Quelques personnages officiels à Tahiti, sous le règne de S. M. Napoléon III/5
M. FRANÇOIS-XAVIER-MARIE CAILLET.
M. François-Xavier-Marie Caillet est un lieutenant de vaisseau âgé de quarante-huit ans, qui se sent, chaque matin, le besoin de dévorer un prêtre en guise de déjeuner.
Nous connaissons de lui des actions qui lui font grandement honneur, telle que, par exemple, celle d’avoir au péril de sa vie retiré un enfant du milieu des flammes d’un incendie, et en parlant de cet officier nous voudrions n’avoir que des traits pareils à raconter. Malheureusement dans les questions qui ont trait aux Tahitiens, objets de son amour, ou dans celles qui touchent à la religion catholique et aux missionnaires, objets de sa haine, son jugement est faussé, et dans le premier cas, il est capable de commettre, par amour, les plus grosses énormités, comme dans le second, en obéissant à sa haine, il se portera aux extrémités les plus blâmables.
Deux fois il a visité les îles Gambier. D’abord il y fut, avec le transport la Dorade dont il avait le commandement, et demeura à Mangarèva depuis le 10 décembre 1865 jusqu’au 20 février 1866.
Il fit de ce séjour l’objet du rapport mentionné par M. de la Roncière dans une des lettres lues à la Chambre de nos députés, le 11 mars 1870. (Voir la 5me pièce.)
Il revit une deuxième fois ces îles, au mois d’avril 1869, avec l’aviso à voiles Euryale, sur lequel il était passager, et il resta aux Gambier quatre ou cinq jours pour y remplir une mission qui consistait :
1o À s’informer s’il était vrai que le R. P. Laval avait empoisonné l’homme à qui il avait dit, à ce que prétendait M. le comte Émile de la Roncière : « Tu mourras vendredi. »
2o De chercher s’il n’y avait pas possibilité de faire naître quelque affaire bien désagréable à la mission et au R. P. Laval, au moyen de la plainte formulée contre ce dernier, par un Français habitant de Mangarèva et qui avait été lui et les siens frappé par une excommunication mineure pour cause de mauvaises mœurs.
3o De prendre tous les renseignements qu’il lui serait possible de recueillir sur le pays.
Dans la lettre lue par M. de Kératry (6me pièce) nous avons été surpris de ne rien trouver ayant trait aux deux premiers motifs de la mission de M. Caillet. Cela joint à ce que cette lettre est bien mieux rédigée que ses autres rapports, nous a fait hésiter un instant dans la découverte de son auteur ; cependant nos souvenirs n’ont pas permis à notre hésitation d’être de longue durée, car, au retour de l’Euryale à Tahiti, nous avions appris sûrement qu’on n’avait rien trouvé de sérieux touchant l’accusation de la mort d’un homme et rien à faire de la plainte du Français excommunié.
Nous avons sous nos yeux le rapport du 16 avril 1866, mentionné par M. le comte de la Roncière. Un de nos amis, qui l’a obtenu de M. Caillet lui-même, a bien voulu nous le prêter en nous accordant toute liberté pour en user à notre volonté.
C’est de cette pièce que parlait M. Caillet lorsqu’il disait un jour, devant plusieurs personnes parmi lesquelles nous étions :
« C’est ce que j’ai jamais fait de mieux comme travail et de plus châtié comme style. C’est mon œuvre capitale. »
La première phrase de ce rapport est la suivante :
« Aux Gambier, comme dans toutes les autres îles, sur lesquelles Tahiti exerçait un droit de suzeraineté, l’autorité était autrefois entre les mains d’un chef principal qu’appuyaient ou contrôlaient à l’occasion une série de chefs subalternes indépendants les uns des autres. »
Si l’on demandait à l’auteur de cette assertion sur quel fait, sur quelle tradition, sur quelle autorité enfin il s’appuie pour affirmer l’existence d’un droit de suzeraineté de Tahiti sur les îles Gambier, il lui serait absolument impossible d’en fournir des preuves autres que les rêveries de son cerveau.
Les lignes qui suivent cette première phrase sont pleines d’un pathos fort peu intelligible, au milieu duquel on peut cependant apercevoir que l’intention de l’auteur a été de montrer le fanatisme, sous la forme du R. P. Laval, comprimant, sous sa main de fer, les moindres élans du cœur de la reine de Mangarèva.
Plus loin on voit cette Reine, pauvre femme effrayée, attérée et toujours comprimée par cet ogre farouche — le fanatisme Laval, — qui ne peut et ne sait plus dire, dans sa propre langue, que quelques mots inintelligibles aux meilleurs interprètes.
Or, ces meilleurs interprètes, que M. Caillet avait en haute estime et qu’il employait constamment, ce sont — il est bon de le savoir — deux anciens matelots français, les deux ivrognes Guilloux et Marion. On ne saurait se faire une idée de la haute fantaisie qu’ils mettaient généralement dans leurs traductions. Nous allons essayer d’en donner un exemple fidèle.
C’était quelques jours après l’arrivée de la Dorade à Mangarèva, c’est-à-dire le 23 décembre 1866. M. Caillet, qui a toujours beaucoup aimé à faire des discours — maladie de ceux qui n’ont rien à dire — fut pris du besoin d’écrire à la reine régente Maria-Eutokia.
Cette dernière, il le savait, ne comprendrait pas sa prose française ; d’un autre côté il n’avait pas foi dans la fidélité que le Père Laval mettrait à la traduire, c’est pourquoi il en fit faire une version mangarèvienne par son meilleur interprète, Guilloux, et il l’envoya.
Voici quelques phrases du texte original français :
« Madame,
» Le drapeau qui flotte aux Gambier est partout l’emblème de la civilisation. Il ne doit donc pas être, ici, une menace permanente contre les habitants, et, aux yeux des étrangers qui visitent ces îles, le signe de l’esclavage pour la population qu’il doit abriter.
» Le protectorat que nous avons à exercer sur votre petit pays nous fait un devoir de nous ingérer dans ce qui a trait aux affaires publiques. J’ai cherché à vous faire comprendre devant les différentes personnes qui vous approchent le peu de garanties qu’offre la justice de votre pays. »
Voici la version de Guilloux :
E te tepeirue,
— Ko a reva e oga ana i Gambier ite mau kaïga marama e akatiki oga no te mau ku marama.
— E kore reka koe e na kuatume akamataku ki to koe hu ; ta mata o to koe hu, me te mata o te mau atoga paruga, mo te mau tagata e noho ana ikonei.
— Tokutu ruga ki to koe kaïga ite neï, chatoga uoku meaka akavaraka atu kia koe ite rapa kauraga, o te mau atoga i ruga o to koe kaïga nei, ite aro o te mautai.
Enfin voici le vrai sens de ces phrases mangarèviennes :
- Princesse,
— Le pavillon qui flotte à Gambier, dans toutes les terres savantes, est l’emblème de tous les peuples savants.
— Ne l’acceptes donc pas pour faire peur à ton peuple, aux yeux de ton peuple et aux yeux de tous les autres hommes, il arrive dans ta terre sur tous les genres de punition pour tous ceux qui sont ici.
— Quant à ma protection pour ta petite terre, mon affaire est de te faire savoir les tromperies de tout ce qui a eu lieu sur la terre en face de tout le monde.
Nous ne savons pas si la reine de Mangarèva comprit quelque chose à ce fatras, mais si les interprètes de M. Caillet lui traduisaient tout aussi fidèlement, il n’y a rien d’étrange à ce que ses appréciations sur les Gambier soient aussi erronées que le laissent voir ses lettres.
Mais revenons à son rapport : on y trouve des phrases comme celles-ci :
« La caisse de la Régente et sa conscience appartiennent au P. Laval qui en dirige les mouvements. »
« D’après les calculs établis au moyen de renseignements pris sur les lieux, il y aurait eu, dans la caisse en question, plus d’un million et demi depuis 1850 et sept cent cinquante mille francs depuis 1855. On ne trouve nulle trace de ces valeurs. La Régente n’a pas un meuble chez elle, pas une robe à se mettre et les Mangarèviens sont dans la misère. »
M. Caillet ne prend pas la peine de dire qui a établi les calculs dont il parle, ni quels sont les renseignements sur lesquels ils sont fondés. Les chiffres cités dépendent cependant de l’exactitude de ces calculs et de la valeur de ces renseignements. Il n’y a rien de prouvé dans son assertion, si ce n’est qu’elle contient une grave accusation contre le R. P. Laval.
Pour nous, il nous paraît inouï qu’un supérieur recevant d’un de ses inférieurs une lettre, un rapport qui contiennent de pareilles affirmations ne le mette point, de suite, en demeure de fournir les preuves de ce qu’il avance.
Arrivé à Mangarèva, le 10 décembre 1865, le capitaine de la Dorade se rendit quelques jours après, en baleinière, au village d’Atirikigaro. Là, sans doute, il rencontra des choses qui l’intéressèrent puisqu’il y retourna le 19 du même mois, et en ce jour il lui advint une histoire, que nous allons lui laisser raconter à sa guise, puis nous donnerons le récit des Mangarèviens.
C’est M. Caillet qui parle :
« Le 19 décembre 1865, je tombai en plein dans un guet-à-pens, tendu, m’a-t-on dit, par ordre sous nos pas. J’étais descendu à terre vers trois heures et demie du soir, avec l’intention de me rendre à un village situé de l’autre côté de la montagne, où se trouvaient campés des sujets du protectorat tahitien que le R. P. Laval avait fait venir des autres îles de l’archipel Tuamotu et qui désiraient vivement retourner chez eux. Ne voulant pas être épié dans ma course, je cherchai, une pente douce en dehors du sentier pour atteindre les crêtes qu’il me fallait dépasser. Le temps étouffant et le soleil qui dardait avec force sur la montagne, me firent plusieurs fois reculer devant cette pénible ascension. Après quelques minutes d’hésitation, je pris le parti de chercher à contourner la pointe Nord de l’île. Je comptais profiler du clair de lune pour revenir par la montagne.
« Il y avait environ une heure que j’étais en marche lorsque j’arrivai à un village que j’avais visité quelques jours avant en baleinière. J’étais très-fatigué ; pour me reposer quelques moments, j’entrai dans une maison dont je croyais connaître le propriétaire et où j’avais été bien accueilli.
« Le malheur qui m’a frappé[1] m’empêcha de saisir à temps la scène qu’on avait préparé pour me recevoir. Seulement j’aperçus un agent de police qui me menaçait du poing et d’autres affidés qui criaient et gesticulaient.
« Peu de temps après, mes yeux s’accoutumant à l’obscurité, je distinguai dans une chambre deux ou trois jeunes filles gardées à vue, qui riaient de mon étonnement. À la porte de cette chambre se tenait une véritable harpie, jouant son rôle à merveille.
Indigné de cette réception j’en demandai les motifs aux personnes qui m’entouraient, mais leurs réponses vagues étaient loin de me satisfaire. Ils feignaient surtout de ne pas me comprendre. Personne ne voulut me dire le nom de celui qui m’avait menacé. Je revins sur mes pas et j’appris en route par un agent de police, le nommé Tevero, qui avait été lui-même acteur dans cette atroce comédie, que c’était par ordre du Père Laval qu’on nous tendait tous ces pièges. Je sus également par lui que celui qui m’avait manqué était Niro (employé de la mission).
Ce malheureux Tevero fut cassé et persécuté par le R. P. Laval.
En arrivant près de la résidence, je fis demander à la régente la punition de Niro. Elle me la refusa et m’écrivit qu’il avait bien fait de me chavirer[2]. » Il paraît que cet agent de police, fier de son exploit, était venu se vanter de m’avoir roulé dans la poussière. J’étais donc insulté par une chefesse demi-sauvage, instrument trop flexible d’une politique infernale.
Pour l’honneur du pavillon qui flotte à la corne de mon bâtiment je n’aurais pas hésité à tirer une vengeance éclatante de ce cruel outrage et j’aurais donné à cette horde d’hypocrites et de lâches menteurs une leçon qui leur aurait appris à respecter dorénavant les capitaines des bâtiments de Sa Majesté.
Mais notre noble drapeau, qui abrite ces îles, m’arrêta. Dans des circonstances aussi graves, je réunis les officiers que j’avais l’honneur de commander, et les plus proches parents du feu roi.
Je leur racontai, en détail, ce qui venait de se passer. Après les avoir mis au courant de la situation, j’ajoutai qu’une pareille insulte, faite à un commandant étranger, aurait les conséquences les plus graves ; que, suivant moi, il devenait urgent d’entourer Maria-Eutokia d’un conseil de famille, lequel, sous le titre de conseil de régence, pourrait arrêter bien des injustices et s’opposer aux actes compromettants. »
Tel est le récit de M. Caillet. Afin d’aider à le comprendre nous plaçons ici une carte de l’île avec ses chemins et ses sentiers et nous y marquons les distances à parcourir pour aller de Rikitéa où est le débarcadère, aux autres villages, en suivant, soit le chemin direct, soit le sentier qui contourne la pointe nord de l’île. D’après ce récit le village, but de la promenade, ne peut être que Gatavake qui est situé de l’autre côté de la montagne et où habitaient les Indiens Tuamotu.
Nous sommes étonné que M. Caillet ait oublié de nommer ce village, et il nous paraît fort étrange que devant aller au-delà des montagnes, et ne venant à Atirikigaro que par suite de circonstances imprévues, il ait trouvé, là où il ne devait point aller, un guet-à-pens dressé à son intention et exigeant un assez grand nombre d’acteurs et de comparses.
Maintenant, voyons ce que disent les Mangarèviens ? Le voici dans toute sa simplicité :
« M. Caillet est descendu de son navire vers quatre heures du soir le 19 décembre. Il avait avec lui des matelots et des Indiens Tuamotu. Ces derniers l’ont accompagné à Atirikigaro. Arrivé dans ce village il a voulu entrer dans la maison de Taïs, femme mariée, qui est la gardienne de l’ouvroir où se réunissent pour travailler les jeunes filles de la baie.
« Taïs ne voulut point permettre à M. Caillet d’entrer dans sa maison qui sert d’ouvroir et elle le lui défendit. Le mari de Taïs défendit aussi à l’étranger d’entrer chez lui. Néanmoins M. Caillet entra, puis il voulut pénétrer dans la chambre où étaient les jeunes filles. Taïs s’y opposa et elle fut même obligée d’employer la force jusqu’au point de le frapper sur les bras et sur la poitrine. Alors M. Caillet commanda à deux Indiens Tuamotu qu’il avait avec lui de se saisir de Taïs, parce qu’il voulait des filles. Mais Niro, chef et gardien de la baie, prit la défense de Tais, il se mit entre elle et M. Caillet et dit à ce dernier de se retirer, car s’il touchait aux jeunes filles, lui, Niro, qui avait la sienne parmi elles, serait obligé de frapper l’agresseur. Alors, M. Caillet, quitta son habit, prit son canif et se jeta sur Niro, et comme celui-ci se sauva il le poursuivit jusqu’au dehors de la maison, puis il revint. Il y eut une longue dispute, mais comme M. Caillet vit qu’il n’était pas le plus fort il céda et essaya de faire la paix avec tout le monde en distribuant du tabac ; puis il dit qu’il ne fallait parler de rien ; mais Niro était déjà allé se plaindre à la Reine et lui demander du secours. M. Caillet le sut et voulut faire punir Niro. »
Tel est le récit des gens de Mangarèva.
Le soir même du 19 décembre M. Caillet demanda à Maria-Eutokia que Niro fût révoqué de ses fonctions, de chef gardien de baie, et il ajouta que si sa demande ne lui était pas accordée il ferait mettre Niro aux fers.
La Reine répondit que Niro devait subir un jugement pour cette affaire et qu’il ne serait pas puni avant d’être jugé et reconnu coupable. Que c’était un chef et que les chefs devaient être jugés par leurs pairs, surtout alors qu’il s’agissait de faits graves comme ceux dont on l’accusait. Le jugement devait avoir lieu le lendemain.
M. Caillet ne voulut point attendre et il ordonna à trois gardiens de baie de s’emparer de Niro, mais ils refusèrent de lui obéir en disant qu’ils n’avaient point reçu les ordres de leur Reine à ce sujet. Ce refus l’exaspéra, il fit mettre ces hommes aux fers et menaça Maria-Eutokia de lui enlever son pouvoir si elle ne cédait pas. Le lendemain, vers onze heures du matin, des soldats et des matelots armés parcouraient l’île pour saisir Niro qui était allé chez la Reine se remettre entre ses mains pour être jugé. Les soldats qui le cherchaient le saisirent en ce lieu, et l’un d’eux frappa même avec le plat de son sabre le bras de la Reine parce qu’elle voulait s’opposer à la violation de son domicile.
Niro fut conduit à bord de la Dorade et mis aux fers. Là, dit-il, « il reçut du biscuit pour manger, mais on lui refusa à boire, et ce ne fut que le troisième jour, alors seulement qu’il était déjà malade par suite du manque d’eau, que le chirurgien du navire lui fit donner à boire. »
Lorsque la Reine eut fait instruire l’affaire d’Atirikigaro et qu’elle sut comment les choses s’étaient passées, elle écrivit à M. Caillet la lettre suivante :
- Monsieur,
Vous avez voulu entrer dans une maison où étaient une femme mariée et des jeunes filles. La femme mariée vous a dit de ne pas entrer. Le maître de la maison vous a dit aussi de ne pas entrer, mais vous avez voulu entrer bon gré mal gré. Vous avez eu tort, parce que tout homme est maître chez lui. Un gardien de baie (Niro), père d’une des jeunes filles, s’est trouvé là pour défendre sa fille. C’était son droit. Pourquoi avez-vous insisté ? Je ne puis ni le casser, ni permettre qu’il soit mis aux fers.
Je vous salue.Et le lendemain, 30 décembre 1865, M. Caillet, lieutenant de vaisseau, commandant la Dorade, résident français à Mangarèva, prenait, en réponse à la lettre ci-dessus, la mesure incroyable indiquée dans la pièce curieuse que nous transcrivons ci-après :
« Nous, lieutenant de vaisseau, commandant la Dorade, résident des Gambier, attendu que Maria-Eutokia, loin de suivre les bons conseils que lui a donné le Commandant Commissaire impérial, dans sa lettre du 27 septembre dernier, vient de se dégrader aux yeux de ses propres sujets, par le mensonge et l’iniquité,
« Attendu que le protectorat que nous exerçons sur les Gambier nous fait un devoir d’empêcher que notre drapeau ne serve à autoriser des faits semblables à ceux qui viennent de se passer,
« De l’avis des officiers français actuellement dans le pays et de concert avec les descendants des anciens grands chefs du pays et les plus proches parents du jeune roi,
- « Décidons :
« Dans l’intérêt du pays, un Conseil de régence est formé à
compter d’aujourd’hui. Ce Conseil est composé des chefs
mentionnés ci-dessous :
« Akakio Temamateoa, président. — Marino Puteoa. — Maria Tepano Matua. — Arone. — Maratino Mateoa.
Le nommé Maratino Pupuko remplira, sans voix délibérative, les fonctions de secrétaire de ce Conseil.
Toute ordonnance, décision, tout décret ou tout autre acte politique ou administratif, ne sera valable que revêtu de la signature des membres de ce Conseil.
La présente décision sera communiquée à la Régente et portée à la connaissance de la population par tous les moyens possibles.
Ont signé, les officiers et les principaux chefs du pays.
Certes, nous en sommes convaincu, M. Caillet n’a pas mis de malice dans sa conduite, il est convaincu d’avoir tout fait pour le mieux. Il est de bonne foi quand, à propos de son affaire d’Atirikigaro, il écrit « que pour l’honneur du pavillon qui flotte à la corne de son navire, il eût tiré une vengeance éclatante de ce qui s’était passé. » C’eût été véritablement de bonne foi qu’il eût fait massacrer une douzaine de pauvres et inoffensifs Mangarèviens, parce qu’il n’avait pas pu conter fleurette à quelques jeunes filles ; « mais notre noble drapeau, qui abrite ces îles, m’arrêta, » dit-il. Non, il ne se doutait pas le moins du monde que si ce drapeau dont l’honneur lui était confié abritait souvent de pareils actes, il ne serait bientôt plus qu’une de ces guenilles sans nom, que les truands arboraient jadis aux entrées de leurs cours des Miracles.
Il est bien des choses dont M. Caillet ne se doute point, car, encore aujourd’hui, il paraît se rappeler, avec une satisfaction sans mélange, ce qu’il a fait à Mangarèva, et il sera bien étonné de lire que la phrase suivante, dont la propriété lui appartient toute entière, est fort bien applicable à sa conduite :
« Le drapeau (français), partout ailleurs emblème de l’équité, paraît n’avoir servi aux Gambier qu’à couvrir la tyrannie la plus odieuse. » (Rapport du 16 avril 1866, par M. Caillet.)
La mission que le commandant de la Dorade avait à remplir à Mangarèva, consistait à faire exécuter les prescriptions du traité fait le 21 septembre 1865, entre M. le Commandant commissaire impérial, comte Émile de la Roncière, et la Régente des îles Gambier, et dont voici les articles :
Article premier. — La Régente s’engage vis-à-vis le Commissaire impérial à payer la somme de 150,000 francs pour le sieur Pignon, et celle de 10,000 francs pour le sieur Dupuy.
Art. 2 — La Régente s’engage à livrer d’ici au 1er janvier 1866 une quantité de nacre équivalente à une somme de 40,000 fr. Le reste de la dette, soit 120,000 francs sera livré dans un délai de trois ans à partir du 1er janvier 1866.
Art. 3. — Les nacres qui seront livrées cette année jusqu’à la concurrence de 80 tonneaux, ainsi que celles qui le seront postérieurement, seront acceptées au prix de 500 francs le tonneau de 1,000 kilogrammes ou 2,000 livres.
Art. 4. — Les trois paiements qui devront s’effectuer annuellement à partir du 1er janvier 1866, pourront être faits, à la volonté de la Régente, en espèces, en perles ou en nacres. Mais comme il est important que chacun de ces paiements soit garanti, aucune nacre ne pourra sortir de l’archipel pendant chacune de ces années avant qu’une somme annuelle de 40,000 francs n’ait été versée entre les mains du résident, soit en espèces, soit en perles.
Les versements des sommes, ou leurs valeurs en nacres où perles, à effectuer chaque année, devront être faits à la fin de septembre.
Art. 5. — La Régente restera libre de livrer les produits de la pêche des nacres à qui bon lui semblera, dès que la somme de 40,000 francs en espèces ou en perles aura été livrée, chaque année, aux mains du résident.
Art. 6. — Si les engagements pris avec la régente et stipulés dans les articles ci-dessus venaient à ne point être exécutés, le résident prendra la direction de la pêche jusqu’à l’entier paiement des 160,000 francs dus.
Signé : Cte E. de la RONCIÈRE.
Signé : MARIA-EUTOKIA.
En exécution du 1er paragraphe de l’article 2, la Reine régente fit demander, le 4 décembre 1865, au résident provisoire, s’il voulait recevoir la nacre. Celui-ci, qui attendait l’arrivée d’un navire pour la prendre, répondit, le 5 décembre « qu’il n’y avait pas lieu d’en commencer la livraison. »
M. Caillet, résident titulaire arrivé à Mangarèva le 10 décembre, demanda, le 19 du même mois, qu’on lui fît la remise de la nacre. Le 22 décembre, il lui fut répondu que tout était disposé pour cela, c’est-à-dire que les coquilles étaient réunies dans le même lieu et prêtes pour le pesage.
Le 9 janvier 1866, la livraison des 80 tonneaux de nacre était terminée, ainsi que le résident l’annonce dans son rapport, ce qui ne l’empêcha point d’écrire le lendemain, 10 janvier, au chef Akakio, président du Conseil de régence, la lettre suivante :
Salut,
D’après les termes de la convention du 21 septembre dernier, la régente doit, d’ici fin de septembre 1866, donner au Commissaire impérial, 80 tonneaux de nacres ou 40,000 francs en espèces ou en perles.
Si l’intention de cette chefesse est de donner de la nacre, la plonge devrait être ouverte pour assurer cette annuité de 80 tonneaux avant la fin de la saison.
Le Conseil de régence ne doit pas perdre de vue qu’il deviendrait responsable de tout acte de mauvaise foi que la régente tenterait d’insinuer pour échapper à l’exécution loyale de la convention précitée, comme elle a déjà essayé de le faire.
Akakio répondit :
« Monsieur le Résident,
« Vous n’auriez pas dû m’écrire hier que ma cousine a essayé de se soustraire à l’exécution loyale de la convention du 21 septembre 1865, parce que cela n’est pas.
« Elle a demandé avant votre arrivée, au résident provisoire, quand est-ce qu’il voudrait qu’on lui livrât les 80 tonneaux de nacre (formant l’indemnité de 1865). Il lui a répondu, le 5 décembre 1865, qu’il ne voyait pas la nécessité de peser alors cette nacre. Il voulait attendre les navires qui devaient la prendre. Le 19 décembre 1865, vous avez demandé à ma cousine de vous livrer la nacre, et le 22 décembre, elle vous a répondu que tout était prêt, c’est-à-dire que la nacre était réunie en un seul lieu.
« Pourquoi m’avez-vous écrit hier ? Est-ce parce que ma cousine vous a dit, ce même jour 22 décembre, qu’elle se réservait de faire valoir ses droits quand elle le pourrait ? Mais cela ne l’empêchera pas de payer à chaque époque, et dès qu’on lui dira de payer.
« Présentement, ma cousine ne peut pas ouvrir la pêche, car la nacre est si petite, que ce serait la gâter en pure perte. Vous-même n’avez pas voulu la petite nacre. Pourvu que ma cousine soit prête pour le paiement de septembre 1866, vous n’avez rien à exiger jusqu’alors. Telles sont les conventions. Ce n’est pas refuser de payer, et il n’y a pas de responsabilité à encourir en exécutant bien cette convention de septembre 1865.
« Je vous salue.
M. Caillet n’avait, ce nous semble, rien à dire. La Reine qui, la veille, avait payé l’indemnité de 1865, se trouvait complètement dans son droit et était restée fidèle aux termes de la convention. Mais il ne le jugea point ainsi.
Comme il l’écrit dans son rapport, il attribua la lettre d’Akakio à la mission catholique, et voyant « des subterfuges dans ce qui avait lieu », il réunit, le 12 janvier, le Conseil de régence.
Nous reproduisons, d’après le rapport de M. Caillet, le procès-verbal de la séance qui eut alors lieu.
« Aujourd’hui, 12 janvier 1866, le Conseil de régence étant réuni au complet, dans la salle des séances, le résident a expliqué les termes de la convention du 21 septembre dernier ; ensuite, au nom du Conseil, trois membres ont été trouver la régente pour savoir d’elle de quelle façon elle comptait s’acquitter de l’annuité 1866. La commission de retour a déclaré que la régente ne se prononcerait à ce sujet qu’à la fin de septembre. Le résident ayant acquis la conviction que le paiement de cette annuité se trouvait compromis par cette réponse détournée, et ayant fait appeler le caissier de la régente, qui a déclaré devant tout le Conseil qu’il n’y avait en tout et pour tout qu’une seule perle, annonce que la pêche est « ouverte conformément à l’article 6 de la convention précitée. »
M. le résident nous fait marcher de surprise en surprise. Il explique, dit-il, au Conseil de régence, les termes de la convention du 21 septembre 1865, c’est-à-dire qu’il explique aux autres ce qu’il ne comprend pas lui-même, ce qu’il ne veut même pas comprendre, car enfin, de bonne foi, pour être éclairé, il n’avait qu’à relire cette convention.
L’ouverture de la pêche qu’il décrète à la fin de cette séance, prouve sûrement qu’il n’a pas voulu se donner cette peine, car autrement, il aurait respecté les prescriptions de cet article 6, sur lequel il appuie sa décision.
Voyons cet article :
« Art. 6. — Si les engagements pris avec la régente et stipulés dans les articles ci-dessus viennent à ne point être exécutés, le résident prendra la direction de la pêche jusqu’à entier paiement des 160,000 francs. »
Quels étaient donc les engagements qui n’avaient point été « exécutés » par la régente ?
Pourquoi le lendemain même du jour où elle venait d’accomplir fidèlement la première clause de la convention mettait-on sa bonne foi en doute et disait-on que l’annuité suivante (dont l’échéance ne tombait que le 30 septembre 1866) était en péril ?
Était-ce parce que Maria-Eutokia s’en tenant à la convention, qui la laissait libre de choisir le mode de paiement, ne voulait pas se lier, à ce sujet, six mois à l’avance ?
Mais, il nous le semble, c’était son droit le plus rigoureux, et la plus simple probité ordonnait d’attendre. Au lieu de cela M. Caillet ouvre la pêche ! C’est inconcevable ! ou plutôt ce n’est que trop concevable après l’histoire d’Atirikigaro.
Mais revenons à son rapport. Nous citons :
« Maria-Eutokia, craignant probablement les suites de cette déclaration (ouverture de la pêche), se ravisa et me fit dire qu’elle avait les moyens de payer l’indemnité de 1866. Je rassemblai de nouveau le conseil et j’obtins enfin la pièce B n° 62.
» Par cette pièce B n° 62, la régente et son Conseil me promettaient de payer en septembre 1866, 30,000 francs en espèces et 10,000 francs en nacres ; en septembre 1867, 40,000 francs en perles ; en septembre 1868, 40,000 francs en nacres pêchées en temps et lieu. »
L’obtention de cette pièce B n° 62 avait modifié les termes de la convention du 21 septembre 1865, mais donnait-elle plus de sécurité pour être payé ? Evidemment non, car on avait remplacé une promesse par une autre promesse qui obtenue par la violence ôtait plus qu’elle n’ajoutait aux sécurités du paiement.
Maria-Eutokia, ainsi qu’on peut le voir par l’extrait d’une lettre qu’elle écrivait au Ministre de la marine en 1861 (note A) savait que la réouverture de la pêche, suspendue déjà depuis deux ans, était la ruine des bancs de nacre. Devant cette perspective elle céda, mais le conseil de régence ne fut pas si facile qu’elle et afin d’obtenir de ses membres qu’ils voulussent bien signer cette fameuse pièce B n° 62, M. Caillet eut besoin de recourir à autre chose qu’à la persuasion. Après cela il fut enchanté de lui-même et avec la logique qui le distingue il tira de ce qui venait d’avoir lieu la conclusion suivante : « Maria-Eutokia a donc les moyens de payer de suite une grande partie de l’indemnité, mais elle préfère ne s’acquitter que dans les limites de la convention. »
Nous le laisserons à sa satisfaction. Le reste de son rapport ne contient plus que des phrases banales sur le compte du R. P. Laval. Nous ne les reproduirons pas, laissant à ceux qui voudront s’en faire une idée le soin de lire le journal le Siècle ou l’un de ces petits livres de basse littérature qui ont été écrits contre les prêtres. Nous croyons inutile de discuter la lettre de M. Caillet lue au Corps législatif par M. le comte de Kératry. Quelle confiance, en effet, peut-on accorder aux faits et aux chiffres qu’elle contient ? Où son auteur les a-t-il puisés et comment en quatre ou cinq jours aura-t-il pu les vérifier ? Sans nul doute il les aura pris de son ancien interprète l’ivrogne Guilloux, et son témoignage n’est pas plus digne de foi que celui de MM. de la Richerie, de la Roncière et consorts.
NOTE A.
« J’ai l’honneur d’appeler l’attention de Votre Excellence sur une question bien plus grave pour nous et dont la solution favorable ou défavorable peut conserver à mon peuple une source permanente de richesse, ou causer pour lui au bout de deux ou trois années un immense et irrémédiable appauvrissement. Votre Excellence sait que les îles Mangarèva n’ont absolument d’autre commerce que celui de la nacre pêchée dans le bassin intérieur des îles qui forment ce groupe. À l’époque où sont arrivés les missionnaires, il y a 26 ans, la nacre était tellement abondante, qu’au rivage même, un homme pouvait en recueillir trois barils de 100 kilogrammes par jour. Mais depuis 26 ans que la pêche continue sans interruption, la nacre est allée en diminuant d’une année à l’autre, et de nos jours elle est complètement épuisée en certains endroits. Dans d’autres endroits il s’en trouve encore, et de bonne qualité, mais ce n’est plus qu’à une profondeur de 15 brasses, où peu de nos plongeurs peuvent descendre en s’exposant à la mort, et ils ne peuvent en rapporter. Ailleurs, il n’y a plus que de très-jeune nacre, qui n’a guère que le quinzième du poids qu’elle acquerrait arrivée à son entier développement. Alarmés de cet état de choses qui menace notre pêcherie d’un entier épuisement, nous pensions, depuis plusieurs années, à suspendre la pêche, pour donner à la jeune nacre le temps de grossir et à la nouvelle nacre celui de naître. D’après l’avis unanime de mon Conseil, je viens de mettre ce projet à exécution et j’ai ordonné une suspension générale de la pêche.
» L’agent de M. Brander, négociant anglais, se trouvait à Mangarèva, quand ma prohibition a été portée. Sous prétexte que son commerce souffrait de cette défense, il a menacé de porter plainte à M. le gouverneur de Tahiti, assurant de la manière la plus formelle qu’il obtiendra de M. de la Richerie, dont il connaît bien les sentiments, dit-il, qu’un représentant français vienne s’établir à Mangarèva, apportant l’ordre de continuer la pêche de la nacre. Ces mesures m’affligent parce qu’elles sont humiliantes pour mon autorité Mais je suis moins touchée de mon humiliation personnelle que du sort de mon peuple qui est menacé de voir disparaître la seule richesse qui lui donnait les vêtements et les outils qui nous sont nécessaires au degré de civilisation où nous a amenés le christianisme. Les commerçants nous répètent que la nacre ne peut pas s’épuiser, mais leur intérêt les aveugle sur cette question, et nous avons là-dessus une longue expérience qu’ils n’ont pu acquérir.
Je vous prie donc, M. le Ministre, de nous protéger par votre haute intervention.
NOTE B.
« À Sa Majesté l’Impératrice des Français,
Mon peuple et moi nous sommes plongés dans une affliction profonde. Outre que nous avons été condamnés à payer 160, 000 francs au moment où nous demandions la contre-enquête qu’avait ordonnée M. de la Richerie, commandant commissaire impérial à Tahiti, on vient de nous imposer à Mangarèva, quoique nous nous soyons soumis à cette indemnité exorbitante, un détachement militaire avec un résident provisoire.
Ce résident a voulu plusieurs fois mettre aux fers nos gardiens de baie, quand ils étaient à leurs fonctions, et il m’a menacé d’être mise aux fers, moi aussi, parce que je ne veux pas consentir à diminuer le nombre de ces mêmes gardiens, dont nous avons plus besoin que jamais.
Il est bien d’autres vexations dont je n’entretiendrai pas votre très-haute Majesté, mais je vous supplie, Madame, de vouloir bien nous obtenir un régime plus doux, nous qui étions si tranquilles, et de sauver les bonnes mœurs en péril de mon peuple, qui, Dieu merci ! est toujours à son devoir de bon chrétien.
Je prie Dieu, Madame, d’épargner à votre Majesté, les peines que j’éprouve en ce moment, et suis votre toute dévouée.