Quelques Contes (Machado de Assis)/Un homme célèbre

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 67-87).
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Un homme célèbre


— Ah ! c’est vous qui êtes Pestaña ? demanda mademoiselle Motta, en faisant un large geste, d’admiration. Et immédiatement après, pour corriger la familiarité de l’interpellation :

— Pardonnez cette brusquerie… mais enfin, c’est bien vous ?…

Contrarié, vexé, Pestaña répondit que oui, que c’était bien lui. Il s’était levé du piano en s’essuyant le front avec son mouchoir, et il se dirigeait vers la fenêtre, quand la jeune fille l’avait interpellé. Ce n’était pas un bal ; à peine une réunion intime, d’un petit nombre d’invités, vingt personnes au plus, qui étaient allées dîner chez la veuve Camargo, rue do Areal le 5 novembre 1875, jour anniversaire de la naissance de cette dame… Bonne et allègre veuve ! elle aimait le rire et la gaîté, bien qu’elle entrât dans la soixantaine. Ce fut d’ailleurs la dernière fois qu’elle s’amusa, car elle mourut dans les premiers jours de 1870. Bonne et allègre veuve ! avec quelle âme et quelle diligence elle avait organisé des danses aussitôt après le dîner, en demandant à Pestana de jouer un quadrille. Elle n’avait même pas eu besoin d’achever sa demande : Pestana s’était courbé gentiment, et avait couru au piano. Moins de dix minutes après le quadrille, la veuve avait de nouveau supplié Pestana de lui faire une faveur tout à fait spéciale.

— Dites, Madame.

— C’est de nous jouer maintenant votre polka Não bula commigo Nhônô[1].

Pestana fit une grimace, qu’il dissimula au plus vite, s’inclina en silence, sèchement, et se mit au piano sans enthousiasme. Aussitôt après les premières mesures, une allégresse nouvelle courut dans la salle, les cavaliers s’approchèrent des dames, et les couples commencèrent à sautiller la polka à la mode. À la mode, — elle avait été publiée vingt jours auparavant, et déjà il n’y avait pas un recoin de la ville où elle ne fût connue. Elle avait déjà reçu la consécration des sifflotements et des sérénades.

Mademoiselle Motta était loin de supposer que ce Pestana qu’elle avait vu à table, puis au piano, enterré dans sa redingote couleur havane, avec ses cheveux noirs, longs et bouclés, ses regards soucieux, son menton rasé, était le compositeur Pestana. Ce fut une amie qui le lui dit, quand il s’éloigna du piano après avoir terminé la polka. De là son interrogation admirative. Comme nous l’avons vu, il y répondit ennuyé et vexé.

Les deux Jeunes filles ne lui prodiguèrent pas moins des gracieusetés sans nombre, et telles que la plus modeste vanité s’en serait accommodée. Il les reçut, de plus en plus morose, jusqu’à ce qu’enfin, alléguant un mal de tête, il demanda la permission de se retirer. Ni les jeunes filles, ni la maîtresse de la maison ne purent le retenir. On lui offrit des remèdes de bonne femme, on le pria de se reposer, il n’accepta rien, s’entêta à partir, et partit.

Dans la rue, il se hâta, craignant encore qu’on ne le rappelât. Il ne ralentit le pas qu’au détour de la rue Formosa. Mais, là encore, sa grande polka joyeuse l’attendait au passage. D’une maison modeste, à droite, à quelques mètres de distance, s’échappaient à travers l’anche d’une clarinette les notes de la composition du jour. On dansait. Pestana s’arrêta pendant quelques instants, se demandant s’il ne rebrousserait pas chemin, puis se résolut à poursuivre, pressa le pas, traversa la rue, sur le trottoir opposé à celui où donnait la maison en fête. Les notes se perdirent au loin, et notre homme entra dans la rue do Aterrado, où il demeurait. Sur le point d’arriver cher lui, deux hommes le croisèrent. L’un d’eux, en le frôlant, commença à siffler la même polka, fièrement, avec brio ; l’autre accompagna la musique, et ils s’éloignèrent, bruyants et allègres, tandis que l’auteur du morceau courait, horripilé, se réfugier chez lui.

Là, il respira. La maison était vieille, l’escalier vieux, et vieux le nègre qui le servait et qui vint lui demander s’il désirait souper.

— Je ne veux rien, hurla Pestana. Fais-moi du café, et va-t’en dormir.

Il se déshabilla, se mit en chemise de nuit, et s’en alla dans la salle du fond. Quand le noir eut allumé le gaz, Pestaña sourit, et, mentalement, salua l’un des dix portraits qui se trouvaient appendus au mur. Un seul était peint à l’huile, celui d’un prêtre, qui l’avait élevé, lui avait enseigné le latin, et, au dire des mauvaises langues, était le propre père de Pestana. Il est certain qu’il lui avait laissé en héritage cette vieille maison avec ces vieux meubles qui dataient de Pierre Ier. Le prêtre avait composé quelques motets. Il était fou de musique sacrée ou profane ; et il avait transmis ce goût au jeune homme ; peut-être même le lui avait-il infusé dans le sang, si les on-dit avaient leur raison d’être. Mais, cela, comme on en pourra juger, est indifférent à mon histoire.

Les autres portraits étaient ceux de compositeurs classiques : Cimarosa, Mozart, Beethoven, Glück, Bach, Schumann, et de trois autres encore, les uns lithographiés, d’autres gravés, tous mal encadrés et de différentes dimensions, mais reposant là comme des saints dans une église. Le piano était l’autel, le nocturne Évangile était ouvert : c’était une sonate de Beethoven.

On apporta le café ; Pestana but la première tasse et s’assit au piano. Il regarda le portrait de Beethoven, et commença l’exécution de la sonate, s’oubliant lui-même, éperdu ou abstrait, mais avec une grande perfection. Il recommença le morceau. Ensuite il s’arrêta pendant quelques instants, se leva et alla à une fenêtre. Il revint au piano ; c’était le tour de Mozart. Il prit une musique, l’exécuta de la même manière, l’âme ailleurs. Haydn et une troisième tasse de café le menèrent jusqu’à minuit.

Entre minuit et une heure, Pestana ne fit guère que s’accouder à la fenêtre et regarder les étoiles, rentrer et regarder les portraits. De temps à autre, il allait au piano, et debout plaquait un accord sur le piano, comme pour chercher une inspiration. Mais l’inspiration ne venait pas, et il retournait se mettre à la fenêtre. Les étoiles lui semblaient autant de notes de musique, fixées au ciel dans l’attente de que qu’un qui irait les décoller. Un temps viendrait où le ciel serait vide ; mais alors la terre serait une constellation de partitions. Aucune image, rêverie ou réflexion ne lui apportait un souvenir de mademoiselle Motta, qui cependant, à cette heure même, s’endormait en pensant au fameux auteur de tant de polkas aimées. Peut-être des velléités conjugales privèrent-elles la jeune fille de quelques instants de sommeil. Que voulez-vous ! elle avait vingt ans, lui trente ; bonne proportion. La jeune fille dormait au son de la polka qu’elle savait par cœur, tandis que l’auteur ne pensait ni à la jeune fille, ni à la polka, mais à de vieilles œuvres classiques, interrogeant le ciel et la nuit, invoquant les anges, et le diable en dernier ressort. Pourquoi lui aussi ne composerait-il pas une de ces pages immortelles, une seule ?

Parfois, l’aurore d’une idée semblait poindre dans les profondeurs de l’inconscient. Il courait au piano pour la développer tout entière, pour la traduire en sons ; mais c’était en vain. L’idée s’évanouissait.

D’autres fois, assis au piano, il laissait les doigts courir à l’aventure, pour voir s’il y surgirait des fantaisies, comme sous ceux de Mozart. Mais rien, rien ; l’inspiration ne venait pas ; l’imagination demeurait endormie. Si par hasard une idée surgissait, définie et belle, c’était seulement l’écho de quelque morceau que sa mémoire répétait, et qu’il supposait avoir inventé. Alors, irrité, il se levait, jurait d’abandonner l’art, d’aller planter du café, ou guider une charrette ; mais, dix minutes plus tard, il se retrouvait au piano, les yeux fixés sur Mozart, et l’imitant au piano.

Deux, trois, quatre heures, il alla dormir : il était fatigué, démoralisé, mort. Il avait à donner des leçons, ce jour-là. Il dormit peu, se leva à sept heures, s’habilla et déjeuna.

— Monsieur veut-il sa canne ou son parapluie ? demanda le nègre, suivant les ordres reçus, car les distractions du maître étaient fréquentes.

— Ma canne.

— Mais l’on dirait qu’il va pleuvoir.

— Il va pleuvoir, répéta Pestana machinalement.

— On dirait, Monsieur, le ciel a des nuages.

Pestana, vague et préoccupé, considérait le nègre.

Soudain :

— Attends un peu.

Il courut à la salle des portraits, ouvrit le piano, s’assit et élargit les mains sur le clavier. Il commença à jouer quelque chose d’original, une inspiration réelle et spontanée, une polka, une polka très dansante, comme disent les annonces. Aucune hésitation de la part du compositeur ; les doigts arrachaient les notes du clavier, les liaient, les éparpillaient. On eût dit que sa muse composait et dansait en même temps. Pestana avait oublié ses élèves, son nègre qui l’attendait avec la canne et le parapluie ; il avait oublié jusqu’aux portraits qui pendaient gravement au mur. Il composait, jouant ou écrivant, sans les vains efforts de la veille, sans exaspération, sans rien demander au ciel, sans interroger Mozart du regard. Aucune fatigue. Grâce, nouveauté, vie, découlaient de son âme, comme d’une fontaine jaillissante.

En un moment la polka fut achevée. Il corrigea encore certains passages, quand il revint pour dîner. Mais déjà il la chantait en marchant dans la rue. Elle lui plut. Dans la composition récente et inédite, circulait le sang de la paternité et de la vocation. Deux jours après, il la porta à l’éditeur des autres polkas, qui atteignaient déjà la trentaine. L’éditeur la trouva charmante.

Il s’agissait d’y trouver un titre. Pestana, après avoir composé sa première polka en 1871, voulant un nom poétique, avait choisi : Gouttes de soleil. L’éditeur secoua la tête, et lui dit que les titres devaient par eux-mêmes être destinés à la popularité, soit par une allusion à une question du jour, soit par l’imprévu des paroles ; et il proposa : La loi du 28 septembre, ou Candongas não fazem festa[2].

— Mais que signifie Candongas não fazem festa ? demanda l’auteur.

— Ça ne signifie rien du tout, mais ça se popularise tout de suite.

Pestana, alors jeune homme innocent et inédit refusa les titres et garda sa polka. Bientôt il en composa une autre, et le prurit de la publicité le poussa à faire imprimer les deux, sous les rubriques qui paraissaient les plus appropriées et les plus alléchantes à l’éditeur. Et il prit ce pli, une fois pour toutes.

Lorsque Pestana remit sa nouvelle polka à l’éditeur et qu’ils en arrivèrent au titre, l’éditeur se rappela qu’il en avait découvert un depuis plusieurs jours pour la première œuvre que le compositeur lui apporterait, titre, guilleret, long et esbrouffant. Et c’était : Senhora Dona, guarde o seu balayo[3].

— Et pour la prochaine fois, j’en ai déjà un en tête.

Aussitôt mise en vente, la première édition fut tout de suite enlevée. La renommée du compositeur y eût suffi, mais l’œuvre en elle-même était appropriée au genre ; originale, elle incitait à la danse, et se gravait facilement dans la mémoire. En huit jours, elle était célèbre. Pestana s’éprit d’abord de sa composition. Il la chantait amoureusement à voix basse, s’arrêtait dans la rue, quand on la jouait, dans quelque maison. Il se fâchait si on l’interprétait mal. Bientôt, l’orchestre des théâtres s’en empara. Il alla l’ouïr. Il ne lui déplut pas non plus de l’entendre siffloter, un soir, par un quidam qui descendait la rue do Aterrado.

Cette lune de miel dura seulement un quart de lune. Comme les autres fois, plus rapidement encore, les vieux maîtres portraiturés le firent saigner de remords. Dégoûté, indigné, Pestana se révolta contre celle qui l’avait consolé tant de fois, contre la muse aux yeux égrillards, aux gestes arrondis, souples et gracieux. Et il ressentit les mêmes nausées, la même haine des gens qui lui demandaient de jouer la polka à la mode. En même temps il s’efforça de composer quelque chose d’une saveur classique, une page, une seule, mais qu’on pourrait intercaler entre Bach et Schumann. Vaine étude, inutile effort. Il se noyait dans ce Jourdain, sans y trouver le baptême. Pendant des nuits et des nuits, il se dépensa ainsi, présomptueux et entêté, convaincu que la volonté est tout, et qu’une fois qu’il se serait émancipé de la musique facile…

— Au diable les polkas, bonnes pour faire danser Satan, dit-il, un jour, en se couchant à l’aurore.

Mais les polkas refusèrent d’aller si loin. Elles arrivaient chez Pestana, dans la propre salle des portraits, elles faisaient irruption, si brusquement qu’il n’avait que juste le temps de les composer, de les faire imprimer, de s’y complaire pendant quelques jours, puis de revenir aux vieilles sources, d’où rien ne coulait pour lui. Dans cette alternative, il vécut jusqu’à son mariage et après.

— Se marier… avec qui ? demanda mademoiselle Motta à son oncle, le notaire, qui lui donna cette nouvelle.

— Avec une veuve.

— Vieille ?

— Vingt-sept ans.

— Jolie ?

— Ni jolie ni laide : comme ci comme ça. Il paraît qu’il s’est amouraché d’elle en l’entendant chanter à la dernière fête de Saint-François-de-Paule. Mais j’ai entendu dire qu’elle possède aussi un autre attrait moins rare : elle est poitrinaire.

Les notaires ne devraient pas avoir d’esprit, — d’esprit malin, veux-je dire. La nièce ressentit comme l’impression d’un baume qui guérit en elle la morsure de l’envie. La nouvelle était vraie. Pestana se maria peu après avec une veuve de vingt-sept ans, bonne chanteuse et phtisique. Il la reçut comme l’épouse spirituelle de son génie. Le célibat était sans aucun doute la cause de sa stérilité et de son fourvoiement. Artistiquement, ses œuvres n’étaient bonnes qu’à faire passer le temps. Ses polkas étaient des aventures de jeunesse. Mais maintenant, il allait engendrer une famille d’œuvres sérieuses, profondes, inspirées et fouillées.

Cette espérance bourgeonna dès les premières heures de son amour, et s’épanouit à la première aurore des épousailles. Maria, balbutiait-il dans son âme, donne-moi ce que je n’ai trouvé ni dans la solitude des nuits, ni dans le tumulte des jours.

Tout de suite, pour commémorer son mariage, il eut l’idée de composer un nocturne qui s’appellerait Ave, Maria. La félicité parut lui donner un semblant d’inspiration. Ne voulant rien dire à sa femme, avant que l’œuvre ne fût prête, il travaillait en secret : chose difficile, attendu que Maria, qui aimait également les arts, venait jouer avec lui ou l’écouter seulement, pendant des heures, dans la salle des portraits. Ils organisèrent même quelques concerts hebdomadaires, avec trois artistes, amis de Pestana. Mais un dimanche, il ne put plus se contenir, il appela sa femme pour lui jouer un passage du nocturne ; il ne lui dit ni ce que c’était, ni de qui c’était. Soudain, s’arrêtant, il l’interrogea du regard.

— Achève, dit Maria, c’est de Chopin ?

Pestana pâlit, fixa les yeux en l’air, répéta une ou deux phrases et se leva. Maria s’assit au piano, et, après quelque effort de mémoire, elle exécuta le morceau du maître. L’idée, le motif étaient les mêmes. Pestana les avait rencontrés dans quelque repli obscur de sa mémoire, vieux repaire de trahison. Triste, désespéré, il sortit, et se dirigea vers San Christovâo, du côté du pont.

— À quoi bon lutter ? se disait-il. Résignons-nous aux polkas… Vivent les polkas.

Des gens qui passaient et l’entendaient parler, le regardaient comme on regarde un fou. Lui continuait d’avancer, halluciné, mortifié, éternel volant entre l’ambition et la vocation… Il passa devant le vieil abattoir. En arrivant devant la barrière du chemin de fer, il eut envie de remonter la ligne, et de se faire écraser par le premier train qui passerait. Le garde le fit reculer. Il s’apaisa et revint à la maison.

Peu de jours après, par une claire et fraîche matinée de mai 1876, vers les six heures, Pestana sentit au bout des doigts un fourmillement connu. Il se leva sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller Maria, qui avait toussé toute la nuit, et dormait profondément à cette heure. Il alla dans la salle des portraits, ouvrit le piano, et, le plus doucement qu’il put, fabriqua une polka. Il la fit publier sous un pseudonyme. Les deux mois suivants, il en composa et en publia deux autres, Maria n’en sut rien. Elle se mourait en toussant, si bien qu’elle expira une nuit, dans les bras de son mari affolé et désespéré.

C’était une nuit de Noël. La douleur de Pestana fut encore aggravée par l’écho d’un bal du voisinage où l’on joua diverses polkas de lui.

Le bal, c’était déjà cruel. Ses compositions y donnaient un air d’ironie et de perversité. Il entendait la cadence des pas, devinait les mouvements, lubriques peut-être, auxquels conviaient quelques-unes de ces œuvres. Tout cela devant le cadavre livide, un tas d’os étendus sur le lit. Les heures de la nuit s’écoulèrent ainsi, lentes ou rapides, humides de larmes et de sueurs, d’eaux de Cologne et de Labarraque, sautillantes à n’en plus finir, comme au son d’une polka d’un grand Pestana invisible.

Après l’enterrement, le veuf n’eut plus qu’une seule préoccupation : abandonner la musique, après avoir composé un Requiem qu’il ferait exécuter le jour du premier anniversaire de la mort de Maria. Ensuite il choisirait un autre emploi : clerc de notaire, facteur, vendeur ambulant, n’importe quoi, qui lui fît oublier l’art sourd et assassin.

Il se mit à l’œuvre. Il employa tous les moyens, audace, patience, méditation, voire même les caprices du hasard, comme il avait fait naguère, en imitant Mozart. Il lut et relut le Requiem de cet auteur. Des semaines et des mois s’écoulèrent. L’œuvre, galopante au début, ralentit le pas. Pestana avait des hauts et des bas. Parfois, il la jugeait incomplète, il lui manquait le feu sacré, l’idée, l’inspiration, la méthode. D’autres fois, son énergie s’exaltait, et il travaillait vigoureusement. Huit mois, neuf, dix, onze, passèrent, et le Requiem ne s’achevait toujours pas. Il redoubla d’efforts ; il négligea ses leçons et ses amis. Il avait refait son travail nombre de fois. Plus que quinze jours, plus que huit, que cinq. L’aurore du jour anniversaire le trouva encore penché sur son travail.

Il se contenta de la simple messe basse, dite pour lui tout seul. On ne saurait affirmer si ce fut seulement le mari ou aussi le compositeur qui versa toutes les larmes qui lui vinrent aux yeux. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que jamais plus il ne se remit au Requiem.

— À quoi bon ? se disait-il à lui-même.

Une année s’écoula. Au commencement de 1878, son éditeur vint le voir.

— Voici deux ans, lui dit-il, que vous ne nous donnez plus un air de votre façon. Tout le monde demande si vous avez perdu votre talent. Qu’avez-vous fait ?

— Rien.

— Je sais le coup qui vous a frappé ; mais deux ans sont passés. Je viens vous proposer un contrat : vingt polkas en douze mois, au prix ancien, et avec un tant pour cent plus élevé sur la vente. L’année achevée, nous pourrons renouveler.

Pestana consentit, d’un geste. Il avait peu de leçons ; la maison avait été vendue pour payer des dettes, et les exigences quotidiennes dévoraient le surplus qui était déjà fort réduit. Il accepta le traité.

— Mais j’ai besoin de la première polka tout de suite, dit l’éditeur. C’est urgent : Avez-vous lu la lettre de l’empereur à Caxias ? les libéraux ont été appelés au pouvoir ; on va faire la réforme électorale. La polka s’appellera Vive l’élection directe ! Ce n’est pas de la politique ; c’est un bon titre d’occasion.

Pestana composa la première polka de la série. Malgré son long silence, il n’avait perdu ni l’originalité, ni l’inspiration. Il conserva la même note géniale. Les autres polkas vinrent ensuite, régulièrement. Il avait conservé les portraits et le répertoire. Mais il évitait de passer toutes les nuits au piano pour ne pas récidiver dans de nouvelles tentatives. Il demandait une entrée de faveur à chaque bon opéra ou concert d’artiste, et se mettait dans un coin, pour écouter cette quantité de motifs qui jamais ne germeraient dans sa cervelle. Une fois ou l’autre, il revenait chez lui tout imprégné de musique, et le maestro inédit se réveillait en lui. Alors, il s’asseyait au piano, et, sans y penser, il appuyait quelques notes, jusqu’à ce qu’il allât dormir, vingt ou trente minutes plus tard.

Et les années passèrent, jusqu’en 1885. La renommée de Pestana lui avait donné définitivement la première place entre les compositeurs de polkas. Mais la première place dans sa bourgade ne contentait pas ce César qui continuait à préférer non seulement la seconde, mais même la centième à Rome. Il ressentit encore les alternatives d’un autre temps, au sujet de ses compositions. La différence, c’est qu’elles étaient moins violentes. Ni enthousiasme aux premières heures, ni horreur après la première semaine : un peu de plaisir, et un certain dégoût.

Cette année-là, il attrapa une petite fièvre de rien, qui s’accrut en peu de jours, jusqu’à prendre un caractère pernicieux. Il était déjà en péril de vie, quand survint son éditeur qui, n’étant pas au courant de sa maladie, venait lui annoncer le triomphe des conservateurs et lui demander une polka d’occasion. L’infirmier, pauvre clarinette de théâtre, lui relata la situation de Pestana, en sorte que l’éditeur préféra se taire. Ce fut le malade qui insista pour savoir de quoi il s’agissait. L’éditeur obéit.

— Mais ce sera pour quand vous vous trouverez complètement rétabli, conclut-il.

— Dès que la fièvre aura un peu décliné, répondit Pestana.

Il y eut une pause de quelques secondes. Le clarinettiste alla sur la pointe des pieds préparer le remède. L’éditeur se leva et prit congé.

— Adieu.

— Attendez, dit Pestana. Comme il est probable que je mourrai ces jours-ci, je ferai d’une fois deux polkas. L’autre servira pour le retour des libéraux.

Ce fut l’unique boutade de toute sa vie. Il était temps ; car il mourut le matin suivant, à quatre heures cinq minutes, en paix avec les hommes et mal avec lui-même.


  1. Nhônô, terme d’amitié. Le sens littéral serait « ne me touche pas, Nhônô » (prononcez Nionio). Mais l’intention réelle est aussi intraduisible que celle de « Ne me mécanise pas » ou « Va te faire lanlaire ». (Note du traducteur.)
  2. On ne fait point de fête avec des mensonges.
  3. Ma bonne dame, gardez votre panier.