Quatre Amours (O. C. Élisa Mercœur)/Notice

Quatre Amours (O. C. Élisa Mercœur)
Œuvres complètes d’Élisa Mercœur de NantesMadame Veuve Mercœur3 (p. i-xxxi).


NOTICE

SUR
QUATRE AMOURS.


Nous n’étions pas encore parfaitement rétablies du choléra, ma fille et moi, quand un jeune homme se présenta à la maison de la part d’un monsieur que nous avions rencontré quelquefois chez des personnes de notre connaissance. C’était pour demander à Élisa un conte pour le premier numéro d’un journal que ce monsieur allait bientôt publier.

« M. ***, qui vous porte beaucoup d’intérêt, mademoiselle, a pensé qu’il vous serait agréable de paraître dans la première livraison ; il sait combien cela est important pour un auteur, puisque le premier numéro est toujours lu avec empressement. C’est moi qui suis chargé d’aller chez les écrivains. Voilà un conte de M. J…, en voici un autre de M. B… qui doivent paraître en même temps que celui que je viens vous demander. Celui de M. J… sera en tête du journal. »

Et il nous lut les deux contes. Je me les rappelle encore.

« Je dois beaucoup de reconnaissance à M. *** d’avoir songé à moi, monsieur ; mais je ne me connais d’autre talent en prose que celui d’écrire les lettres dont j’ai besoin ; je ne me suis jamais exercée dans ce genre, et…

— Vous êtes trop poète, mademoiselle, pour n’y pas réussir aussi bien que dans l’autre ; il vous suffira de le vouloir, et vos pensées obéiront à votre volonté. Cela peut devenir, d’ailleurs, une fort bonne spéculation pour vous, car M. *** prendra tout ce que vous voudrez bien écrire pour son journal, et vous aurez l’avantage d’être payée en livrant chaque manuscrit.

— Puisqu’il en est ainsi, dit Elisa, je vais m’essayer dans la prose ; je tâcherai d’y avoir du talent ; j’y ferai, du moins, tout mon possible… Dieu m’aidera, je l’espère, car il serait trop pénible de penser que nous ne dussions compter que quelques instans de bonheur pendant notre exil ici bas, et que la mort fut le seul terme à notre misère. Ah ! monsieur, que nous avons souffert depuis le jour où M. de Martignac quitta le ministère… M. de Labourdonnaie, qui le remplaça, me retrancha le quart de la pension que mon digne protecteur m’avait faite… La révolution m’a enlevé celle que j’avais à la liste civile… Maman, dont presque toute la famille a été victime de la révolution de 1795, et qui y a été ruinée elle-même, n’a pu voir celle-ci sans pressentir le sort qui nous menaçait. Elle est tombée malade et a été pendant quatre mois dans le plus grand danger !… Les frais d’une aussi longue maladie ne pouvaient manquer d’empirer notre position… Ne pouvant plus remplir les engagemens que nous avions contractés, nous ne pouvions plus trouver de crédit… Enfin, un jour,… oh ! celui-là, monsieur, ne s’effacera jamais de ma pensée ! … je ne sais pas comment je n’ai pas été écrasée sous la lourde somme de malheurs que je portais… Cela serait inévitablement arrivé, si Dieu ne m’avait envoyé un ange à mon secours… Oui, monsieur, un ange ; vous vous en convaincrez tout à l’heure… Je revenais de la caisse où l’on m’avait dit que l’on craignait que ce ne fût le dernier paiement des pensions. Je pleurais !… Tout à coup je me sentis saisir par le bras ; c’était une personne à qui nous devions de l’argent. Elle me le demanda avec dureté

Je la priai de me donner un peu de temps, que je m’empresserais de lui en porter sitôt que maman serait mieux ; mais elle fut sans pitié pour ma douleur : elle me dit ironiquement que les belles paroles et les larmes ne payaient pas un sou de dettes… Je tâchais en montant notre escalier de faire disparaître la trace de mes larmes… Le portier courut après moi pour me remettre une lettre ; elle était du propriétaire : le terme était échu… Je rentrai à la maison, le médecin m’y attendait… Je lui demandai comment il trouvait ma pauvre maman. — Bien mal, ma chère enfant, me répondit M. Alibert, bien mal ! mais cependant comme elle est très forte, j’espère encore. Ne vous alarmez pas, ma chère petite ; je vais revenir dans deux heures. Ayez bien soin pendant ce temps d’exécuter ce que prescrit mon ordonnance. Du courage, mon enfant ; allez près de votre mère, elle vous désire ; mais surtout ne pleurez pas devant elle, car vous la tueriez ! Je fus donc réduite à composer mon visage pour paraître devant maman ; il le fallait !… — Tu as été bien long-temps à la caisse, mon Élisa, me dit-elle dès qu’elle m’aperçut ; je craignais ne plus te revoir ; mais Dieu n’a pas permis que j’eusse la douleur de mourir sans embrasser ma fille. Vois comme le mal a fait des progrès depuis que tu m’as quittée… Elle avait une fièvre, non, jamais je n’en vis de semblable. Ses joues étaient pourpres et gonflées, ses yeux brillaient d’un éclat qui m’effraya… Et lorsque je l’embrassai, il me sembla que je posais mes lèvres sur des charbons ardens. Je ne sais, monsieur, si vous pourrez vous faire l’idée de mes angoisses ; je ne connais point d’expressions qui puissent vous les rendre ; mais je sais, moi, que je mourus de mille morts, lorsque maman me dit : — Elisa, Dieu est le maître, ma fille ; il peut me conserver la vie !… mais s’il en ordonnait autrement, promets-moi de ne point t’abandonner à ton désespoir !… de vivre !… Tu as été si bonne pour ta mère, ma chère petite, que cette pensée te sera dans ta douleur un baume qui adoucira tes regrets Les larmes qui partent d’une source pure, mon enfant, coulent sans amertume, et les tiennes prendront la leur dans le cœur de la meilleure comme de la plus vertueuse des filles !… Ah ! laisse-les couler ces larmes qui veulent se frayer un passage… Pleure, mon Élisa, pleure… Cela fait trop de mal de ne pas pouvoir pleurer !!! [1]. Et elle me prit la main qu’elle appuya fortement sur son cœur… On sonna ; je fus ouvrir : il était temps, car j’allais étouffer ! C’était madame Récamier, l’ange dont je vous ai parlé, monsieur ; elle avait l’air joyeux, elle m’embrassa et me demanda des nouvelles de maman : je fondis en larmes pour toute réponse… — Ne vous affligez pas, ma chère petite, me dit-elle, Dieu vous conservera votre mère ; je viens tous apprendre une nouvelle qui l’aidera à se rétablir, j’en suis sûre, car le bonheur de son enfant ne peut manquer de calmer ses souffrances… J’ai fait supplier M. Guizot par mon neveu M. Charles Lenormant [2] de vous rétablir votre pension telle qu’elle était du temps de M. de Martignac. M. Guizot y a consenti avec grâce. J’ai voulu vous en apporter l’avis moi-même. Le voici… Et elle me donna la lettre de M. Guizot [3]… Je me jetai au cou de madame Récamier… Je ne pouvais parler ; elle comprit mon silence… La reconnaissance n’a pas toujours besoin de paroles pour se faire entendre : son cœur comprit mon cœur !…

— Vous me payez au centuple ce que j’ai été trop heureuse de faire pour vous ; ma bonne Élisa, me dit-elle. Écoutez-moi.

Je savais que vous aviez un pressant besoin d’argent. Étant moi-même trop gênée pour pouvoir vous en offrir, j’ai avisé au moyen de vous en procurer… J’avais l’intention de vous offrir pour souvenir un portefeuille de cent belles gravures des points de vue de Rome, non que je croie que vous en ayez besoin pour vous rappeler de moi ; car je pense que mon amitié pour vous doit avoir gravé mon souvenir dans votre cœur, comme celle que vous me témoignez a gravé le vôtre dans le mien,… Et elle m’embrassa Puis elle reprit : — J’ai pensé que je pouvais vous utiliser ce portefeuille, et je l’ai mis en loterie, … non pour vous en priver, croyez-le bien ;… car j’ai eu soin de faire observer aux personnes qui ont pris des billets que celle qui le gagnerait l’offrirait à mademoiselle Mercœur… Il est échu à M. Tourguéneff, ce Russe que vous avez rencontré chez moi, et qui est grand admirateur de votre talent… Il se trouve bienheureux de pouvoir vous en faire hommage ; mais il regrette beaucoup d’être privé du plaisir de vous l’offrir lui-même. Il sort de chez moi ; il vient de m’apprendre que, par ordre de son souverain, il est obligé de quitter Paris sous quarante-huit heures, et la France sous huit jours. Si vous voulez lui écrire un mot de remercîment, vous le donnerez à mon domestique qui va venir vous apporter le portefeuille. Voici l’argent que j’en ai retiré ; c’est bien peu, je le sens, pour parer à la dépense que nécessite chaque jour la maladie de votre maman et aux dettes que cette maladie vous a forcée de contracter ; mais, pour pouvoir placer promptement les billets, j’ai été obligée de les mettre à bas prix ; car en les portant à un prix plus élevé, il m’aurait fallu plus de temps pour les placer, et vous ne pouviez attendre, puisque votre maman souffrait… Et elle me remit 225 francs… Puis, comme pour échapper aux élans de ma reconnaissance, elle me dit : — Allons maintenant près de votre bonne mère lui apprendre ce que M. Guizot vient de faire pour vous… »

Dès que nous fûmes près de maman, madame Récamier l’embrassa, prit ses mains si brûlantes de fièvre, les pressa dans les siennes et parvint, par ses pieuses exhortations et par la promesse qu’elle lui fit de ne pas m’abandonner, à ranimer un peu le courage de ma pauvre mère qui fléchissait toujours devant la pensée de me laisser, après sa mort, exposée à tous les dangers qui entourent une jeune fille lorsque la gêne est la seule perspective qu’elle ait dans son isolement… Madame Récamier voyant combien maman s’affligeait à l’idée des privations que m’imposait sa maladie, se hâta de lui apprendre que M. Guizot venait de rétablir ma pension au taux qu’elle était du temps de M. de Martigaac ; mais elle ne lui dit rien de ce qu’elle venait de faire elle-même, car madame Récamier fait le bien et se tait ; c’est toujours à l’insu de son amour-propre qu’elle tend la main aux malheureux… Je trahis donc l’incognito de son procédé si délicat, en montrant à maman les 225 fr. qu’elle venait de me remettre, et en lui racontant par quels moyens elle se les était procurés… Ma pauvre mère ne savait comment témoigner sa reconnaissance à madame Récamier. — Ah ! lui dit-elle, madame, je puis mourir maintenant : Dieu a placé un ange sur le chemin de ma fille !!!!

Une heure après que madame Récamier nous eut quittées, son domestique me remit de sa part le portefeuille dont je vous ai parlé… et lorsque M. Alibert revint voir maman, il me trouva occupée à lui en montrer les gravures, car elle voulait les voir… M. Alibert trouva un si grand changement dans le pouls de sa malade, qu’il me demanda ce qui avait pu opérer un tel miracle… Je lui racontai le procédé de madame Récamier ; il l’admira, mais sans en être étonné, car il n’est personne qui ne connaisse la délicate générosité de cette vertueuse dame… Quoique M. Alibert trouvât maman beaucoup mieux, il jugea cependant à propos de lui faire appliquer des sangsues sur la poitrine ; alors il l’engagea à remettre à un temps plus éloigné l’examen des gravures, parce que toute espèce d’attention lui ferait beaucoup de mal, et il me recommanda surtout d’empêcher que personne ne parlât dans sa chambre, que sans cette précaution sa maladie deviendrait on ne peut plus longue… Je passai donc du désespoir à l’espérance, et je puis vous assurer, monsieur, que je pensai devenir folle de bonheur ! … Quatre jours après la scène dont je viens de vous parler, j’étais sortie pour chercher ce qu’il fallait pour maman, et j’avais eu soin d’emporter la clef pour que personne n’entrât dans sa chambre ; lorsque je revins, le portier me dit que madame Récamier était venue pendant mon absence et qu’elle me faisait prier de passer chez elle dès que je serais rentrée. J’y fus sitôt que j’eus donné à maman ce qu’elle avait besoin… Vous allez juger, monsieur, si je n’ai pas eu raison de vous dire que Dieu m’avait envoyé un ange à mon secours… Madame Récamier ne s’en était pas tenue aux 225 fr. qu’elle avait retirés du portefeuille, pensant que cette somme ne pouvait suffire long-temps aux frais d’une maladie dont la dépense des moindres journées ne montait pas à moins de 15 fr. ; elle avait écrit à la reine dont la bienfaisance est si souvent mise à l’épreuve, pour l’intéresser en ma faveur ; et, pour faire appuyer plus sûrement sa demande, elle s’était adressée à M. Fleuri, précepteur de S. A. R. Monseigneur le duc d’Aumale, qu’elle sait être bon ; car M. Fleuri ne refuse jamais de faire entendre sa voix lorsqu’elle peut être utile aux malheureux… M. Fleuri venait donc d’envoyer à madame Récamier, de la part de la reine, un billet de 500 fr. pour moi, et c’était ce billet qu’elle était venue pour m’apporter pendant que j’étais sortie… — Allez vite, ma bonne petite, me dit-elle, apprendre à votre maman les bontés de la reine à votre égard ; dites-lui de ne songer qu’à se rétablir ; elle verra que Dieu n’abandonne jamais ni les bonnes mères ni les bonnes filles !… Ces 500 fr. vont vous mettre à même de donner quelque chose aux personnes à qui vous devez, et cela les fera patienter pour le reste. Vous sentez bien, monsieur, que je n’eus rien de plus pressé que de m’acquitter avec la personne qui m’avait demandé si durement l’argent que nous lui devions ; je partageai le reste des 500 fr. entre le pharmacien, l’épicier et le marchand de bois : notre propriétaire voulut bien nous accorder du temps… Je ne vous dirai rien de notre reconnaissance pour la reine et pour madame Récamier, il vous sera plus facile de la comprendre que moi de vous l’exprimer… Je vous dirai seulement que tout cela écarta le danger qui menaçait maman, mais que sa maladie étant trop grave pour espérer une prompte guérison, elle ne s’opéra que bien lentement ; aussi la pensée qu’elle en mourrait ne l’abandonnait-elle pas, et toujours inquiète sur mon sort et pleine de confiance en madame Récamier, elle me pria un jour de lui écrire sous sa dictée (c’étaient des vers qu’elle lui adressait) pour me recommander à son cœur, et me pria de les lui porter… Madame Récamier fut on ne peut plus touchée du legs que maman lui faisait de sa pauvre enfant… Oui, me dit-elle, je vous servirai de mère si Dieu vous enlève la vôtre, mais j’espère qu’il vous la conservera… Dieu l’a entendue ;… il a exaucé ma prière, et jamais, je vous assure, il ne lui en fut adressé de plus fervente… Je ne crois pas que j’eusse survécu à maman, car chaque fois que je pensais qu’elle pouvait mourir, il me semblait sentir mon cœur se briser… Eh bien ! monsieur, que dites-vous maintenant des angoisses que j’ai éprouvées ?…

— Je dis, mademoiselle, qu’elles ont été horribles, mais qu’elles ont dû tourner toutes au profit de la poésie, et que vous avez dû faire de bien beaux vers…

— Non, monsieur, non ;… autant j’ai souffert comme fille, autant j’ai éprouvé de tourment comme poète ; car c’en est un bien grand que d’être dévorée par une soif de gloire, lorsqu’on sent le cœur prendre à lui seul tout un être sans en rien laisser à la pensée… Et d’ailleurs, que m’eût servi de faire des vers, ils n’eussent pu m’être profitables, puisque tous ceux que j’ai jusqu’à présent donnés aux journaux ne m’ont pas rapporté un seul denier… On ne paie, vous le savez, que la prose…

— Eh bien, mademoiselle, puisque c’est la prose seule qui rapporte, pourquoi n’écririez-vous pas un roman ? Dans ce que vous venez de me raconter, vous avez autant de matériaux qu’il vous en faut ou à peu près du moins ; et d’ailleurs n’avez-vous pas votre imagination…

— Je sais bien, monsieur, que si j’avais le talent d’écrire un roman, que l’émotion que m’a fait éprouver la crainte de perdre maman me fournirait à elle seule un chapitre, et celui-là, mon esprit (s’il est vrai que j’en aie) ne s’en mêlerait pas, je vous l’assure, il l’abandonnerait tout entier à la discrétion de mon cœur ; car c’est mon cœur qui a souffert et ce serait lui qui redirait sa souffrance… En substituant des personnages de romans à des personnages historiques, tout pourrait s’arranger… Une jeune fille mourant de la poitrine au moment de s’unir à l’homme qu’elle aime… Le désespoir de l’amant, etc., etc… Mais un chapitre ne suffit pas, vous le savez ; et puis il est, selon moi, trois conditions indispensables pour un roman : la première, d’avoir le talent de l’écrire ; la seconde, d’avoir un éditeur pour le publier ; la troisième, d’avoir des lecteurs pour le lire… N’ayant aucune des conditions voulues, je ferai bien, je crois, de m’en tenir au conte que vous me demandez, puisque vous m’assurez que je serai payée en livrant mon manuscrit…

— Oui, mademoiselle, c’est la règle établie pour le journal pour lequel je vous propose de travailler ; ainsi, vous pouvez vous mettre à l’ouvrage sans crainte, l’argent est tout prêt ;… comme il doit paraître tous les dix jours, il vous sera facile, si vous le voulez, d’y gagner au moins une centaine de francs par mois, sans que cela vous empêche de travailler à un roman, si vous vous décidez à en faire un…

— J’ai en portefeuille, dit Élisa, une petite nouvelle que j’ai composée à l’âge de onze ans ; en ayant soin de mettre l’âge que j’avais lorsque je l’écrivis, il me semble qu’on pourrait me l’utiliser ; qu’en pensez-vous, monsieur ?…

— Si vous voulez me la confier, mademoiselle 5 je la montrerai à M. *** et je vous rendrai réponse demain… »

Élisa chercha son manuscrit et le remit à ce monsieur qui nous quitta aussitôt… Il pouvait être cinq heures à peu près lorsqu’il s’en fut, et sur les dix heures, Élisa reçut une lettre de lui ; il l’avertissait que deux éditeurs, MM. Urbain Canel et Charpentier, iraient demander à mademoiselle Mercœur un roman, et qu’ils lui donneraient cent francs par mois, à commencer du jour du marché.

« Je pourrai donc enfin te rendre heureuse, ma pauvre maman, me dit Elisa ; que cette espérance va me donner de courage à travailler ! Et nous pourrons au moins nous acquitter avec notre propriétaire et notre marchand de meubles qui ont été bien bons de nous attendre si long-temps. Puis, te le dirai-je, il me semble qu’un peu d’aisance nous aidera à nous rétablir de ce maudit choléra qui semble n’être venu que pour nous replonger dans la gène et qui a fait de moi, comme tu le vois, un véritable spectre… Mon Dieu ! me dit-elle, si notre malheur touchait à sa fin, que je devrais de reconnaissance à ce bon monsieur ; car, en travaillant, nous pourrions sortir d’embarras ; ce ne sera toujours pas ma faute si je n’y parviens pas. »

Le lendemain matin, l’obligeant monsieur revint à la maison ; il dit à Elisa que M. *** serait enchanté de mettre dans le premier numéro de son journal la petite nouvelle de mademoiselle Mercœur ; qu’il venait déjà de la porter à l’imprimerie ; que cela n’empêcherait pas son conte de paraître en même temps ; qu’il la priait seulement de se presser parce que le jour de la publication était fixé… Ensuite il lui dit que les éditeurs qui devaient venir lui demander un roman seraient contens si elle pouvait obtenir de madame Récamier la permission de le lui dédier…

« Madame Récamier a eu tant de bonté pour moi, monsieur, répondit Élisa, que je suis presque sûre qu’elle ne me refusera pas cette faveur ; elle a déjà bren voulu accueillir la dédicace de ma tragédie… Mais mon Dieu, monsieur, dites-moi, je vous prie, comment je pourrai m’acquitter envers vous de tout ce que vous faites pour moi…

— Comment, mademoiselle, en mettant sur un volume de vos poésies, offert à M…, par mademoiselle Mercœur, ce sera une récompense à laquelle j’attacherai, je vous assure, le plus grand prix… Je me trouverai trop heureux si je puis contribuer à votre bonheur. »

Et le volume fut aussitôt apostillé et remis aux mains du monsieur… Élisa était si satisfaite, que le sourire se montra enfin sur ses lèvres, ce qui n’était pas encore arrivé depuis le choléra, car il lui avait laissé une grande tristesse… Un des éditeurs annoncé, M. Charpentier, vint à la maison ; il apporta le marché du roman en question. Élisa le signa ; et, suivant les conditions, M. Charpentier lui donna cent francs d’avance pour le premier mois.

« Allons, me dit Élisa, je crois que la boudeuse (elle voulait parler de la fortune) cesse de nous faire la grimace ; mettons bien tous nos soins à ménager ses bonnes grâces, elle nous a tenu rigueur si long-temps.

Il serait difficile de se faire l’idée du courage avec lequel Élisa travaillait à son conte ; elle était bien aise, par son empressement, de prouver sa reconnaissance au monsieur qui venait, dans un instant, de changer son sort et qui lui témoignait tant d’intérêt ; elle écrivait avec tant de vitesse, qu’il semblait que les pensées se pressaient de venir se faire inscrire… Le monsieur venait régulièrement plusieurs fois par jour chercher ce qu’Élisa avait de fait ; il emportait les pages à mesure qu’elle les écrivait pour les donner, disait-il, aux imprimeurs. Enfin, il lui dit qu’on ne pouvait plus lui laisser qu’une heure pour achever son conte, parce que les ouvriers attendaient le dénoûment pour clore le journal qui devait paraître le lendemain, et que sa petite nouvelle était déjà imprimée. Il vint à l’heure dite chercher le dénoûment, l’emporta sans laisser à Élisa l’argent de ses deux manuscrits, et depuis lors ne revint plus… Les jours et les semaines s’écoulant sans voir reparaître le monsieur, nous pensâmes qu’il lui était arrivé quelque accident. Comme nous ignorions à quelle imprimerie s’imprimait le journal, nous demandâmes son adresse à beaucoup de libraires-éditeurs, mais aucun ne savait sa demeure, car il ne la disait à personne… Enfin Élisa se décida à écrire à l’éditeur du journal, pour lui demander son argent ou ses manuscrits ; n’en ayant point de réponse, elle comprit que ses deux manuscrits étaient perdus pour elle. Elle a eu un véritable chagrin de la perte de son Jeune Chevrier, c’est le titre de son conte ; il y avait des situations charmantes et des plus dramatiques. Aussi je regrette beaucoup de ne pouvoir le joindre aux œuvres. Le même inconvénient serait arrivé pour la petite nouvelle, si la personne à qui elle l’avait dédiée ne lui avait envoyé le manuscrit dont elle lui avait fait hommage. C’est cette petite nouvelle qui commence le volume de nouvelles et de contes, le second des œuvres.

Je ne ferai aucune réflexion sur le procédé de ce monsieur, seulement je dirai qu’il pleurait à chaudes larmes lorsqu’Élisa lui racontait nos infortunes et toutes les angoisses qu’elle avait souffertes ; et que l’on m’a assuré qu’à la mort de ma pauvre enfant, il s’était présenté dans plusieurs maisons, qu’il était porteur de deux listes, l’une pour le tombeau de ma fille et l’autre pour ses œuvres ; qu’il a, dit-on, reçu beaucoup de signatures et même de l’argent. Je déclare donc que je n’ai point autorisé la démarche de ce monsieur que je n’ai pas revu depuis 1832, et que je ne connais d’autres souscripteurs que ceux dont j’ai joint les noms aux œuvres.

Elisa, tout en regrettant son conte du Jeune Chevrier, travaillait activement à son roman de Quatre Amours. Ce fut à cette époque que les éditeurs des Heures du Soir publièrent sa Comtesse de Villequier, dont le succès changea tout à coup notre situation par toutes les demandes qui lui furent adressées… Dans l’espace de quelques mois, Élisa gagna 1 200 fr. qui nous mirent à même de payer presque tout ce que nous devions, puisqu’il ne nous resta d’autres dettes que 600 fr. à notre marchand de meubles. Et ce créancier-là était trop délicat pour nous faire la moindre peine : car il savait bien, lui, que lorsque nous ne lui donnions pas d’argent, c’est que nous ne le pouvions pas, ce bon M. Deville [4]. Combien Élisa lui savait gré de ses procédés à notre égard !… Élisa tenant à remplir les engagemens qu’elle contractait avec les éditeurs, écrivait et nouvelles et romans, car elle en avait vendu deux à M. Charpentier [5]. Ainsi qu’elle l’avait prévu, elle obtint facilement de madame Récamier la faveur de lui dédier son roman de Quatre Amours ; elle se proposait de le faire précéder d’une dédicace en vers ; la mort l’ayant empêchée de réaliser son projet, j’ai placé à la fin de cette notice les derniers vers qu’elle adressa à madame Récamier. Il sera facile de s’apercevoir, à la mélancolie dont ils sont empreints, qu’elle était péniblement affectée lorsqu’elle les composa… En les écrivant, de grosses larmes tombaient de ses yeux… C’était déjà le second mois de sa maladie, et la pauvre enfant s’affligeait de voir par-là ses travaux suspendus… « Oh ! ne pleure pas aujourd’hui, je t’en conjure ma bonne petite Élisa, lui dis-je, ne commence pas l’année par des larmes !…

— Je le voudrais, me répondit-elle en s’essuyant les yeux ; mais j’ai beau vouloir les repousser vers mon cœur, elles coulent quoi que je fasse… Crois-tu qu’il n’est pas bien désespérant pour moi de penser qu’au moment où tout me réussit, où la gloire semble vouloir me dédommager de tout ce que j’ai souffert, qu’il me faudra voir la misère s’asseoir à mon chevet ; car qu’importe que l’ouvrage m’abonde de tous côtés si la maladie m’empêche de remplir les engagemens que j’ai contractés avec les éditeurs… Ainsi, tu le vois, le bonheur ne se sera approché de moi que pour s’en éloigner aussitôt ; il semble réellement que le sort jaloux n’ait voulu me laisser que quelques instans de joie !… »

Et elle se prit à pleurer si amèrement, elle était dans un tel désespoir, que je craignis de la voir mourir… Non, jamais je n’oublierai ce que j’ai souffert ce jour-là, car je considérais les larmes d’Élisa comme une voix secrète qui l’avertissait qu’elle était frappée à mort… La douleur dès lors se souda à mon cœur ! Que l’on se fasse, s’il se peut, l’idée de ma souffrance, l’idée de mes angoisses… J’étais réduite à feindre,… à parler d’espérance, pour faire rentrer un peu de calme dans le cœur brisé de l’enfant à qui j’avais donné la vie et que j’étais destinée à voir mourir !!!

Ve Mercœur,
Née Adélaïde Aumand.

À MADAME RÉCAMIER,
DE l’ABBAYE-AUX-BOIS.
Paris, 1er  janvier 1834.

Lorsque du sort on n’obtient pour soi-même
Qu’un lot de vains désirs et d’amères douleurs,
            Du bonheur de ce que l’on aime
Pour tromper sa misère on se fait un bonheur !

Ô vous ! qui possédez tant de droits pour prétendre
            À l’humaine félicité,
            Vous que le destin a su rendre
Un ange de bonté, d’esprit et de beauté !
Vous au cœur animé d’une si noble flamme
Que chacun de vos vœux jusques au ciel porté
            À peine échappé de votre âme
            Reçoive la réalité !
Que féconde en bonheur la terre généreuse
Soit belle à vos regards, soit facile à vos pas,
Et qu’assurée enfin que vous êtes heureuse,
J’oublie en l’apprenant que je ne le suis pas !

Élisa Mercœur.
  1. C’est à l’émotion que fit éprouver à Élisa la scène qui précède la parenthèse qu’est dû le chapitre de la dernière feuille, qui se trouve le troisième du roman de Quatre Amours. Elle y a même conservé quelques expressions qu’elle a mises dans la bouche de sa jeune malade.
  2. M. Guizot, qui fait le plus grand cas de M. Charles Lenormant, lui accorda sans peine la faveur qu’il réclamait au nom de madame Récamier au sujet du rétablissement de la pension de ma fille. M. Guizot, en accordant à M. Charles Lenormant l’objet de sa demande, se trouva bienheureux de faire en même temps quelque chose qui fût agréable à madame Récamier… M. Charles Lenormant *, dont l’immense savoir est si connu et si unanimement admiré, car il sait se faire pardonner sa supériorité par cette modeste simplicité qui distingue toujours le véritable savant, est un de ces hommes que les malheureux sont fort heureux de rencontrer sur leur passage, car c’est toujours au soulagement de leur infortune que M. Charles Lenormant emploie le crédit dont il jouit.
  3. Avis d’une augmentation de pension.
    Paris, le 21 septembre 1830.
    « Mademoiselle,

    « J’ai l’honneur de vous informer que je viens de décider que l’indemnité annuelle de neuf cents francs dont vous jouissez sur les fonds de mon département sera portée, à compter du 15 de ce mois, à douze cents francs.

    « Agréez, mademoiselle, l’assurance de mon respect,

    « Le ministre secrétaire d’état au département de l’intérieur,

    Guizot.

    Je n’ai placé ici la lettre de M. Guizot que pour prouver qu’à la mort de ma pauvre enfant il y a eu erreur lorsqu’on a publié qu’à la révolution de 1830 le gouvernement avait cru devoir faire l’économie de la pension de mademoiselle Mercœur. On voit par la lettre ci-dessus que c’est à cette époque au contraire que lui a été restitué le quart de sa pension qui lui avait été ôté en 1829 comme à tant d’autres, et qu’il n’y a jamais eu d’exception pour Élisa Mercœur, car si elle perdit alors sa pension sur la liste civile, c’est que la liste civile fut supprimée.

  4. M. Deville, tapissier, rue de la Chaussée-d’Antin, au coin de la rue de Provence.
  5. Depuis la mort d’Élisa, J’ai rendu à M. Charpentier 400 fr. qu’il lui avait avancés sur son roman de Quatre Amours.

*. Conservateur de la Bibliothèque Royale.