Quelques hommes/Charles de Bordeu

Mercure de France (p. 203-207).

CHARLES DE BORDEU


À PROPOS DE « LA PLUS HUMBLE VIE ».


Je ne me souviens pas que de ma vie j’aie vu une journée plus belle. Elle rimait à mirabelle, cette prune en soleil sucré.

Journée bleu sombre et sans doute pareille à celle où Lamartine adolescent accompagna son père chez un poète villageois ! Dans la sérénité toute puissante de l’été, sur de larges feuilles, cet ami de la nature disposait les vers mystérieux et inégaux.

C’est dans un tel cadre que j’ai visité Charles de Bordeu il y a quelque vingt ans. La tapisserie du salon, verte comme une prairie et enguirlandée de roses et parsemée de tulipes, tombait en loques. L’angélus sonnait comme un grand cœur brisé. Une mélancolie superbe régnait là où le siècle n’a point pénétré autrement que par l’honneur, l’intelligence et la foi.

Cette maison, ouverte aux quatre vents, aux pauvres et aux poules, gardait plus jalousement qu’un coffre le secret d’un passé glorieux et prodigue. Deux rois peints y voisinaient. Et l’ancêtre Théophile, le sourire chargé de toute la raillerie désabusée de son siècle, l’encyclopédiste dont Brissaud a dit qu’il sut, dans le domaine de la neurologie, pressentir ce que nous savons, dans son cadre y trônait.

Son descendant collatéral, Charles de Bordeu, s’avançait vers moi, la main tendue, la tête haute. Rien ne lui a enseigné, à ce solitaire écrivain, que la pompe d’un siècle royal n’a plus cours. Passant par-dessus les usages qui ne sont point de tradition, il maintient son droit. Il ignore le bridge, le thé et même le tabac à fumer. Mais il ressemble à quelque Charles XII, je pense, petit, de teint coloré et les yeux bleus ; et l’on sent bien que, s’il faisait campagne militaire, il serait utile à la fin, comme fit le roi de Suède, qu’il lacérât ses bottes pour les pouvoir enlever. Il ne connaît pas la fatigue. Il chasse. Et de ses chasses il rapporte cailles, bécasses, canards, pelites outardes et de hautes méditations.

Charles de Bordeu s’avance donc vers moi, la tête haute, une main tendue, l’autre main soutenant le bras de sa mère aveugle. Et dans l’enclos le soleil dans sa ferveur religieuse blanchit jusqu’aux boules de pierre du jardin, blanchit jusqu’aux ruches, blanchit jusqu’aux carrés de légumes, blanchit jusqu’aux maïs et aux blés ; blanchit jusqu’aux pelouses ; blanchit jusqu’aux bois ; blanchit jusqu’aux coteaux ; blanchit jusqu’aux Pyrénées ; blanchit jusqu’à l’azur.

Et maintenant vous connaissez le Charles de Bordeu d’il y a vingt ans qui ne diffère guère du Charles de Bordeu d’aujourd’hui, si ce n’est que son art est mùr à souhait. De cet art la ligne essentielle est la sagesse. Et si tel de ses romans antérieurs, par exemple le Destin d’aimer, a quelque frénésie, une rivière paisible coule cependant entre leurs feuilles qui la cachent par intervalles.

La rivière de Bordeu prend sa source auprès de la maison natale, la maison du Dernier Maître, dans une contrée montagneuse et romantique qui élève le cœur et fait ployer les genoux. Là, cette rivière réfléchit les visages pleins de race des aïeux et des aïeules, murmure à leurs deuils, rit à leurs fêtes. Elle poursuit son cours à travers les pelouses de la Marie bleue, y mire quelques frais visages de laveuses aperçus par des yeux de vingt-cinq ans ; elle traverse les Pages de la vie dont la philosophie s’annonce déjà chrétienne par une sérénité dont l’ampleur fait penser au dialogue de quelques antiques ; elle arrose la féerique forêt sur laquelle règne Maïa, nymphe belle et dangereuse autant que la plus subtile déesse ; elle argente le pâturage où un petit pâtre moderne, Jean Pec, enseigne à des hommes plus intelligents que lui le secret du bonheur et de la santé morale. Nous suivons les lacets de la rivière limpide, chargée d’harmonies et d’images, dans le pays où le Chevalier d’Oslabat s’en revient finir. L’eau, frappée par un ciel plus pur se clarifie encore, car en avançant vers l’océan de Dieu elle se rapproche de sa source.

C’est alors que Charles de Bordeu écrit la Plus Humble Vie. Le plus grand éloge que l’on puisse faire de ce livre, qui n’est que l’histoire d’un couple paysan, c’est de n’en savoir fixer l’intérêt. L’intérêt ? La littérature pure se meurt d’intérêt, l’homme d’affaires, le juge, le politicien se meurent d’intérêt et c’est Fantômas qui triomphe.

À ceux qui recherchent cet intérêt, je ne conseille pas de lire la Plus Humble Vie de Charles de Bordeu. Rien, dans ces pages, qui puisse les satisfaire. Ce livre fait silence quand on l’a refermé, comme une maison qui s’est endormie d’autant plus en paix qu’elle est vivante. Qu’y a-t-il là autre chose que cette splendeur résumée dans ce quatrain délicieux d’un poète dont j’ai oublié le nom :

Un jour de fête,
Un jour de deuil :
La vie est faite
En un clin d’œil.