Quelques hommes/Sépulture de poètes

Mercure de France (p. 208-211).

SÉPULTURE DE POÈTES


Quand j’ai travaillé à mon poème avec autant de soin qu’un bon cordonnier à son cuir, je regarde ce bel arbre qui est dans le jardin de la maison qu’Alfred de Vigny habita lorsqu’il éiait militaire à Orthez.

Ni le commis voyageur qui retient sa serviette par une courroie et qui se rend à la pharmacie ou chez le libraire, ni le bœuf qui va au champ, ni le chardonneret qui mange du mouron ne savent que là demeura l’auteur des Destinées.

L’ignorance des villes au sujet de leurs hommes célèbres a du bon sens. Elles ne conservent d’eux que ce qui était en harmonie avec elles.

Que Cervantes, qui est grand comme Homère, revienne à Madrid dans la rue de Francos où il est mort et qu’il demande à l’ombre de sa propriétaire : « N’avez-vous pas connu un poète du nom de Miguel de Cervantes de Saavedra qui a écrit Don Quichotte ? » Point de doute qu’elle ne lui réponde :

« Si vous parlez d’un manchot, oui ; si vous dites un poète, non. »

Par cette méconnaissance, n’est-ce pas Dieu qui demande que l’on laisse les morts en paix et que l’on ne leur érige pas tant de marbres ?

Il n’est point de plus fastueux monument que celui qui chaque jour s’élève autour de nous. Il n’est pas un pêcher en fleur ou en fruits qui ne contribue à la sépulture d’un poète ; pas un moineau ; pas une fourmi.

Il suffit que ce tulipier se dore dans le jardin du chantre d’Eloa, que les chèvres s’allongent à l’ombre de la muraille auprès des acacias, que la fontaine coule : et c’est le vrai tombeau.

Certes je sais que ceux-là qui comme Valéry Larbaud, André Gide et Guillaumin se dévouent à la mémoire d’un Charles-Louis Philippe n’obéissent qu’à de nobles sentiments. Mais le buste dû au génie de Bourdelle ne saurait être confronté à Cérilly avec ce que Dieu même a édifié pour le poète : cette échoppe qui n’a qu’une porte comme le Ciel et dans laquelle un artisan creusa des sabots.

Je sais que l’airain est dur ; dur comme est dure cette résistance du poète dont le métier, pareil dans un sens à celui de l’aviateur, consiste à tomber d’aussi haut que possible pour s’enlever plus haut encore quand il survit.

Mais cet airain, s’il se perpétue par la pensée, est outragé par le temps.

Trois cents années passeront et, tel que ce système de montagnes qui n’est plus, et dont rien que notre logique ne révèle qu’il a existé, parce qu’il a été limé et livré aux vents, le buste sera nivelé au ras du sol.

Cependant l’odeur du bois de hêtre ou de noyer, cependant le bruit et l’éclat de l’outil, cependant une vieille femme, cependant un petit chat qui se chauffe au soleil, cependant un seuil usé, cependant l’azur seront là pour témoigner en l’honneur de Charles-Louis Philippe comme l’arbre hautain en l’honneur d’Alfred de Vigny.

Et le voyageur des siècles futurs, plein des rythmes solennels de celui-ci ou de la sobre parole de celui-là, s’il passe par Orlhez ou Cérilly, ne songera même plus qu’il ait pu exister des statues de l’un ou de l’autre.

Mais soudain les deux poètes lui apparaîtront : Vigny dans un végétal d’or qui parle comme un Romain dans l’orage, et Philippe dans un petit atelier qui sent la soupe et dont la porte, en s’ouvrant, tinte.