard, ils se sont empressés d’oublier tout ce qu’on leur avait appris lors de leur première communion, et, en parlant de ce qu’ils ne connaissent plus, ils disent, avec une conviction pétrie d’orgueil et de sottise, « qu’ils n’ont que du mépris pour cette religion catholique, apostolique et romaine, qui est une religion de bigots, de calotins, d’idiots, et qui ne sert qu’à enrayer les progrès de l’humanité. ».
Mais alors toutes ces criailleries qu’ils profèrent contre les missionnaires et contre le commerce qu’ils leur attribuent, à quoi viennent–elles ? puisqu’elles ne sont pas dans l’intérêt d’une religion qu’ils méprisent.
Est-ce que la loi civile défend à un prêtre de commercer, c’est-à-dire d’acheter pour revendre ?
Est-ce que si un prêtre catholique faisait le commerce et avait comme le révérend Pritchard, jadis ministre protestant à Tahiti, son magasin à côté du temple, la justice humaine aurait à s’en mêler ?
Est-ce que si un missionnaire catholique, sans patente dans une région où l’on n’en connaît point, ou payant patente valable dans les lieux où la loi l’exige, était surpris par la police à vendre des souliers ou des chapeaux ou à faire tout autre acte de commerce, il pourrait être mis en jugement ? Nous ne le pensons pas, et le Code civil est entièrement muet à cet égard.
Pourquoi donc alors tous ces gens qui n’ont jamais connu la religion chrétienne ou qui même n’ont aucune religion s’enflamment-ils si fort pour une chose qui ne les touche en rien ?
Et ne pourrait-on pas leur dire : Messieurs, mêlez-vous donc de vos affaires. Ceci ne vous concerne point. Laissez, à nous autres chrétiens catholiques, le soin de réprimander ceux d’entre nous qui commettent des actes contraires à notre foi. Croyez-le, nous n’avons nul besoin de vous pour nous rappeler les canons de l’Église et l’excommunication lancée contre les prêtres qui font le commerce et qui ne se bornent pas, comme le faisait saint Paul, à vendre les produits de leur industrie ou de leur agriculture ?
Soyez donc sans crainte, nous veillons et nous savons si bien ce que valent tous vos dires qu’à Tahiti, au moment même où s’est élevé le bruit de vos clabaudages, nous y avons répondu en priant nos missionnaires d’établir parmi nous l’aumône de la Propagation de la Foi, et alors, bien que nous soyons pauvres et peu nombreux ici, nos oboles se sont réunies en assez grand nombre pour être une réponse sans réplique à vos calomnies.
En vous écoutant parler on croirait que vous n’avez jamais su que lorsqu’un honnête homme avance un fait, qui peut nuire à la considération d’autrui, il doit se donner la peine de le prouver ?
Pensez-vous vraiment que les missionnaires font le commerce ? Êtes-vous prêts à les en accuser ?
Si c’est oui, la chose est bien simple à faire. Supposez que vous êtes M. de Kératry et dites :
« Le R. P. Laval envoie tous les ans 60 ou 70,000 francs à la congrégation de Picpus à Paris ; » puis si vous êtes un honnête homme ajoutez :
« En voici les preuves : En 1860 le P. Laval envoya cette somme par tel navire et nous joignons ici l’attestation du capitaine de ce navire.
En 1861, il pria M. le comte de la Roncière de porter la somme à Tahiti et de lui prendre des traites au Trésor où se voient les talons.
En 1862 ce fut M. de la Richerie qui voulut bien lui rendre le même service.
En 1863 ce fut M. X…, négociant, qui se chargea de cette opération et la somme fut remise à Paris par telle maison de commerce ou de banque. »
Certes, si vous parliez ainsi l’on pourrait vous croire ; mais comme vous n’avez jamais pu nous citer ni un acte de commerce ni une simple vente et que vous ne nous avez point indiqué la voie par où passent les sommes annuelles et considérables dont vous parlez, nous sommes bien obligé, sous peine de manquer de raison et de donner à penser que nos cerveaux sont aussi creux que les vôtres, de hausser les épaules et de rire de vos accusations.
Cela ne vous plaît point et vous désireriez être pris au sérieux ? Vous voudriez peut-être que nous nous donnions la peine de défendre contre vous ceux que vous accusez ?
Eh ! bien soit, nous y consentons et nous allons le faire dès que vous nous aurez appris depuis quand il est établi que l’on peut traîner un homme devant les tribunaux et lui dire : « Prouvez que vous êtes innocent ou vous serez pendu, » et aussi depuis quand est abolie l’ancienne et bonne coutume qui voulait qu’avant de pendre un homme ses accusateurs eussent à prouver sa culpabilité.
Nous ne pensons pas que cet usage, estimé des honnêtes gens, soit tombé en désuétude, pas plus que nous ne croyons aux calomnies soulevées contre Picpus et les missionnaires par MM. de la Richerie, de la Roncière et… autres.
Aussi n’est-ce point pour vous qui ne voulez pas croire, ni pour eux, qui connaissent aussi bien que nous toute la fausseté de leurs dires, que nous allons écrire les lignes suivantes, mais bien pour ceux qui veulent et cherchent la vérité.
À ceux-là nous dirons :
1o Si les missionnaires faisaient le commerce, les personnes qui s’en apercevraient d’abord, parce que leurs intérêts en souffriraient, ce sont les commerçants, et ils s’en plaindraient. Au lieu de cela, voici ce que disent les plus considérables et les plus anciens d’entre eux.
» Monseigneur, suivant le désir que vous m’avez manifesté, et pour rendre à la vérité l’hommage qui lui est dû, je constate ici qu’il n’est point à ma connaissance qu’en aucune occasion la mission catholique de ces îles ait fait aucun acte de commerce, spécialement en ce qui concerne les îles Gambier. Je déclare avoir vu, lors de mes deux voyages à Mangarèva, les commerçants traiter directement avec la régente pour les échanges de leurs marchandises contre les produits de la localité, soit nacres, perles, etc.. Je ne puis rien ajouter qui me soit personnel, attendu que je n’ai jamais traité par moi-même avec les habitants de ces îles.
» Je suis avec respect, monseigneur, votre très-humble serviteur.
» Je soussigné, certifie que faisant le commerce aux Gambier et aux Pomotu, ni moi ni mes agents ne nous sommes jamais aperçus que les missionnaires catholiques fissent le commerce.
» En foi de quoi j’ai signé le présent.
« Nous soussignés, attestons n’avoir su ni vu, pendant notre séjour aux îles Gambier, qu’aucun missionnaire catholique ait fait le commerce, c’est-à-dire ni acheter, ni vendre pour leur compte.
« Je soussigné, certifie que pendant mon séjour aux îles Gambier (Océanie) ; soit environ deux années, je me suis exclusivement occupé du commerce de la nacre et des perles, et qu’il est à ma connaissance que Messieurs de la mission catholique française, les RR. PP. du Sacré-Cœur, établis depuis fort longtemps auxdites îles, n’y ont fait aucun commerce ni trafic, soit en nacres de perles, soit en autres denrées ou marchandises ; je déclare aussi que, ne comprenant pas la langue de ces îles, j’ai eu souvent recours à leur obligeance pour me traduire les conventions et accords résultant de mes opérations commerciales avec les naturels océaniens. J’atteste également que je ne connais aucun Européen qui, avant, ou durant, ou après mon séjour, ait eu à subir à Gambier aucun mauvais traitement corporel.
» En foi de quoi, je délivre le présent pour servir et valoir à qui de droit.
- » À Papeete, île Tahiti, 2 août 1865.
« Je soussigné, atteste que durant le temps que j’ai fait le commerce de la nacre à Gambier, il est à ma connaissance que nul missionnaire n’a fait ce commerce, ni celui des perles et que je ne connais aucun Européen qui ait eu à y souffrir des châtiments corporels.
» En foi de quoi j’ai délivré la présente attestation.
- » Valparaiso, le 29 septembre 1865.
2o Si les missionnaires des Gambier envoyaient chaque année 60 ou 70 mille francs à la maison mère de Picpus on en trouverait quelques traces dans les transactions opérées dans ces îles par les négociants.
Voyons s’il en est ainsi :
Personne n’ignore que l’unique richesse de Mangarèva consiste dans ses nacres et ses perles.
Le commerce de la nacre a été fait, avec le roi Grégorio Maputéoa, depuis le 15 septembre 1852 jusqu’au 15 septembre 1865, par M. Labbé, représentant aux Gambier de la maison Fauché de Valparaiso.
La maison Lequellec et Bordes succéda, le 15 septembre 1865, à la maison Fauché, et continua ce commerce avec Grégorio ou avec sa veuve jusqu’au mois de juin 1862, époque où la pêche de la nacre fut suspendue durant quelques années à cause du grand appauvrissement des bancs d’huîtres.
Depuis la réouverture de la pêche des nacres ses produits ont été employés par la reine Maria-Eutokia à payer l’indemnité Dupuy et Pignon où ont été livrés, en échange de marchandises, à la maison Ballande de Bordeaux, dont l’agent en Océanie était un nommé M. Amiot.
La maison Fauché, de Valparaiso, est donc la première qui ait fait le commerce de la nacre à Mangarèva et elle en a eu le monopole durant trois ans.
Par le marché qui liait cette maison au roi Grégorio elle devait lui payer la nacre à raison de 375 francs le tonneau. Si le roi le désirait, un quart de la nacre livrée était payé en espèces et le prix en était augmenté de 5 p. 100, mais les trois autres quarts se soldaient en marchandises.
En réglant le compte de sa maison avec le roi, M. Labbé lui laissa la pièce suivante :
« Je soussigné, certifie avoir acheté de S. M. le roi de l’île Mangarèva (Gambier) la quantité de deux cent dix-huit tonneaux et mille six cent seize livres coquilles de nacres de perles, lesquelles ont été payées par moi, partie en marchandises diverses livrées au roi de Mangarèva selon reçu daté du 4 mai 1853 et l’autre partie en numéraire, soit 11,812 fr. 50 c., aussi à lui payés, selon quittance datée du 8 mars 1853.
Par cette pièce on voit que le signataire a payé seulement trente tonneaux de nacres en espèces. Les 188 tonneaux et 80 centièmes de tonneau restants ont été soldés en marchandises, évaluées 375 francs par chaque mille kilogrammes, ce qui fait pour 70,800 fr. de marchandises.
La maison Lequellec et Bordes succéda dans ce commerce à la maison Fauché, et seule, durant huit années, elle eut les produits de la pêche.
Cette maison a résumé comme il suit toutes ses opérations commerciales avec Gambier :
« Achats de nacres faits, au roi et à la reine des îles Gambier, par la maison Lequellec et Bordes, depuis septembre 1855 jusqu’en juin 1862.
» 912 tonneaux 812 kilogrammes de nacres, valant 493,402 francs 60 centimes.
» Sur cette somme ont été payés :
- » En marchandises · · · · · · · · · · 401,452 fr. 90
- » En espèces · · · · · · · · · · · · · · · · 91,949 70
- » Valparaiso, 27 novembre 1865.
» Nous certifions, en outre, avoir vendu à la reine des Gambier, en janvier 1865, diverses marchandises s’élevant à 3,200 piastres, dont elle nous a payé le montant en espèces.
- » Valparaiso, 27 novembre 1865.
Dans les dix années qui se sont écoulées de 1852 à 1862, la maison royale des îles Gambier a donc reçu 103,762 francs en argent monnayé et 472,252 francs de marchandises.
Ces marchandises ont été consommées dans le pays, et chaque habitant en a usé annuellement pour trente-six francs et trente-deux centimes environ, ce qui n’a rien d’excessif si l’on considère que cette somme représente les achats d’habillements, d’ustensiles de ménage, d’outils, de clous, rames, filets, etc., etc.
Dès maintenant, on voit qu’il n’y a là rien qui puisse fournir au R. P. Laval les moyens d’envoyer 60 ou 70,000 francs par an à sa communauté. Nous donnerons un peu plus loin le compte exact de l’emploi des 103,762 francs reçus en espèces. Mais avant cela, considérons ce qu’a rapporté le commerce des perles.
La première vente concernant ce produit a eu lieu par l’entremise de M. la Motte du Portaïl, négociant à Valparaiso. Il fit faillite, et, s’il est encore de ce monde, il peut attester que cette vente a rapporté zéro.
Le roi des îles Gambier fit ensuite un cadeau à S. M. Louis-Philippe Ier. Les perles qui le composaient étaient belles, et ce présent fut la cause de la tentative faite pour établir le protectorat français sur ces îles. Sa Majesté le roi des Français, afin de reconnaître le don qu’on venait de lui faire, envoya aux Gambier pour trente mille francs d’outils de toutes sortes.
Une deuxième vente de perles fut tentée avec le concours de M. Marziou, négociant au Havre. C’était à la veille d’une révolution. Le prix fut excessivement, réduit par suite de la crise financière qui se produisit alors, et M. Marziou peut dire que ce prix réduit fut en entier soldé en marchandises.
Au mois de mai 1861, M. de la Richerie reçut deux perles que lui offrait Maria-Eutokia. Il a osé dire que ce présent, connu de tout Mangarèva, ne lui venait pas de la Reine, et que, d’ailleurs, les perles qui le composaient étaient fausses. Sans doute cet ex-commissaire impérial pense qu’aux îles Gambier l’on fabrique des perles de même qualité que ses accusations !
Quelques belles perles, deux ou trois, croyons-nous, furent envoyées à Sa Majesté l’impératrice Eugénie.
Nous ignorons si elles lui sont parvenues. Mais ce que nous savons, c’est que Sa Majesté, dont le cœur est accessible à la prière des plus humbles, s’intéressa en faveur des Gambier, et que M. de la Richerie n’a pas craint d’affirmer que les démarches de l’auguste souveraine n’ont servi qu’à hâter la détermination prise contre ses protégés en faisant sortir de l’oubli les affaires Dupuy et Pignon.
Un dernier lot de perles vient d’être vendu par les soins de M. Ballande, négociant à Bordeaux. Le prix en a été de 60,000 fr.
Cet honorable commerçant peut dire s’il a envoyé cet argent à Picpus ; sa réponse fournira la preuve que les perles appartiennent bien à la reine de Mangarèva, car après en avoir employé une partie à rembourser (et non pas en France) à monseigneur l’évêque d’Axiéri le montant de la dernière annuité de l’indemnité Pignon, que ce prélat avait avancé à Maria-Eutokia, M. Ballande a fait remettre à cette dernière, par son agent M. Amiot, le reliquat du prix obtenu.
Enfin, M. le marquis de Gambfort, attaché à la légation de France, au Chili, étant allé aux îles Gambier en l’année 1870, la reine lui vendit pour onze cents francs de perles.
Ce commerce a donc produit une somme totale de 61,100 francs en espèces.
Voyons maintenant ce qu’est devenu l’argent de la reine des Gambier, et d’abord commençons par récapituler les sommes qui en forment le total.
Avec cet argent Maria-Eutokia a payé en espèces :
Ainsi : | sommes reçues en espèces. | 164,862 f. 20 |
— | sommes payées en espèces. | 143,131 » |
Reste ou différence | 21,731 f. 20 |
Ce chiffre de 21,731 francs est en réalité trop considérable, car nous avons négligé de tenir compte de certaines petites dépenses, comme par exemple, de la perte au change subie par Maria-Eutokia lorsqu’elle a payé en condors péruviens l’annuité de l’indemnité Pignon en 1866. Nous pensons qu’en réalité il ne doit rester entre les mains de la reine que la somme qui lui fut dernièrement remise par M. Amiot de la part de M. Ballande.
Serait ce avec cette somme que le R. P. Laval aurait pu enrichir la pauvre société de Picpus ?
4o Il est encore une preuve qui peut convaincre les esprits les plus rebelles, la voici :
Les missions ont des dépenses et des recettes, et par suite elles ont des comptes.
Tous les ans, l’Œuvre de la Propagation de la Foi alloué à chacune d’elles une somme d’argent qui est remise entre les mains de la communauté à qui appartiennent les missionnaires, et qu’elle leur fait parvenir.
Si les missionnaires des Gambier avaient eu de l’argent à donner à leur maison de Paris, celle-ci eût d’abord opéré, sur l’allocation de la Propagation de la Foi, une retenue égale à ce que Gambier devait lui envoyer, et elle n’eût fait parvenir en Océanie que la différence entre les deux sommes.
Précisons, et pour mieux fixer les idées, prenons un exemple :
Ainsi en 1849, l’allocation accordée par l’Œuvre de la Propagation de la Foi s’élevait à 45,000 francs. Elle fut remise à la maison de Picpus, qui la fit parvenir à Tahiti.
Si à cette époque, comme le prétend M. de Kératry, la mission avait eu 70,000 francs à faire parvenir à la maison mère de Paris, cette dernière eût d’abord gardé, par devers elle, les 45,000 francs donnés par la Propagation de la Foi, et eût écrit en Océanie : « Vous avez 70,000 francs à m’envoyer ; je viens d’en recevoir pour vous 45,000 ; je les garde, ce qui fait que vous n’aurez plus qu’à me faire parvenir les 25,000 francs qui forment la différence des deux sommes. »
Cette combinaison n’eût pas manqué d’être adoptée, tant elle est simple et logique. D’ailleurs, que ce soit la mission ou Picpus qui reçoive de l’argent, ces relations pécuniaires, ces envois de fonds, créent des comptes et donnent lieu à des correspondances qui gardent les traces des opérations faites. Ces comptes, ces correspondances ont commencé dès les premiers jours où la mission a vécu. Ceux qui les établirent et les tracèrent alors ont quitté ce monde, ils n’y peuvent donc rien changer[1].
Or, que lit-on dans ces correspondances, et que voit-on dans ces comptes ? C’est que la mission a toujours reçu de l’argent de Picpus, soit par des envois directs, — soit par l’intermédiaire de la succursale de Valparaiso, et que jamais elle n’en a envoyé.
Nous avons entre les mains les comptes originaux de la mission de Tahiti et des Gambier avec Paris et Valparaiso ; ils embrassent une période de 21 ans, c’est-à-dire depuis 1849 jusqu’en 1870. Nous y lisons les noms des capitaines des navires de commerce et ceux des commandants des navires de guerre qui ont porté de l’argent à Tahiti ; nous y voyons aussi les noms des personnes qui ont reçu du chef de la mission des lettres de change sur la maison mère ; ces personnes sont en France ou à Tahiti, et leurs témoignages peuvent servir à vérifier si la mission, comme l’indiquent les comptes, a toujours exactement reçu de Picpus les sommes allouées par la Propagation de la Foi.
Nous voudrions pouvoir mettre sous les yeux de nos lecteurs, une reproduction, un fac-similé de ces écrits.
— Dans la façon peu commerciale, mais franche, claire et parfois naïve dont ils sont rédigés, on sent un parfum de loyauté et de bonne foi qui détruit tout soupçon. Les erreurs elles-mêmes qui parfois s’y trouvent, ou mieux encore la façon dont elles sont réparées, portent l’empreinte de la candeur et de la vérité. Nous les avons lus et relus, tournés et retournés dans tous les sens, scrutés de toutes les façons sans que nous ayons pu y découvrir la moindre trace d’un envoi d’argent fait en faveur de la maison mère, ou celle d’un acte de commerce.
Après cela, nous nous sommes procuré les Annales publiées chaque année par l’Œuvre de la Propagation de la Foi, et nous y avons puisé les éléments du tableau qui suit :
ANNÉES | TOMES | PAGES | ALLOCATION pour la mission de Tahiti. | ||
1849 | XXII | 197 | 45,000 f. | » | |
1850 | XIII | 197 | 45,240 | » | |
1851 | XIV | 192 | 38,516 | 65 | |
1852 | XXV | 196 | 28,100 | » | |
1853 | XXVI | 288 | 50,300 | » | |
1854 | XVII | 204 | 65,000 | » | |
1855 | XVIII | 203 | 48,000 | » | |
1856 | XIX | 207 | 50,000 | » | |
1857 | XXX | 295 | 50,000 | » | |
1858 | XXXI | 203 | 58,000 | » | |
1859 | XXXII | 195 | 68,000 | » | |
1860 | XXXIII | 203 | 66,000 | » | |
1861 | XXXIV | 207 | 50,000 | » | |
1862 | XXXV | 207 | 45,000 | » | |
1863 | XXXVI | 207 | 43,500 | » | |
1864 | XXXVII | 201 | 42,000 | » | |
1865 | XXXVIII | 201 | 42,000 | » | |
1866 | XXXIX | 209 | 42,000 | » | |
1867 | XL | 229 | 40,000 | » | |
1868 | XLI | 206 | 40,500 | » | |
1869 | XLII | 214 | 40,000 | » | |
Total en 21 ans… | 997,156 f. | 65 | |||
Puis nous avons repris les comptes de la mission et nous y avons vu que Picpus, en 21 ans, c’est-à-dire de 1849 à 1870, avait reçu pour Tahiti :
Ces mêmes comptes (qui pour Paris ne vont que jusqu’au milieu de 1869) nous ont aussi montré que depuis 1849 la maison mère a envoyé à Tahiti :
La différence entre les sommes reçues et les sommes envoyées est en faveur de ces dernières et s’élève à 10,166 francs et 44 centimes dont la mission est la débitrice.
Ainsi, à l’époque même où M. le comte de Kératry, se fiant à des témoignages indignes d’être crus, assurait à ses collègues que chaque année la maison religieuse de Picpus recevait des sommes considérables de l’Océanie, il était vrai, au contraire, qu’elle y avait envoyé plus d’argent que ne lui en avait confié pour cela la charité des chrétiens.
Nous allons indiquer maintenant quel a été l’emploi de tout l’argent reçu par la mission :
- En 21 ans, Picpus a envoyé en Océanie, aux missionnaires français1,084,391 f. 26 c.
- Dans le même laps de temps le Gouvernement français leur a donné à divers titres176,341 »
- La mission, a donc reçu depuis qu’elle existe1,260,732 f. 26
Cette somme a été employée de la façon suivante :
À Reporter
La différence entre ces 967,593 francs et la somme totale reçue est de 293,139 francs qui représentent ce qu’a coûté en 21 ans le personnel de la mission, tant en logement qu’en nourriture, vêtements, etc., etc.
Encore faut-il remarquer que sur cette dernière somme on a dû prélever les frais du culte pour les cures autres que celle de Papeete.
Le personnel, de la mission est de dix-sept personnes. Ce chiffre est la moyenne des 21 dernières années.
Si nous multiplions ce chiffre 17 par le nombre des années 21 et qu’avec le produit 357 nous divisions la somme 293,139 fr., le quotient de cette division, qui est de 821 fr. 11, nous apprend qu’un missionnaire catholique à Tahiti, aux îles Gambier et aux îles Tuamotu dépense chaque année pour son logement, sa nourriture, son vêtement, etc., etc., la somme de 821 francs et 11 centimes.
Avant de terminer ce chapitre, nous allons revenir un instant sur nos pas. Nous avons dit plus haut que ni dans les comptes de Paris, ni dans ceux de Valparaiso, ni dans ceux de Tahiti on ne peut trouver aucune trace de commerce. — C’est une erreur, et nous nous empressons de la rectifier.
En effet, dans les comptes de la maison de Valparaiso, en 1850, on voit qu’un missionnaire a fait une opération commerciale, et voici ce que c’est :
Dans les premiers jours de l’année 1850, un navire se trouvait sur la rade de Mangarèva, où il était venu prendre livraison d’une certaine quantité de nacre déjà achetée.
Les temps étaient durs pour les îles Gambier, car la récolte n’avait presque rien produit et les habitants allaient avoir faim.
Lorsqu’ils eurent donné au navire toute la nacre qui lui revenait, ils prièrent le capitaine, qui avait des vivres en abondance, de leur en céder en échange des coquilles de nacre qui leur restaient. Mais il s’y refusa.
Les naturels furent affligés de ce refus, car ils ne savaient comment faire et ils craignaient la famine, surtout pour leurs femmes et pour leurs enfants. Dans leur détresse, ils eurent recours à ceux qui ont toujours compati à leurs peines et qui les ont toujours secourus de toutes leurs forces.
Les missionnaires implorèrent le capitaine du navire, mais ce dernier persista dans sa première résolution. Il voulait de l’argent en échange de ses vivres.
Le supérieur de la mission avait en dépôt une somme de treize cents francs environ, dont il devait rendre compte à son évêque. Il agit alors comme ce dernier l’eût fait en pareil cas. Il réunit à ce qu’il avait les quelques rares piastres possédées par les Indiens, et porta le tout au capitaine du navire.
Dieu aime le dévouement et la charité. Le cœur de ce capitaine s’ouvrit alors à la pitié. Non-seulement il donna des vivres pour la valeur de cet argent, mais il voulut bien, en outre, en échanger une certaine quantité contre de la nacre, et ainsi, la famine put être atténuée si elle ne fut point totalement conjurée.
Mieux que personne, les habitants de Mangarèva savent combien est réelle la pauvreté des missionnaires. Ils n’ignoraient point que l’argent dont ils venaient de disposer en leur faveur ne leur appartenait point ; alors ils furent vers eux et leur dirent : « Pères, vous nous avez donné de l’argent et par là vous nous avez sauvés de la faim. Mais il n’était point à vous et il vous faudra le rendre. Écoutez donc ! Nous allons vous donner beaucoup de nacre, vous l’enverrez à Valparaiso, où vous la vendrez et vous aurez de l’argent. »
Le moyen proposé par les Mangarèviens était, en effet, le seul que les missionnaires pussent employer afin de pouvoir rendre à qui de droit l’argent dont ils étaient responsables, et dont ils avaient disposé. Ils acceptèrent donc l’offre des Indiens qui, tout joyeux, leur apportèrent aussitôt leurs coquilles. Quelques mois après, la mission put envoyer cette nacre à Valparaiso, où elle fut vendue par les soins de la maison Fauché. Tous frais payés, cette vente produisit 745 francs[2].
Le supérieur de la mission rendit compte à son évêque Mgr d’Axiéri de tout ce qui avait été fait, et ce dernier approuva joyeusement cette opération commerciale.
Plus tard ce prélat, au milieu des sentiments pénibles et douloureux qu’il éprouvait en voyant sa mission calomniée et accusée de faire le commerce, ne pouvait néanmoins s’empêcher de rire au souvenir de la manière dont ses missionnaires pratiquaient le négoce, et son cœur remerciait Dieu de ce que tous ses collaborateurs étaient aptes et disposés à le faire ainsi.
Papeete, mars 1871.
- ↑ Le R. P. Tuffier, qui avait longtemps tenu ces comptes, vient d’être assassiné par la Commune.
- ↑ Cette vente correspond à l’époque que M. le comte Émile de la Roncière fixe pour attribuer à la nacre une valeur de seize cents francs par tonneau. (Voir le Journal officiel de l’Empire français du 11 ou du 12 mars 1870, séance du Corps législatif, interpellation de M. de Kératry.)
M. le commandant commissaire impérial de la Roncière a toujours été fort bien renseigné. On peut s’en faire une idée par la facture de la maison Fauché qui établit qu’à Valparaiso la nacre valait alors cent soixante francs les mille kilogrammes. D’ailleurs à Tahiti, à la même époque, le tonneau (ou les mille kilogrammes) de nacre, mis à bord du navire qui devait le transporter en Europe, coûtait tous frais payés cent soixante-quinze francs.