Quelle étrange histoire/Texte entier

Editions et Librairie (p. -som).



Quelle
étrange histoire…





Il a été tiré de cet ouvrage 10 exemplaires sur papier du Japon
et 25 exemplaires sur papier d’Arches.


Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, compris la Suède et la Norvège.




JEAN GALMOT
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Quelle
étrange histoire…





PARIS
“ ÉDITIONS ET LIBRAIRIE ”
40, RUE DE SEINE, 40

Quelle étrange histoire !…

Un bateau perdu sur la mer des Tropiques… et une femme seule sur cette mer ardente.

Une femme est là, lumière dans la lumière.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai vécu ma vie sur la mer des Antilles. Mousse, pilote, marchand, j’ai vieilli sur des routes qui sont des fleuves de feu.

Maintenant je garde dans mes yeux l’image de la Mer.

Je sais que tout Mouvement, toute Beauté, le Silence, la Lumière et la Musique nous viennent de la Mer.

Une femme est là qui tremble et qui pleure sur ce bateau désert.

Sa voix est la voix de la Mer… des chants montent de l’eau phosphorescente qui sont les voix de son âme amoureuse.

Seul auprès d’elle j’ai écouté le récit merveilleux qu’aucun homme n’a jamais entendu.

Ainsi, moi qui ne connais d’autres livres que le livre de la Jungle et le livre de la Mer, j’ai raconté, comme un aveugle dans la lumière, le récit de l’Inconnue.

J. G.


QUELLE ÉTRANGE HISTOIRE…


I



Amsterdam, un matin d’automne.

— Je viens pour le billet…

C’est une bonne à tablier blanc qui m’a ouvert la porte. J’ai attendu une heure, sous le vent mouillé, que s’ouvrent les bureaux de la Compagnie hollandaise.

Conçoit-on une Compagnie de navigation dont l’enseigne est une porte misérable et qui n’a qu’une bonne à tablier blanc pour recevoir les visiteurs ?

La Ruyterkade est froide et déserte par ce matin d’automne.

Depuis une heure, cette porte qui reste close et pas de sonnette et point de passant…

— Mademoiselle, j’ai loué une cabine pour Paramaribo… une cabine sur le Van Dyck, qui part à 10 heures pour la Guyane… je n’ai pas encore mon billet et mes bagages sont là, dans la rue.

La petite bonne n’entend pas le français. Elle a des boucles blond paille tout autour du bonnet de dentelles. Les boucles s’agitent ; et, silencieuse, comme elle est entrée, la bonne disparaît…

Un vieux en pantoufles, coiffé d’une calotte rouge de juif, a poussé la porte vitrée ; le bruit l’a sans doute attiré.

Non, il est sourd.

Je lui crie que je veux mon billet de passage. Sa barbe s’ouvre dans un sourire ; il lève des mains bénissantes.

Il sort. Il est déjà de retour.

— Voici votre billet, monsieur, mais vous avez le temps. Asseyez-vous là, un peu… Ah ! vous êtes Français… Et vous allez à Paramaribo… Mon Dieu, quelle idée !…

Il me retient par l’habit.

— Moi aussi, j’aurais bien voulu aller à Surinam avant de mourir. C’est une belle colonie. Je ne connais personne qui y ait vécu. C’est ainsi… Les fonctionnaires et les marchands hollandais prennent l’autre ligne. Nous, nous n’avons que le fret, bien que notre bateau soit aménagé pour recevoir les passagers. De temps à autre, un étranger qui va aux Antilles nous demande, comme vous, un passage…

Et il y a, alors, deux hypothèses : ou bien le voyageur s’est trompé de compagnie, il a vu dans le guide la liste des départs, et il vient… ou bien il sait… il sait que notre bateau n’a point de passagers et il vient pour être seul, pour sa santé, ou peut-être par orgueil, pour se donner l’illusion d’avoir un yacht à lui tout seul… oui, cela arrive… Quelquefois aussi, il vient… pour se cacher… C’est ainsi…

— …

— Voilà ! Si vous revenez de Surinam, rapportez-moi une orchidée de la brousse. Oh ! je ne veux pas une orchidée rare ; je voudrais une fleur prise au hasard sur un arbre et que vous rapporteriez dans une boîte de fer-blanc sur le pont ; mais vous ne voudrez pas… Personne ne revient de là-bas… Au revoir…

Sur le pas de la porte, sa calotte rouge à la main, il ajoute :

— Tous mes compliments à la dame, à la petite dame qui est venue hier soir… Ah !… ces Français, quels farceurs !…

La porte s’est fermée. J’examine mon billet. Il est en règle : Amsterdam à Paramaribo, 400 florins, cabine no 15.

Quel est ce fou ? Quelle étrange compagnie !…

Sous la pluie mêlée au vent, l’omnibus qui traîne mes bagages n’en finit pas d’arriver au quai où est amarré le Van Dyck.

Que de détours ! Que de ponts sur les canaux !

Enfin, voici le quai et tout là-bas, au fond de ce terrain vague, le Van Dyck, seul, comme perdu à cette extrémité du port désert.


II


Pouvez-vous concevoir cela, un bateau où il n’y a personne ?

Je suis assis sur ma couchette et j’écoute le bruit des boiseries qui craquent. La mer donne avec fureur contre la coque ; des paquets d’eau voilent les hublots ; les murs en chêne de la galerie gémissent. J’entends le souffle intérieur des machines ; et les coups des pistons, réguliers, monotones, feutrés, me martèlent l’esprit.

Les couloirs sont déserts. Je promène mon pyjama du salon de musique au salon des secondes, le long des tapis épais qui étouffent les pas. Le piano est couvert de sa housse, et, le long des couloirs, les cabines sont entr’ouvertes, montrant des lits nus, de pauvres lits de fer qui ne furent jamais habités.

Par la porte entre-bâillée, les hublots des cabines regardent dans le couloir, curieusement, mon ombre qui passe. L’armoire se penche, et l’air s’agite comme j’avance ma tête dans l’encadrement de la porte…

— Qui est-ce ? disent les meubles roux.

Le vieux bateau poussif glisse et geint, tout entier absorbé par l’effort de la mer.

Sur le pont, je suis seul. L’arrière est envahi par des bois en grume, des troncs de sapins qui vont à Curaçao pour faire des mâts de tapouilles.

Une cloche tinte trois coups. Au-dessus de moi, sur la passerelle, j’entends des pas. Le changement de quart… Verrai-je donc un visage humain ? Non, le silence est revenu et l’accès de la passerelle est fermé.

Il pleut, le froid me renvoie dans ma cabine. Il est tard. Encore des coups à la cloche, là-haut…

J’ai ouvert une malle… Une odeur de violette m’a pris à la tête. J’ai jeté par le hublot le flacon brisé et je range dans la commode les vêtements et le linge.

— Le dîner est prêt…

Une voix m’a soufflé cela dans la nuque.

Je me suis retourné avec un cri. Est-ce une façon d’entrer sans frapper et de parler ainsi sans prévenir ?

Le nègre qui était là est déjà sorti :

— Eh ! steward, eh !…

Le nègre est parti.

Alors je vais dîner. La salle à manger est à l’entrepont. Je l’ai vue éclatante de glaces, avec ses tables couvertes de moleskine rouge, pendant mes excursions, tout à l’heure, dans ce bateau-cercueil. Je l’ai vue ; mes pas résonnaient dans cette grande salle, et le dressoir disait à haute voix, comme je remontais l’escalier :

— Quel est celui-là ? Que veut-il ?

La table du milieu est servie. Il y a six couverts.

Le dressoir est garni d’argenterie et de verres avec des fruits, et des compotiers pleins. Le dressoir a l’air avenant. Il craque comme j’entre et je l’entends encore dire :

— L’étranger est revenu. C’est pour lui que le couvert est mis, c’est pour lui que nous sommes dérangés.

Le nègre en veston blanc m’a présenté le rôti enveloppé de marmelade de pommes.

— Pour qui sont ces couverts, steward ? Il y a d’autres passagers ?

Hélas ! il n’entend que le hollandais. Il sait dire : « Oui, non, le dîner est servi », en portant ses doigts à la bouche.

Je montre les couverts :

Officers…

Je comprends… les officiers. Et j’indique les places au nègre :

— Ici, au milieu, le capitaine, à droite, le docteur ; à gauche, le chef mécanicien ; à côté de moi, le deuxième officier ; là, le troisième officier… Où sont-ils ? Viendront-ils dîner ?

Ce nègre est idiot. Je ne saurai rien. Je m’en vais.

Je me suis endormi sur le pont, roulé dans mes couvertures.

La lueur de la lune qui me frappe en plein visage m’a réveillé.

Le bateau roule. Le ciel est très beau et se fond là-bas, sous la lune, avec la mer qui s’est remplie d’étoiles.

Comme il fait froid et comme je suis seul ! la cloche sonne encore quelques coups là-haut.

Je descends. Toutes les cabines sont fermées et dorment.

Le couloir se perd sous la lumière terne des veilleuses. La mer ne frappe plus aux hublots. On n’entend plus la marche du navire et je ne perçois que le souffle très long des poumons du vieux bateau qui respire à longs traits, comme un vieillard endormi.


III


— Réveille-toi, réveille-toi ! crie le vieux bateau dans la nuit.

Dressé sur ma couchette, j’écoute, le front plissé d’angoisse. J’entends les coups de bélier que donne la mer en furie sur la coque et j’entends l’eau qui tombe en cascade, là-bas, sur le pont.

— Réveille-toi, c’est la tempête !

Des souffles ardents courent dans le couloir, agitant les portes. Et ma cabine s’est remplie de voix humaines. Tous les bois craquent et crient. La sirène mugit là-haut, dans le ciel.

Tout à coup, l’hélice, qui sort de l’eau et tourne dans le vide, au sommet d’une montagne de mer, couvre la voix du vent d’un tumulte de ferraille, le bateau vibre et hurle ; la mer le couche et me jette hors du lit, puis voilà le bateau à pic, la proue vers le ciel, et le voilà qui rue, l’hélice encore hors de l’eau, l’avant enfoui dans la mer.

Le bateau silencieux frémit d’épouvante, son âme se révèle dans la plainte aiguë qui sort de toute chose.

Une muraille d’eau s’abat sur nous et nous noie. Non, nous voici devant une autre muraille mouvante…

J’ai quitté la cabine où le bruit m’étourdit. Et qu’y ferais-je ? Ma malle et ma cantine s’entre-choquent, poussées par l’affreux roulis, au risque de me rompre les jambes.

Accoudé au bord d’une fenêtre du salon, je vois venir les plis monstrueux de la mer qui nous soulèvent et nous roulent dans un drap d’écume.

Et le hurlement incessant de la mer, ce hurlement aigu de bêtes en fureur, ces tonnerres, ces détonations…

Le vieux bateau pleure…

Quelle désolation ! les voix intérieures répondent au fracas de la mer par des prières qui déchirent l’âme.

On entend souffler les machines.

Montant des couloirs déserts où la lumière vient de s’éteindre, la voix qui m’a réveillé a repris :

— C’est ici, à cent milles au large d’Ouessant, que mon frère, Prince Whillem, est mort sous la colère de la mer.

C’est ici… La mer l’a couvert tout à coup, et il a plongé en quelques minutes… La mer n’a rien rendu de lui, pas même une barque, pas même une bouée… Il est mort en silence, par la même nuit d’équinoxe, l’an dernier.


IV


La Mer est un lac merveilleux que le soleil éclabousse d’or. Jusqu’au ciel, bleu ardent ou bleu clair, la Mer s’étend, nappe lumineuse, comme un voile de soie, brillante et moirée…

Le calme est venu tout à coup. Il semble que la Mer, épuisée par la lutte, s’est couchée hors d’haleine. Elle est là immobile, haletant à peine. Pas une ride, et, dans l’air, pas un souffle.

Le Bateau glisse sans bruit, dans un sillage d’écume. Il roule, lourdement, lentement, comme un marin sur terre. Dans la plaine bleue, on voit venir de l’horizon de lentes ondulations que l’on perçoit à peine, et qui sont comme les sanglots dans les visages apaisés, comme les sanglots qui soulèvent encore les poitrines longtemps après les pleurs.

Le Bateau s’est assoupi. Nulle âme ne l’habite. Le soleil qui incendie les hublots ne l’a point éveillé.

L’âme du vieux Bateau, rompue par cette lutte, dort quelque part, dans le salon fermé.

Une tiédeur de sommeil et de fatigue engourdit toutes choses, et je dors, au soleil, sur le pont, tandis que la Mer, immobile, dort sous un manteau changeant de lumière.

Le souffle de la Mer qui s’éveille a ranimé le Bateau. La nuit va venir, un frisson court sur l’eau qui se ride. Comme la sieste a été longue !…

Les lampes s’allument, la rampe du grand escalier s’agite et il y a, de nouveau, des chuchotements aux portes des cabines entr’ouvertes.

Le silence du couloir feutré est troublé de bruissements joyeux ; l’armoire de ma cabine s’ouvre tout à coup, sans raison, avec fracas, fêtant mon retour.

Je suis encore seul dans la salle à manger. Et ce nègre qui ne sait rien, qui ne répond pas…

— Le dîner est servi, voilà…

Il fait nuit, le silence est revenu, la lourde immobilité de l’ennui m’accable. Je cours sur le pont. Je ne peux rester ainsi… J’appelle et me parle à moi-même…

Maintenant, la mer est une masse noire et calme sous le ciel que la lune éclaire d’un bleu délicat et pauvre.

Le bateau roule très doucement, comme un berceau qui s’endort… Pas un bruit, pas une âme, rien que le frottement de la coque sur l’eau. Le bateau est désert et je suis prisonnier sur ce monstre muet et stupide, et qui dort… qui dort encore…


V


— Crois-tu qu’Elle viendra aujourd’hui ? Je le crois. Tu ne l’as pas vue… Elle est blonde. Elle est menue. Elle passe, on ne la voit pas. Elle ne fait pas de bruit.

Le pont ruisselle de soleil. Une odeur chaude de mer au repos enveloppe le vieux navire. Le pont s’étire et roule sous la lumière qui le grise.

Des toiles claquent çà et là au vent léger.

Et le Bateau chante dans sa marche ; il chante un refrain monotone que la Mer accompagne d’un grondement joyeux.

— Crois-tu qu’Elle viendra ?… répète le Bateau… Et toi, qui es-tu ? Que fais-tu seul sur ce banc à regarder la Mer ? Connais-tu seulement le langage de la Mer ? Elle parle, elle parle et tu n’entends pas. Tu es là, stupide, tu regardes les rides de l’eau et l’écume qui flotte, et tu n’entends pas…

Aujourd’hui, je me sens une âme de printemps, un cœur fleuri. Ce soleil d’hiver m’enivre, et je sens comme une odeur d’amour. Je crois qu’Elle est levée et qu’Elle va venir…

Mais toi, qui es-tu ? Où vas-tu ? Que fais-tu ici ? Est-ce que tu l’aimes, toi aussi ? Est-ce pour Elle que tu es à bord ?

Tu ne vois pas comme tout s’anime, se pare et sourit ? Pourquoi n’as-tu rien dit tout à l’heure aux officiers, à table ? Tu les regardais curieusement. Tu regardais leurs uniformes et leurs figures blondes et roses, rasées de frais.

Et tu pensais : « C’est pour Elle qu’ils sont venus, pour Elle qu’ils sont sortis des entrailles mystérieuses du Navire… »

La Mer a jeté un paquet d’eau sur le pont. C’est un appel de la Mer, car il n’y a point de vague et il n’y a aucune raison pour qu’un paquet d’eau vienne tout à coup sur le pont, par ce calme.

La Mer joue avec le vieux Bateau. Elle l’appelle et il lui répond. Je les entends parler à voix basse. La Mer avance et recule, l’air indifférent. Mais, lui, enfle la voix et soupire. Je crois qu’ils parlent d’Elle.

Maintenant voici des hommes sur le pont… Le « second » et le docteur vont et viennent à grands pas, l’air affairé. Ils enjambent les planches comme s’ils avaient hâte d’arriver au bastingage de tribord. Puis, ils tournent et repartent en hâte, fiévreux, vers le bastingage opposé qui les renvoie à son tour.

Voici le commandant, barbu et laid. Voici le troisième officier en tunique neuve.

Les chaises s’agitent et s’emplissent de coussins.

Les mouettes crient tout près de nous et un moineau apparaît à l’arrière, sortant de la cale, frileux et mouillé.

Le commandant crie des ordres à tue-tête, et, fatigué, siffle dans un sifflet strident.

Le Bateau ouvre des yeux nouveaux.

— D’où sortent ces cris, et pourquoi tout ce bruit ? dit le Bateau. Le sais-tu, toi qui regardes sans comprendre et à qui les nouveaux venus ne parlent pas ?… Ne vois-tu pas qu’ils te détestent… à cause d’Elle ?… Je sais qu’Elle va venir. Les hublots de sa cabine sont ouverts. La Mer lui a parlé… Je le sais.

Ne confie jamais tes secrets à la Mer : elle répète tout à haute voix…

Voici ce que je sais : le soleil l’a réveillée ce matin. Le soleil a tapissé la cabine de lumière rose. Elle s’est levée et la Mer, la voyant debout, a frappé au hublot. Alors, Elle a ouvert et elles se sont parlé :

— Comme tu es pâle ! a dit la Mer, pourquoi restes-tu couchée ?… Va sur le pont…

Elle a passé sa main par le hublot et la Mer est montée jusqu’à Elle pour mettre un peu d’écume sur ses doigts. Elle a ri, puis Elle a baisé ses doigts mouillés et salés :

— Tu ne me reconnais pas ? a-t-Elle dit. Je jouais avec toi, quand j’étais petite, à Cannes : tu m’as un jour couchée sur le sable d’un grand coup de vague…

La Mer s’est mise à rire de sa méprise. Car la Mer de Nice et de Cannes, ce n’est pas la Mer.

Elle a eu honte de son ignorance. Et Elle a fermé le hublot de dépit. La Mer m’a dit qu’Elle est jolie…

Mais toi, que fais-tu là ? Pourquoi n’es-tu pas agité ?… Mon vieux cœur est ému, je tremble et je suis heureux parce qu’Elle est là… Et toi, tu as l’air d’un marsouin stupide…


VI


Le bateau flotte comme un bouchon. Sa masse énorme est presque entièrement sortie de l’eau. La ligne rouge de flottaison émerge de plus d’un pied, et la superstructure est si haute que le bateau a l’air vide.

Il a été construit pour naviguer en rivière, à fond plat, sur les fleuves géants de l’Amérique. Il est gros et rond, il n’a pas d’élégance, il est bien hollandais. Et il est si vieux que les autres bateaux s’écartent de sa route, par respect, pour le laisser passer.

Il y a dans les ports d’anciens bateaux qui lui ressemblent et qui sont abandonnés. La vieillesse, l’huile et le goudron les enveloppent d’une odeur poignante de pourriture.

Le Van Dyck a l’aspect d’un vieux très propre qu’on lave à grande eau et qui est changé de linge tous les jours. Il est peint à neuf, et son âge ne se reconnaît que par sa forme démodée et par le souffle asthmatique de ses machines.

Et pourtant, il est si vieux, qu’aucun bateau au monde ne sait autant de routes et autant d’histoires.

Et comme il sait raconter le passé !… Le soir, quand les lampes sont en veilleuse, il se recueille. On l’entend faire à la Mer un récit touffu et triste qui n’en finit pas.

Pour lui, rien n’est beau que le temps de ses premières années, quand il était le nouveau steamer des Antilles et que son pont était rempli à chaque voyage par l’élite des marchands et des colons de Trinidad, la Jamaïque, Curaçao…

Il y avait alors de la musique à bord… un orchestre, cinq exécutants qui jouaient au dîner du soir, qui faisaient danser la nuit, et qui, le jour, lavaient la vaisselle.

Les cabines étaient pleines — quatre personnes pour quatre couchettes — à chaque voyage. Le voyage se faisait parmi les rires, les jeux et l’amour ; et le Bateau aimait ses passagers ; il les reconnaissait au retour, et il mêlait ses larmes aux adieux des parents…

Comme on l’aimait ! Les noirs de Surinam saluaient son arrivée par un coup de canon.

Un jour, un nouveau steamer a pris la même route, et puis un autre, plus moderne encore…

Les jeunes gens sont allés aux jeunes bateaux.

Les marchands et les colons d’autrefois lui sont restés fidèles parce qu’il avait connu les rires et l’amour de leur jeunesse.

Mais les marchands et les colons sont morts, tout le long de la route, un à un, et très vite.

Le Bateau est resté seul. Alors, comme les vieilles gens, il est rentré en lui-même, et il n’a plus vécu que pour les souvenirs. Il a gravé dans ses yeux l’image des créoles en crinoline. Dévotement, fidèlement, il a vieilli dans le culte de celles qui l’avaient aimé.

La Mer est restée son amie… Fantasque et amoureuse la Mer aime le vieux Bateau qui est indulgent et qui raconte tant et tant de troublantes histoires d’amour.

Comme elle se recueille et comme elle devient attentive et calme, la Mer, quand le vieux bateau lui parle des amours d’autrefois !…

Quand l’amour passe, la Mer immobile et dévote se fait lyrique, coquette et tendre. Elle écoute…

Et quelle volupté quand l’amour écrit sur la table immobile de l’eau le récit ardent…

Hélas ! la trace du récit disparaît aussitôt de la cire mouvante qui l’a reçue. Et c’est pourquoi la Mer écoute encore, sans jamais se lasser, le Bateau qui n’oublie jamais.

Le Bateau a tant de points de repère pour se souvenir ! Voici le banc où les amoureux prirent leur premier baiser, un soir sans lune ; voici l’escalier par où la femme s’est enfuie, dans cette nuit torride où l’amant est mort tout à coup, agrippé à elle ; voici le coin du bastingage sur lequel, par une nuit pareille, une robe de soie s’est penchée pour tomber à la mer, dans un grand cri…

Chaque objet, chaque meuble a vu l’amour qui, sous les cieux surchauffés des Antilles, incendie toutes choses.

Le Bateau flotte comme du liège. Il lui semble que jamais son cœur n’a été aussi léger. Il joue à escalader les ondulations à peine visibles de l’eau ; il semble prendre son élan pour passer une vague que l’on ne voit pas ; il dresse sa quille et retombe dans le vide comme si un obstacle réel était là.

Puis, il grimpe tout en haut d’une minuscule colline d’eau, et il se tient là, en équilibre sur cette chose liquide dix fois moins grosse que lui.

Il tangue pour le plaisir. Et c’est lui, le silencieux, le taciturne, qui a ramené la vie et la joie. C’est sa folie qui a gagné tout le bord et qui fait que les jeunes officiers se prennent par la taille pour valser, au son d’une musique imaginaire.

N’est-ce pas lui qui a suggéré au capitaine l’idée d’offrir du gin au déjeuner ? Idée saugrenue, car, ma parole, tout le monde est ivre à bord… Le capitaine, apoplectique, joue avec ses lèvres la valse à la mode et accompagne les ébats des danseurs de larges tapes dans les dos.

— Tu ne vois donc pas qu’Elle va venir, fait le Bateau bientôt las de jouer à escalader les crêtes des vagues. Tu ne comprends rien et tu es triste… Alors, pourquoi as-tu quitté ton pays ? Pourquoi as-tu quitté les châtaigniers et les champs de genêts que tu aimes ? Tu es paysan, tu dois vivre immobile sur la même terre où tes ancêtres ont vécu et sont morts. Et tu es là, tu cours le monde, et tu ne sais rien. Tu écoutes, tu écoutes… et je vois bien que ton cœur reste dur parce que tu ne peux pas comprendre, parce que ton esprit n’entend que le langage du vent dans les bois et la prière monotone de la terre immobile et stérile.

Une bande de marsouins court le long du bord. Ils sautent hors de l’eau, plongent, et vont de front par dizaines, comme des soldats.

Un vol de mouettes s’abat sur le troupeau de marsouins et repart en désordre parmi des cris d’épouvante.

Soudain les marsouins piquent à angle droit en ordre sur l’horizon. Encore quelques dos qui passent dans un éclat d’écume, et la bande folle n’est plus.

Il fait calme et doux, un soleil de juin frissonne sur l’eau et nous enveloppe de printemps.


VII


Elle est venue.

Elle est passée. Elle est sur le pont…

Du seuil de ma cabine, j’ai entendu d’imperceptibles pas. Ce n’était pas le cortège des ombres familières du Bateau. C’était, dans le recueillement des murs et de l’air, un pas hésitant et doux qui s’enfonçait dans le tapis profond.

Et j’ai vu ses chevilles sur l’escalier et le bas de sa robe courte.

Puis, l’entrepont des cabines s’est rempli de voix et de portes en mouvement.

— Elle est passée. Vous l’avez vue. Elle est pâle… Elle est blonde.

Pour la recevoir sur le pont, il n’y avait personne. Les officiers étaient cachés derrière les portes de leurs cabines, pour la voir à la dérobée.

Le second a dit au garçon noir :

— Cours… Porte-lui cette chaise longue et une couverture.

Le nègre s’est enfui…

Elle est seule. Je la vois de dos ; elle est appuyée au bastingage. Je crois qu’Elle parle à la Mer, à moins que ce ne soit au Bateau, peut-être à tous les deux.

La Mer s’avance vers elle à petits pas saccadés, dans une adorable dentelle d’écume.

Non, je ne lui parlerai pas encore… Elle est jolie, avec une mantille noire sur des cheveux blonds et ce manteau de laine claire…

Pourquoi le Bateau était-il en fête avant, puisqu’il se tait maintenant ? Pas un bruit, pas un souffle, pas une âme.

Où sont les officiers du bord qui dansaient comme des écoliers et le capitaine alcoolique et bourru ?

Elle est seule et tout est recueilli, haletant et triste, autour d’Elle. Le soleil met une ligne dorée sur son profil.

Elle est petite, souple, et je sais que ses yeux sont verts.



VIII


L’escale ! Que de cris ! Le vieux Bateau entre en rade, escorté par les clameurs des barques remplies d’enfants nus, de mendiants et de passeurs. Puis, la ville pleine des bruits que nous avions déjà oubliés… Et la bousculade sur les quais avec ces affreux voyous qui s’accrochent à vous et qui vous veulent conduire de force au bazar et chez les filles…

La barque qui me ramène me fait voir le Van Dyck énorme et rond sous le crépuscule. Il se balance, tirant à peine sur l’ancre. Et il est seul dans cette rade où dix transatlantiques ruissellent de lumière et de bruit. Il est seul, à peine éclairé et tenu à l’écart dans un coin du port.

Autour des steamers voisins une nuée d’embarcations entretient un vacarme de foire, le Van Dyck est seul ; les mendiants et les marchands en le reconnaissant se sont enfuis.

Comme il est triste, dans cette solitude et cette nuit !…

Au repos, il a l’air plus vieux encore. Son gros corps ressemble à la coque de ces frégates dont on voit l’image dans les récits des navigateurs d’autrefois.

Dieu me pardonne ! il est presque aveugle…

— Écoute-moi, dis-je, en montant la longue échelle. Écoute-moi, je t’apporte des nouvelles… Je les ai vus

Et voilà le Bateau qui s’éveille. La torpeur du soir l’avait engourdi. Je crois qu’il ne m’avait pas vu venir.

— Ah ! fait-il avec une indifférence affectée…

— Je les ai vus, ils sont là-haut, dans la forêt d’orangers, au sommet du Monte…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Je m’ennuie, dit le Bateau… Dans les ports, quand la nuit vient et qu’il n’y a personne à bord, je m’ennuie à mourir. Je ne peux pas parler à la Mer, car elle n’entre pas dans les ports qui lui sont fermés par des digues. Les ports sont des cloaques ; de l’eau morte et puante… Les navires nouveaux ne s’arrêtent pas dans les ports ; ils arrivent, sifflent trois fois, un chaland est là qui déverse d’un coup sa charge de caisses, et le navire reprend la mer… Je ne peux pas aller aussi vite. Le chaland qui m’apporte les marchandises n’est jamais là, et quand il arrive, il n’y a personne pour m’aider aux manœuvres.

Je crois qu’on m’oublie… »

Il fait bon ce soir, l’air est humide et tiède…

Le vieux Bateau roule, il se berce à l’amarre comme en Mer. Malgré l’eau plate, il ondule et dodeline comme un berceau. Est-ce l’habitude ? C’est peut-être le triste hochement de tête des vieillards…

Je savais bien que le Bateau attendait mon retour. Comme je me tais à dessein, il se décide à me questionner…

— Tu les as vus… Eh bien ?…

Je me tais encore. Je suis las de cette journée passée à courir au soleil. Et je suis aussi, peut-être, un peu troublé parce qu’il y avait trop de fleurs dans les champs, trop de musique dans les chemins, et parce qu’une fille m’a parlé et parce que je les ai vus là-haut, sous les orangers.

— Eh bien ?… répète le Bateau anxieux.

— Ah ! comme ils s’aiment !…

Le Bateau hésite et songe à son tour… Le silence de la nuit nous enveloppe. Et soudain, sortant de cette anxiété, le Bateau répond :

— Ils s’aiment ? Je ne le crois pas… Lui. peut-être… Elle, non, elle ne l’aime pas. Elle ne veut pas l’aimer, ni lui, ni un autre.

— Comment le sais-tu ?

— Je le sais parce qu’Elle se cache, parce qu’Elle s’habille sans coquetterie… Parce que toute sa mise témoigne de recherches pour ne pas être remarquée. Cette robe simple, cette blouse grise, ces vêtements neutres de voyage… Elle a vu tout de suite l’émoi des hommes qui sont ici. Elle a compris que sa présence était une chose inouïe et Elle en est comme affolée. Une femme, la plus cruelle et la plus douloureuse, la plus perverse et la plus sainte, une femme révèle toujours par un pli de la bouche, par un éclat des yeux, par un ruban nouveau que le désir des hommes qui l’entourent est agréable à son cœur, ou à son orgueil, ou à ses sens… Celle-ci n’a montré que de la crainte…

Et ce matin… Quand l’agent de la Compagnie est monté à bord avec les douaniers, les policiers et l’invasion des marchands, Elle a fui dans sa cabine, et, derrière la porte fermée à clef, Elle tremblait de tous ses membres… Elle a eu honte de sa peur ensuite, car Elle a ri tout à coup. Elle s’est coiffée et Elle est partie…

Hier au soir, le docteur est resté longtemps près d’Elle… Comme Elle a pleuré ensuite, seule, dans sa cabine…

— Très tard dans la nuit, la porte s’est ouverte et Elle est sortie, toute blanche. Elle est montée sur le pont. Elle est venue s’accouder au bastingage… Elle pleurait, Elle pleurait. Son beau visage, fin et régulier, était si pâle, sous la lune… Quand Elle m’a vu, là près d’Elle, Elle a eu un geste mauvais de recul.

— Pourquoi lui as-tu parlé, homme stupide et qui ne sais rien de l’amour. Crois-tu que le docteur lui parlait ?… Il était là, il regardait la robe argentée de la Mer et il se taisait… Tout près l’un de l’autre, le visage ébloui de la clarté lunaire, ils se taisaient. Le silence les étreignait ; leur cœur serré battait plus vite ; ils souffraient délicieusement ; ils étaient pâles, angoissés et heureux.

Il y a deux ans que le docteur est à bord. J’ai entendu le capitaine lui demander souvent pourquoi il ne recherchait pas un poste plus vivant :

— Vous perdez les belles années de votre vie à rêver oisif sur ce vieux rafiot, disait-il.

Mais allez donc faire comprendre à un capitaine bourru et qui sent le gin les beautés de la vie intérieure et la divine passion du silence.

Je ne sais ce qui l’a conduit à se murer ici… peut-être l’Amour, peut-être le culte qu’il a pour le violon et qui le fait, certains soirs de tempête, venir seul, les yeux en feu, accorder son violon au rythme ardent de la Mer… Peut-être aussi est-ce la drogue…

— Et il a suffi qu’une femme vienne pour le tirer de son recueillement…

— Sais-tu pourquoi il l’aime ?… Il l’aime parce qu’il y a autour d’Elle un mystère qu’il ne peut pas pénétrer.

Un soir, il était assis à l’avant et jouait du violon. Le mouvement de l’eau le soulevait et le précipitait tout à coup au fond des vagues, et le vent éparpillait la musique.

Elle vint s’asseoir sur des cordages. Elle écoutait en regardant la Mer au point où elle entre dans les nuages. Ils ne se connaissaient pas encore.

Quand il la vit il cessa de jouer.

— Voulez-vous jouer encore ? fit-elle.

Elle avait les joues en feu.

— Non, répondit-il en se levant… Il titubait en marchant. Je crois qu’il y avait du roulis, je crois aussi qu’il était un peu ivre de drogue…

— C’est un malade…

— Un artiste et un malade… Ce visage calme, ces yeux bleus lumineux et lointains, ces traits rudes malgré la finesse de la peau, ces épaules d’athlète, tout ce beau corps jeune et sain, je l’ai vu allongé sur le sol, secoué de convulsions atroces. La bouche crachait de l’écume et du sang, les yeux étaient chavirés et la peau gluante sentait le soufre et la mort… Je le crois possédé du diable…

— Toi qui lui parles, toi qu’Elle écoute, dis-lui cela, dis-lui qu’il se grise d’éther et que cela le rend épileptique.


IX


Quelle idée de venir coucher à bord, dans une cabine étroite et sans air ! J’aurais dû passer à terre cette nuit torride. Me voici les membres rompus par une nuit d’insomnie.

Vers l’aube, une voix de violon est entrée chez moi douloureuse et tendre. Des cordes pleuraient au loin, mais dans des sanglots étouffés et si loin que l’air en supportait à peine le poids. Assis sur ma couchette, attentif, j’ai écouté sa prière et son appel. C’était une phrase langoureuse que le violon recommençait, recommençait…

Et comme cette caresse s’est arrêtée tout à coup, j’ai pensé que le violon était peut-être tombé des doigts frémissants du docteur et qu’il était là, couché sur le sol, convulsé, le visage plein de bave et de sang…

La fraîche lumière de l’aube m’endort enfin… et je les vois là-bas, dans mon sommeil, je les vois encore sous les orangers du Monte…

Ah ! comme ils s’aiment…

Quand Elle est descendue sur le quai, il l’attendait. Nous les avons vu monter en traîneau… Ils étaient là, le premier officier, le second et le chef mécanicien… tous anxieux et riant en dessous. Ils sont partis sur le traîneau tiré par des bœufs dans ces rues glissantes de Funchal, aux pavés de savon.

Des femmes accroupies sous des lambeaux d’étoffes éclatantes, et qui mendient… des enfants aux beaux yeux en amandes, presque nus, la peau cuivrée, qui offrent des filles… les étalages bruyants des dentellières et des marchands de fruits… les bruits de la ville-escale avec des marins ivres, des passagers du Sud-Amérique, importants, insolents…

L’étrange ville, où, sous un ciel d’été éternel, les rues descendent en cascades, fuyant sous les pieds comme les glissades de glace que font les écoliers l’hiver… Et les traîneaux, qui, ayant laissé les bœufs au sommet des rues, glissent à une allure folle parmi d’assourdissantes clameurs.

J’ai fui tout ce bruit pittoresque, et me voici au bout du funiculaire, près du ciel, dans le plus beau jardin tropical qui soit au monde… En bas, la rade ressemble au port du pays de Lilliput.

Par-dessus les murs qui bordent le chemin, les cannes à sucre frémissent au vent comme les jeunes maïs de mon pays. Sur le sol noir et gras, des bananiers étendent leurs feuilles en parasol ; et voici des vignes et des pins et des vignes encore en terrasses et de bonnes gens noiraudes qui passent.

Et voici le champ d’orangers dont l’haleine ardente m’a grisé soudain.

Une odeur angoissante, une odeur d’extase court avec les souffles de la colline…

Là-bas, à pic, s’étagent les maisons à tuiles rouges dans les palmiers, jusqu’à la côte dont le déroulement se creuse des ombres profondes des vallées…

Le vent a couvert le sol de neige parfumée sous les orangers. Une fille s’arrête, haletante d’avoir porté si loin et si haut la cruche qui se balance sur sa tête… Elle s’arrête et s’accroupit à la mode orientale. Elle sourit et sa peau luisante de sueur bride dans un sourire d’admirables yeux.

C’est alors qu’ils sont apparus au tournant du chemin, venant du parc de l’hôtel…

Ils sont entrés dans le champ d’orangers. Il s’est mis à genoux pour attacher le ruban dénoué de son soulier…

Elle a parlé…

Elle riait en parlant…

Elle portait une poignée de chèvrefeuilles avec quoi Elle a fait une couronne.

Ils se sont assis sur un mur écroulé ; Elle lui a mis les fleurs sur la tête. Elle riait, riait… Il lui a pris les mains. Et ainsi paré, les yeux cachés par les feuilles odorantes, il lui a mis les bras en croix, de sorte que leurs visages se sont rapprochés et que leurs lèvres…

Ah ! comme le soleil était lourd sous les orangers ! Une vapeur flottait dans les branches, montée du sol ardent et qui se couvrait d’or dans les éclaircies du soleil et qui était gonflée d’angoissants parfums, comme une fumée d’encens.

Puis leurs bras lassés se sont fermés. Ils se sont enlacés à pleine poitrine. Il la serrait et la berçait contre lui…

Et Elle le repoussait, l’embrassait encore et revenait dans ses bras et balançait sa tête sur son épaule…

Ayant mordu à pleine bouche dans un morceau de canne à sucre qu’elle tenait entre ses dents, la femme à la cruche se leva et reprit la rude montée.

Comme elle passait près de moi, ses yeux suivirent mon regard. Elle s’arrêta, et, radieuse et offensée, ayant mis dans ses doigts la canne mâchée, elle m’adressa, montrant les amoureux, des paroles que je ne compris pas.


X


Les jours s’en vont, monotones. L’ennui, mal affreux, engourdit les choses.

Une poussière de tristesse couvre les meubles du salon et je suis de nouveau seul dans la salle à manger.

Des journaux de l’an passé dorment sur les banquettes grises du fumoir et s’éparpillent affolés parce que j’ai ouvert une porte…

Une porte décorée d’un écriteau « Bar », donne sur un réduit où des étagères percées de trous à bouteilles, semblent avoir des yeux que l’obscurité a rendus aveugles. Une chaleur humide monte de la mer tropicale. Et le soir surchauffé vient, nous laissant exténués, avec aux lèvres je ne sais quelle saveur sucrée.

La mer accablée par le vent torride du sud, s’étend sans une ride, lac gris, lac d’asphalte brûlant. L’horizon est là à portée de la main ; la ligne noire qui coupe le ciel bleu tendre est si proche que nous allons sans doute l’atteindre. L’étroite plaine ronde !… Les champs de blés sont plus vastes…

Mais l’anneau de l’horizon se resserre encore ; le bateau, ou ce cercle étroit, prend des proportions de géant…

Une atroce tristesse étreint le ciel et me tient le cœur dans un étau.

Les portes entr’ouvertes des cabines sur le pont glissent lentement sur leurs ferrures et pleurent d’ennui.

Ah ! partir ! échapper à ce cercueil de silence ! entendre des voix d’hommes, des voix qui disent de la joie, de la vie…

Je pense aux visages familiers du village, aux visages que j’ai vus pendant tant d’années au même endroit, à la même heure, tous les jours ; aux visages qui ne changent jamais et que j’ai tant haïs, parce qu’ils étaient monotones…

Les peupliers dans les prés qui bordent les routes s’agitent au vent, frissonnent et crient et pleurent… les visages des paysans se parent, le soir, de lassitude et d’appétit repu ; ils se parent aussi d’envie, de haine, peut-être d’amour.

Et ce bateau immobile et muet qui glisse dans un désert !…

Pourquoi reste-t-Elle en bas, dans sa cabine ? Pourquoi ne vient-Elle jamais sur le pont ? Pourquoi ce violon est-il tendre et poignant, et pourquoi chante-t-Elle, le soir, si longtemps ?


XI


— Tu penses que tu es quelque chose, tu t’agites, tu rêves, tu te gonfles d’orgueil… et tu n’es rien.

Le vieux Bateau maussade, accablé de soleil, soupire et gémit, alourdi dans sa marche comme un vieillard exténué par l’été.

— Tu t’irrites ; crois-tu que la vie ait besoin de toi ? Tu cherches la vie… Comme elle n’était pas sur la terre où tu es né, tu es parti. Mais tu ne vois pas la vie, car tu es un paysan et ton cœur est fermé… Regarde la Mer, écoute… regarde, paysan…

— Je vois, ô navire, je vois la plaine stérile de l’eau, un lac où la lumière se brise et s’étale, un miroir bleu et gris… un miroir inerte sur lequel rien ne croît… désert infécond et lugubre…

Et je n’entends aucune des voix de la vie sur cette eau égale. Le vent n’agite pas les arbres et les feuilles ; je n’entends pas le crissement onduleux des moissons, ni le chant des vendangeurs, ni les appels des bêtes en amour dans la forêt, ni le pas des hommes… Je ne vois que du silence et l’image de la mort…

Mais je te suis reconnaissant, ô Navire, de me parler et d’être là, tremblant, vivant, et d’être enfin pour moi la certitude que tout n’est pas fini… »

Et voilà que le vent s’est levé. Des voiles claquent, l’eau crie en heurtant la coque… et la voix du Bateau monte, s’enfle et j’écoute… Longtemps, pendant des heures, j’ai écouté le récit du vieux navire ; j’ai écouté, les yeux agrandis d’épouvante et de joie, le récit merveilleux qu’aucun homme n’a jamais entendu…

La Mer !

— Tu regardes un homme et tu passes… Tu n’as vu que l’ombre neutre de son vêtement… Et pourtant c’est une âme angoissée qui était là, un cœur affolé d’amour ou de crainte ou de haine, un cœur vibrant, changeant, toujours nouveau.

Tu n’as pas vu la vie intérieure qui est toute la vie, la seule vie.

De même, tu regardes le manteau de la Mer et ce vêtement t’irrite parce qu’il ne porte pas comme la terre une pauvre vie extérieure…

Mais, moi, je vois la vie intérieure de la Mer. Mes yeux pénètrent le monde où s’agite la jungle de l’Océan, et mon flanc touche le cœur palpitant de la Mer. Une vie nouvelle lutte, souffre, triomphe, se reproduit et meurt dans l’eau profonde.

Les marsouins qui montraient leur dos en gambadant tout à l’heure ont disparu, mais vois cette chose noire qui tourne… Un requin est monté à pic, du fond où il se cachait. Un autre a surgi aussitôt, puis un autre, et je les vois qui chassent les marsouins enfuis, ils gagnent de vitesse et c’est le carnage…

Des milliards d’êtres combattent dans la nuit des profondeurs de l’eau… Ils vont sans repos, sans répit, et s’entre-dévorent, soumis à la loi de la Guerre… »

Et je suis là, moi qui écris ce livre, cherchant comme un aveugle dans la lumière, cherchant des mots pour raconter la vie intérieure de la Mer !…

Un bonite fend l’azur de l’eau et s’abat sur un groupe de poissons plats et carrés.

Comme l’hirondelle traversant un essaim d’insectes dans le ciel, le bonite a mis en fuite la bande…

Par milliers, les poissons volants nous escortent ; leur vol de sauterelles est gracieux ils touchent l’eau et repartent, et semblent jouer de vitesse avec nous… Mais ils volent pour sauver leur vie. Au-dessous d’eux, la gueule ouverte, une bande de marsouins glisse en rangs serrés, guettant l’inévitable moment où les poissons volants épuisés plongeront.

Dans le remous du bateau, les requins, chasseurs de détritus et d’ordures, vidangeurs de la Mer, roulent sans effort, leur masse ronde. Ils vont par rangs de quatre à cinq, indolents, escortés de leurs petits qui entrent dans leur gueule ouverte et en sortent en jouant. Parfois, d’un élan, un requin happe le passage d’un gros poisson ; cela dure une seconde et met quelque désordre dans le cortège.

Par quel sens mystérieux les poissons qui nous escortent sont-ils accourus du large ? Comment savent-ils que le Bateau porte avec lui de la nourriture ?

À l’heure fixe où les cuisiniers jettent les rebuts à l’eau, on voit des centaines de poissons à tribord guettant le geste habituel…

En quelques instants, tout ce qui est jeté à la mer disparaît. Les petits avalent tout ce qu’ils peuvent prendre.

La fête est courte, car aussitôt les marsouins, les bonites, les maquereaux géants accourent et tuent…

Attirés à leur tour, les requins arrivent et déciment les derniers venus.

— C’est, dit le Bateau, la loi universelle… Ainsi le veut le Livre de la Jungle, le Livre de la Mer, le Livre des Hommes… la Guerre.



XII


— Est-ce que vous croyez en Dieu ?

Elle est à l’accoutumée presque nue. Elle rôtit des toasts sur le gril électrique et semble à ce point absorbée par ce soin que j’hésite à répondre.

— Ainsi, vous ne croyez pas en Dieu… Quelle erreur !

— …

— Mettez du beurre salé sur cette tartine brûlante… Quand j’étais enfant j’avais des visions. Saint Michel m’est apparu dans l’église du village. Il avait une cotte de mailles éblouissante… J’ai eu peur et me suis enfuie… Je n’ai jamais osé le dire à personne… Je crois maintenant que ce n’était pas saint Michel, mais quelque rayon de soleil à travers les vitraux du chœur. »

Le thé, liqueur des Tropiques, le thé brûlant qui seul apaise la soif, nous grise et nous endort.

Elle arrête le balancement du hamac pour dire à nouveau :

— Il faut croire en Dieu. Est-il possible que vous soyez ainsi, cela porte malheur ?…

— …

— J’avais une grand’tante qui me montrait Dieu le Père sur des images anciennes. J’avais peur de ces chromos où le Bon Dieu est représenté comme un vieillard laid et coléreux. Le vrai Bon Dieu est tel seulement que je le vois : souriant, tranquille, très bon, très doux, très heureux. Je le prie souvent. Je suis sûre qu’il m’entend.

Le bruit du large couvre parfois la voix qui défaille.

Elle murmure encore des mots qui sont, je crois, une prière.

Son bras pend hors du hamac et je presse sur mes lèvres une main qui s’abandonne.

Elle dort. Son beau corps, enveloppé dans les mailles du voile aérien, flotte dans la lumière.

La Mer chante au loin. Quelques vagues de vent passent qui font flotter les cheveux épandus comme un éventail d’or.

Elle dort… Ses lèvres entr’ouvertes sont très rouges sur l’émail des dents. Aucun rêve ne trouble l’âme apaisée.

Comme tout est calme… Mais le Bateau pour la bercer s’anime et la Mer chante je ne sais quelle berceuse monotone.

Très doucement, j’ai pris à pleines mains les cheveux étalés et j’en couvre mon visage. Ils sont dans mes mains et sur mon front, comme une eau fraîche et odorante.


XIII


Les hommes qui vivent sur la mer subissent l’influence de l’air ambiant ; ils deviennent silencieux.

Les voyageurs en troupeaux sur les paquebots festoient, s’agitent et continuent la vie terrienne. Ils ne vivent pas la vie de la mer. Ils vivent la vie d’hôtel… Mais nous qui sommes seuls sur ce bateau errant, nous ne sommes pas assez forts pour échapper aux forces du silence.

Le choc du bateau sur les vagues ne trouble pas la paix profonde.

Le silence de la Mer n’est point le silence de la forêt ou de la terre inhabitée. Sur les hauteurs de l’eau soulevée par l’orage, sur la plaine de l’eau immobile, on sent une présence vaste et terrible.

Quelle est cette vie qui plane sur la mer ? La Présence lointaine s’approche avec le vent, nous enveloppe de mystère et de peur.

Sans cesse sur le qui-vive, ombrageux, sur ses gardes contre l’ennemi possible, le Bateau taciturne frissonne au moindre vent. Il répond aux rumeurs de la Mer par des grondements de fauve apeuré.

Un court panache de fumée monte à l’horizon. Est-ce un vapeur ? Est-ce un peu de vie humaine ? Est-ce quelque buée tombée des nuages prochains ?

Je m’ennuie et j’ai peur… Une angoisse stupide me serre le cœur à pleurer…

Elle s’est étendue sur le pont, toute blanche dans la lumière blanche qui enveloppe la mer et les choses. Les mains sous la nuque, elle tend vers le soleil son jeune corps, souple et presque nu. Elle s’étire et sourit à la lumière qui la grise.



XIV


Un plateau de verre opaque, avec des images mouvantes du ciel reflétées : la Mer paresseuse dort, alanguie sous la pluie du soleil des Tropiques.

Pas un souffle… L’espace est vide à l’infini.

Par bandes, des poissons volants sortent de l’eau et glissent en lignes blanches.

Le silence est brûlant, une fournaise bout sur l’eau tranquille.

Des traînées d’herbes marines, vertes et jaunes, courent parallèlement de l’est à l’ouest, dessinant sur l’eau des allées qui vont vers le soleil.

— Ce sont, dit le Bateau, les herbes d’Atlantis. Elles marquent la tombe du continent que la mer a couvert.

Je l’attends. Elle a dit qu’Elle viendrait à l’entrepont.

Pour parler à la Mer, aujourd’hui, il faut descendre au ras de l’eau. Quand le vent passe en hurlant, bousculant tout, la Mer tumultueuse monte sur le pont. Sa voix pénètre le vent et pénètre le flanc intérieur du Bateau.

Mais, aujourd’hui, la Mer silencieuse est descendue sous la plaine, elle dort. Et pour entendre battre son cœur, il faut mettre les mains dans l’eau bleue.

Ainsi vue à fleur d’eau, la Mer est une chose familière, vivante et gaie. Elle caresse les mains qui l’approchent, elle est tiède, et les frissons de sa peau sont comme du velours glissant sous les doigts écartés.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle est là assise au bord de l’eau, les jambes nues. La Mer et le Bateau jouent à mouiller ses pieds blanchis d’écume. Le Bateau, pour lui plaire, se penche : l’eau monte aux genoux. Puis, roulant à bâbord, le Bateau tient en suspens, dans le soleil, les jambes roses, étincelantes de gouttes. Et, comme le Bateau reste ainsi longtemps penché, la Mer, d’un paquet d’écume inattendu, couvre les pieds et les cuisses et les jupes.

Des ventres blancs de poissons volants passent à portée de la main. Il fait calme et frais. L’odeur de la mer nous grise un peu. Dans le clapotis de l’eau sur les flancs du navire on entend des rires.

Pour la soutenir, je la tiens à la taille. La résistance de l’eau sous l’élan du bateau entraîne nos pieds. Comme il ferait bon glisser tous les deux, ainsi enlacés, dans l’eau mouvante…

Un bonheur de jeunesse et de paix et d’innocence puérile nous engourdit. Nous restons tout le matin, face à face avec l’eau, respirant son parfum salé.


XV


— Je vois dans vos yeux monter la marée.

Elle sourit, attentive et surprise à ma voix.

— Par vos yeux, je sais que le flux monte vers l’horizon. Je sais que l’heure est revenue où l’attraction de la lune soulève la masse vivante de l’eau… L’eau de votre regard était grise et verte. Elle est maintenant bleue ; et chaque fois que la nuance de vos yeux s’altère, je sais que l’action du ciel sur l’eau se fait sentir à vous…

L’air est d’une divine douceur. De longs relents de marais salé… Des ondulations de musique lointaine très floue… Une lumière blanche et calme, une lumière de lune ardente…

— La mer et les planètes communiquent et chaque battement du pouls de l’Océan est entendu du soleil et des astres… La mer régit toutes les lois de la terre. Aucun homme n’échappe à sa domination… Mais, vous, la Mer vous possède et, comme le vieux Navire, elle vous pénètre…

Nous restons ainsi jusqu’à la nuit, indécis, heureux du balancement paresseux qui nous grise.

Une vie nouvelle nous est venue… Un sang nouveau fleurit dans nos veines… Un cœur nouveau, une âme nouvelle, nous donnent des émotions, des images et des pensées que nous n’avions jamais connues.

La Mer nous pétrit à son image, le passé d’hier s’estompe… L’oubli, bien suprême, éteint les secrets profonds de notre être.

— Je vois dans vos yeux monter la marée… Vos yeux ont des profondeurs d’émeraude et je sais qu’avec le flux descendant je suivrai avec eux les dégradations du vert et du bleu de la Mer…

Mais, Elle, troublée par le silence, s’étonne à son tour :

— Il y a autour de moi le vide profond et merveilleux de la Mer et je sens fuir le Passé… L’oubli, bien suprême, éteint en moi les lumières et les secrets du Passé…


XVI


— Quelle chose stupide et brutale vous êtes…

Elle prend la théière et jette à la mer les feuilles sèches de thé que j’y avais mises.

— Il faut d’abord ébouillanter la théière… Maintenant donnez-moi le manchon pour couvrir notre thé.

Le liquide brûlant fume dans les tasses. Nous buvons lentement la divine liqueur.

— Pour se griser de thé, il faut avoir goûté à l’autre drogue…

— …

— Du thé de Russie, très pur et très fort, dosé et préparé par des mains adroites, cela vaut la vraie drogue…

Il fait très chaud, le soleil nous tient couchés sur le pont, haletants et heureux. La Mer est vaste et paisible comme une prairie, et le Bateau ronronne, endormi en boule, pesant et lent.

À plat ventre sur les nattes, presque nus, nous buvons du thé brûlant.

— Quand j’étais enfant, j’allais seule dans les bois de châtaigniers. Je jouais à recevoir les fées du bois que j’invitais à la dinette. La châtaigne bouillie craque sous la dent, et remplit la bouche d’une pâte brûlante et sucrée. Quand je rentrais repue, à la tombée de la nuit, ma mère pleurait quelquefois d’angoisse.

Un jour, un loup est venu rôder autour de mon feu. J’ai eu si peur de cette ombre que la nuit encore, parfois, je rêve au loup… C’est un grand loup, couleur de feuilles mortes, avec des yeux lumineux… Il vient à travers la muraille… »

Elle a permis que je mette sa tête sur ma poitrine, mes lèvres touchent ses cheveux.

— Il fait bon, dit-Elle… Quel singulier voyage…

Je crois qu’elle va dormir. Mais ses yeux verts se lèvent vers moi confiants, ses yeux verts ont des regards d’enfant triste. Une âme nouvelle habite ces yeux fendus, et comme allongés sur les tempes, et qui sont les plus beaux yeux de femme.

Je crois qu’Elle dort, et pour qu’Elle dorme ainsi je récite des mots qui n’ont point de sens et qui la berceront :

— J’aime, d’un amour qui touche à toutes les forces de ma vie, la Mer qui me parle et dont j’entends la langue. Maintenant il me semble que vous êtes venue de la Mer… Tout homme a dans son âme une image cachée qui, à certaines heures, l’émeut à pleurer. J’aime d’amour, d’une passion filiale et poignante, un village où je suis né, en Périgord. De vieux murs couverts de lilas au printemps l’encerclent. On y pénètre par des portes de château-fort. Les gens, sur le pas des portes, sont de vieilles gens, immortelles. Et, dans les champs où tous les arbres me connaissent, des hommes, des femmes et des enfants, que le temps n’atteint pas, travaillent et chantent et sont les miens… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle est là, debout, très pâle, les mains crispées, les paupières si basses que son regard m’échappe.

Je ne sais plus ce que j’ai dit. Je crois que j’ai parlé d’amour et d’une enfant arrêtée à mi-côte sur un chemin bordé de roses, à Nice, le chemin de la Mantega, et…

Mais elle pleure.

Et moi, stupide :

— Tout homme garde dans l’abîme de son cœur une flamme qui dirige sa vie… un espoir ou un souvenir… à quoi toute notre vie intérieure, et en définitive toutes nos actions, se ramènent…

Accoudée au bastingage, elle tient dans ses mains menues, sa tête fleurie de boucles dorées. Je ne vois plus de son visage que le profil où des narines battent trop vite…

Mais, je vois battre son cœur… Elle défaille, je tends les bras…

Son parfum m’enveloppe… une odeur de femme qui est son odeur, et qui, ce soir, je crois, rappelle la senteur de l’origan.


XVII


Voici la mer des Sargasses. Les algues brunes flottent, immense prairie, végétation gluante couvrant l’horizon. Le bateau ressemble à quelqu’abri de pêcheur perdu sur un marais herbeux. C’est le pays d’Atlantis.

Sous ce marais repose un monde disparu.

Par une nuit sans lune, dans l’air salé et chaud, nous avons entendu les voix des hommes de la préhistoire saluant le passage du vieux navire.

Le Bateau connaît l’histoire d’Atlantis. Depuis tant d’années il entend le dialogue des hommes ensevelis…

— Parfois, dit le Navire, les âmes des guerriers et des navigateurs d’Atlantis montent et passent sur la mer des Sargasses. On les voit errer sur le feuillage odorant. Ils ont construit des villes monstrueuses… Ils ont connu la science et l’art de la mer… »

Sur la plaine chargée de nuit, les ombres claires s’avancent, s’assemblent, s’animent et sont vivantes.

Avec le vent, des voix humaines passent plus graves et plus riches en intonations musicales que la voix des hommes d’aujourd’hui.

Un monde était là que la mer recouvre… Des hommes étaient là supportant sur leurs têtes le fardeau du ciel et soulevant de leurs épaules le mystère orgueilleux de l’univers.

Et pourtant la mer est venue… De tant de forces accumulées, de toutes ces richesses, de cet art, de cette gloire, il ne reste que cette prairie des Sargasses.

Sous le plus beau climat du globe, les hommes d’Atlantis avaient atteint le plus haut degré de développement physique, la plus haute culture, la plus grande puissance sur les éléments.

La mer est venue qui balance les herbes étalées sur l’eau comme des chevelures de femmes noyées.


XVIII


Trinidad, un soleil de matin humide…

À l’est, la montagne verte, en pics aigus ; à l’ouest, la ligne fuyante de la côte boueuse de l’Orénoque.

Et là, sous des voiles de vapeur bleue, Port d’Espagne dont la voix arrive jusqu’à nous par moments.

Trinidad… des équipages d’autrefois, des attelages à la Daumont, des cavaliers qui tournent sur l’esplanade de la Savane, des arbres lourds de fleurs rouges, des villas sous les cocotiers, puis la route entre des maisons sur quoi s’entassent les bambous géants…

Le soleil est tombé derrière la montagne, tout à coup. La nuit est venue en quelques minutes, sous les rapides feux violets, rouges et mauves d’un crépuscule en feu d’artifice.

Maintenant la montagne a disparu. Un orgue de nègre moud des cantiques au bord du chemin.

Un maître d’hôtel noir en smoking blanc salue. Le dîner est servi.

Mais qui songe à manger le poisson volant frit, les légumes bouillis et les viandes abominables de ces repas anglais ?

Il y a des fleurs partout et des voix courent dans le silence qui viennent de la ville noire, puérile, comme ivre, là-bas derrière les manguiers, derrière les jardins.

Puis voici le sifflement des moustiques… et, de nouveau, les maîtres d’hôtels noirs en smoking blanc chargés de boissons glacées.

Trinidad, heures bénies de repos, escale au jardin des Hespérides.

Le Bateau ne sait plus s’en aller. Il est là, ballant, inutile. Les petites barques, chargées de cocos, d’ananas et de négresses, s’en sont allées dans la brume bleue.

Le matin est très doux et chargé de parfums troubles…


XIX


Sur la côte, des guérites en bois, cachées dans un champ de cocotiers, des cages à claires-voies avec des toits en tôle grise, sur quoi pèse une lumière éclatante et une chaleur épaisse et lourde.

Entre chaque case, des cannes à sucre ont jailli du sol en gerbes touffues.

La ville dort.

Sur la chaussée qui flamboie, une victoria revient au pas, très basse sur de minces roues caoutchoutées avec un cocher nègre en livrée dorée et deux mules blanches.

Dans l’encadrement d’une porte, une enfant nue, debout, sourit. De jeunes seins, des jambes roses, fines et charnues, la peau très brune et des cheveux blonds. Elle porte dans sa chevelure dorée l’éclat du jour en feu.

Des matelots dorment à plat ventre sur la terre battue.

L’air, saturé de vapeur d’eau en ébullition, emplit les poitrines d’angoisse.

Les tempes douloureuses, je m’allonge à mon tour. Comme un feutre brûlant, la chaleur du ciel enveloppe les choses.

C’est le soleil qui tue, le feu qui pénètre les muscles.

Tout défaille et se meurt sous ce supplice, sous ces brûlures qui font gémir les hommes et les choses.

Que faire dans ce port ?… Que faire ?… Je suis seul… L’ennui me serre le cœur et m’étouffe… L’heure molle est immobile… Que faire ?… Une seule image habite ma pensée… L’obsession douloureuse trouble mon cœur à pleurer.

Un marin hurle derrière la cloison sous la torture de l’accès de fièvre. Des râles d’agonie emplissent l’air.

Agenouillée près du bassin en terre cuite rempli d’eau, la jeune créole boit au creux de sa main, s’étire et soudain chante à pleine voix je ne sais quel cantique.

Sa jeune voix et son rire et l’eau fraîche qu’elle m’apporte dans le coui en bois, sont un repos et une caresse.

Je sais qu’Elle l’attend ce soir sur le pont et qu’ils viendront ici cette nuit… Cette nuit, la côte sera fraîche ; les feux de la rade illumineront le ciel.

Et moi, confident de ce Bateau stupide, j’écouterai sans l’entendre la voix qui raconte les longues histoires des traversées d’autrefois.


XX


Qui pourrait comprendre ce que dit le vieux Navire ?

Il gémit et radote. On ne sait s’il avance ou s’il est endormi dans l’eau laiteuse du soir, plus molle que du duvet.

La Mer le berce et chante pour lui de lentes mélopées qui nous enveloppent de tristesse et d’ennui. Et je crois qu’il lui parle…

Elle est là, accoudée au bastingage, le corps perdu dans l’ombre du pont. Sa tête dorée seule apparaît dans la lumière.

Elle est là, penchée vers l’eau bruissante. Le soleil étend et dégrade sur sa nuque l’or de ses cheveux.

Je ne vois d’Elle que la nuque, puis la tache rouge d’une oreille encadrée d’ocre pâle, puis un profil qui se dessine dans la lumière,

Le bercement onduleux du Bateau balance son profil sur l’écran d’un ciel rouge et mordoré, violet et rose : le ciel des soirs des Tropiques.

Que lui importe ma présence ?…

Je suis maintenant si près de ses cheveux que mon cœur se trouble au parfum qui vient d’Elle. Je suis si près que je vois, sous sa peau, courir le sang. Ses yeux ont pris les clartés bleues et grises et vertes, les clartés d’opales moirées qui viennent de la Mer.

Elle parle au Bateau et j’entends la voix qui répond.

Pour mieux suivre la voix mystérieuse, Elle a mis sa tête dans ses mains. Les yeux dilatés, elle écoute, attentive et fervente comme une femme en prières.

Elle écoute… Le vent fait frissonner les cheveux de sa nuque. La lumière du ciel s’éteint… Des rideaux écarlates voilent l’horizon où le soleil s’est effondré.

Elle n’est plus qu’une ombre dans le crépuscule.

La voix du Bateau est lente et monotone…

Elle sourit à quelque rêve intérieur… des fossettes s’effacent et reviennent sur ses joues et donnent à son visage l’expression qu’ont les visages heureux des enfants au sommeil.

Cependant, voici les chants de la nuit qui sont des sanglots et des phrases ardentes de violons et des cloches sonnant à l’horizon… et des balancements d’harmonie qui montent des vagues entr’ouvertes.


XXI


Une tour blanche de nuages dans le bleu décoloré du ciel des Tropiques, une tour dressée au bord lointain d’un plateau circulaire de mercure.

Et du silence dans la torpeur d’un soir d’orage.

À pas feutrés, le cœur battant à peine, le Bateau s’avance dans l’eau mate.

Fleuve aux rives voilées de brume, la Mer immobile oublie ses ennemis, le Vacarme et le Vent.

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Elle est là, sa coiffure haute et rejetée en arrière n’est plus bousculée par la brise. Ses seins respirent, calmes, sous la dentelle. Elle est là, et sa main reste dans ma main.

— Allez dire au docteur de venir…

Au bord de la chaise longue, un soulier de satin est tombé.

— Je vais d’abord m’agenouiller et remettre ce soulier…

Mais je monologue en vain. Je sais bien que je n’oserai pas. Tout à l’heure, le docteur, à genoux, attachera le ruban défait…


XXII


Dans ce coin d’ombre du pont, on ne voit d’Elle que les pieds nus croisés et des chiffons de linon.

— Je m’ennuie.

— …

Elle n’est qu’une chose menue, et c’est à peine si maintenant je peux voir ses yeux longs et minces.

— Je crois que vos yeux sont dorés, ce soir.

— Je m’ennuie.

— Il y a encore de la lumière sur votre visage quand vos cils sont baissés.

— Je m’ennuie… Quel silence !

— Il y a des regards qui sont lourds, des regards trop beaux que l’on ne peut supporter… Vos yeux ont un regard clair et très doux et qui glisse…

— Je m’ennuie… L’escale est loin encore… Est-ce bientôt Demerara ?

— Ce sera demain, sans doute.

— Demain… Comme c’est loin… Je m’ennuie… Je crois que je n’ai plus la force de penser… Ce ciel gris et brûlant, cette tristesse d’automne torride…

Mais, soudain, les yeux s’éclairent, les yeux s’ouvrent dans un sourire qui irradie sa lumière sur le beau visage… Les joues s’empourprent.

D’un geste, Elle a couvert ses pieds nus.

Immobile et frémissante de la Présence invisible, Elle attend…

À l’autre bout du pont, dans la buée grise, apparaît la silhouette d’un uniforme blanc.

Couchée sur sa chaise, les yeux mi-clos, les mains jointes, Elle voit venir l’homme dont Elle avait pressenti la présence.

Maintenant, Elle est debout, Elle a pris le bras du Docteur et les voilà qui descendent le pont.

Au passage, Elle lance les volants de sa robe sur la chaise longue où je voudrais dormir. Le vent frais me ferme les yeux.

Elle se retourne pour me faire de la main le geste d’un baiser.


XXIII


La plainte du violon s’étend sur l’eau tranquille. La Mer et le Bateau écoutent l’amoureuse musique. Les yeux clos, les mains jointes sur la poitrine, Elle écoute, heureuse.

La nuit a couvert l’horizon d’écharpes grises de lune, qui tremblent.

— Le plus beau des violons, dit la Mer, c’est toi, Navire. Les cordes qui vibrent d’un bout à l’autre de ta coque emplissent l’eau d’une musique monotone et grave, que je garde longtemps après ton passage. Dans les nuits chaudes, quand le Vent dort, j’entends ta voix qui chante. Jusqu’à l’horizon, mon cœur est plein d’une harmonie qui vient de toi, et dont la musique des hommes n’a point d’image, et qui s’accompagne du murmure et de la lumière des phosphorescences…

Mais moi, penché sur la Mer, pendant que le sillage du Navire s’allume de lueurs étranges, j’entends les voix intérieures de l’eau qui chantent…

Le Bateau qui s’avance dans une traînée de lumière ressemble à un soc de charrue labourant un sol de feu.

Ce sont les phosphorescences qui chantent, comme des cigales de mon pays, très loin, dans les blés de la vallée… c’est la lumière qui monte en bruissant dans la nuit.

C’est aussi le violon qui pleure encore là-bas, à l’avant, pour l’Inconnue endormie.

À l’avant où je vais, ivre de cette nuit féerique, un mât monte vers le ciel éclairé d’étoiles, et une barre le coupe, formant une croix qui touche la poussière blanche de la voie lactée.


XXIV


Mais que faire ?

J’étouffe. Le mât d’avant et les cheminées du bateau dessinent des arabesques dans le ciel. Mes mains se crispent et mes yeux ont la fièvre.

Le matin, sur l’eau violette, vient lentement dans une brume de soie. De la mer monte la même odeur mouillée et chaude qui couvre les champs de genêts de mon pays, les matins d’été.

Que faire ? Elle est venue sur le pont, à l’aube.

Nul ne l’a vue que moi.

Une seule pensée m’accable. Tout mon cerveau, tout mon cœur, tous mes sens sont pris par cette image.

Les paumes de mes mains me font mal, mes tempes battent.

Elle est là, invisible et présente.

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XXV


Ah ! Partir, être libre… Échapper à l’étreinte de la vie monotone…

Être libre… n’avoir d’autre maître que soi et la Mer…

— Bateau, toi qui n’as pas de Patrie, regarde, je suis libre, je me fais une âme à ton image. Aucune loi ne règle ma pensée et ma vie, rien ne m’attache à ce coin du monde… Je n’ai pas de pensée, je n’ai plus que le désir de voir, demain, un autre ciel, d’autres hommes, une autre vie… »

La Mer moutonne. Le Vent, précurseur des cyclones, se lève et secoue le Bateau. Des paquets d’eau escaladent le pont…

— Je m’abandonne à toi, tranquille colosse… j’entends ta voix qui gémit à la Mer et au Vent… Qu’attends-tu du Vent et de la Mer ? Crois-tu que tes gémissements calmeront leur colère ? Mais qu’importe ? Demain, après la tempête ce sera de nouveau la mer d’huile et les longs sommeils…

Je suis las… le roulis… le roulis…


XXVI


Les hurlements du Vent… La Mer en furie se dresse en cascades d’écume… Le vieux Navire flotte désemparé, roule et se couche… Il se cabre, il s’ébroue et demande grâce… Le Vent aboie, souffle en sirène et couvre le Bateau d’un bruit qui crépite comme la grêle.

— J’ai peur, dit le vieux Bateau, j’ai peur des Cyclones. Celui-ci passe très loin au large et cependant je tremble et mon cœur est sans souffle et sans force… »

Puis, soudain, le silence… Le Vent est passé dans un vacarme d’express sur un pont métallique. C’est maintenant le silence des nuits d’orage.

Enveloppés de gerbes d’écume qui escaladent le bastingage, nous écoutons enlacés, le dialogue du Bateau et de la Mer.

Au loin, la ligne d’ombre marque le passage du Cyclone. Le courant nous entraîne vers ce mur d’ombre derrière lequel recommence le vacarme du Vent.

Le Bateau tangue à nous donner le vertige. Une tension douloureuse des nerfs nous empêche de parler.

Elle voudrait rester encore. Elle tend les bras vers la tempête, mais elle chancelle et je l’emporte.

Comme elle est pâle… Elle serait ainsi après le naufrage, ruisselante, défaite, les yeux clos… livide…


XXVII


Des rafales de pluie tiède ; puis des brouillards… Le Bateau s’avance dans une atmosphère de serre surchauffée…

Sur le pont ruisselant un matelot déroule un filin. Je voudrais lui parler, mais il grogne, sans démordre sa pipe, quelque juron hollandais.

Je voudrais lui parler. Cet homme s’agite et travaille… C’est une âme.

De l’entrepont monte une complainte dont le refrain est repris en chœur par des voix traînantes qui appuient longuement sur la dernière syllabe du refrain.

Quels hommes singuliers… À l’escale, ces marins sont ivres, ils crient et s’entr’égorgent… À bord, ils ont le vertige de la Mer… Ils vivent dans une torpeur de moines.

— Quelle journée de brouillard et d’étuve !

Le matelot s’en va sans répondre, dédaigneux, poussant devant lui le filin enroulé.

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XXVIII


Le Bateau pique droit sur la côte.

L’estuaire de la rivière du Surinam s’ouvre en éventail.

Sur le fond creusé par le courant, la mer démontée nous secoue.

Voici le ponton, le Light House, qui marque l’entrée du fleuve.

Sur ce ponton un homme est seul. C’est un vieux forçat. Depuis vingt ans, il est là, isolé du monde, durement secoué sur cette barque vermoulue.

Chaque mois, le courrier dépose la caisse de provisions qui le ravitaille.

Son indifférence à la vie est telle qu’il n’a pas quitté son hamac pour saluer notre passage.

Le pilote a jeté à ses pieds la corbeille qui contient l’eau douce, le biscuit et le porc salé.

Pendant quelques heures nous apercevons la barque du forçat que la mer roule comme un bouchon.

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XXIX


Comme un soc de charrue lumineux, un requin sillonne la mer phosphorescente… des gerbes de feu jaillissent sur son passage.

Une nuit chaude, du vent humide…

— Quelle solitude et quel ennui !…

— …

— L’ennui est la grande douleur de l’âme… Mais, qu’est ce que l’âme ?…

— Que sais-je !… Les choses ont une âme délicate et profonde auprès de quoi notre sensibilité est sans vie… Le Bateau parle et s’agite… la tristesse de cette nuit le pénètre… La Mer et le Bateau ont une âme semblable… Mais, que sommes-nous, que sont les balbutiements de notre cœur au contact de la vie éperdue de la Mer ? »

Des rayons de lune ouvrent les nuages et s’abattent comme des feux de projecteurs sur le pont désert.

L’or de ses cheveux et le manteau qui l’enveloppe se fondent dans la lumière lunaire. Un visage d’enfant, des yeux très longs, des narines qui battent, un sourire heureux dans la pénombre… Ses jeunes traits réguliers et tranquilles se dessinent sur la lumière métallique et mouvante qui plaque la nuit de la mer.

Tout à coup le faisceau de lueurs balancées par le ciel éclaire les épaules et la nuque et les cheveux noués en désordre.

— Qu’est-ce que l’âme ?…

— …

— Est-ce la vie passée ? Est-ce le souvenir de la souffrance d’autrefois ?… Est-ce l’espoir de demain ?…

Je tiens dans mes mains ses mains qu’un peu de fièvre attiédit.

Le Bateau, recueilli, écoute.

Je vais enfin savoir… Je crois que ses lèvres qui tremblent vont parler… Je vais savoir…

Dans la clarté indécise, ses yeux bleus se sont agrandis… Et tout près d’elle, respirant son souffle, je vois, dans ses yeux, passer des images d’autrefois.

— Bateau, qui connais le cœur des femmes sur la mer, quels sont les souvenirs qui la tiennent frémissante, prête à pleurer, et ainsi penchée sur mon épaule ? D’Elle, je ne connais que la beauté de son visage et de son jeune corps. D’Elle, je ne sais rien, si ce n’est qu’elle est l’image de la Beauté. De la vie intérieure qui règle ses actions, je ne sais rien. Elle est pour moi la statue admirable, modelée par Dieu, elle est le plus beau corps, elle est le plus clair visage, elle est le plus beau sourire, elle est le plus beau regard.

— …

— Je sais, Bateau orgueilleux, que mon trouble est le tien. Je sais, que tes yeux n’ont pas pénétré l’âme cachée de cette femme et que tu souffres d’être ignorant et stupide devant elle.

Mais des nuages d’argent voilent le ciel. La lune ne vient plus jusqu’à nous. Le requin qui nous accompagne laboure à nouveau la mer phosphorescente de sillons de feu.

— Croyez-vous, dit-elle, qu’il est possible d’oublier… et de recommencer une vie ?… Oublier… être libre…


XXX


Les jours s’en vont, pareils aux jours d’hier. La Mer et le Soleil monotone les remplissent.

Le Bateau, engourdi par l’été, s’enfonce en ronronnant dans la buée tendre de l’horizon très proche. La Mer des Antilles s’enveloppe des parfums de l’eau, qui sont des parfums d’algue salée.

— Bonjour, rêveur.

— Bonjour, amie.

— À quoi va-t-on jouer, aujourd’hui ?

— À rien… à être nous deux sous le soleil et le vent.

— …

— …

Le matin magnifique étend de nouveaux tapis ardents, çà et là, au large.

— Des cigarettes et du thé, d’abord… Puis, nous dormirons sur les nattes du pont, puis je veux revoir les dentelles de Madère.

— …

— Quel homme singulier vous faites… vous êtes là, immobile, heureux… vous êtes bon, vous êtes paresseux… Je vous aime bien, mon grand, parce que vous n’êtes pas amoureux… et c’est pour cela que je vous aime…


XXXI


Il pleut sous un ciel gris et brûlant. La Mer récite, sous les larmes du temps, un chant monotone que j’écoute depuis des heures dans ma cabine.

Je ne peux rester sur le pont ouvert à la pluie et il y a trop de voix bavardes et curieuses dans le salon désert dont je suis le seul visiteur.

Ici, muré dans l’étroite cage blanche, je lis pour ne plus penser à Elle.

La fièvre me serre les tempes, je lis en écoutant la Mer. Les paroles du livre se mêlent au chant de la Mer…

Quelle vie est dans ce livre ! Des hommes sont là, vivants, qui parlent et s’agitent, qui aiment et qui se tuent !…

Et la Mer qui apporte le souffle de sa puissante vie sur le livre ensorceleur…

Mais tout cela est sans raison et ne s’explique pas. Pourquoi tant de vie puisque tout aboutit à des hommes et à des bêtes qui s’entre-tuent ?

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XXXII


— Regarde, dit le Bateau, le docteur s’est agenouillé près d’Elle… Écoute, il est là qui prie et qui souffre…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Je veux savoir, dit-il, je le veux. J’en ai le droit depuis ton étreinte, depuis… Je ne suis qu’une épave. Pour calmer ma peine et pour ne plus rien voir du monde, j’étais venu sur ce vieux bateau abandonné des hommes… Et maintenant… tu es venue…

— Va-t-en ! fait-Elle, en secouant ses cheveux…

— Pourquoi ? Que t’ai-je fait ? Je t’aime… Je t’aime à perdre tout pour toi, à recommencer ma vie pour toi, à ne vivre que pour toi seule… Tu ne m’aimes donc plus ?

— Peut-être…

Son jeune visage d’enfant se penche et Elle ajoute :

— Va-t-en…

Et lui :

— Mais qu’as-tu donc ? Que crains-tu ?

— Je croyais ne plus rien craindre au monde, j’ai peur de toi, va-t-en !…

Il s’est mis à genoux encore, j’ai cru qu’il allait s’étendre à ses pieds.

— Pourquoi ? pourquoi ?…

— Je ne veux pas, a-t-elle dit en s’asseyant pour lui mettre la tête sur les genoux… Je ne veux pas, mon amour… Je ne peux pas t’aimer… J’ai été grisée, j’ai été folle… J’ai tant souffert… Tu as été le premier rayon de bonté et de lumière que j’aie vu depuis deux ans… depuis qu’il est parti… Tu es venu à moi et tu m’as dit, sans savoir à quel cœur douloureux tu disais cela, tu m’as dit que tu souffrais… Et j’ai oublié ma peine… Ma peine est revenue… C’est fini, va-t-en…

Elle disait cela et ses cheveux épars couvraient le front de l’homme agenouillé.

— Écoute encore, j’aime et celui que j’aime remplit ma vie.

— Qui est-ce ? Où est-il ?

Elle se dressa d’un bond.

— Qui ? Qui ? De qui parles-tu ?

Ses yeux clairs étaient agrandis de peur et sa bouche tremblait…

— Où est-il ? dit à nouveau le Docteur…

Elle pleurait ; Elle s’était assise sur sa couchette et, les coudes sur les genoux, Elle tenait à deux mains sa tête secouée de sanglots, frêle et dorée sous les rais de soleil entrés par le hublot.

Le soleil balancé par la Mer allait de l’un à l’autre, les caressait, leur couvrait le visage de lumière et revenait se fixer sur la chevelure épandue…

— Je ne peux pas, va-t-en, dit-Elle encore.

Alors, il se leva, et chancelant, il partit.



XXXIII


— Qui est-ce ? dit le vieux Bateau. Tu vois bien qu’il y a du mystère autour d’Elle. D’où vient-elle ? Où va-t-elle ?

Je ne peux pas savoir. Les femmes que depuis quarante ans je porte d’un bout du monde à l’autre, ont dans le cœur des secrets d’amour qu’elles révèlent… Mais celle-ci qui s’en va seule et qui ne peut vivre qu’avec son amour… Est-ce raisonnable ? Qui est-elle pour aller sur un bateau inconnu et désert, seule, silencieuse et ainsi amoureuse ?…

Il pleut toujours. Le ciel et la mer et le vieux Bateau sont perdus dans une brume grise qui fond leurs contours. Et cette brume, vapeur de chaudière en ébullition, nous brûle et nous tient couchés, le corps noyé de sueur. Pas de vent, le soleil fait rage dans cette buée de serre chaude.

La mer accablée, stagnante, gémit sous la coque du Bateau en marche…

Des heures lentes dans la lourdeur de ce calme… Les requins ont perdu la piste du bateau… des heures lentes… des heures de plomb… Le Bateau et la Mer parlent. La Mer s’étonne de cette histoire et le Bateau radote :

— J’ai vu tant de jeunes femmes… Une femme seule à bord, même la plus honnête, éprouve, après quelques jours, le besoin d’un confident, d’un protecteur… La Mer fait peur aux femmes, l’immensité les affole ; elles ont un besoin physique de s’abandonner à un bras masculin, de se sentir défendues contre l’imaginaire péril… Et cette femme qui, après avoir cédé à cette loi, se raidit, et reprend sa solitude… Tout à coup, comme Elle s’est reprise… Et lui qui souffre maintenant… parce qu’il ne sait pas l’irrésistible force qui, sur la Mer, porte les femmes à l’amour… Il souffre… »

Une trouée de lumière grise s’ouvre dans la masse grise de l’air surchauffé. C’est le vent qui se lève et qui fait place au soleil. Tout s’anime ; la Mer s’ébroue et secoue l’innombrable crinière de son écume blanche ; des clapotis joyeux de vagues saluent le départ du brouillard de feu. Des souffles frais entrent partout.

La Mer joyeuse gambade et couvre de lames courtes et baveuses le flanc tranquille du Bateau…

Pour fêter le retour du vent je m’habille et je monte sur le pont. Mais le couloir est plein d’une rumeur lugubre ; les portes des cabines entr’ouvertes s’agitent et frappent les murs sous le balancement nouveau du roulis…

Un râle vient qui emplit le couloir. Est-ce le mugissement lointain du vent ?… C’est un cri rauque et humain et continu, à l’entrepont…

Les yeux des hublots regardent avec épouvante.

L’appel lugubre s’enfle ; mes oreilles bourdonnent et je suis pris de la contagion de la peur qui étreint le Bateau…

Cependant, Elle est apparue dans l’encadrement de la porte ; et, tremblante et pâle, Elle questionne…

Le Docteur est tombé dans sa cabine, la tête hors de la porte. Du pied de l’escalier, je ne vois que cette tête convulsée et hurlante, les yeux chavirés, une tête de supplicié qui roule et qui tressaille et qui est seule dans ce couloir, comme si elle venait de tomber d’une invisible guillotine.

J’ai ouvert les vêtements étroits qui étouffent l’épileptique ; j’ai arraché le col et placé un oreiller sous la tête meurtrie par les coups répétés sur le sol.

Le râle s’éteint dans la bouche pleine de bave et de sang. Le corps secoué encore de convulsions est couvert de sueur. Une odeur de cadavre vient du corps souillé.

Les yeux se ferment, la tête, dodelinant, se retourne dans un vomissement soudain, et le corps détendu, inerte, gît.

Ce corps est trop lourd pour que je le porte seul sur le lit… Peut-être trouverai-je le steward nègre…

Comme je me retourne, je la vois qui est là, à deux pas, les bras tendus, haletante, toute blanche.

— Qu’est-ce, dit-elle ?… Il s’est tué… Pourquoi m’emmenez-vous ? Il est mort… Il s’est tué ? répète-t-elle… Je veux le voir… »

N’est-ce pas, je ne peux pas lui laisser voir… Je ne peux pas lui dire…

Elle s’arrache à mon étreinte, et je lutte :

— Par pitié pour lui, par pitié pour vous, n’allez pas encore…

Elle tremble. Elle a des hoquets dans la voix… Son visage est plus pâle encore… Elle défaille…

Quel fardeau léger… La voici étendue sur sa couchette… Je mouille son front d’eau de Cologne. Elle ouvre les yeux et se dresse effarée.

Mais Elle se rappelle aussitôt et retombe sur le lit, la tête perdue dans l’oreiller… Des sanglots, et je revois son beau visage qui a repris la vie.

— Il est mort, dites-moi s’il est mort.

— Non, une faiblesse…

— Mais ce sang…

— Il s’est blessé en tombant et il était évanoui…

Le vent joyeux bouscule un peignoir accroché au mur ; un rideau de l’armoire flotte et secoue, en frôlant nos fronts rapprochés, les souffles frais du soir qui vient.

Je garde dans mes mains des mains menues et chaudes de fièvre et moites.

Et d’avoir porté ce corps souple, ma poitrine a gardé un trouble ardent et une lassitude que je savoure et que je voudrais, fermant les yeux, garder encore.

— Je vous remercie, dit-Elle. Voulez-vous me donner ce flacon ?… Maintenant…

Ses yeux me regardent, mouillés, las et doux. Elle sourit… Une adorable pudeur a tout à coup couvert ses joues…

Debout au milieu de la cabine, les bras maladroits, la bouche embarrassée d’un stupide effort pour parler, je sens que je dois partir, et je ne sais ce qu’il faut dire en partant.

Et je m’en vais, sans un mot, faisant de la main le geste que l’on fait aux enfants qui doivent dormir, un geste qui doit vouloir dire :

— Là, restez ici, soyez raisonnable et n’allez pas le voir encore…


XXXIV


— Ils étaient là, dit le vieux Navire, tremblants, émus par je ne sais quelle contagion de la peur… Le cœur des femmes est profond et mystérieux comme le cœur de la mer. Ils parlaient d’amour. Quelle passion et quelle tendresse !… Aucune femme, dans la solitude de l’Océan, ne résiste à l’amour. Elle s’abandonnait, heureuse, séduite… Mais, soudain, voici que des profondeurs de son âme, voici que montait l’écho d’une autre voix. Elle entendait distinctement les mêmes paroles d’amour venant d’un passé lointain qui semblait perdu dans une existence antérieure. C’était la voix du premier amant… La voix qui parlait sur sa nuque était la voix du premier amant, de l’homme dont l’étreinte laisse sur le corps de la femme l’empreinte ineffaçable.

— …

— Une ombre était apparue entre eux qu’ils apercevaient maintenant l’un et l’autre… et ils restaient là, hostiles, angoissés, n’osant reprendre leurs mains enlacées…

Pas un souffle sur la mer immobile… et je suis seul perdu dans l’immense désert.

Cependant un cœur est là qui bat tout près du mien, un cœur agité qui est le cœur du vieux Navire.

— Ses yeux s’étaient emplis de larmes. Je ne peux pas, a-t-Elle dit, il m’attend et je porte en moi la marque ineffaçable.

— …

— Et lui se tenait lâche devant cet aveu, l’âme troublée par la colère et la honte… Mais lorsque ses yeux retrouvaient les yeux verts et bleus et le beau visage et le frisson de la main crispée sur la sienne, il reprenait sa prière d’amour. Il répétait les mots insensés : « Oublier, recommencer sa vie… » Mensonge, éternelle illusion des aveugles.

— …

— Je ne peux pas, a-t-Elle dit, à nouveau.


XXXV


Le soir. Elle pleure. Sa plainte, par le couloir déjà plein d’ombres, monte lente et monotone comme un soupir de l’eau.

Elle s’est levée. Elle est passée… son odeur flotte encore là.

Le Docteur l’attend sur la passerelle comme chaque soir…

Des lumières roses et dorées couvrent l’eau calme. Le Bateau repose immobile dans un lac de pierres polies. Une avarie aux machines nous tient au repos.

Et voici que le Silence descend…

Le Silence enveloppe le Bateau, et s’étend sur la Mer ; il gagne l’horizon ; il glisse et s’applique, élastique et froid, sur toutes choses. Il étreint le Bateau ; et le cœur angoissé des choses et des hommes bat plus vite.

Les mouettes sont couchées sur l’eau et dorment. Des hirondelles de mer se sont abattues sur le pont.

La mer éblouie de lumière écarlate, s’étend, immense, vers l’infini ardent.

Le soleil couchant déploie des voiles rouges et de longs tapis rubis qui vont du ciel jusqu’à nous et qui sont les chemins par où s’avance la Nuit.

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La Nuit. Le divin Silence s’empare des dernières lueurs qui flottent. Le Bateau immobile est comme une femme agenouillée dans la pénombre d’une église. C’est un recueillement fervent…

Les dernières lumières du soir sont des reflets de vitraux qui s’éteignent. Comme des piliers de cathédrale montent les colonnes de brume qui sont les supports de la Nuit.

Dans le ciel, très haut, une image de la vie passe. C’est un vol de pluviers qui vient en forme de V. Ils viennent, les pluviers dorés, de l’Océan glacial Arctique. Ils vont dans l’Orénoque, ayant franchi quatre mille kilomètres d’un seul élan.

Ils glissent, soumis au Silence ; leur passage n’a pas troublé l’heure immobile.

Le Bateau est perdu dans la Nuit. Ce n’est plus qu’une ombre aveugle dans le monde extérieur qui défaille…

Et voici que la Mer, ce soir encore, devient phosphorescente. Elle se pare de feu, elle étend sur elle une moire vivante et chaude, une lueur onduleuse couleur de lait, et qui est de la vie, la vie d’innombrables êtres invisibles.

Le Silence…

Un peu de vent fronce la soie ardente de l’eau. Une torpeur d’orage accable les choses.

Elle est passée. Elle pleurait… Son odeur flotte encore là. Et j’attends, transi d’angoisse, stupide d’une peur soudaine.


XXXVI


Un cri. Un cri aigu qui se prolonge, un cri de femme…

Puis le silence encore…

Le Bateau frémissant écoute.

— Navire, toi qui as connu toutes les douleurs, toutes les hontes, toutes les folies des hommes… Navire, je sais que jamais tu n’as tremblé comme ce soir…

Mais une voix s’élève qui vient de la passerelle et qui est sa voix…

— Ayez pitié de moi…

Alors, comme si, cette prière appelait des fidèles, voici que du fond de l’abîme, de l’horizon, du Vent soudain dressé et du Navire en émoi, d’autres voix accourent, qui répètent :

— Ayez pitié de moi…

Le voix de la passerelle dit encore :

— Ayez pitié de moi…

Dominant les voix qui l’entourent, le Bateau qui a vu l’homme et la femme enlacés et qui les a entendus, le Bateau, haletant, a crié à son tour :

— Le secret… Le secret…


XXXVII


Elle est à genoux, les coudes sur les bras de la chaise longue où le docteur se dresse à demi.

Elle a cru qu’il voulait se tuer. Pour qu’il renonce à elle, pour qu’il oublie, et parce qu’elle l’aime, Elle lui a dit son secret…

Puis ce cri… Puis sa prière : « Ayez pitié de moi ! » Maintenant, Elle pleure…

Mais le Bateau a répété le secret à la Mer, et la Mer l’a porté dans le Vent qui l’éparpille à l’horizon.

Quelques sanglots… et le silence redescend sur les choses.

J’entends les voix que portent la Mer et le Vent, mais les mots qui m’arrivent n’ont point de sens.

Qui pourrait réunir pour les comprendre les paroles tragiques du Bateau ? Ce ne sont qu’images de mort, de crime et de sang…

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XXXVIII


— Que sais-je ? dit le Bateau. Elle a tué… C’est ainsi…

Les heures, enveloppées d’une lumière ardente, sont immobiles. Il pleut du feu. Le soleil accable la Mer et couvre le Bateau d’un flamboiement d’enfer. Le monotone ennui engourdit les êtres vivants : la Mer, le Bateau, les hommes. Tout est inerte et flou : nos cœurs, le vent, l’eau tranquille…

— Toi seul, dit le Bateau, t’agites et questionnes. Les hommes comme la Mer gardent au cœur des remous après la tempête. Regarde : Je ne sais plus rien de l’épouvante qui, hier, me faisait mourir… J’aime le Vent qui, comme moi, passe et disperse au loin les bruits qui ont gonflé sa voix. Le Vent est passé… Quel calme !

— Je ne l’ai point vue… Mais je sais qu’Elle pleure.

— Elle pleure… répond le Bateau… Le secret lui fait moins horreur maintenant qu’elle l’a dit au Vent qui passait… au Vent, c’est-à-dire à tout l’univers. Elle pleure parce qu’Elle est seule, et parce qu’Elle a parlé d’amour…

— Ainsi, tu crois qu’Elle l’aime ?

— De quel amant parles-tu ? L’amour habite le cœur de toute femme : c’est l’amant présent ou c’est l’image de l’amant absent ou c’est l’image trouble de l’homme qu’elle a désiré. Presque toujours la femme garde en elle et aime de la même ardente ferveur ces trois amours ennemies…

— Mais Elle ?

— Elle… Que sais-je ?

— Pourquoi n’as-tu pas écouté le secret ?

— Lorsqu’Elle l’a dit sa voix tremblait. Dans ce balbutiement nous entendions, le Vent et moi, des cris d’angoisse… Crois-tu que je puisse te raconter tout cela ? Je ne sais déjà plus qu’une histoire confuse… Un homme l’aimait… cet homme est au bagne… Qui peut savoir pourquoi ? Il était le maître ardent, tendre et violent, le Maître… C’est une histoire étrange… L’amant a raconté aux juges je ne sais quel drame de jalousie… Les juges l’ont cru, ils ont acquitté la femme. L’amant est au bagne… C’est ainsi…


XXXIX


Quelle folie ! Je crois que je l’aimais…

J’ai baisé l’autre soir son écharpe que le vent faisait flotter sur moi. Et parce qu’Elle avait mis sur mon front ses mains délicates et parfumées et fraîches comme des roses sur les lèvres d’un malade, parce que ses mains avaient caressé mes cheveux, j’ai pleuré… j’ai pleuré…

Quelle folie !…

La Mer apparaît noyée d’ocre. Une barre coupe l’horizon. Ici la Mer bleue, puis soudain l’eau trouble, l’eau terreuse qui sent la vase. Nous entrons dans le domaine de l’Amazone et de l’Orénoque. Les fleuves géants chargés de boues salissent l’Océan jusqu’aux lointains du large.

Pas une ride sur la nappe sombre de l’eau. La Mer devient une fournaise ; des fumées d’étuve montent et s’étirent.

Des mouettes flottent sur ce marais d’huile en feu.

Le coaltar des joints du parquet sur le pont fond et coule et colle aux semelles.

Il y a, à l’entrepont, un salon clair-obscur où l’ombre est fraîche.

À peu près inconscient, je vois venir les hallucinations de la sieste… Le Bateau ronronne et se parle à lui-même à la façon des vieilles gens mécontentes… Je n’entends point sa voix maussade car le sommeil descend.

Voici les êtres qui flottent dans la pénombre et qui sont peut-être les « lunaires » de Wells ou les anges de mon enfance ou des monstres ou seulement les ombres de ces passagers tragiques dont parle le Bateau.


XL


Elle est là qui sourit à mon réveil. Ses yeux en amandes, ses yeux de chat brillent et sont bridés par son sourire. Les dents menues dans les lèvres rougies s’ouvrent et Elle fait je ne sais quelle grimace d’enfant.

— Comme vous êtes laid quand vous dormez… Je m’ennuie… réveillez-vous tout à fait et racontez-moi une histoire triste.

Elle s’est assise à mes pieds… l’odeur de sa jeune chair m’enveloppe… ses yeux clairs suivent mon regard.

Les dents serrées, les paumes des mains douloureuses, je sens l’heure venue de parler.

Mais Elle se tait ; ses yeux tranquilles, ses yeux surpris, dont le clair-obscur du salon dilate les pupilles, ont des teintes gris-vert.

Le secret d’un crime habite ses yeux. Derrière ce regard il y a des images de mort et de sang… Quels remords, quelles angoisses affolent le sommeil de ces yeux ?

Elle a mis ses mains dans mes mains. Et parce que j’ai pressé peut-être trop fort les bagues des doigts, Elle dit :

— Vous me faites mal…

Puis, un silence. Puis sa voix émue :

— Voilà, il faut que vous sachiez… C’est pour vous dire cela que je suis venue… C’est une grande chose… Je l’aime… Non, ne changez pas vos yeux… Hier au soir, il m’a demandé d’être sa femme…

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— Alors le Vent s’est levé… Je ne sais plus bien parce que je souffrais beaucoup. J’ai voulu lui dire le secret… Mais je crois que le Vent dispersait ma voix… Je crois qu’il n’a point entendu le secret… Je serai sa femme… Je l’aime… Ainsi nous rentrerons en France et je serai une petite bonne femme de village… Il y a chez lui des lilas dans le jardin et de bonnes gens tranquilles qui viennent radoter à la veillée. »

Et moi, j’écoute sa voix… Elle a mis sa tête sur mon épaule, pour apaiser ses sanglots. Je la berce doucement dans mes bras comme une enfant.



DEUXIÈME PARTIE




XLI


Une odeur poignante de rose et de musc sort de la boue remuée par le piétinement des hommes.

Le contremaître bourru donne des ordres.

— Hardi, fainéants, hardi, les gars…

Le tronc de bois de rose, lourd de trois tonnes, halé par vingt forçats, est enfoui dans le marais et glisse sous dix centimètres de vase.

Arc-boutés à la cordelle, les bagnards geignent et tirent, nus et gluants.

L’arbre odorant, blessé par les crochets qui l’entourent, saigne un abominable parfum de tubéreuse.

Voici la crique et les canots plats qui attendent le chargement. Les nègres saramacas accroupis, écoutent.

Un ara hurle dans le ciel.

Le soir est proche ; on le voit venir à la pointe de la rivière. Des écharpes de brume flottent sur la haute futaie de la brousse. Et, tout à coup, comme un rideau de théâtre qui tombe, la nuit s’abat sur la forêt.

Le vieux Saramaca qui commande la flottille de pirogues commence un récit. Il s’arrête ; les nègres approuvent par de courtes exclamations.

Assises en cercle autour du feu, les femmes surveillent le poisson salé qui cuit. Elles peignent leurs négrillons ventrus et endormis.

— On a tué un hoco ; le chat-tigre est venu la nuit dernière ; il reviendra, sans doute, à cause des chiens ; l’eau a été forte au saut…

Le vieux chef récite, indifférent et précis, les événements du jour.

— Il faudra changer cette nuit la cachette du tafia à cause des évadés…

Un peu de vent traîne encore sur la rivière. Des bruits viennent du nord : rumeurs d’oiseaux, grondements du marais où s’agitent les reptiles, soupirs de l’eau, soupirs qui précèdent le silence…

Soudain, dans un vacarme de ferraille, avec des craquements de tonnerre, un arbre géant s’abat sur la rivière entraînant dans sa chute le rideau d’arbres liés à lui par les lianes.

Les arbres de la brousse ne meurent pas : ils s’effondrent et se couchent en ouvrant dans la brousse la trouée sans laquelle les jeunes arbres ne vivraient pas.

— Une pirogue nous a dépassés, une pirogue avec des Indiens et une femme blanche.

— …

— Les Indiens sont les maîtres de la rivière ; ils ne s’arrêtent jamais ; ils pagayent plus vite que nous…

Les négresses, le geste suspendu, ont tourné la tête vers le vieux Saramaca ; les hommes, immobiles regardent le sol… car voici le point attendu du récit du chef :

— Une femme blanche… dans une pirogue d’Indiens… Cela ne s’est jamais vu…

De l’ombre de la brousse sortent des formes étranges. Un fourmilier au museau allongé s’approche du feu. Puis un pack et une tortue géante viennent à leur tour dans la pénombre rouge du brasier.

— Une femme blanche… une femme blanche…


XLII


Quelle étrange vie… Des crocodiles dans la boue fétide, des serpents qui glissent sur les lianes, des fleurs aux larges corolles tordues, enroulées sur elles-mêmes, collées à l’écorce des arbres… Des pampres et des chevelures emmêlées de mousses géantes…

Des singes glissent brusquement sur un fil de liane, tombent des hauteurs prodigieuses du toit de la forêt et remontent d’un trait comme des balles élastiques.

Un bourdonnement grave comme une voix humaine… Le bouillonnement de la sève ardente… Les souffles de la vie animale.

On entend battre le cœur de la forêt.

Une vie frémissante est là, étrange et invisible comme la vie du monde intérieur de la mer.

La mer est proche… Son souffle ardent passe sur ce pullulement d’êtres.

La jungle appartient à la mer qui lui impose sa loi. La mer, en découvrant cette terre, n’a rien perdu de ses droits. C’est elle qui la gouverne et la féconde.


XLIII


Sur le fleuve Maroni… Notre convoi de pirogues suit les méandres du fleuve. L’eau boueuse sent le marais.

La rive basse est un désert de verdure. Les moucous-moucous, chargés d’oiseaux-mouches, font une barrière de roseaux à la brousse. Des lianes pendent, chargées d’orchidées. Quelques « pois sucrés » en fleurs font des taches blanches sur le rideau impénétrable qui cache la forêt voisine. Des aras écarlates traversent en hurlant la rivière.

Les nègres saramacas, trapus et silencieux, pagayent à grand effort contre le courant. La caravane flottante glisse lentement.

Au détour lointain, à l’horizon de l’allée ardente que trace le fleuve, le village hollandais d’Albina se tasse tout blanc, blotti dans une étroite clairière.

Et là, au tournant, Saint-Laurent-du-Maroni, le bagne, avec ses appontements, ses cages grillagées, ses magasins et de grands cocotiers penchés sur le fleuve.

Saint-Laurent-du-Maroni… des maisons blanches couvertes de tôle éclatante sous le soleil comme des miroirs d’argent… Un sol de sable blanc, de la neige sous du feu, une orgie de lumière sur une oasis de verre mat… Les yeux éblouis cherchent pour s’y reposer les massifs verts des jardins épars et les lignes de la brousse noire qui encadre à l’horizon cette fournaise blanche.

En face, Albina, la bien nommée, si blanche dans la verdure du grand bois…

La brousse, le long du fleuve, est une muraille tapissée de lianes, haute de cinquante mètres, impénétrable à la lumière… et derrière laquelle commence la cathédrale de la jungle. Parfois, la muraille s’abaisse, quand le sol cède à la poussée de l’eau, pour laisser voir le marais où les palétuviers enfoncent leurs racines géantes posées sur la boue comme des pilotis.

Le fleuve coupé d’îles, se divise en plusieurs bras. Nous suivons des couloirs étroits entre les murs énormes de la brousse. Le courant charrie des arbres morts. L’eau, jaunie par les boues déplacées et les matières végétales en décomposition, a une odeur de pourriture.

Cependant le soleil s’abat sur ces choses et les couvre de flammes. L’eau, la brousse, et les hommes, immobiles sous la vapeur de fonte en ébullition qui tombe du ciel, attendent la divinité bienfaisante de la nuit, qui seule donne la vie et le sommeil.

Des pirogues passent chargées d’Indiens graves, dorés, orgueilleux, des pirogues qui, seules, connaissent les chemins par où s’ouvre la brousse.

Nous allons au fil de l’eau, très lentement car nos barques sont lourdement chargées.

Une jeune Indienne gouverne ma pirogue. Assise à l’arrière, les jarrets tendus sur le banc qui soutient son effort, elle tire des deux mains sur la pagaie verticale dont elle a fait son gouvernail. Elle est nue, les seins dressés, la peau cuivrée et luisante, et des yeux admirables dans un visage dont l’effort ne durcit pas les lignes délicates.

C’est Lily, l’enfant Peau-Rouge, qui s’est donnée à notre caravane.


XLIV


— Quel est ce présage ? dit le vieux chef saramaca… Une femme blanche sur la rivière…

— …

— Crois-tu qu’elle vienne de la côte ? C’est la mer qui apporte les esprits, le vent et la pluie… tout vient de la mer.

Accroupi au bord de l’eau le vieux Saramaca monologue et radote dans la nuit. Du fleuve, ouvert devant nous, on ne voit rien qu’une ombre large et mouvante. Le silence humide du soir endort les choses. Puis, soudain, la nuit profonde…

Et cet homme qui s’agite et trouble le merveilleux mystère de l’ombre… Comme autrefois la voix du Bateau, une voix monte qui récite dans la nuit…

Le vieux Saramaca connaît tous les hommes, toutes les bêtes, toutes les plantes de la forêt.

— Aucune trace dans la brousse, aucun sillage de pirogue sur la rivière ne peut expliquer cela… Jamais aucune femme blanche n’est venue dans la jungle…

— …

— Le Vent qui porte son odeur et la Terre qui a marqué la trace de ses pas ne savent rien… Mais la Mer, de qui viennent tous les hommes et toutes les choses, la Mer à qui la Forêt obéit connaît ce prodige…

La pluie s’abat soudain sur nous, comme si la voûte du Ciel s’ouvrait.

La voix du vieux nègre se perd dans le brouhaha du torrent déchaîné.



XLV


Un jardin clos. Des roses, des allées, des roses et de longs canaux étroits où dorment des nénuphars.

Le soir humide met de la brume à fleur de terre sur les pelouses. Un homme presque nu, tatoué et sale, courbé sous une charge d’herbe de Para, s’appuie pour prendre haleine au mur où grimpent des roses, et repart geignant, traînant au ras du sol sa faucille.

Puis, encore un homme, puis encore des hommes pliés sous le faix, et laissant derrière eux de lourdes senteurs de fleurs et d’herbes vertes. Puis, le surveillant militaire, traînard et les yeux las.

Les forçats doublent l’allée de bambous. Leur passage n’a pas troublé le silence, leur pas lent n’a pas laissé de traces sur le sable blanc.

Entre les tapis au vert ardent des pelouses, le sable garde son éclat d’argent, sous le soir qui descend. Tout l’estuaire du Maroni est fait de ce quartz broyé qui met des chemins de sucre autour du bagne.

Mais une voix d’enfant chante. Et c’est la nuit, immobile, odorante, lourde, la Nuit des tropiques qui s’abat sur la Terre…

Une sonnerie de clairon annonce que l’on ferme les cages de fer et de ciment où sont parqués les forçats, là, derrière ce mur tapissé de roses rouges de la France.


XLVI


— Tu as un fusil et tu ne tues rien… as-tu peur du gibier ?…

Il faut baisser la tête pour descendre, sous la voûte de la brousse, la rampe glissante qui conduit au degrad. Il fait frais. Des perroquets hurlent dans le ciel invisible.

Lily est nue. Ses jeunes seins ont la couleur dorée des fruits de son pays.

Elle s’assoit à l’avant de la pirogue. À coups réguliers et vigoureux, la pagaie frappe l’eau et nous pousse dans le courant si vite que les arbres courent le long de la rive.

Elle chante. C’est un chant monotone et ridicule qu’elle compose et qui célèbre le matin, moi-même, et le retour prochain contre le courant.

Nous doublons des radeaux de bois de rose qui descendent conduits par des noirs.

Elle salue à grands cris ces hommes qu’elle ne connaît pas et qui nous souhaitent bon voyage quand nous sommes déjà hors de portée de la voix.

Nous échouons sur un banc de sable. L’heure est torride. Lily se baigne. Elle s’étend dans la pénombre sur le sable pour se sécher. Puis, elle dresse notre repas au bord de l’eau, à l’ombre des feuilles géantes qui sont la marquise de la maison impénétrable de la forêt.

Écœurante comme l’odeur des jasmins, l’odeur des bois de rose abattus sur le chantier voisin nous vient à chaque poussée de vent.

La terre en travail sous le soleil de midi, crisse et gronde dans la profondeur de la brousse.

Pour dormir, Lily a mis ses bras à mon cou. Mais les effluves de brasier qui remplissent l’air, et peut être aussi ce jeune corps qui est lourd à mes bras, m’empêchent de dormir.

Par delà la frondaison, dans le clair-obscur de la forêt vierge, des images passent qui me serrent le cœur.

L’image du Bateau et d’une Mer lointaine…

Les Saramacas arment les pirogues et s’agitent pour le départ. Les barques du convoi glissent d’affilée. Le vieux Saramaca, notre chef, passe à son tour, donnant des conseils sur la route et monologuant :

— Avant la nuit, nous atteindrons le village Galibi où se sont arrêtés les Indiens… Ainsi, nous verrons peut-être la barque de la femme blanche…

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— Lily, enfant nue, Lily indolente, éveille-toi, il est temps de partir, la route est longue, nous serons au degrad à la nuit.


XLVII


Au bord de la crique, sur le sable ardent, un cadavre déchiqueté fume sous le feu du soleil.

Les Saramacas, à genoux sur le sol, suivent la trace du tigre.

Le forçat évadé a été surpris agenouillé buvant à la crique. Il a été attaqué de dos. Le corps semble avoir été écartelé. Il n’y a pourtant qu’une seule trace… Un seul tigre est passé.

Les pirogues du convoi repartent sans qu’une parole soit échangée. Ce soir, seulement, autour du feu, le chef fera le récit et les hommes commenteront le monologue du vieillard.

Les pluies ont grossi la rivière. Les corps se tendent sous l’effort des pagaies plates ; les barques avancent lentement, longeant la berge où le courant est moins violent, sous l’arc des lianes dont les filaments baignent dans l’eau.

Dans la vase, à portée de la main, les crabes rouges courent de travers par bandes, se chevauchent et grouillent à reculons sur la proie rencontrée.

La route est longue et monotone.

Les chercheurs d’or qui descendent nous donnent des nouvelles du « fonds ». On s’est battu au placer… des forçats évadés ont pillé le magasin d’hiver.


XLVIII


Les palétuviers se dressent sur leurs énormes racines enfoncées en faisceaux dans la vase. Les colonnes des arbres sont supportées par de monstrueux arc-boutants entre lesquels nous avons accroché nos hamacs.

Accroupies sur des bancs étroits, les négresses lissent sans hâte leurs cheveux et attendent l’heure où le chef reprendra le récit nocturne.

Le vieux Saramaca excite l’émulation des canotiers.

— Est-il possible que nous ne puissions pas rejoindre la pirogue qui fuit devant nous ? Ces Indiens sont de rudes ouvriers du fleuve, mais ils ne tiennent pas un effort soutenu pendant plusieurs jours et nous les rejoindrons s’ils n’emploient pas quelque ruse.

Les Saramacas sont habitués à la chasse à l’homme, car les pirogues rencontrées sur la route des placers sont souvent chargées de forçats évadés. Les pénitenciers paient une forte prime pour les bagnards capturés en rivière.

Mais ce n’est pas l’appât du gain qui trouble les pagayeurs noirs… Pour la première fois, la science du chef saramaca est en défaut.

Comme il tremble et s’agite… et quelle angoisse dans ses yeux…


XLIX


— Le maté est la liqueur des Indiens, c’est la nourriture de l’esprit… Qu’est-ce que l’esprit ?…

Elle est là accroupie, l’Indienne aux yeux glauques, les seins penchés vers le feu.

La lumière du soir passe entre les feuilles en wara et met des lames d’or dans l’ombre du carbet.

— Qu’est-ce que l’esprit ?… Tu chasses et tu sais trouver l’or sous la terre… Tu sais déjouer les embûches des autres Blancs et même les embûches des hommes de ma tribu… mais sans le maté, que serais-tu ?… un homme secoué par la fièvre… Quand l’heure du maté est venue, l’esprit tremble et rit, l’esprit parle et la forêt lui répond.

L’Indienne a versé à nouveau l’eau brûlante, et, prenant à deux mains la tasse en terre cuite, elle boit et se grise. Sa peau dorée est moite, ses narines battent sur la tasse odorante.

— L’esprit…je ne sais pas ce que c’est… Qu’importe…

Accroupie, nue, les genoux rougis par la flamme, l’Indienne médite et regarde mes yeux.

Ses lèvres fines tremblent. Lily est tourmentée du désir de savoir. Comme les siens n’ont pas de dieux, elle ne sait rien du monde. Elle ne discerne ni le bien, ni le mal, ni la peur.

Lily se couche dans le hamac qui se balance dans la lumière rouge du feu. Je ne vois plus que sa tête attentive et penchée.

Quelques colonnes d’arbres géants apparaissent encore autour du carbet. Des souffles courent sur la trouée de la rivière. Et, du fond mystérieux de la Forêt, du lointain où jamais l’homme n’est allé, le Silence vient et couvre de sommeil le toit peuplé de la forêt.

Encore quelques cris, un vautour stupide hurle à quelque branche morte qui tombe. Le monbin, monstre de soixante mètres qui nous abrite, frémit au dernier vent et s’endort tout à coup accablé par la nuit.

— Tes yeux brillent… tu ne parles pas, mais moi je suis comme un ara qui s’agite et qui crie… Les hommes de ma tribu s’irritent et se battent, ils palabrent… et toi, pourquoi restes-tu immobile et silencieux ? Pourtant, quand il y a des pas dans le tracé, tu armes ton fusil et tu es prêt à tuer. Les hommes blancs tuent sans parler…

— …

— Je chante… mais tu n’entends pas… C’est un chant qui est au fond de mon cœur… Écoute…

Les deux bras à mon cou, Lily a mis sa joue ardente sur mon épaule et pleure.

— Et toi, tu ne parles pas…

Un pack, caparaçonné d’écailles et hideux, est venu, attiré par le feu. Il rôde à pas menus, flairant la braise, fait le tour du brasier et s’enfuit.

Un chat-tigre passe en tempête. Au loin son hurlement de chasse a troublé la nuit divine.


L


— Quelle est cette ruse ? dit le vieux Saramaca. Nous avons perdu la trace de la pirogue. Les Indiens n’ont pas carbété ici…

Les yeux des négresses et des canotiers saramacas se sont remplis de mystère.

Inaccoutumés aux efforts de l’esprit, les pagayeurs entourent le chef et, avec vivacité, le questionnent.

Qui pourrait être surpris de ce prodige ? Les Indiens entendent le langage des bêtes… Le vent et le fleuve leur obéissent… Le propre des Indiens est de disparaître tout à coup comme des fantômes de brume au tournant de la rivière.

— …

— Nous avons perdu leur trace… Ils sont peut-être cachés derrière des lianes… Et cette femme blanche n’est peut-être qu’une ombit, venue de la mer, qui les cache et les protège.

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LI


La voix de la Mer… Des souffles chauds venus du large couvrent le pullulement bruyant de la forêt.

Avec la marée monte l’âme puissante de la Mer. La jungle attentive se tait.

Des hérons rouges, tristes et graves se tiennent huchés sur une patte au bord de l’eau. Le marais chargé de magnolias s’étend, plaine immense, vers les gradins où s’étagent les cocotiers chevelus et les bambous géants.

La brousse ondule et crisse comme les vagues vertes de l’Atlantique.

Lily, couchée sur la berge, a cueilli pour boire une feuille de lotus :

— La feuille du lotus est chargée d’oubli… L’eau qu’on boit avec elle emporte le passé.

Le vent est humide et salé. Il porte vers les hauteurs de la forêt les voix de la mer qui sont la loi et l’âme même de la jungle.

Ainsi, la Mer, qui porte la mousson et l’eau bienfaisante, régit les saisons, crée la vie et la mort.

— L’oubli… Pourquoi restes-tu silencieux et triste, comme un héron stupide ?

Lily a mis ses yeux dorés si près de mes yeux que je ferme les paupières pour ne pas crier.

— Lily, enfant sauvage, crois-tu que tu liras en moi l’image obscure ?… Tu n’es pour moi qu’un jouet fragile et passager comme le nénuphar piqué dans tes cheveux… Lily, ne trouble pas la voix du Vent… La Mer est là qui nous parle…

Mais Lily, déjà indifférente, secoue ses cheveux lisses sur ses épaules et part d’un trait à la poursuite des colibris.


LII


Encore un soir humide chargé de brume… la brume froide qui pénètre et enveloppe le corps comme un linge mouillé.

Les Saramacas en cercle, accroupis sur de petits bancs, attendent le repas qui cuit… L’humidité gluante nous apporte la fièvre… Peut-être aussi cette rencontre… cette pirogue d’Indiens… et cette femme, seule dans cette barque…

— Les ombits n’ont pas de corps, ils marchent sur l’eau. Ce sont des esprits et des dieux…

Le brasier s’éteint. Les femmes, attentives aux paroles du vieux nègre, frissonnent aux bruissements des lianes.

— Les ombits prennent des formes humaines… Les Indiens seuls comprennent leur langage…

— …

— La pirogue n’est qu’à deux pointes d’ici… Les Indiens ont carbété au camp des forçats… demain nous verrons leurs traces.

Une dernière branche s’allume au brasier défaillant. La lueur n’a point dissipé l’ombre. Des hommes accroupis on ne distingue que les dents découvertes par le mouvement des lèvres et les yeux peureux, points blancs, dans l’ombre tragique.

Les douleurs de la fièvre… le froid qui serre les articulations à crier… une migraine aiguë… puis les hallucinations et les cris dans la nuit…

— Les Indiens, les Indiens… Et cette femme seule dans la pirogue…


LIII


Entre les bardeaux à claires-voies, chargés de glycines passent des lames de lumière.

Dans la pénombre dorée, Lily est couchée, à plat ventre, soutenant sur ses coudes dressés sa tête de jeune sphinx.

— Ces nègres sont des chasseurs stupides. Ils sont plus bruyants que des loutres dans la rivière… Ils sont plus lourds que des pakiras dans la brousse… Ils gémissent et crient… Ils brouillent les traces…

— …

— Et toi tu restes là… Crois-tu que pour chasser cette femme blanche, les nègres sauront suivre la trace des Indiens ? Ils ne connaissent pas les odeurs que porte le vent. Ils ne savent pas lire l’écriture des pas sur la terre humide… Ils se perdent sous la voûte obscure de la forêt comme les chiens…Lève-toi, prends ton fusil… Suis-moi…

— …

— Pourquoi restes-tu silencieux ? Quelle peur te retient ?

Quel orgueil et quelle souplesse dans ce corps dressé soudain… Mimant sa prière, onduleuse et féline, Lily tend les bras, se plie, bande les reins… La passion de la chasse met des lueurs fauves dans ses prunelles.

Elle connaît les secrets des chemins compliqués que suivent les Indiens sur la rivière. Elle sait que pour se terrer à l’affût il faut se mettre sous le vent. Elle sait qu’il faut mêler ses traces et son odeur à celle des fauves…

— Deux jours et deux nuits de chasse… Tu tiendras à la portée de ton fusil la pirogue que ces nègres poursuivent.

Sur le seuil de la porte, elle se retourne encore, regarde longuement, hésitante. Et, cueillant au passage une poignée de glycines, elle part, d’un trait, dans le soleil.


LIV


L’ouragan secoue la toiture de la forêt. De la charpente de la jungle tombent des branches plus lourdes que des chênes. Un géant déraciné entraîne dans sa chute des centaines d’arbres liés à lui par les lianes.

Une bande de pécaris s’enfuit affolée brisant au passage les sluices de la crique. Les mineurs tirent sur le troupeau en désordre. À bout de munitions, les noirs abattent au sabre les porcs sauvages. La rivière est rouge de sang.

Indifférents au vacarme de la forêt, les créoles grillent et boucanent les quartiers de viande sur des grils de bois improvisés.

— Qu’est-ce que le Vent ? dit Lily.

Lily, terrorisée, est blottie en boule dans son hamac.

Le Vent, si rare dans la Forêt, est une divinité mystérieuse.

— Toi qui commandes aux hommes, toi qui armes les pirogues, toi qui tues, commande au Vent ? Dis-lui de ne pas nous combattre.

Le Vent souffle et siffle, hurle, crie et grince dans les arbres.

Et cela dure des heures et toute la nuit et encore un jour et encore une nuit.


LV


Les pirogues sont restées ce matin amarrées aux palétuviers.

Les Saramacas dorment dans des hamacs. Le vieux chef est venu me dire sa volonté d’interrompre le voyage.

Je connais le motif de cet arrêt.

Les Saramacas ne veulent plus voyager avec Lily.

Peut-on s’aventurer plus avant dans la brousse avec cette fille qui connaît les secrets des Indiens ?

Lily assiste, indifférente et orgueilleuse, à la grève des pagayeurs.

— Qu’importe, dit-elle, je conduirai ta pirogue… Mais tu peux t’en aller avec ces hommes… Je redescendrai seule le fleuve. Choisis, tu es le maître.

Cependant j’ai décidé le chef saramaca à partir pour le pénitencier qui n’est plus qu’à une journée. Nous nous y reposerons quelques jours et, si telle est la volonté du vieux chef, nous y laisserons Lily jusqu’au retour.


LVI


Le camp des forçats est une ancienne habitation abandonnée par les colons au temps de l’affranchissement des esclaves.

Les cacaoyers ont résisté à l’envahissement de la brousse. Voici un verger de sapotillers, et, sur le coteau qui descend à la rivière, un champ d’orangers.

Les ramiers importés de France, qui piaillent et volent par bandes en cercle au-dessus des vergers, sont les seuls êtres qui rappellent les premiers habitants de cette terre.

C’est le camp des Incorrigibles. Il garde les plus dangereux forçats.

Comme nous arrivons, exténués par la lutte contre le courant, le soir nous surprend trop vite pour que nous puissions faire nos préparatifs pour la nuit. Nous coucherons dans les canots, sur les bâches qui couvrent nos vivres.

Le clair de lune illumine le toit de la forêt, coupé à angle vif par le tournant de la rivière.

Le ciel, le ciel des tropiques, est sur nos têtes à une hauteur de vertige.

Le ciel de France, semé d’étoiles familières et proches, est, ici, rejeté à de prodigieux lointains.

Les pirogues, au clair de lune, ressemblent à des bêtes attachées, accroupies et qui dorment.

La jungle bruit et s’agite… des bêtes en amour et des fauves qui chassent… Des parfums d’orangers en fleurs courent sur le fleuve, dans les soupirs lents et réguliers du vent.

L’air est lourd et chaud.

Soudain, le vent, qui descend la rivière, passe chargé d’une musique lointaine.

C’est un chant de Noël ancien ; on ne distingue que les paroles du refrain repris en chœur.

Les forçats, dans leurs cages au grillage de fer, chantent Noël… Ainsi, autrefois, les colons libres et heureux chantaient par des soirs semblables la Noël torride.

C’est Noël…

La lune descend sur la forêt qui s’assoupit. La lumière livide de cette nuit tropicale s’éteint. Les ombres des lianes s’allongent démesurément sur l’eau chatoyante où la lune trace ses derniers chemins d’argent.

Le vent trouble seul le silence. Il vient à pas lents et larges et onduleux, chassant devant lui les vapeurs du soir.

Le vent est frais, il traîne dans sa chevelure de brume de nouveaux parfums qu’il n’a point pris dans les champs d’orangers et qui sont les parfums de la forêt équatoriale… des parfums de santal, de bois de rose et de cèdre.

Seul sur mon canot, j’attends, sous les étoiles, le sommeil qui descend. La pirogue, comme un berceau, se balance.

Les hallucinations de la nuit flottent sur la rivière… Le bagne… des hommes nus, attelés à la cordelle, tirent dans la boue les bois monstrueux.

Des cris me réveillent… ce sont des appels aigus… des hurlements de loutres qui bondissent sur l’eau… des sifflements de chats-tigres.

Le sommeil me berce en vain. Voici que le vent s’arrête et m’enveloppe à nouveau des parfums de la jungle… Mais ce sont des parfums de femme et la Forêt et le Vent me rappellent qu’ELLE est passée.

— Forêt, tabernacle qui contient toute la vie, forêt qui connais le Secret, Elle est passée… et je sais que ta robe a gardé son odeur.


LVII


Des cloches et du vent dans les palmiers. Le soir accablé vient si lentement que la nuit le gagne déjà. La nuit tombe sur la lumière rouge du soleil couchant comme un rideau de théâtre.

Le brasier du jour s’éteint. Enfin nous nous levons, las d’être restés tant d’heures couchés dans l’air brûlant et humide de la moustiquaire.

Les palmiers géants balancent leur panache à des hauteurs de vertige ; les vautours, par bandes, s’engouffrent sous les feuilles.

Un peu de lumière flotte encore entre les troncs droits et lisses des palmiers qui montent dans la nuit comme des piliers de cathédrale.

Des cloches et des voix de femmes, très loin… comme les soirs d’été, quand l’angélus sonne le retour des moissonneurs.

Nous partons dans le chemin bordé de bambous qui craquent. Puis le canal caché par les nénuphars, et une forêt de « pois sucrés » aux grappes de fleurs dont l’odeur angoissante de tubéreuse soulève le cœur.

Puis la nuit, et des cases de noirs, des cases menues, branlantes, basses et sales, où les pauvres gens n’entrent que pour dormir.

La marmaille nue joue en piaillant sur le chemin… Une vieille négresse aux jambes énormes nous salue au passage.

Le chemin se perd dans les bambous qui l’envahissent et qui maintenant, en se frottant, craquent et crient à nous étourdir.


LVIII


Sous les palétuviers, les caïmans dorment. Entassés en pyramides, par centaines, ils forment un tas monstrueux dont l’équilibre chancelle.

Voici de nouveau le soir humide.

Des loutres s’ébattent dans la rivière.

Sur la vérandah en pilotis qui domine le camp, nous attendons la nuit.

Le vent mouillé nous apporte les relents du marais.

Pourquoi parlerions-nous ? L’anémie et la fièvre nous accablent. L’ennui, mal suprême, nous torture.

Un vol d’aigrettes empanachées vient se percher sur les bambous.

Le désert empesté du marécage n’a d’autre vie que les reptiles silencieux.

En bas, les cages où dorment les forçats sont perdues dans la brume.

Que faire ? Le silence et la solitude… et la nostalgie, douleur lente, qui nous serre le front.

Un Indien est apparu soudain sur la vérandah sans qu’aucun bruit ait fait pressentir sa présence.

— Maître, nous partirons cette nuit.

L’Indien, immobile, explique que la pirogue est amarrée sur l’autre rive et qu’il a droit à son laissez-passer de nuit puisqu’il n’a pas touché le terrain pénitentiaire.

Le vieux garde-chiourme questionne :

— As-tu de l’or ?

— Non.

— Des vivres ?

— Pour trois jours, de quoi atteindre Saint-Laurent-du-Maroni en naviguant nuit et jour.

— Des passagers ?

— Une femme.

L’Indien a déjà disparu, anéanti par la nuit.

Un forçat, dont la casaque est faite d’un vieux sac de farine, entre portant des photophores.

— Quels hommes… Quelle attitude orgueilleuse… Ces Indiens nous méprisent comme ils nous haïssent…

Le vieux garde-chiourme connaît toutes les tribus d’Indiens de la forêt : Les Indiens Caraïbes, les Indiens Galibis, les Indiens Longues-Oreilles.

Des moustiques sifflent autour des lampes. Des papillons géants s’abattent sur les verres et tombent aveuglés. Ils ont des ailes bleues, des ailes opales, des ailes rouges et violettes et blanches et mordorées.

— Une femme…

Le vieux garde-chiourme hésite, puis passant à l’épaule son fusil de chasse, il descend.

— Quelle histoire… Les Indiens ne mentent jamais… Je rapporterai peut-être une aigrette ou un héron…

Soudain, sortant du tapis de brume étalé sur l’horizon, la voix d’un violoncelle, monte lointaine, pleine de larmes… la Sonate pathétique de Beethoven… une voix humaine qui tremble.

Puis, le Silence. Un papillon aux ailes dorées frappe la lampe, tournoie et disparaît.

Derrière le mur d’ombre humide, la voix du violoncelle a repris sa phrase douloureuse.

La forêt s’émeut, des lambeaux de vent se détachent du ciel, l’air troublé s’agite et tremble.

La voix grave s’élève et s’étend comme un appel. C’est un appel… Une autre voix répond que je n’entends pas et que nul ne perçoit…

— On ne peut plus chasser, dit le vieux garde-chiourme en raccrochant son fusil, ces oiseaux flairent l’homme d’aussi loin que les Indiens…

— …

— La pirogue était déjà partie. Croyez-vous à cette histoire ? Une femme seule dans un canot de Peaux-Rouges…


LIX


La vie sauvage de la forêt…

Des cases de mineurs au bord de la crique, des sluices haut perchés sur pilotis… des chantiers sommaires de chercheurs d’or.

Les noirs se partagent, le soir venu, la récolte d’or. Ils dansent et chantent tard dans la nuit, quand la cueillette est abondante. Parfois une brève querelle… Quelques lames de couteau ou un coup de feu. La vie d’un homme est sans valeur dans la brousse.

Les bêtes familières viennent le soir rôder autour de nous. Lily connaît toutes les bêtes de la forêt ; le maïpouri, traînard, monstrueux, et paisible comme un bœuf ; le cariacou, gracieux comme un chevreuil ; les pécaris qui passent en troupeaux comme des sangliers turbulents ; l’agouti apprivoisé, peureux comme un lièvre ; l’agouchi qui est son frère, stupide et domestique comme le lapin ; les tatous à carapaces grises semblables à des tortues et qui promènent une odeur de musc ; les couachis aux longs museaux, la queue empanachée, qui grimpent sur les arbres à la façon des écureuils… et toute la bande des singes de nuit, tous les singes de Kipling qui farandolent autour de nous et qui sont doux, grimaçants et curieux.

Lily connaît tous les oiseaux de la forêt. Au bord de l’eau les flamants, les ibis rouges, les ibis noirs et les aigrettes fuient à notre approche. Lily seule sait les conduire au seuil de son carbet.

Lily connaît le langage des aras. Les perroquets rouges et bleus, verts et noirs, parlent des langues différentes que Lily entend et répète.

Et Lily connaît les lézards, les iguanes amphibies qui vivent au bord de la rivière, grimpent sur les arbres et se laissent tomber à l’eau au moindre bruit.

La faune de la jungle répond à l’appel de Lily. Pour appeler l’agouti, le hocco et les singes, Lily siffle en plaçant sur ses lèvres une large feuille tendre pliée à sa façon. Parfois, à l’appel de Lily, un jaguar, un puma ou un aigle accourt croyant avoir affaire à une proie. Alors Lily affolée pousse des hurlements et s’abrite sous sa moustiquaire.

Lily a horreur de la chasse et du sang. Lorsque notre créole cuisinier vient lui demander :

— Qui çà, Mouché, oulé mangé joud’hui la ?

Lily va cacher son fusil et déclare qu’on ne tuera pas de gibier.

Ainsi s’écoulent les heures de la brousse.

Rien de ce qui touche à la vie des hommes blancs ne saurait nous intéresser. Nous vivons, parmi des bêtes et des arbres familiers, la vie végétative des hommes d’autrefois.


LX


Massout, nègre géant, garde les pirogues et nous raconte des histoires de son pays.

C’est un forçat.

Il est venu du Sénégal sur un convoi de transportés. Sa vie est confortable et tranquille. Il a oublié sa tribu d’Afrique. Il connaît maintenant la jungle de la Guyane comme il connaissait la brousse du Sénégal.

Les souvenirs de son passé sont assez confus. Un jour, il a été pris par des chasseurs d’hommes et conduit à Saint-Louis. Les juges blancs ont décidé qu’il serait condamné aux travaux forcés à perpétuité.

J’essaie, en vain, de lui exposer qu’il s’agit là d’un châtiment. Le sens de la justice lui échappe.

Il devient menaçant et réplique avec violence : il est au bagne parce que le destin et les blancs du Sénégal en ont décidé ainsi. C’est un sort heureux. La forêt est giboyeuse… la nourriture est abondante.

Il est gardien. Et quelle probité dans l’exécution de sa tâche… Si un forçat égaré approche des pirogues dont il a la garde, il le tue.

Massout est mon ami parce que ma cantine contient du tafia.

— Cette femme blanche… dit-il. Qu’importe ? Elle est passée avec les Indiens… Les Indiens sont des chiens… Ils volent le poisson fumé…

Soudain, Massout a mis ses doigts écartés sur sa bouche. Ses yeux fixent quelque remous de la rivière.

En rampant, il s’est glissé au bord de l’eau et le voilà qui jette à un banc de poissons qui passe une nourriture mystérieuse. Ce sont des « lianes enivrantes », les lianes au parfum subtil qui grisent le poisson.

En un instant, des ventres blancs de poissons apparaissent à fleur d’eau. Massout s’engage à mi-corps dans la rivière et pêche d’étranges poissons aux yeux énormes, dont la tête est plus grosse que le corps.

Puis Massout chante, insolent et tranquille, indifférent à mes questions, absorbé désormais par le seul souci de la nourriture qu’il grille à même sur la braise.


LXI


Les Saramacas ont campé sur l’autre rive du fleuve.

La notion du temps leur échappe. J’essaie en vain de les décider au départ. Ils chassent…

Les surveillants militaires ont donné à Lily une case qui emplit son cœur d’orgueil… Des tentures d’indienne, un lit, des fauteuils d’osier…

Lily restera au pénitencier jusqu’à mon retour.

Quelle fête de rester là de longs mois, oisive et quelle joie dans ses adieux !…

— Lily ingrate, enfant agile, ne m’abandonne pas au vieux garde-chiourme, chasseur d’homme qui fait la chasse à l’Inconnue…

— …

— Lily, Indienne aux yeux en amande, le cœur du vieux garde-chiourme s’est troublé… Comme le Bateau, comme la Mer, comme le Silence, comme le Chef samaraca, le vieux garde-chiourme est désemparé parce qu’Elle est passée… Tu ne sais pas, que la Forêt s’agite, tremble et pleure parce que la femme au secret est passée…

J’ai trouvé un matin sur ma table des orchidées éparses.

Maintenant, le silence est plus profond, la brousse plus obscure… La nostalgie, douleur aiguë, passe ainsi qu’une migraine.

Je broie entre mes mains les orchidées grasses et sans parfum.

Derrière la brume qui cache la rive opposée, on entend les chants très lents et monotones des Saramacas répétant de vieilles mélopées d’Afrique, transmises par la tradition.


LXII


— Il faut donner la chasse à ces Indiens, a dit le vieux garde-chiourme.

Nous traversons un champ de cannes à sucre où des forçats nus grattent le sol.

Les champs de cannes à sucre étalent de longues pelouses qui descendent vers le fleuve. Çà et là un cocotier jaillit, le panache accroché dans la brume du matin. Les lianes qui bordent la route sont comme les chevelures des arbres de la brousse. Elles descendent en éventails du ciel qui repose sur la voûte immense de la forêt ; elles baignent dans l’eau et s’y continuent, reflétées à des profondeurs inouïes.

La chaloupe à vapeur glisse rapide entre ces murailles de verdure, sur quoi des orchidées font des taches mauves.

À l’avant de la chaloupe, un forçat nu se tient debout ; il annonce les obstacles de la route : troncs d’arbres flottants, bancs de roche, lentes pirogues luttant contre le courant.

Devant le brasier de la chaudière, un gardien surveille les chauffeurs et obéit aux ordres du pilote qui règle la vitesse.

— Stoppez.

Le vieux garde-chiourme a déposé ses jumelles et pris le gouvernail.

Nous piquons droit vers la berge.

— Ils sont là à une portée de fusil… La chasse à l’homme va commencer. C’est une rude partie, dit le vieux garde-chiourme.

La chaloupe amarrée à la berge, les forçats détachent la pirogue que les remous de l’hélice ont à moitié remplie d’eau.

La pirogue est maintenant camouflée. Avec son épaisse bâche grise et ses rameurs accouplés, tirant sur les pagaies, coiffés de chapeaux de mineurs, elle ressemble à une barque de placériens.

La pirogue glisse silencieuse sous les palétuviers et gagne de vitesse les Indiens. Le soleil emplit la trouée de la rivière de souffles ardents qui courent sur l’eau comme les flammes d’un brasier.

La forêt voisine respire à longs traits, bruyante d’une vie obscure.


LXIII


Les forçats pagayent le plus près possible de la rive pour éviter la force du courant. Ils pagayent à la façon des Indiens, sans arrondir les coudes, avec une forte poussée des épaules après chaque coup de pagaie.

Le vieux garde-chiourme, assis à l’arrière, les jambes écartées, le torse cambré, gouverne la barque.

Des senteurs tièdes viennent de la forêt. Chaque coup de pagaie résonne dans l’air calme.

De temps en temps, le vieux garde-chiourme abandonne le gouvernail ; il écoute, nerveux, les narines palpitantes, comme un être sauvage qui flaire le danger.

Le battement des pagaies a donné l’alarme aux Indiens. Il faut les gagner de vitesse, il faut aussi se méfier de leurs ruses.

Soudain, au tournant du fleuve, un sourd et long mugissement annonce les rapides voisins.

L’eau devient basse et les hommes ont laissé les pagaies pour prendre les tacaris, longues perches de bois souple, robustes et flexibles comme des bois d’arbalète. La pirogue avance sous les cascades du rapide. D’un seul effort, la pirogue s’élance, se dresse et franchit le barrage.

Au-dessus du rapide, le fleuve s’élargit comme un lac. Les forçats secouent l’eau qui dégoutte des tacaris. Ils les couchent le long de la pirogue et le bruit monotone des pagaies recommence.

Plus loin, à l’approche d’un nouveau rapide, les hommes se jettent à l’eau et tirent la pirogue à la cordelle. S’accrochant aux rochers, s’aidant des pieds et des mains, ils tirent la corde enroulée aux épaules.

La pointe d’une pirogue descendant le courant apparaît, sur la ligne du rapide. Elle pique sur la cascade, disparaît dans le remous d’écume de la cuvette et fuit comme une flèche.

— Les Indiens !… crie le vieux garde-chiourme.

On n’aperçoit plus, au tournant du fleuve, que des silhouettes encapuchonnées.

Mais une autre pirogue apparaît à son tour, tombe avec un bruit sec dans le remous et file à toute allure.

À intervalles réguliers, de nouvelles pirogues descendent le rapide. C’est un convoi d’Indiens venu des placers.

À midi, les hommes épuisés amarrent la pirogue sur une pointe de rochers.

Leurs corps trempés fument. Le vieux garde-chiourme scrute les ombres mouvantes de la berge. Parmi les piétinements mystérieux, les cris aigus et lointains, faibles et rapprochés, les sifflements, les soupirs et les craquements de la forêt et de la rivière, il discerne les bruits familiers et cherche à reconnaître les traces du passage des hommes.

Un forçat a relevé sur un rocher l’empreinte d’un pied humide.

— Les Indiens tirant à la cordelle, dit le vieux garde-chiourme, sont passés ici il y a moins d’une heure. Le soleil n’a pas encore séché la trace. Il faut repartir.

Des brouillards en spirales glissent le long de la berge. Des arbres morts flottent.

Le vieux garde-chiourme se sent mal à l’aise sans pouvoir définir son trouble. Dans le silence de la solitude, il perçoit une mystérieuse influence qui ne vient ni de son cerveau, ni de ses sens. Vingt ans de brousse lui ont donné la merveilleuse adaptation à la forêt qui est le sixième sens des Indiens et des oiseaux migrateurs.

Écoutant avec intensité, il surveille l’horizon… Quelque chose est là qu’il ne peut percevoir et dont il attend le témoignage.

Jusqu’à la nuit, les hommes restent allongés sur le sol. Après avoir mangé, ils fument, puis, ayant recouvert le feu de bois vert pour que la fumée chasse les moustiques, ils se roulent dans des couvertures et dorment.


LXIV


Assis en cercle autour du feu à la façon des Indiens, les forçats de l’escorte fument en silence.

La nuit est lourde et chaude. Des ombres errent dans la pénombre. Les bêtes de la jungle attirées par le feu, fixent sur le foyer des yeux phosphorescents.

La brise du fleuve bruit sous les ramures comme une foule qui passe. La forêt, peuplée de forces mystérieuses révèle la Présence inconnue.

Des singes, assis dans les branches regardent le feu, leurs yeux clignotent à la lueur de la flamme.

— Nous les avons devancés, dit le vieux garde-chiourme… Les Indiens sont à quelques pointes en aval. Ils ont caché leur pirogue à l’entrée d’une crique…

Les hommes repus parlent et rient à voix basse.

Autour des cendres et des braises, les singes sont descendus et rôdent, peureux.

— Il faudra veiller à tour de rôle. Ces Indiens se savent poursuivis. Nous aurons leur visite cette nuit… Nous n’en saurons rien… La trace des Indiens est comme une trace écrite sur l’eau.

De temps en temps, le vieux garde-chiourme présente à la flamme ses mains noueuses. Sous son chapeau à larges bords, ses tranquilles yeux gris regardent, sans cligner, la lueur du feu.

La lune sort tout à coup à travers les branches entrelacées qui lui font un rideau de dentelle. Elle monte sur la rivière assez vite pour que les yeux puissent suivre son ascension. La silhouette d’un singe noir se dessine sur elle.

Dans l’hallucination du sommeil qui me gagne, je ne vois plus que le vieil homme des bois, assis en face de moi, calme, immobile comme une statue de la patience.


LXV


Nous partons maintenant à la file, sous la brousse.

Les hommes portent sur la tête les pagaras chargés de vivres.

Nous suivons la berge du fleuve pour rejoindre la crique où campent les Indiens.

Fermant la marche, le vieux garde-chiourme surveille les traces de la piste ; il interroge les branches cassées et les entailles marquées au tronc des arbres.

Vers midi, nous campons au bord de la crique. Nous sommes à deux heures de l’embouchure. Le vent nous est favorable. Si les Indiens n’ont pas dépisté ce détour, nous les prendrons à revers sur le fleuve.

La forêt, cathédrale de la Solitude, est pleine des bruits d’une foule invisible.

Nous marchons sur un sol élastique. La vie intense, qui s’agite sous la haute ramure, ne trouble pas le recueillement religieux du temple.

Départs monotones du matin dans la buée froide qui monte du sol… campements la nuit sous les abris de palmes et de lianes… les jours se suivent monotones.

Parfois, pour ne pas perdre la trace humide que la pluie menace de noyer, nous marchons sans arrêt du lever du jour à la nuit.

Les Indiens fuient devant nous…

… Soudain, à travers les ombres du crépuscule, le vieux garde-chiourme a perçu une ombre mouvante. Ce n’est point l’ombre d’une bête familière de la forêt.

Sur un geste du chef, la colonne s’est jetée sur le sol. Le vieux garde-chiourme reste seul debout et disparaît dans la nuit naissante.

Quelques instants après, la terre nous transmet des bruits de pas ; les branches mortes craquent ; des formes humaines apparaissent.

Le vieux garde-chiourme est là près de nous, tenant par la main le prisonnier qu’il ramène.

C’est Lily, l’Indienne.


LXVI


— Pourquoi es-tu venue ? D’où viens-tu ? Comment feras-tu la longue route ? Qu’est-ce que nous ferons de toi à présent ?

Le vieux garde-chiourme tient la jeune Indienne par les poignets.

— Pourquoi nous as-tu suivis ?

L’Indienne reste debout, la tête basse, patiente, les yeux brillants, attendant sans répondre la fin de la colère du vieil homme des bois.

Une femme, même une sauvage, accoutumée à la jungle, est un obstacle à une marche rapide. Elle ne pourrait pas voyager aussi vite que les hommes, ni aussi loin, ni porter les mêmes charges, ni endurer les mêmes privations.

— Il faut la renvoyer… Nous ne pouvons cependant pas l’emmener avec nous… Elle n’est utile à rien.

— …

— Où sont les Indiens ?… D’où viens-tu ? Étais-tu avec eux ?… Nous as-tu suivis sur le fleuve ?

Lily ne répond pas, indifférente et têtue.

Cependant, les hommes roulés dans leurs couvertures se sont endormis sur le sol.

La lune peuple la forêt de longues ombres.

Lily s’est endormie sur le lit de feuilles de wara qu’elle a dressé elle même.

Depuis son arrivée elle ne m’a point parlé ; ses yeux ne se sont point encore levés vers moi.


LXVII


Un Indien nu approche, s’assoit sur ses talons au bord de la crique, et prend dans ses mains un peu d’eau boueuse qu’il boit affectant l’indifférence.

Il est venu soudain on ne sait d’où. Il semble avoir surgi du sol sans que rien ait pu faire prévoir sa présence.

Le vieux garde-chiourme donne l’ordre de reprendre la marche. Nous passons auprès de l’Indien sans échanger un signe.

En aval, lorsque la silhouette de l’homme accroupi n’est plus qu’une forme immobile entre les bambous immobiles, le vieux garde-chiourme, sans retourner la tête, parle soudain comme s’il s’adressait à un interlocuteur placé tout près de lui.

— D’où viens-tu ? Étais-tu avec les Indiens de la pirogue ?… Et cette femme blanche où va-t-elle ?

L’Indien, sans changer d’attitude, répond :

— La pirogue est partie. La femme blanche va aux placers.

Nous n’avons pas arrêté notre marche. Nous suivons en silence la berge de la crique. Le tournant nous cache l’Indien laissé en amont. À mesure que la distance augmente le ton des voix s’élève.

— Pourquoi n’es-tu pas avec les autres Indiens ?

— Je n’étais pas avec eux, mon carbet est au bord du fleuve… L’abatis planté de maniocs à l’embouchure de la crique est à moi.

Le dialogue se poursuit suivant les usages de la brousse. Les hommes, dans le bois, ne se parlent jamais en face. Ils s’interpellent à longue distance et s’entendent au delà des limites ordinaires de l’ouïe des hommes.

— Cet homme, dit le vieux garde-chiourme, était avec la femme blanche. Il nous suit depuis le fleuve. Il communique avec les Indiens de la pirogue. Il nous suivra encore…


LXVIII


Semblables aux animaux de la forêt les hommes de la brousse songent d’abord à leur nourriture.

Les forçats, harassés par une journée de pirogue, grillent au bout de longues baguettes le porc salé. Des poissons empalés se dorent sur la braise.

La pluie, qui tombe depuis l’aurore, glisse sur les cheveux des hommes assis et sur leurs vêtements mouillés.

La forêt ruisselle ; le sol détrempé fume avec des relents de cloaque. Le vent humide qui semble s’élever de la terre elle-même, déverse l’eau accumulée sur les feuilles des arbres.

Le froid et l’obscurité envahissent le camp. La lueur du feu faiblit ; des formes apparaissent qui passent et vivent dans la nuit.

Un dernier crépitement de branches consumées, des craquements sourds de bambous, puis des souffles, comme des froissements d’étoffes de soie, l’haleine de la forêt endormie…


LXIX


La Solitude… Le silence est absolu. Le marais s’ouvre au bord de la forêt, étendue d’herbes vertes, habité par des êtres qui ont pris la même couleur et qui semblent former corps avec lui. La piste s’est arrêtée au bord de ce désert. Les hommes rampent péniblement dans la boue. Les Indiens ont entraîné notre caravane sur le marais qui efface toutes les traces.

Une lumière aveuglante, aiguë, tombe du ciel. L’horizon, perdu dans la brume, reflète les mirages d’étranges spectres qui disparaissent et reviennent dans la buée mouvante.

Le marais scintille et flamboie.

Lily guide la caravane. Elle lit sous les herbes de Para la trace des Indiens.

Nous sommes sur l’immense plaine comme des insectes noirs.

Les forçats épuisés s’arrêtent et demandent grâce. Nous n’avons plus de vivres.

Nous couchons, la nuit venue, roulés dans nos couvertures sur des lits d’herbes qui menacent de nous enliser dans la boue.

À l’aurore, les hommes exténués par la fièvre et la faim refusent de prendre la piste.

Comme nous revenons sur nos pas le vieux garde-chiourme vaincu, répète :

— Quelle folie de chasser ces Indiens… Ils marchent sur l’eau… Ils savent vivre sans manger… Mais cette femme blanche… comment peut-elle suivre une telle route ?

— …

— L’Indienne a disparu… Elle suit seule la trace. Ce soir elle sera au camp des Indiens… Nous ne la verrons plus.


LXX


Comme un piétinement de sauterelles, — la pluie bruit sur les feuilles. L’eau pénètre les choses, engourdit les êtres…

— Je sais qu’ils s’aimaient, dit le vieux surveillant. Je sais que jamais deux amants n’ont eu plus parfaite communion de goûts et de pensées. Ils étaient dans cette solitude l’image du bonheur. Et cependant quel étrange mystère… Elle a soudain tout quitté, tout perdu pour suivre le plus misérable des hommes qui ne pouvait la conduire qu’à la plus misérable vie… Comment a-t-elle pu faire cela ?… Que de luttes et que de souffrances cachées pour essayer d’oublier et pour abattre ce souvenir !… Et, lorsqu’elle croyait avoir triomphé, voici que l’homme est apparu.

Le vieux garde-chiourme raconte maintenant des histoires de la jungle. Il les récite lentement, avec passion, comme autrefois le vieux Navire racontait les histoires de la mer.

Il sait que l’âme des hommes est l’âme même de la jungle ; il sait que la loi suprême de la forêt est le souvenir… L’instinct de toutes les bêtes, l’instinct des plantes n’est que l’accumulation des souvenirs de la vie présente et des vies antérieures.

— Le premier amour laisse dans l’âme de la femme des images qui réapparaissent toute la vie, chaque fois que l’amour renaît en elle…

La pluie frappe le toit de wara de notre case de coups précipités, réguliers et monotones. Une buée que le soleil irise emplit la maison et voile les objets familiers qui nous environnent.

Dans l’ombre grise, qui a pénétré jusqu’au fond de mon cœur, flottent des images du passé. Ce sont des souvenirs du village que j’aime, la maison maternelle et de pauvres gens assis au bord du chemin. La nostalgie engourdit ma pensée. Un besoin douloureux de revenir vers ce coin de terre où je suis né et où sont accumulées toutes les traditions, tout le passé, toutes les pensées de ma race… Au bas du chemin, dans la vallée peuplée de saules, coule le ruisseau qui seul lave les souillures du présent, qui seul donne le merveilleux oubli.


LXXI


— Pourquoi tant d’agitation ? Cette femme est partie, qu’importe… Le village dort sous les cocotiers. C’est l’heure torride.

Le forçat libéré qui nous sert est brûlé par la fièvre. Le teint ocreux, les pommettes saillantes, voûté par la cachexie et le paludisme, il promène autour des tables une silhouette de squelette.

Des gardes-chiourmes en uniforme kaki, quelques flibustiers des mines d’or, des filles sans race accablées par la sieste… Sur la table, des pots de tafia, de la glace, des jeux de cartes et les revolvers des surveillants militaires.

Derrière un rideau de bananiers, on aperçoit le fleuve boueux et la chaloupe qui nous attend pour nous ramener vers l’intérieur.

Une corvée de forçats passe, en livrée de bure. Nu-pieds, ils défilent, silencieux, comme des ombres.

— Cet homme était fou. Quelle idée de venir avec une femme sur un pénitencier !…

— …

— Il était médecin à bord d’un transatlantique hollandais. Il a demandé à servir au bagne.

Le vieux garde-chiourme se perd dans une histoire confuse, je ne sais quel roman :

— Un homme étrange qui a couru le monde, qui connaît tous les pays… un fou qui se saoule d’éther et qui tombe du haut mal quand il est ivre… Que sait-on de lui ?

Le soleil descend. Les chercheurs d’or chargent les pagaras sur la chaloupe. L’auberge s’emplit des bruits du départ. Des libérés en veste bleue menacent de s’entr’égorger pour une discussion avec les filles qui leur vendent les pépites d’or reçues en salaire.

— Ils habitaient une case au bord du fleuve sous des glycines.

— …

— Un ménage d’amoureux… Il ne la quittait que pour son service à l’hôpital. Elle l’avait peu à peu guéri de son vice. Ils devaient partir pour la France à la saison des pluies. Pourtant, que de mystères… La présence des forçats la terrorisait… Les forçats, anémiés par la fièvre, sont des esclaves soumis et inoffensifs. Elle les redoutait cependant au point qu’aucun transporté n’a jamais franchi le jardin de la case et je crois qu’aucun d’eux n’a jamais vu son visage…

— …

— Elle est cependant partie… Qui peut savoir ?… Qui peut savoir pourquoi ?

Ce drame agite le vieux garde-chiourme. Dans la chaloupe qui monte avec la marée, il monologue :

— Peut-être l’a-t-il tuée… Que peut-on faire ? Il n’y a ici aucune justice…


LXXII


L’aumônier du pénitencier est un ancien sergent d’infanterie coloniale, barbu, crasseux, sceptique. Le souci de la partie de piquet engagée le préoccupe plus que cette histoire d’amour.

— Cette femme est partie… C’est une aventure… Nous n’y pouvons rien…

Cependant le vieux garde-chiourme n’en veut pas démordre :

— Je sais maintenant qu’un homme est venu le matin de son départ…

Un homme est venu qui lui a parlé et avec qui Elle s’est enfuie. Personne ne les a vus. Il n’y avait pas de barque sur le fleuve… Ils ont gagné la brousse. L’homme qui est venu est un forçat…

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LXXIII


La maison du docteur est une case en bardeaux à claire-voie. Elle est tapissée de glycines ; un jardin de roses rouges l’entoure qui communique, par une allée d’orangers, au parc de l’hôpital.

L’aumônier nous guide à travers les pièces meublées de bois des îles, lourds et grossièrement sculptés par les ouvriers du bagne.

Sur une table chargée de fruits desséchés et pourris, un livre est ouvert.

Une théière renversée… du thé noir dans une tasse… des biscuits secs à moitié rongés par les insectes.

Sur une chaise longue, un peignoir. Çà et là des objets dispersés dans le désordre familier de la vie du matin.

— L’homme est venu par l’allée, dit le garde-chiourme. Le docteur était à l’hôpital. Il y a, sur le parquet, les traces de ces espadrilles que portent les malades à l’hôpital.

— Quelque infirmier envoyé par le docteur pour rapporter un objet oublié, dit l’aumônier.

— Le docteur n’aurait pas envoyé chez lui un forçat… Je l’ai vue tremblante à crier au passage d’un bagnard.

La maison est vivante. Elle frémit à notre passage… Les choses qui l’habitent ont gardé l’image des maîtres, momentanément absents… Des livres ouverts, des vêtements étalés, des fleurs fanées… sur un secrétaire quelques lettres et des feuillets au vent… du papier à lettre portant en tête « Van Dyck ».

— Allons-nous-en, dit l’aumônier… le diable est passé par là.

— Le docteur est parti le jour même… Il était comme un fou… Je n’ai rien pu savoir de lui… Les douaniers prétendent qu’il est allé au poste hollandais d’Albina.

Dans la chambre du docteur, je trouve des paquets de notes couvertes d’une écriture régulière de femme. Ce sont des lettres d’amour.

Elle écrivait tous les jours au docteur. Pendant les heures qu’il passait à l’hôpital, elle continuait avec lui le dialogue amoureux.

Une âme tourmentée et heureuse est dans ces lignes. Comme ils s’aimaient !…

Chaque jour, jusqu’au matin de son départ, elle a écrit pour son amant d’ardentes paroles d’amour.


LXXIV


La Forêt monstrueuse dort, balancée par le vent. Les colonnes des arbres, noyées dans la brume du sol, sont comme les mâts pressés dans un port.

Semblable à un torrent au fond d’un précipice, le Maroni s’écoule entre les murailles des lianes.

La nuit humide descend…

Le bruissement de la vie obscure des arbres emplit le silence. Une vie intense est là, endormie : la vie puissante des choses que le soir engourdit.

Les hommes, accablés par la fièvre, dorment et gémissent. La nuit épaisse et lourde efface les dernières ombres.

Seul, près du feu qui chasse les moustiques, j’attends en vain le sommeil.

Et voilà que du fond du couloir de la rivière, des profondeurs de la nuit, voici que vient la voix de la Forêt, comme autrefois venait de l’horizon la voix solennelle de la Mer.

Des phrases de vent s’éparpillent dans les ramures ; le toit de la forêt craque. Une voix presque humaine récite :

— Il est venu par l’allée d’orangers. Un cri d’épouvante a salué l’arrivée de l’homme qu’Elle attendait… car Elle savait qu’il viendrait…

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— Il s’est arrêté sur le seuil, dans l’encadrement des glycines et il n’a prononcé qu’un mot : son nom. Il savait qu’Elle était là. N’était-ce pas lui qui avait préparé le voyage sur le Bateau inconnu ? C’était lui qui avait écrit : « Il faut venir. »

Il était là, debout, très pâle, l’homme pour lequel Elle avait tué, le Maître, la Force, le premier amour…

Quelle folie d’avoir pensé qu’Elle pouvait échapper à cette étreinte…

Tremblante, les deux mains crispées à la table, Elle le regardait affolée :

— Je ne veux pas, va-t-en, a-t-elle crié.

Et, cependant, ils sont partis… Je les ai vus passer, haletants, épuisés, traqués par la peur.


LXXV


— Quelle singulière histoire… Ils ont tué cette femme !

Le vieux garde-chiourme décroche son fusil et l’arme pour la nuit.

— Peut-on croire à cela ? Une femme venue d’Europe pour retrouver au bagne le forçat qui était son amant… Comment est-elle venue jusqu’ici ? Qui connaît la route de cet enfer ? Les Indiens disent qu’elle est partie d’Albina, sur la côte hollandaise.

Un chien hurle à la mort. Une branche de cocotier tombe au pied de la vérandah.

Le vieux garde-chiourme dresse l’oreille, se lève et se tient un instant aux écoutes sur le pas de la porte. On n’entend plus que la rumeur humaine des cages où dorment les forçats.

— Quelques gouttes de rhum et une tasse de verveine, très chaude… Vous n’aurez plus la fièvre demain… Nous irons de nouveau à l’affût des pakiras qui ravagent nos cannes à sucre.

— Cette femme… qui l’a vue ?

— Les deux surveillants corses qui l’ont tuée. Personne autre ne l’a vue. Mais puis-je croire à ces Corses qui s’enivrent ?

J’essaye en vain de boire la verveine et le rhum. L’angoisse qui m’étreint me donne le vertige. Et cet homme qui ne sait pas parler… Je voudrais savoir, et chacun de ses mots me torture.

Effondré sur sa chaise d’osier, le vieux garde-chiourme dort.


LXXVI


— Tu penses que je suis une bête fauve ? Un ivrogne…

Le vieux Saramaca, les yeux brillants et angoissés parle d’une voix contenue. La colère, la crainte et l’humiliation l’agitent :

— Que va-t-il arriver à présent ?… Je ne peux pas dire aux hommes de partir. Ils n’obéiraient pas…

La pluie fine et serrée de l’automne maussade, la pluie intermittente qui donne le spleen, couvre la rivière.

Les dents serrées, le vieux Saramaca reste accroupi, frémissant à mes prières et à mes injures.

La pluie bruit doucement sur les feuilles comme un murmure d’une fatigante monotonie.

— Que va-t-il arriver à présent ? Pourquoi as-tu pris cette fille qui a mêlé notre trace à celle des Indiens de sa tribu ?…

— …

— Elle est là, elle a raconté l’histoire de la femme blanche…

Invisibles sous les manguiers, les Saramacas chantent. Les voix dures s’attardent sur un récitatif monotone, puis se font gémissantes, puis s’élancent vibrantes et anxieuses comme des cris de détresse.

Le vieux chef absorbé par le chant, reste comme engourdi, se balance et répète à mi-voix les paroles qui expriment des idées et des sensations que je ne peux comprendre.

.  .  .  .  .  .  .  .  .

L’heure chargée de pluie s’écoule lentement. Une sourde irritation nous tient les yeux baissés…

— L’Indienne est revenue. Elle a parlé de la femme blanche. Tu vois bien qu’elle savait où étaient les Indiens puisqu’elle s’est enfuie auprès d’eux. Elle a quitté la case où elle devait attendre ton retour. Elle s’est enfuie auprès des hommes de sa tribu… Mais maintenant, elle est revenue. Elle est là avec un récit chargé de meurtre et de sang…

La pluie tiède nous fouette le visage. La tristesse poignante du soir, l’angoisse des choses nous enveloppe et nous serre le cœur…

Les Saramacas ivres de tafia ont arrêté leur chant.

— Un forçat évadé était avec la femme blanche. Comme les gardes-chiourmes arrivaient, la pirogue s’est enfuie. Les gardes ont donné l’ordre aux Indiens d’arrêter. Mais les pagayeurs ont poussé plus avant la barque dans le courant. Alors, les surveillants militaires ont commencé à tirer… La femme blanche s’est levée. Elle a découvert sa poitrine et, montrant le forçat couché dans la pirogue derrière elle, elle a crié aux gardes-chiourmes qu’ils la tueraient s’ils faisaient feu. Les gardes ont tiré. Elle est tombée sanglante sur le corps du forçat… L’Indienne est revenue… Elle est là… Que va-t-il arriver à présent ?


LXXVII


— C’est ici qu’ils l’ont enterrée, dit Lily.

La jungle descend vers la rivière en fourrés de bambous, d’acacias et de lotus roses réunis par les mailles d’un réseau de lianes. Une odeur étrange vient des grandes herbes.

— C’est ici, tout près de l’eau… Les Indiens ont creusé le sol. Le forçat s’est agenouillé près du corps de la femme blanche… Puis la pirogue est repartie vers la rive hollandaise. Le forçat a mis sur le sol des orchidées qui sont mortes et que voici…

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Dans l’aurore naissante, le silence de la forêt est interrompu par le crissement des lianes secouées par le vent. La brume venue de la rivière roule à ras du sol et disparaît sous la futaie. Le soleil, énorme boule de feu, apparaît dans les lointains bleuâtres.

La forêt frémit… Les bêtes et les plantes réveillées par le jour s’agitent et bourdonnent. Des bandes de colibris rouges, des oiseaux-mouches, verts et blancs volent sur les magnolias et les lotus. Des singes passent en bonds élastiques.

— Ils l’ont enterrée très vite, la tête à ras de terre, à la façon des Indiens…



ACHEVÉ D’IMPRIMER
le dix juillet mil neuf cent dix-huit
par
E. ARRAULT ET Cie
à tours
pour
« ÉDITIONS ET LIBRAIRIE »
40, rue de seine
paris




SOMMAIRE

Introduction.

  • 1. 1
  • 2. 5
  • 3. 9
  • 4. 12
  • 5. 15
  • 6. 19
  • 7. 25
  • 8. 26
  • 9. 34
  • 10. 38
  • 11. 40
  • 12. 45
  • 13. 48
  • 14. 50
  • 15. 52
  • 16. 55
  • 17. 59
  • 18. 61
  • 19. 63
  • 20. 66
  • 21. 68
  • 22. 69
  • 23. 71
  • 24. 73
  • 25. 74
  • 26. 75
  • 27. 76
  • 28. 77
  • 29. 78
  • 30. 82
  • 31. 84
  • 32. 85
  • 33. 88
  • 34. 93
  • 35. 95
  • 36. 98
  • 37. 99
  • 38. 100
  • 39. 102
  • 40. 104

Deuxième partie 107

  • 41. 108
  • 42. 111
  • 43. 112
  • 44. 115
  • 45. 117
  • 46. 119
  • 47. 122
  • 48. 124
  • 49. 126
  • 50. 129
  • 51. 130
  • 52. 132
  • 53. 134
  • 54. 135
  • 55. 138
  • 56. 139
  • 57. 142
  • 58. 144
  • 59. 148
  • 60. 151
  • 61. 153
  • 62. 155
  • 63. 157
  • 64. 161
  • 65. 163
  • 66. 165
  • 67. 167
  • 68. 169
  • 69. 170
  • 70. 172
  • 71. 174
  • 72. 177
  • 73. 178
  • 74. 180
  • 75. 182
  • 76. 184
  • 77. 187