Quelques personnages officiels à Tahiti, sous le règne de S. M. Napoléon III/1

Quelques personnages officiels
à Tahiti



M. Le Comte de Kératry




                         Seigneur Cormoran
D’où vous vient cet avis ? Quel est votre garant ?
            Êtes-vous sûr de cette affaire ?

(Lafontaine.)

Le 11 mars 1870, M. le comte de Kératry, député au Corps législatif, a porté à la tribune une grave accusation contre la mission catholique et française des îles Gambier.

Il a basé son dire sur plusieurs pièces officielles, qu’il a lues à ses collègues, et qui sont indiscutables, assure-t-il. Nous accueillons toujours avec respect les affirmations d’un honnête homme et nous donnons foi à sa parole surtout quand il s’agit d’une accusation grave qui ne peut pas avoir été faite à la légère et dont tous les termes, toutes les preuves ont dû être scrupuleusement pesées dans la balance d’une conscience équitable et amie de la vérité.

Et, néanmoins, nous sommes obligé de ne point admettre comme vraie l’accusation portée par M. de Kératry parce que les pièces indiscutables sur lesquelles il s’appuie n’offrent pas les garanties nécessaires pour donner de la valeur à un témoignage.

Ces pièces sont écrites par des personnes dont l’honorable comte n’a pas fait connaître le nom.

Est-ce par oubli ou est-ce volontairement ?

Est-ce, comme plusieurs personnes l’ont pensé, parce que la connaissance de ces noms eût retiré aux pièces toute leur valeur ?

C’est probable !

Nous reproduisons ci-après ces pièces telles qu’elles ont été données par le Journal officiel ; nous y ajoutons seulement la date à laquelle chacune d’elles fut écrite et le nom de celui qui l’écrivit.

Première pièce




« Papeete (Océanie), le 12 mai 1861.

Monsieur le Ministre,

La confiance que le Ministre de la marine et des colonies, en 1854, plaçait dans le chef des missionnaires, a-t-elle été justifiée par l’expérience des 16 années qui se sont écoulées jusqu’au temps présent ? Le pavillon français, confié au chef de la mission catholique, a-t-il aux Gambier comme partout ailleurs été le symbole de la civilisation ?

Votre Excellence va être à même de former son jugement sur ces deux graves questions par l’examen des faits qui viennent de se passer à Mangarèva.

L’extrait ci-joint de la séance du conseil d’administration dont l’avis m’a paru nécessaire sur une matière aussi délicate donne tout le développement de ces affaires.

Tout cela est invraisemblable, et certes les nombreux souscripteurs de la propagation de la foi seraient stupéfiés à la lecture des rapports ci-joints, que je transmets à Votre Excellence sur la situation des îles Gambier.

Quant à moi, Monsieur le Ministre, je n’ai été guidé que par l’amour du devoir et par la profonde conviction que, partout où flotte notre drapeau, ce sont les principes de notre droit, de notre civilisation, qui doivent prévaloir, et que nous ne pouvons souffrir qu’on marche dans une voie opposée.

Il est peut-être à regretter que le pavillon français ait été placé aux îles Gambier…… Mais je n’oserai conseiller de le retirer. Il faut donc, dans mon opinion, adopter des mesures propres à faire cesser une situation aussi fâcheuse que celle reconnue dans la séance du Conseil d’administration dont ci-joint copie. Ces mesures consisteraient principalement, selon moi, dans l’installation et le maintien à Mangarèva d’un résident dans des conditions analogues à celles de l’officier que j’ai installé aux îles Marquises, sauf approbation de votre Excellence.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Signé : E. G. de la RICHERIE. »

À cette lettre étaient joints :

1o Un extrait des séances des 7 et 8 mai 1861 du Conseil d’administration de Tahiti ;

2o Un rapport collectif de MM. Duprat et Landes, les enquêteurs dans l’affaire Dupuy et Pignon. (Ce rapport, si notre mémoire est fidèle, porte la date du 12 avril 1861.)

3o Un rapport de M. Duprat, daté du 12 avril 1861, avec une annexe datée du 4 mai 1861 ;

4o Un rapport de M. Landes, portant la date de Papeete, le 2 avril 1861.

Deuxième pièce




« Papeete, le … décembre 1864.

Monsieur le Ministre,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais pour atteindre un pareil résultat, celui d’indemniser utilement nos nationaux lésés, les Missionnaires en général et le R. P. Laval en particulier, ne devront plus, au nom de la France, exercer aucune action politique sur les affaires des Gambier. Leur rôle doit rester tout religieux, tout spirituel.

Votre Excellence m’a fait l’honneur de me dire que si l’entente ne se rétablissait pas entre le Commissaire impérial et la mission, elle n’hésiterait pas à m’autoriser à envoyer un résident à Mangarèva.

Mieux que moi, Monsieur le Ministre, vous savez que partout où, sous le couvert de la religion, se mêlent des intérêts matériels, la lutte est vive, longue, pleine de difficultés entre le pouvoir religieux, qui cherche à tout prix à conserver ce qu’il a, et l’autorité politique et administrative qui veut entrer dans ses droits et établir une juste démarcation entre le spirituel et le temporel.

Il est facile de voir qu’ici la passion, je dirai presque celle du lucre, a étouffé les sentiments généreux dont on déplore l’absence Il faudra donc, Monsieur le ministre, employer la plus grande énergie pour reprendre notre autorité et remettre les choses dans cet état rationnel dont elles n’auraient pas dû sortir.

Signé : Cte E. de La Roncière. »



Troisième pièce




« Papeete, le 28 février 1865.

Monsieur le Ministre,

Je crois devoir, maintenant, Monsieur le Ministre, vous donner quelques éclaircissements sur la position réelle de la Reine de Mangarèva.

Il ressort clairement du dossier, comme Votre Excellence l’aura vu, que, par le fait, cette femme n’est positivement rien.

Quand il s’agit de conduire des affaires avec finesse et adresse on peut s’en rapporter aux membres divers des Sociétés religieuses.

Aux Gambier, sans jamais paraître, semblant au contraire n’exécuter que les ordres de la Reine, les Missionnaires sont tout : conseillers du Gouvernement, juges, négociants.

Leurs conseils donnés, inculqués par la crainte, ils disparaissent, certains qu’il ne sera fait que ce qu’ils ont dit.

Siégeant tous comme juges à divers degrés, avec peu d’indigènes comme assesseurs, ils appliquent, comme ils l’entendent, des lois qu’ils ont faites. C’est dans les mains de la Reine qu’ils ont su placer fictivement la plus grande partie du commerce, surtout celui des nacres et des perles, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’y a que les Missionnaires qui le font.

Je crois être bien informé. Au départ du R. P. Cyprien, il laissa environ 400 tonneaux de nacres. Chaque tonneau valait à cette époque environ 1,600 fr.[1].

Quant aux perles elles sont plus faciles à cacher ; on peut donc moins en apprécier la quantité. De temps à autre, surtout devant des étrangers, on montre ce qu’on appelle les perles appartenant à la Reine ; sitôt l’exhibition faite, les missionnaires les emportent, car cela leur appartient.

Je ne crois devoir entrer dans aucun détail au sujet des pressions de toutes sortes que ces messieurs exercent sur la population. C’est de la haute tyrannie poussée quelquefois au suprême ridicule.

Combien de ces Mangarèviens ne se noient-ils pas en voulant se sauver d’un pays si sauvagement religieux ?

Vous comprendrez, monsieur le Ministre, que, d’après la position faite à la Reine, la pauvre femme qui n’est déjà rien, n’a positivement rien. Comment alors pourra-t-elle rembourser les 160,000 fr. dus si légitimement aux sieurs Dupuy et Pignon ? Où prendra-t-elle cet argent ? Quelle pression exercer pour l’amener à payer ?

Le dossier fourmille de preuves que ce sont les missionnaires qui, par des tracasseries, des entraves d’abord, ensuite des jugements trop faciles à qualifier, ont amené la ruine complète de nos deux compatriotes. Pouvons-nous les prendre à partie, les forcer à payer, saisir pour cela ce qu’ils ont ?

Mais ils vont crier à la spoliation, on les entendra à Rome.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Signé : E. de la Roncière. »



Quatrième pièce




« Papeete, le 29 avril 1866.

Monsieur le Ministre,

La mission peut affirmer qu’elle ne se mêle ni de l’administration, ni du commerce.

En effet, rien n’est apparent, rien n’a besoin de l’être.

Une fois le chef du pays arrivé au dernier degré du bigotisme, il était facile de jeter dans cette conscience toutes les alarmes et d’y faire naître toutes les espérances.

Quant aux moyens d’action, la confession en offre qui sont aussi simples que sûrs.

Soupçonne-t-on l’existence d’une belle perle, un homme d’avoir des relations avec une jeune fille ?

Ce sont les femmes, les sœurs, les filles qu’on interroge, qu’on effraie.

Les actes du Gouvernement se discutent au tribunal de la pénitence et on a dû amener la régente à offrir à Dieu les bénéfices sur la pêche.

Je dois signaler un fait au sujet duquel j’ai exprimé mon étonnement au P. Laval.

Sur une goëlette appartenant par moitié à la régente et à la mission, un des Pères a été envoyé deux fois dans les Tuamotus y prendre des indigènes pour chercher à les civiliser un peu, me dit le P. Laval. Civiliser était trop fort ; ces sortes d’enlèvements ne peuvent pas être tolérés. Ces peuples appartiennent au gouvernement de la reine Pomaré.

J’ai envoyé des officiers voir ces familles[2]. Il résulte de leur rapport que ces malheureux, relégués dans une petite vallée, n’ont aucun abri et végètent dans le plus hideux dénuement.

Sans y ajouter complètement foi, je dois pourtant dire qu’il m’a été affirmé que plusieurs individus avaient été enlevés de force. La population des Gambier a déjà de la peine à vivre et bénévolement on l’augmente.

Signé : Cte E. de la Roncière. »


CINQUIÈME PIÈCE.

« Papeete, le … juillet 1866.

xxx Monsieur le Ministre,

Jamais les mots moralité et civilisation n’ont été interprétés d’une façon plus étrange que par le Directeur général de Picpus et le P. Laval. Jamais personne, débarquant aux Gambier, à la vue de cette population couverte de haillons, suivant un étranger d’un regard craintif et hébété, ne se croira en contact avec des gens seulement quelque peu civilisés. Il cherchera en vain dans ce pays un indice sérieux d’un travail, d’un progrès quelconque, en industrie comme en agriculture ; il ne trouvera que des églises, des chapelles, des couvents assez bien bâtis et des maisons en pierre au milieu de misérables huttes, d’où ne sortent que des gens au teint hâve, semblant chercher un peu de nourriture, ou d’autres rentrant précipitamment comme honteux de leur misère.

Pour moi, monsieur le Ministre, il est un point sur lequel ma conviction ne changera jamais.

Les missionnaires des Gambier, avant tout, sont commerçants. Le catholicisme, en faveur duquel ils prêchent et qu’ils déconsidérent honteusement, n’est entre leurs mains qu’un moyen pour maintenir la population dans leur dépendance et éloigner toute concurrence qui ferait tort à leurs intérêts.

J’ai envoyé à votre Excellence, par lettre du 29 avril, no 15, 1er bureau, les rapports de MM. Caillet et Laurencin.

Je recommande à l’attention du Ministre un tableau qui expose les produits divers donnés par la pêche des nacres (ci-après).

Où sont seulement les traces des sommes énormes qui ont été perçues ?

Tant d’argent tombé dans un pays où l’on ne trouve pas à changer une pièce d’un franc, où même avoir de l’argent est presque un péché, où il n’y a pas le plus petit motif de dépense, n’a pas laissé le moindre vestige ni chez la régente, ni dans la population ! ! !

C’est là un mystère que les missionnaires expliqueraient difficilement.

Je le répète, la régente n’est qu’un mannequin que la mission manœuvre, qu’elle met en avant selon ses besoins ou ses intérêts, tout en sachant très-adroitement toujours se mettre derrière.

La civilisation n’a rien de commun, je pense, avec les actes inqualifiables dont ces malheureuses îles ont été le théâtre.

Ça ne peut être au nom de la civilisation qu’on flagelle les hommes, qu’on les enferme pendant des années dans d’infects bouges, qu’on rase la tête des femmes, etc., etc.

Votre Excellence n’admettra pas que la civilisation s’inculque par des soufflets.

Le R. P. Laval est pour les moyens violents.

Les flagellations qu’il a fait infliger le prouvent.

En pleine église, revêtu de ses habits sacerdotaux, et devant nos officiers, il a donné un soufflet à un jeune homme pour avoir souri.

Est-ce d’un pays civilisé que les habitants tenteraient de s’échapper, au risque de périr dans les flots ; ainsi que cela est arrivé à seize Mangarèviens, dont on n’a jamais trouvé de traces ?

S’ils sont si heureux aux Gambier, supplieraient-ils en grâce qu’on les prenne à bord quand un de nos navires quitte la rade ?

Oh ! non, monsieur le Ministre, je ne crains pas de l’affirmer, la civilisation, même dans son interprétation la plus large, n’a rien de commun, n’a aucun point de contact avec ce qui se passe dans ce pays.

Heureusement que peu de navigateurs y touchent.

En voyant ce que l’on y fait au nom de notre religion, ils ne pourraient s’empêcher de déplorer la déconsidération dont la couvrent des hommes qui, depuis 40 ans, n’ont plus eu aucun contact avec le monde.

Signé : Comte E. de la Roncière. »

Les rapports dont parle cette cinquième pièce, sont celui de M. X. Caillet, du 16 avril 1866, et celui de M. Laurencin, daté du 22 au 23 février de la même année[3].

Quant à la sixième et dernière pièce, lue par M. de Kératry, sa date est du 4 avril 1869. Celui qui l’écrivit et la signa n’est point « un commandant de bâtiment envoyé à Mangarèva, » mais bien M. X. Caillet, lieutenant de vaisseau.

Voici cette sixième pièce :

« Papeete, le 11 avril 1869.

À Monsieur le Commandant Commissaire Impérial.

Monsieur le Commissaire Impérial,

J’ai l’honneur de vous soumettre le résultat des renseignements que j’ai pris aux Gambier, conformément à vos instructions du 12 février dernier.

Maria-Eutokia s’est retirée au couvent. Akakio, ex-président du conseil de régence, est chargé du pouvoir exécutif sous la direction immédiate du pro-vicaire.

Il reste peu de traces des efforts tentés par les résidents pour améliorer les institutions du pays. Cependant, l’humanité doit au contrôle du gouvernement protecteur la suppression des châtiments, tels que la flagellation des hommes et la mutilation de la chevelure des femmes. On doit aussi à ce contrôle l’introduction de lits de camp dans les prisons.

Le lac a rapporté cent tonneaux de nacres l’année dernière, et quinze tonneaux cette année ; elles ont été vendues, en grande partie, à la régente, qui les a payées, le tonneau, 225 francs en marchandises.

Je n’ai aucun renseignement sur la valeur des perles trouvées pendant la pêche.

La population de tout le groupe, évaluée en 1866 à tout au plus un millier de personnes, enfants compris, est frappée sans merci par une maladie terrible dont les symptômes sont ceux de la consomption. On a compté 160 décès l’année dernière et 50 dans le premier trimestre de cette année.

Au nombre des victimes se trouve le jeune roi, sa femme et presque tous les membres du conseil de régence, presque tous les indigènes revenus de Tahiti et la famille entière de M. Marion.

Une des causes de cette maladie doit être attribuée, selon moi, à l’état de nostalgie[4] et de stupeur dans lequel paraît vivre le Mangarèvien depuis si longtemps éprouvé par les malheurs.

Malgré ce voile funèbre tristement tendu sur ces îles, les cachots contre lesquels j’ai protesté en 1866, continuent à être occupés par les condamnés des deux sexes.

Le nombre des expiations sur une population aussi réduite accuse, au moins, une nécessité de réagir avec vigueur contre une dépravation morale profonde, et tend à prouver que le pouvoir temporel dirigé par le clergé ne convient pas plus aux Gambier qu’ailleurs.

Encore quelques années de ce régime et notre drapeau y flottera sur les tombes des derniers de la race autochtone.

Signé : X. CAILLET. »

Toutes ces lettres, tous ces rapports cités par M. le comte de Kératry, ne peuvent être pris en considération ni ne peuvent servir à établir un témoignage. Les noms qui les ont signés ne le permettent point.

Les chapitres suivants, nous l’espérons du moins, feront partager notre manière de voir aux personnes qui prendront la peine de les lire.

En les écrivant nous nous sentons attristé d’avoir à y mentionner des faits et à y retracer des appréciations qui ne peuvent manquer d’être pénibles aux personnes qui ont signé les pièces lues au Corps législatif. Aussi jamais les pages qui vont suivre n’eussent vu le jour, si ceux dont elles racontent les faits et les gestes n’avaient point calomnié des innocents.

Papeete, août 1870.
J. P. CHOPARD.

  1. Lire la note mise à la fin du chapitre intitulé : « Le Commerce des Missionnaires. »
  2. Voir l’affaire d’Afirikigaro dans le chapitre intitulé : « M. François-Xavier-Marie Caillet. »
  3. Cette date n’est peut-être pas très-exacte quant au jour du mois.
  4. Une remarque à faire, c’est que dans les écrits ou dans les discours de ces Messieurs, la locution selon moi est au moins le précurseur infaillible de quelque phrase grosse de sottise.