Quelques épis d'une gerbe/La chanteuse
UNE IDYLLE DES RUES DE PARIS.
LA CHANTEUSE.
Tu chantes, pauvre femme, une chanson joyeuse
Que déchire la vielle étrangère à tes doigts ;
Tu souris à la foule oisive et curieuse,
Pauvre mère !… et j’entends des sanglots dans ta voix !
Oh ! chanter pour manger lorsque ton âme pleure !
Promener par la ville une chanson sans fin !
Voir poindre et fuir le jour, sentir s’écouler l’heure,
Et n’avoir que des chants pour apaiser ta faim ! —
Et ton trésor chéri, belle et pauvre petite
Qui de ses deux bras nus serre ton sein hâlé ?…
Doux fardeau sous lequel l’indigent va plus vite,
Ange, à son jeune cœur qui sur ton cou palpite
De ton malheur encor rien ne s’est révélé :
Elle attend sa pâture, et l’attend sans comprendre
Pourquoi le pain parfois est si lent à venir ;
Et quand la faim la mord, cherchant à qui s’en prendre,
Elle pleure et t’étreint, toi sa mère si tendre
Qui trouves des baisers, las ! pour la soutenir ! —
Et cette autre, plus grande et qui sait l’infortune ?
Jusqu’en ta pauvreté tu lui veux des atours ;
Tu t’es dit : « La parure est souvent opportune ;
« Le riche donne moins aux haillons qu’au velours. »
Et tu lui fis alors une jupe écourtée
D’un manteau miroitant qu’un soir on te donna,
Et sur cent plis bouffants sa fine taille entée
D’arabesques d’or faux partout se galonna.
Tu laissas s’échapper de dessous sa résille
Deux tresses, dont le jais est plus vrai que ton or ;
Tu lui mis à la main le tambour qui sautille,
Et d’un ton résigné tu lui dis : « Va, ma fille,
« Va, mon enfant ; mendie… et sois riante encor ! »
Et la voilà devant, las ! qui remplit son rôle,
Et qui jette aux passants sa grâce et sa gaîté ; …
Mais on voit que la tâche est lourde à son épaule :
Et ses bras et son cou fléchissent comme un saule ;
La souffrance a touché la fleur de sa beauté.
Et pourtant vous lancez votre chanson joyeuse
Que déchire la vielle étrangère à tes doigts ;
La foule s’est groupée, oisive et curieuse ;…
Chantez !… Il ne faut pas de sanglots dans la voix :
« Vous qui passez, ô belles dames,
« Tournez la tête pour nous voir,
« Pour voir la plus triste des femmes
« Qui chante à l’angle du trottoir.
« Moi, sa fille, je sais sourire ;
« J’ai pour vous ma vive chanson :…
« Que pas une ne se retire
« Sans un épi laissé pour ma moisson !
« Le chaud soleil qui nous inonde
« Pour vous a bien plus de douceur :
« Ma mère est brune… elle était blonde ;
« Brune sera ma blonde sœur.
« Belles dames, je sais sourire ;
« J’ai pour vous ma vive chanson :…
« Que pas une ne se retire
« Sans un épi laissé pour ma moisson !
« L’hiver viendra ; nous serons nues ;
« Et vos épaules de satin
« Du froid ne seront pas connues :
« Donnez pour l’hiver ce matin.
« Belles dames, je sais sourire ;
« J’ai pour vous ma vive chanson :…
« Que pas une ne se retire
« Sans un épi laissé pour ma moisson ! »
Et la jeune chanteuse au cercle qui l’entoure
Présente et fait sonner sa bourse de fer-blanc.
Et chacun d’admirer sa gentille bravoure ;
Nul qui ne lui sourie et qui ne la secoure :…
« Chante encore, et la bourse élargira son flanc. »
Puis elle remercie et fait la révérence,
Et tourne sur sa mère un bienheureux regard.
Aujourd’hui la fortune a passé l’espérance.
Les deux femmes, des jours scrutent la différence :
« L’un s’éteint sans recette, et l’autre a large part !… »
Leur cœur plein rend alors grâce à la Providence. »
La foule est dispersée, et le groupe chanteur,
Dans l’espoir de saisir une nouvelle aubaine,
Rassemble en un instant son bagage quêteur,
Se met en route et marche, oublieux de sa peine :…
« Belles dames, passants, que nul labeur n’entraîne,
« Près d’ici formez-vous en grand cercle auditeur…
« Et que par charité chacun soit amateur ! » —
Et toi, ma pauvre femme, et toi, ma bonne mère,
Soulève ton fardeau plus léger cette fois ;
Vois que, si l’existence a quelque phase amère,
La bienfaisance aussi n’est pas toujours chimère.
Et là, sans murmurer contre de dures lois,
Devant les jours heureux qui calment ta misère
Paye aux maux d’ici-bas le tribut que tu dois.
Portez un peu plus loin votre tente anxieuse,
Qui voit l’heure prospère et l’heure des abois ;
Entonnez de nouveau votre chanson joyeuse :
Et, devant la moisson, la moisson copieuse,
(Que la vielle rétive aille ou non sous tes doigts,)
Ton cœur gai sera mieux d’accord avec ta voix.