Quelques Contes (Machado de Assis)/Les bras

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 45-64).


Les Bras


Ignace tressaillit en entendant les cris du procureur, prit le plat qu’on lui présentait, et essaya de manger, sous un déluge d’épithètes : « fainéant, tête de linotte, stupide, idiot ».

— Êtes-vous dans la lune, que vous ne savez jamais ce que l’on vous dit. Je conterai tout cela à votre père, pour qu’il vous secoue les puces avec une bonne verge de cognassier ou un bâton. Oui ; ne vous figurez pas que vous avez déjà passé l’âge des tapes. Stupide, idiot.

— Figurez-vous que là, dehors, c’est la même chose qu’ici, continua-t-il en se tournant vers dona Severina, qui vivait avec lui maritalement depuis des années. Il brouille les papiers, se trompe de casiers, va chez un notaire au lieu d’aller chez un autre, et confond entre eux les avocats : c’est le diable. Il est affligé d’une somnolence lourde et continuelle. Le matin, c’est comme vous voyez : pour qu’il se réveille, il faut lui moudre les os. Attends… demain je t’éveillerai à coups de manche à balai.

Dona Severina le poussa du pied, pour le prier d’en finir. Borges vomit encore quelques outrages, et demeura en paix avec Dieu et avec les hommes.

Je ne dirai pas qu’il demeura en paix avec les enfants, car Ignace n’en était plus un, à tout prendre. Il avait quinze ans accomplis, et pour tout de bon. Il avait une tête inculte, mais belle, des yeux songeurs de jeune homme, qui devine, interroge, veut savoir, à n’en plus finir. Tout cela reposait sur un corps mal vêtu, mais non sans grâce. Le père était barbier dans le Quartier-Neuf, et en avait fait l’agent, le scribe, ou quelque chose d’approchant, du procureur Borges, avec l’espérance de le voir un jour au barreau, parce qu’il lui semblait que les procureurs gagnent largement leur vie. Cela se passait dans la rue da Lapa, en 1870.

Pendant quelques minutes, on n’entendit plus que le tintement des couverts et le bruit des mâchoires. Borges s’empiffrait de rosbif et de laitue. Il s’interrompait pour ponctuer sa mastication d’un rouge-bord, et continuait à ruminer en silence.

Ignace mangeait lentement, sans oser lever les regards au-dessus de son assiette, ni les reporter où ils étaient au moment où Borges l’avait pris à partie. Il est vrai que c’eût été dangereux. Jamais il ne regardait les bras de dona Severina, sans oublier tout ce qui se passait autour de lui.

Aussi, c’était sa faute, à elle ! Pourquoi les conservait-elle nus constamment ? Elle usait des manches courtes, sur tous ses vêtements de négligé. À partir d’un palme au-dessous de l’épaule, elle montrait ses bras à découvert. Il est vrai qu’ils étaient beaux et replets, en harmonie avec la dame, qui était plutôt grasse que maigre ; et ils ne perdaient ni leur couleur ni leur moelleux dans leur constante exposition à l’air. Mais il est juste d’ajouter qu’elle ne les montrait point par coquetterie, mais seulement parce qu’elle avait usé tous ses vêtements à manches longues. Debout, elle attirait les regards ; quand elle marchait, elle avait des minauderies gracieuses. Quant à lui, il ne la voyait guère qu’à table, où il n’apercevait que son buste. On ne peut dire qu’elle fût jolie ; mais elle n’était pas laide, non plus. Aucun bijou ; sa chevelure était très simplement relevée ; elle lissait ses cheveux, les réunissait, les attachait et les fixait sur le haut de la tête avec un peigne d’écaille qui lui venait de sa mère. Autour du cou, un fichu sombre ; rien aux oreilles. Et elle comptait vingt-sept années, fleuries et solides.

Ils achevèrent de dîner. Borges, en apercevant le café, tira quatre cigares de sa poche, les compara entre eux, les palpa, en choisit un et garda les autres. Il alluma celui qu’il avait réservé ; puis, les coudes sur la table, il parla à dona Severina de trente-six mille choses, qui n’intéressaient en rien le jeune Ignace ; mais, tandis que le procureur causait, il ne lui disait pas de sottises, et le laissait s’extasier tout à son aise.

Ignace s’attarda, tant qu’il put, à prendre son café. Entre deux gorgées, il lissait la nappe, arrachait de ses doigts des pellicules imaginaires, ou passait en revue les tableaux de la salle à manger, qui étaient au nombre de deux, un saint Pierre et un saint Jean, rapportés en souvenir de quelque pèlerinage, et mis sous cadre à la maison. Passe encore que, pour cacher son jeu, il eût recours à saint Jean, dont le jeune visage égaie les imaginations catholiques ; mais quel toupet de s’adresser à l’austère saint Pierre ! Son unique excuse, c’est qu’il ne voyait ni l’un ni l’autre des deux saints. Il promenait ses regards sur eux comme au hasard. Il n’apercevait que les bras de dona Severina, soit parce qu’il les regardait en dessous, soit parce qu’ils étaient comme imprimés dans sa mémoire.

— Ah çà ! Vous n’aurez pas bientôt fini ? s’écria tout à coup le procureur.

Que faire ? Ignace bu la dernière goutte, déjà froide, et s’en alla comme d’habitude dans sa chambre, qui se trouvait située au fond de la maison. En entrant, il fit un geste d’ennui et de désespoir, et s’accouda à l’une des deux fenêtres qui donnaient sur la mer. En cinq minutes, la vue de l’océan prochain et des montagnes lointaines le rendit à ce sentiment confus, vague, inquiet, qui lui causait une douleur et une jouissance, quelque chose de semblable à ce que doit éprouver la plante lors de l’éclosion de la première fleur. Il ne savait s’il devait partir ou rester.

Depuis cinq semaines qu’il demeurait dans cette maison, la vie était toujours la même : sortir le matin avec Borges, courir les audiences et les études de notaires, porter en hâte du papier timbré au distributeur, aux greffiers, aux officiers ministériels. Il rentrait le soir, dînait, et se retirait dans sa chambre jusqu’à l’heure du souper. Après le repas, il allait dormir. Borges ne lui donnait aucune intimité dans la famille, qui ne se composait, du reste, que de dona Severina ; et il la voyait seulement trois fois par jour, aux heures de réfections. C’étaient cinq semaines de solitudes, de travail, sans attrait, loin de sa mère et de ses sœurs, cinq semaines de silence : car il ne parlait qu’une fois ou l’autre dans la rue. À la maison, il se taisait.

— Attends un peu, pensa-t-il un jour, je vais décamper pour ne plus revenir.

Il n’en fit rien. Il se sentit agrippé et enchaîné par les bras de dona Severina. Jamais il n’en avait vu d’aussi beaux et d’aussi jeunes. L’éducation qu’il avait reçue ne lui permit pas de les regarder tout de suite, ouvertement ; il paraissait même tout d’abord en détourner les yeux, choqué. Peu à peu, il s’y complut, en les voyant ainsi sans manches ; il les découvrit, les contempla et les aima. Au bout de trois semaines, ils étaient devenus, moralement parlant, sa tente de repos. Il supportait tout le travail du dehors, toute la mélancolie de la solitude et du silence, toute la grossièreté du patron, pour l’unique salaire de voir, trois fois par jour, cette fameuse paire de bras.

Ce jour-là, tandis que la nuit tombait, et qu’Ignace se jetait sur le hamac (il n’avait pas d’autre lit), dona Severina, dans le salon du devant, récapitulait les événements du dîner, et, pour la première fois, elle eut quelque soupçon, qu’elle rejeta aussitôt : « un enfant » ! — Mais certaines idées sont de la famille des mouches tannantes : on a beau les chasser, elles reviennent et se posent à nouveau. Un enfant ? il avait quinze ans ; et elle s’avisa qu’entre le nez et la bouche du jeune homme, il y avait l’ébauche d’une moustache. Quoi d’étonnant qu’il commençât d’aimer ? N’était-elle point jolie ? cette autre pensée ne fut point rejetée, mais plutôt caressée amoureusement. Et elle se souvint encore d’autres façons à lui, de ses absences, de ses distractions, d’un incident, d’un autre. Tout était symptomatique. Et elle conclut par l’affirmative.

— Qu’est-ce que tu as ? lui demanda le procureur, étendu sur le canapé, au bout de quelques minutes de silence.

— Rien.

— Rien ? Ne dirait-on pas que tout dort dans cette maison. Attends !… Attends !… Je connais un bon remède pour faire passer l’envie de dormir aux marmottes…

Et il s’en alla proférant des menaces sur le même ton de fâcherie, incapable d’ailleurs de les mettre à exécution, car il était plutôt grossier que méchant. Dona Severina l’interrompait pour lui dire que non, qu’elle ne dormait pas, qu’elle pensait à la commère Fortunata. Ils ne ne lui avaient pas rendu visite depuis Noël. Pourquoi n’iraient-ils pas chez elle un de ces soirs ? Borges répondit qu’il était fatigué, qu’il travaillait comme un nègre, qu’il avait autre chose à faire que des visites de bavardage ; et il déblatéra contre la commère, il déblatéra contre le compère, contre son filleul qui n’allait pas encore au collège à l’âge de dix ans. Lui, Borges, à dix ans, savait lire, écrire et compter : pas très bien, peut-être, mais enfin, il savait. Dix ans ! il lui prédisait un bel avenir. Pour les paresseux, il ne connaissait qu’un remède : le sac au dos. On apprend à vivre en couchant à la dure.

Dona Severina cherchait à le calmer en alléguant la pauvreté de la commère, la malchance du compère, d’une façon caressante, de peur de l’irriter encore davantage. La nuit était tombée tout à fait ; elle entendit le « tlic » du réverbère qu’on venait d’allumer dans la rue, et vit le reflet sur les fenêtres de la maison voisine. Borges, fatigué de sa journée, car c’était vraiment un travailleur acharné, ferma les yeux et s’endormit, la laissant seule dans la salle obscure, avec la découverte qu’elle venait de faire.

Tout paraissait indiquer à la dame qu’elle ne se trompait pas. Mais le premier étonnement passé, sa découverte la jeta dans un désarroi moral dont elle connut seulement les effets, sans en pouvoir discerner l’origine.

Ne sachant comment se reprendre et s’équilibrer, elle en arriva à la pensée de tout dire au procureur, en lui laissant le soin de renvoyer le gamin. « Et puis après ? » Il lui était bien permis d’hésiter : elle ne formait que des suppositions, et ne trouvait que des coïncidences, qui pouvaient bien l’induire en erreur. Mais non, elle ne s’illusionnait pas. Et aussitôt elle se remémora les indices vagues, les attitudes du jeune homme, sa gêne, ses distractions, pour bien rejeter l’idée de s’être fourvoyée. Peu après, capricieuse nature, réfléchissant qu’il serait mal d’accuser sans motif, elle admit qu’elle s’était trompée, seulement pour se donner le temps de mieux observer, et de s’assurer de la réalité des choses.

Cette nuit-là même, dona Severina regarda en dessous les gestes d’Ignace ; mais elle ne découvrit rien. Le temps consacré à prendre le thé était court, et le jeune homme ne leva pas les yeux de sur sa tasse. Le jour suivant, elle l’observa mieux, et les autres, tout à fait bien. Elle vit que vraiment elle était aimée et crainte, d’un amour vierge d’adolescent, retenu par les préjugés sociaux, et par un sentiment d’infériorité qui l’empêchait de s’avouer la vérité à lui-même. Dona Severina comprit qu’elle n’avait à redouter aucune tentative, et conclut que le mieux était de ne rien dire au procureur. Elle lui évitait ainsi un ennui, et en épargnait un autre au pauvre enfant. Elle se persuadait maintenant qu’il était vraiment un enfant et elle résolut de le traiter plus sèchement encore que par le passé. Ainsi fit-elle. Ignace commença à sentir qu’elle évitait ses regards, lui parlait d’une façon presque aussi âpre que Borges lui-même. En de certaines occasions pourtant, le ton de la voix s’adoucissait jusqu’à en devenir tendre, très tendre même ; et le regard, généralement fuyant, lassé de se promener sur d’autres objets, finissait enfin, pour se reposer, par venir effleurer son visage. Mais tout cela était si court.

— Je m’en vais, répétait-il dans la rue, comme le premier jour.

Il arrivait à la maison et ne s’en allait pas. Les bras de dona Severina fermaient une parenthèse dans la phrase longue et fastidieuse de sa vie, et cette proposition intercalée lui apportait une idée originale et profonde, inventée par le ciel, uniquement à son intention. Il se laissait vivre et suivait son chemin. À la fin, pourtant, il dut partir, et pour toujours. Voici comment et pourquoi.

Dona Severina le traitait depuis quelques jours avec bénignité. C’en était fait de la rudesse de sa voix ; elle y mettait plus que de la douceur, il en émanait de l’intérêt et de la tendresse. Un jour, elle lui recommandait de fuir les courants d’air ; un autre, de ne pas boire de l’eau froide sur le café chaud, conseils, pensées, soins d’amie et de mère, qui jetèrent dans l’esprit du jeune homme encore plus d’inquiétude et de confusion. Ignace s’émancipa jusqu’à rire un jour à table, ce qu’il n’avait jamais fait jusqu’alors. Cette fois, le procureur ne le rabroua pas, parce qu’il était en train de raconter une histoire drôle, et que personne ne se fâche d’être applaudi. Dona Severina remarqua alors que la bouche du jeune homme, gracieuse quand il se taisait, ne l’était pas moins dans le sourire.

L’agitation d’Ignace allait croissant, et il ne pouvait ni se calmer, ni comprendre son état. Il ne se trouvait bien nulle part. Il s’éveillait, la nuit, en pensant à dona Severina. Dans la rue, il se trompait aux carrefours, passait devant l’endroit indiqué, bien plus encore que naguère, et ne pouvait voir une femme, de loin ou de près, sans se souvenir de l’autre. Quand il enfilait le corridor de la maison, en revenant de son travail, il sentait toujours un choc, parfois violent, quand il la rencontrait sur le palier, en train de regarder, à travers les barreaux de bois de l’escalier, comme si elle était accourue pour voir qui venait.

Un dimanche, — jamais il ne devait oublier ce dimanche, — il était seul dans sa chambre, à la fenêtre, tourné du côté de la mer, qui lui parlait, comme dona Severina, un langage obscur et nouveau. Il s’amusait à voir les mouettes faire leurs grandes randonnées dans l’air, ou planer sur les eaux, ou simplement voleter. Superbe journée. Ce n’était pas seulement un dimanche chrétien ; c’était un immense dimanche universel.

Ignace les passait tous là, ses dimanches, dans sa chambre ou à la fenêtre, ou à relire un des trois feuilletons qu’il avait apportés, vieux contes, achetés quatre sous dans la ruelle du Largo do Paço. Il était deux heures de l’après-midi. Il se sentait fatigué, après une mauvaise nuit, et les longues courses de la veille. Il s’étendit dans le hamac, prit un des feuilletons, la Princesse Madeleine, et se mit à lire. Il ne pouvait s’expliquer pourquoi toutes les héroïnes de ces vieilles histoires avaient le visage et la taille de dona Severina ; mais il en était ainsi. Au bout d’une demi-heure, il laissa tomber les feuillets sur la table, et fixa la muraille, d’où il vit, cinq minutes plus tard, sortir la dame de ses rêves. Il eût été naturel qu’il s’étonnât. Il n’en fut rien. Bien qu’il eût les paupières abaissées, il la vit se détacher tout à fait, s’arrêter, sourire et se diriger du côté du hamac. C’était elle-même, c’étaient vraiment ses bras.

Il est certain cependant que dona Severina ne pouvait sortir de la muraille, même en admettant qu’il s’y trouvât quelque fente ou quelque porte, attendu qu’elle se trouvait alors dans le salon du devant, en train d’écouter les pas du procureur qui descendait l’escalier. Elle l’entendit descendre. Elle se pencha à la fenêtre, le vit sortir et ne rentra qu’après qu’il se fût perdu au loin, dans la direction de la rue das Mangueiras. Elle alla s’asseoir sur le canapé. Elle paraissait hors d’elle-même, inquiète, affolée. Elle se leva, alla prendre le vase qui se trouvait sur le dressoir, puis le remit à la même place ; elle marcha jusqu’à la porte, s’arrêta, revint, sans plan apparent. Elle s’assit encore, pendant cinq ou dix minutes. Soudain, elle se rappela qu’Ignace avait peu mangé au déjeuner ; qu’il avait l’air abattu. Elle pensa qu’il était peut-être malade, très malade, qui sait !

Elle sortit de la pièce, traversa rapidement le corridor, et alla jusqu’à la chambre du jeune homme, dont la porte était entre-bâillée. Dona Severina s’arrêta, épia, l’aperçut dans le hamac, en train de dormir, le bras pendant au dehors, au-dessus du feuilleton qui était tombé sur le plancher. La face était légèrement inclinée du côté de la porte, les yeux fermés, les cheveux mêlés, dans un grand sourire de béatitude.

Dona Severina sentit le cœur lui battre avec violence et recula. La nuit précédente, elle avait rêvé de lui. Depuis le matin, la figure du jeune homme se présentait à ses regards comme une tentation diabolique. Elle recula encore, revint de nouveau, le regarda pendant deux, trois, cinq minutes ou plus. On eût dit que le sommeil donnait à l’adolescence d’Ignace une expression plus accentuée, presque féminine, presque puérile. Un enfant ! se dit-elle à elle-même dans cette langue sans parole dont nous usons pour nous-mêmes. Et cette idée calma l’ardeur de son sang, dissipa en partie le trouble de ses sens…

Un enfant !

Elle le regarda lentement, ne se lassant pas de le voir, la tête inclinée, le bras tombant ; mais, tout en le qualifiant d’enfant, elle le trouvait beau, beaucoup plus beau qu’éveillé, et l’une de ces pensées corrigeait et corrompait l’autre. Soudain elle frissonna et battit en retraite épouvantée : elle venait d’entendre un bruit, tout à côté, dans la lingerie ; elle alla voir ; c’était un chat qui avait renversé une tasse. Elle revint lentement à son poste d’observation, vit qu’il dormait profondément. Il avait le sommeil dur, l’enfant ! La rumeur qui l’avait si fortement remuée, elle, ne l’avait même pas fait changer de position. Et elle, continuait à le regarder dormir, dormir et peut-être rêver.

Que ne pouvons-nous voir mutuellement nos rêves ! Elle aurait surpris sa propre image dans l’imagination du jeune homme ; elle se serait vue, devant le hamac, souriante et parée, puis s’inclinant, pour prendre les mains d’Ignace, les porter jusqu’à sa poitrine, sous ses bras croisés, ses fameux bras. Et lui, qui en était amoureux, entendait aussi ses paroles, qui étaient jolies, chaudes, nouvelles surtout, — ou qui tout au moins appartenaient à un idiome qu’il ne connaissait pas, bien qu’il en comprît le sens. Deux, trois fois, la figure s’évanouit pour reparaître aussitôt, venue de la mer ou de n’importe où, dans un vol de mouettes, ou traversant le corridor avec toute la grâce robuste dont elle était capable. Et, au retour, elle s’inclinait, lui prenait une autre fois les mains, croisait les bras sur sa poitrine, jusqu’à ce que, s’inclinant davantage encore, bien davantage, ses lèvres épanouies posèrent un baiser sur la bouche du dormeur.

Ici le sommeil coïncida avec la réalité, et les mêmes bouches s’unirent en imagination et hors du songe. La différence, c’est que la vision ne recula pas, et que la personne réelle, aussitôt après l’accomplissement du geste, s’enfuit vers la porte, contrite et craintive. Ensuite elle revint dans le salon qui donnait sur la rue, stupéfaite de son acte, sans que ses regards se fixassent sur rien. Elle tendait l’oreille, allait jusqu’au bout du corridor, écoutant si quelque rumeur lui annoncerait le réveil d’Ignace ; et ce ne fut qu’au bout d’un certain temps que, peu à peu, sa peur se dissipa. En réalité l’enfant avait le sommeil dur. Rien ne lui faisait ouvrir les yeux : ni les vacarmes contigus, ni les baisers pour de vrai. Mais si la crainte disparaissait, la contrainte demeura et grandit. Dona Severina ne pouvait croire qu’elle eût fait cela. Il lui semblait que ses désirs s’étaient confondus avec cette idée qu’il s’agissait d’un enfant amoureux, qui se trouvait là sans conscience ni volonté ; et moitié mère, moitié amie, elle s’était inclinée et l’avait embrassé. Quoi qu’il en fût, elle était confuse, irritée, ennuyée, fâchée contre elle-même et contre lui. La pensée qu’il avait pu feindre de dormir s’éveilla dans son âme, et lui donna le frisson.

Mais, en réalité, il dormit longtemps encore et ne s’éveilla qu’à l’heure du dîner. Il s’assit joyeux à table, bien que dona Severina se montrât silencieuse et sévère, et que le procureur fût aussi rude que les autres jours. Ni la sévérité de l’un, ni la rudesse de l’autre ne pouvait dissiper la vision gracieuse qu’il portait encore en lui, ni étouffer la sensation du baiser. Il ne remarqua pas que dona Severina portait un châle qui lui cachait les bras : cette remarque, il ne la fit que plus tard, le lundi, le mardi aussi et jusqu’au samedi, jour où Borges fit dire à son père qu’il ne pouvait le garder. Et ce fut fait sans fâcherie, Borges le traita même relativement bien, et lui dit au moment du départ :

— Quand vous aurez besoin de moi pour quoi que ce soit, venez me trouver.

— Oui, Monsieur, dona Severina…

— Elle est en ce moment dans sa chambre, avec un violent mal de tête. Venez demain ou après-demain lui faire vos adieux.

Ignace partit sans rien comprendre : ni le congé définitif, ni le complet changement d’attitude de dona Severina à son égard, ni l’usage du châle, rien. Il était si bien ! elle lui parlait de si bonne amitié ! Comment est-ce que tout à coup… À force de se creuser la tête, il finit par supposer que quelque regard indiscret, quelque distraction l’avait offensée ; ce ne pouvait être autre chose ; de là son visage irrité et le châle qui couvrait ses bras si beaux… N’importe : il emportait avec lui la saveur du songe. Et à travers les années, parmi d’autres amours plus effectives et plus longues, il ne ressentit aucune sensation égale à celle de ce dimanche de la rue da Lapa, quand il avait quinze ans. Et lui-même s’écriait parfois, sans savoir qu’il se trompait :

— Ce fut un songe, un simple songe.