Quatre Amours (O. C. Élisa Mercœur)

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Quatre AmoursMadame Veuve Mercœur3 (p. 1).


QUATRE AMOURS.
ROMAN,
DÉDIÉ
À MADAME JULIETTE RÉCAMIER,
DE L’ABBAYE-AU-BOIS,
PAR
MADEMOISELLE ÉLISA MERCŒUR,
(De Nantes.)

QUATRE AMOURS

 i
Chapitre          I. 
 3
VIII. 
 176
IX. 
 186
X. 
 204
XI. 
 238
XII. 
 260
 299
XV. 
 324
XVIII. 
 349
 354


NOTICE

SUR
QUATRE AMOURS.


Nous n’étions pas encore parfaitement rétablies du choléra, ma fille et moi, quand un jeune homme se présenta à la maison de la part d’un monsieur que nous avions rencontré quelquefois chez des personnes de notre connaissance. C’était pour demander à Élisa un conte pour le premier numéro d’un journal que ce monsieur allait bientôt publier.

« M. ***, qui vous porte beaucoup d’intérêt, mademoiselle, a pensé qu’il vous serait agréable de paraître dans la première livraison ; il sait combien cela est important pour un auteur, puisque le premier numéro est toujours lu avec empressement. C’est moi qui suis chargé d’aller chez les écrivains. Voilà un conte de M. J…, en voici un autre de M. B… qui doivent paraître en même temps que celui que je viens vous demander. Celui de M. J… sera en tête du journal. »

Et il nous lut les deux contes. Je me les rappelle encore.

« Je dois beaucoup de reconnaissance à M. *** d’avoir songé à moi, monsieur ; mais je ne me connais d’autre talent en prose que celui d’écrire les lettres dont j’ai besoin ; je ne me suis jamais exercée dans ce genre, et…

— Vous êtes trop poète, mademoiselle, pour n’y pas réussir aussi bien que dans l’autre ; il vous suffira de le vouloir, et vos pensées obéiront à votre volonté. Cela peut devenir, d’ailleurs, une fort bonne spéculation pour vous, car M. *** prendra tout ce que vous voudrez bien écrire pour son journal, et vous aurez l’avantage d’être payée en livrant chaque manuscrit.

— Puisqu’il en est ainsi, dit Elisa, je vais m’essayer dans la prose ; je tâcherai d’y avoir du talent ; j’y ferai, du moins, tout mon possible… Dieu m’aidera, je l’espère, car il serait trop pénible de penser que nous ne dussions compter que quelques instans de bonheur pendant notre exil ici bas, et que la mort fut le seul terme à notre misère. Ah ! monsieur, que nous avons souffert depuis le jour où M. de Martignac quitta le ministère… M. de Labourdonnaie, qui le remplaça, me retrancha le quart de la pension que mon digne protecteur m’avait faite… La révolution m’a enlevé celle que j’avais à la liste civile… Maman, dont presque toute la famille a été victime de la révolution de 1795, et qui y a été ruinée elle-même, n’a pu voir celle-ci sans pressentir le sort qui nous menaçait. Elle est tombée malade et a été pendant quatre mois dans le plus grand danger !… Les frais d’une aussi longue maladie ne pouvaient manquer d’empirer notre position… Ne pouvant plus remplir les engagemens que nous avions contractés, nous ne pouvions plus trouver de crédit… Enfin, un jour,… oh ! celui-là, monsieur, ne s’effacera jamais de ma pensée ! … je ne sais pas comment je n’ai pas été écrasée sous la lourde somme de malheurs que je portais… Cela serait inévitablement arrivé, si Dieu ne m’avait envoyé un ange à mon secours… Oui, monsieur, un ange ; vous vous en convaincrez tout à l’heure… Je revenais de la caisse où l’on m’avait dit que l’on craignait que ce ne fût le dernier paiement des pensions. Je pleurais !… Tout à coup je me sentis saisir par le bras ; c’était une personne à qui nous devions de l’argent. Elle me le demanda avec dureté

Je la priai de me donner un peu de temps, que je m’empresserais de lui en porter sitôt que maman serait mieux ; mais elle fut sans pitié pour ma douleur : elle me dit ironiquement que les belles paroles et les larmes ne payaient pas un sou de dettes… Je tâchais en montant notre escalier de faire disparaître la trace de mes larmes… Le portier courut après moi pour me remettre une lettre ; elle était du propriétaire : le terme était échu… Je rentrai à la maison, le médecin m’y attendait… Je lui demandai comment il trouvait ma pauvre maman. — Bien mal, ma chère enfant, me répondit M. Alibert, bien mal ! mais cependant comme elle est très forte, j’espère encore. Ne vous alarmez pas, ma chère petite ; je vais revenir dans deux heures. Ayez bien soin pendant ce temps d’exécuter ce que prescrit mon ordonnance. Du courage, mon enfant ; allez près de votre mère, elle vous désire ; mais surtout ne pleurez pas devant elle, car vous la tueriez ! Je fus donc réduite à composer mon visage pour paraître devant maman ; il le fallait !… — Tu as été bien long-temps à la caisse, mon Élisa, me dit-elle dès qu’elle m’aperçut ; je craignais ne plus te revoir ; mais Dieu n’a pas permis que j’eusse la douleur de mourir sans embrasser ma fille. Vois comme le mal a fait des progrès depuis que tu m’as quittée… Elle avait une fièvre, non, jamais je n’en vis de semblable. Ses joues étaient pourpres et gonflées, ses yeux brillaient d’un éclat qui m’effraya… Et lorsque je l’embrassai, il me sembla que je posais mes lèvres sur des charbons ardens. Je ne sais, monsieur, si vous pourrez vous faire l’idée de mes angoisses ; je ne connais point d’expressions qui puissent vous les rendre ; mais je sais, moi, que je mourus de mille morts, lorsque maman me dit : — Elisa, Dieu est le maître, ma fille ; il peut me conserver la vie !… mais s’il en ordonnait autrement, promets-moi de ne point t’abandonner à ton désespoir !… de vivre !… Tu as été si bonne pour ta mère, ma chère petite, que cette pensée te sera dans ta douleur un baume qui adoucira tes regrets Les larmes qui partent d’une source pure, mon enfant, coulent sans amertume, et les tiennes prendront la leur dans le cœur de la meilleure comme de la plus vertueuse des filles !… Ah ! laisse-les couler ces larmes qui veulent se frayer un passage… Pleure, mon Élisa, pleure… Cela fait trop de mal de ne pas pouvoir pleurer !!! [1]. Et elle me prit la main qu’elle appuya fortement sur son cœur… On sonna ; je fus ouvrir : il était temps, car j’allais étouffer ! C’était madame Récamier, l’ange dont je vous ai parlé, monsieur ; elle avait l’air joyeux, elle m’embrassa et me demanda des nouvelles de maman : je fondis en larmes pour toute réponse… — Ne vous affligez pas, ma chère petite, me dit-elle, Dieu vous conservera votre mère ; je viens tous apprendre une nouvelle qui l’aidera à se rétablir, j’en suis sûre, car le bonheur de son enfant ne peut manquer de calmer ses souffrances… J’ai fait supplier M. Guizot par mon neveu M. Charles Lenormant [2] de vous rétablir votre pension telle qu’elle était du temps de M. de Martignac. M. Guizot y a consenti avec grâce. J’ai voulu vous en apporter l’avis moi-même. Le voici… Et elle me donna la lettre de M. Guizot [3]… Je me jetai au cou de madame Récamier… Je ne pouvais parler ; elle comprit mon silence… La reconnaissance n’a pas toujours besoin de paroles pour se faire entendre : son cœur comprit mon cœur !…

— Vous me payez au centuple ce que j’ai été trop heureuse de faire pour vous ; ma bonne Élisa, me dit-elle. Écoutez-moi.

Je savais que vous aviez un pressant besoin d’argent. Étant moi-même trop gênée pour pouvoir vous en offrir, j’ai avisé au moyen de vous en procurer… J’avais l’intention de vous offrir pour souvenir un portefeuille de cent belles gravures des points de vue de Rome, non que je croie que vous en ayez besoin pour vous rappeler de moi ; car je pense que mon amitié pour vous doit avoir gravé mon souvenir dans votre cœur, comme celle que vous me témoignez a gravé le vôtre dans le mien,… Et elle m’embrassa Puis elle reprit : — J’ai pensé que je pouvais vous utiliser ce portefeuille, et je l’ai mis en loterie, … non pour vous en priver, croyez-le bien ;… car j’ai eu soin de faire observer aux personnes qui ont pris des billets que celle qui le gagnerait l’offrirait à mademoiselle Mercœur… Il est échu à M. Tourguéneff, ce Russe que vous avez rencontré chez moi, et qui est grand admirateur de votre talent… Il se trouve bienheureux de pouvoir vous en faire hommage ; mais il regrette beaucoup d’être privé du plaisir de vous l’offrir lui-même. Il sort de chez moi ; il vient de m’apprendre que, par ordre de son souverain, il est obligé de quitter Paris sous quarante-huit heures, et la France sous huit jours. Si vous voulez lui écrire un mot de remercîment, vous le donnerez à mon domestique qui va venir vous apporter le portefeuille. Voici l’argent que j’en ai retiré ; c’est bien peu, je le sens, pour parer à la dépense que nécessite chaque jour la maladie de votre maman et aux dettes que cette maladie vous a forcée de contracter ; mais, pour pouvoir placer promptement les billets, j’ai été obligée de les mettre à bas prix ; car en les portant à un prix plus élevé, il m’aurait fallu plus de temps pour les placer, et vous ne pouviez attendre, puisque votre maman souffrait… Et elle me remit 225 francs… Puis, comme pour échapper aux élans de ma reconnaissance, elle me dit : — Allons maintenant près de votre bonne mère lui apprendre ce que M. Guizot vient de faire pour vous… »

Dès que nous fûmes près de maman, madame Récamier l’embrassa, prit ses mains si brûlantes de fièvre, les pressa dans les siennes et parvint, par ses pieuses exhortations et par la promesse qu’elle lui fit de ne pas m’abandonner, à ranimer un peu le courage de ma pauvre mère qui fléchissait toujours devant la pensée de me laisser, après sa mort, exposée à tous les dangers qui entourent une jeune fille lorsque la gêne est la seule perspective qu’elle ait dans son isolement… Madame Récamier voyant combien maman s’affligeait à l’idée des privations que m’imposait sa maladie, se hâta de lui apprendre que M. Guizot venait de rétablir ma pension au taux qu’elle était du temps de M. de Martigaac ; mais elle ne lui dit rien de ce qu’elle venait de faire elle-même, car madame Récamier fait le bien et se tait ; c’est toujours à l’insu de son amour-propre qu’elle tend la main aux malheureux… Je trahis donc l’incognito de son procédé si délicat, en montrant à maman les 225 fr. qu’elle venait de me remettre, et en lui racontant par quels moyens elle se les était procurés… Ma pauvre mère ne savait comment témoigner sa reconnaissance à madame Récamier. — Ah ! lui dit-elle, madame, je puis mourir maintenant : Dieu a placé un ange sur le chemin de ma fille !!!!

Une heure après que madame Récamier nous eut quittées, son domestique me remit de sa part le portefeuille dont je vous ai parlé… et lorsque M. Alibert revint voir maman, il me trouva occupée à lui en montrer les gravures, car elle voulait les voir… M. Alibert trouva un si grand changement dans le pouls de sa malade, qu’il me demanda ce qui avait pu opérer un tel miracle… Je lui racontai le procédé de madame Récamier ; il l’admira, mais sans en être étonné, car il n’est personne qui ne connaisse la délicate générosité de cette vertueuse dame… Quoique M. Alibert trouvât maman beaucoup mieux, il jugea cependant à propos de lui faire appliquer des sangsues sur la poitrine ; alors il l’engagea à remettre à un temps plus éloigné l’examen des gravures, parce que toute espèce d’attention lui ferait beaucoup de mal, et il me recommanda surtout d’empêcher que personne ne parlât dans sa chambre, que sans cette précaution sa maladie deviendrait on ne peut plus longue… Je passai donc du désespoir à l’espérance, et je puis vous assurer, monsieur, que je pensai devenir folle de bonheur ! … Quatre jours après la scène dont je viens de vous parler, j’étais sortie pour chercher ce qu’il fallait pour maman, et j’avais eu soin d’emporter la clef pour que personne n’entrât dans sa chambre ; lorsque je revins, le portier me dit que madame Récamier était venue pendant mon absence et qu’elle me faisait prier de passer chez elle dès que je serais rentrée. J’y fus sitôt que j’eus donné à maman ce qu’elle avait besoin… Vous allez juger, monsieur, si je n’ai pas eu raison de vous dire que Dieu m’avait envoyé un ange à mon secours… Madame Récamier ne s’en était pas tenue aux 225 fr. qu’elle avait retirés du portefeuille, pensant que cette somme ne pouvait suffire long-temps aux frais d’une maladie dont la dépense des moindres journées ne montait pas à moins de 15 fr. ; elle avait écrit à la reine dont la bienfaisance est si souvent mise à l’épreuve, pour l’intéresser en ma faveur ; et, pour faire appuyer plus sûrement sa demande, elle s’était adressée à M. Fleuri, précepteur de S. A. R. Monseigneur le duc d’Aumale, qu’elle sait être bon ; car M. Fleuri ne refuse jamais de faire entendre sa voix lorsqu’elle peut être utile aux malheureux… M. Fleuri venait donc d’envoyer à madame Récamier, de la part de la reine, un billet de 500 fr. pour moi, et c’était ce billet qu’elle était venue pour m’apporter pendant que j’étais sortie… — Allez vite, ma bonne petite, me dit-elle, apprendre à votre maman les bontés de la reine à votre égard ; dites-lui de ne songer qu’à se rétablir ; elle verra que Dieu n’abandonne jamais ni les bonnes mères ni les bonnes filles !… Ces 500 fr. vont vous mettre à même de donner quelque chose aux personnes à qui vous devez, et cela les fera patienter pour le reste. Vous sentez bien, monsieur, que je n’eus rien de plus pressé que de m’acquitter avec la personne qui m’avait demandé si durement l’argent que nous lui devions ; je partageai le reste des 500 fr. entre le pharmacien, l’épicier et le marchand de bois : notre propriétaire voulut bien nous accorder du temps… Je ne vous dirai rien de notre reconnaissance pour la reine et pour madame Récamier, il vous sera plus facile de la comprendre que moi de vous l’exprimer… Je vous dirai seulement que tout cela écarta le danger qui menaçait maman, mais que sa maladie étant trop grave pour espérer une prompte guérison, elle ne s’opéra que bien lentement ; aussi la pensée qu’elle en mourrait ne l’abandonnait-elle pas, et toujours inquiète sur mon sort et pleine de confiance en madame Récamier, elle me pria un jour de lui écrire sous sa dictée (c’étaient des vers qu’elle lui adressait) pour me recommander à son cœur, et me pria de les lui porter… Madame Récamier fut on ne peut plus touchée du legs que maman lui faisait de sa pauvre enfant… Oui, me dit-elle, je vous servirai de mère si Dieu vous enlève la vôtre, mais j’espère qu’il vous la conservera… Dieu l’a entendue ;… il a exaucé ma prière, et jamais, je vous assure, il ne lui en fut adressé de plus fervente… Je ne crois pas que j’eusse survécu à maman, car chaque fois que je pensais qu’elle pouvait mourir, il me semblait sentir mon cœur se briser… Eh bien ! monsieur, que dites-vous maintenant des angoisses que j’ai éprouvées ?…

— Je dis, mademoiselle, qu’elles ont été horribles, mais qu’elles ont dû tourner toutes au profit de la poésie, et que vous avez dû faire de bien beaux vers…

— Non, monsieur, non ;… autant j’ai souffert comme fille, autant j’ai éprouvé de tourment comme poète ; car c’en est un bien grand que d’être dévorée par une soif de gloire, lorsqu’on sent le cœur prendre à lui seul tout un être sans en rien laisser à la pensée… Et d’ailleurs, que m’eût servi de faire des vers, ils n’eussent pu m’être profitables, puisque tous ceux que j’ai jusqu’à présent donnés aux journaux ne m’ont pas rapporté un seul denier… On ne paie, vous le savez, que la prose…

— Eh bien, mademoiselle, puisque c’est la prose seule qui rapporte, pourquoi n’écririez-vous pas un roman ? Dans ce que vous venez de me raconter, vous avez autant de matériaux qu’il vous en faut ou à peu près du moins ; et d’ailleurs n’avez-vous pas votre imagination…

— Je sais bien, monsieur, que si j’avais le talent d’écrire un roman, que l’émotion que m’a fait éprouver la crainte de perdre maman me fournirait à elle seule un chapitre, et celui-là, mon esprit (s’il est vrai que j’en aie) ne s’en mêlerait pas, je vous l’assure, il l’abandonnerait tout entier à la discrétion de mon cœur ; car c’est mon cœur qui a souffert et ce serait lui qui redirait sa souffrance… En substituant des personnages de romans à des personnages historiques, tout pourrait s’arranger… Une jeune fille mourant de la poitrine au moment de s’unir à l’homme qu’elle aime… Le désespoir de l’amant, etc., etc… Mais un chapitre ne suffit pas, vous le savez ; et puis il est, selon moi, trois conditions indispensables pour un roman : la première, d’avoir le talent de l’écrire ; la seconde, d’avoir un éditeur pour le publier ; la troisième, d’avoir des lecteurs pour le lire… N’ayant aucune des conditions voulues, je ferai bien, je crois, de m’en tenir au conte que vous me demandez, puisque vous m’assurez que je serai payée en livrant mon manuscrit…

— Oui, mademoiselle, c’est la règle établie pour le journal pour lequel je vous propose de travailler ; ainsi, vous pouvez vous mettre à l’ouvrage sans crainte, l’argent est tout prêt ;… comme il doit paraître tous les dix jours, il vous sera facile, si vous le voulez, d’y gagner au moins une centaine de francs par mois, sans que cela vous empêche de travailler à un roman, si vous vous décidez à en faire un…

— J’ai en portefeuille, dit Élisa, une petite nouvelle que j’ai composée à l’âge de onze ans ; en ayant soin de mettre l’âge que j’avais lorsque je l’écrivis, il me semble qu’on pourrait me l’utiliser ; qu’en pensez-vous, monsieur ?…

— Si vous voulez me la confier, mademoiselle 5 je la montrerai à M. *** et je vous rendrai réponse demain… »

Élisa chercha son manuscrit et le remit à ce monsieur qui nous quitta aussitôt… Il pouvait être cinq heures à peu près lorsqu’il s’en fut, et sur les dix heures, Élisa reçut une lettre de lui ; il l’avertissait que deux éditeurs, MM. Urbain Canel et Charpentier, iraient demander à mademoiselle Mercœur un roman, et qu’ils lui donneraient cent francs par mois, à commencer du jour du marché.

« Je pourrai donc enfin te rendre heureuse, ma pauvre maman, me dit Elisa ; que cette espérance va me donner de courage à travailler ! Et nous pourrons au moins nous acquitter avec notre propriétaire et notre marchand de meubles qui ont été bien bons de nous attendre si long-temps. Puis, te le dirai-je, il me semble qu’un peu d’aisance nous aidera à nous rétablir de ce maudit choléra qui semble n’être venu que pour nous replonger dans la gène et qui a fait de moi, comme tu le vois, un véritable spectre… Mon Dieu ! me dit-elle, si notre malheur touchait à sa fin, que je devrais de reconnaissance à ce bon monsieur ; car, en travaillant, nous pourrions sortir d’embarras ; ce ne sera toujours pas ma faute si je n’y parviens pas. »

Le lendemain matin, l’obligeant monsieur revint à la maison ; il dit à Elisa que M. *** serait enchanté de mettre dans le premier numéro de son journal la petite nouvelle de mademoiselle Mercœur ; qu’il venait déjà de la porter à l’imprimerie ; que cela n’empêcherait pas son conte de paraître en même temps ; qu’il la priait seulement de se presser parce que le jour de la publication était fixé… Ensuite il lui dit que les éditeurs qui devaient venir lui demander un roman seraient contens si elle pouvait obtenir de madame Récamier la permission de le lui dédier…

« Madame Récamier a eu tant de bonté pour moi, monsieur, répondit Élisa, que je suis presque sûre qu’elle ne me refusera pas cette faveur ; elle a déjà bren voulu accueillir la dédicace de ma tragédie… Mais mon Dieu, monsieur, dites-moi, je vous prie, comment je pourrai m’acquitter envers vous de tout ce que vous faites pour moi…

— Comment, mademoiselle, en mettant sur un volume de vos poésies, offert à M…, par mademoiselle Mercœur, ce sera une récompense à laquelle j’attacherai, je vous assure, le plus grand prix… Je me trouverai trop heureux si je puis contribuer à votre bonheur. »

Et le volume fut aussitôt apostillé et remis aux mains du monsieur… Élisa était si satisfaite, que le sourire se montra enfin sur ses lèvres, ce qui n’était pas encore arrivé depuis le choléra, car il lui avait laissé une grande tristesse… Un des éditeurs annoncé, M. Charpentier, vint à la maison ; il apporta le marché du roman en question. Élisa le signa ; et, suivant les conditions, M. Charpentier lui donna cent francs d’avance pour le premier mois.

« Allons, me dit Élisa, je crois que la boudeuse (elle voulait parler de la fortune) cesse de nous faire la grimace ; mettons bien tous nos soins à ménager ses bonnes grâces, elle nous a tenu rigueur si long-temps.

Il serait difficile de se faire l’idée du courage avec lequel Élisa travaillait à son conte ; elle était bien aise, par son empressement, de prouver sa reconnaissance au monsieur qui venait, dans un instant, de changer son sort et qui lui témoignait tant d’intérêt ; elle écrivait avec tant de vitesse, qu’il semblait que les pensées se pressaient de venir se faire inscrire… Le monsieur venait régulièrement plusieurs fois par jour chercher ce qu’Élisa avait de fait ; il emportait les pages à mesure qu’elle les écrivait pour les donner, disait-il, aux imprimeurs. Enfin, il lui dit qu’on ne pouvait plus lui laisser qu’une heure pour achever son conte, parce que les ouvriers attendaient le dénoûment pour clore le journal qui devait paraître le lendemain, et que sa petite nouvelle était déjà imprimée. Il vint à l’heure dite chercher le dénoûment, l’emporta sans laisser à Élisa l’argent de ses deux manuscrits, et depuis lors ne revint plus… Les jours et les semaines s’écoulant sans voir reparaître le monsieur, nous pensâmes qu’il lui était arrivé quelque accident. Comme nous ignorions à quelle imprimerie s’imprimait le journal, nous demandâmes son adresse à beaucoup de libraires-éditeurs, mais aucun ne savait sa demeure, car il ne la disait à personne… Enfin Élisa se décida à écrire à l’éditeur du journal, pour lui demander son argent ou ses manuscrits ; n’en ayant point de réponse, elle comprit que ses deux manuscrits étaient perdus pour elle. Elle a eu un véritable chagrin de la perte de son Jeune Chevrier, c’est le titre de son conte ; il y avait des situations charmantes et des plus dramatiques. Aussi je regrette beaucoup de ne pouvoir le joindre aux œuvres. Le même inconvénient serait arrivé pour la petite nouvelle, si la personne à qui elle l’avait dédiée ne lui avait envoyé le manuscrit dont elle lui avait fait hommage. C’est cette petite nouvelle qui commence le volume de nouvelles et de contes, le second des œuvres.

Je ne ferai aucune réflexion sur le procédé de ce monsieur, seulement je dirai qu’il pleurait à chaudes larmes lorsqu’Élisa lui racontait nos infortunes et toutes les angoisses qu’elle avait souffertes ; et que l’on m’a assuré qu’à la mort de ma pauvre enfant, il s’était présenté dans plusieurs maisons, qu’il était porteur de deux listes, l’une pour le tombeau de ma fille et l’autre pour ses œuvres ; qu’il a, dit-on, reçu beaucoup de signatures et même de l’argent. Je déclare donc que je n’ai point autorisé la démarche de ce monsieur que je n’ai pas revu depuis 1832, et que je ne connais d’autres souscripteurs que ceux dont j’ai joint les noms aux œuvres.

Elisa, tout en regrettant son conte du Jeune Chevrier, travaillait activement à son roman de Quatre Amours. Ce fut à cette époque que les éditeurs des Heures du Soir publièrent sa Comtesse de Villequier, dont le succès changea tout à coup notre situation par toutes les demandes qui lui furent adressées… Dans l’espace de quelques mois, Élisa gagna 1 200 fr. qui nous mirent à même de payer presque tout ce que nous devions, puisqu’il ne nous resta d’autres dettes que 600 fr. à notre marchand de meubles. Et ce créancier-là était trop délicat pour nous faire la moindre peine : car il savait bien, lui, que lorsque nous ne lui donnions pas d’argent, c’est que nous ne le pouvions pas, ce bon M. Deville [4]. Combien Élisa lui savait gré de ses procédés à notre égard !… Élisa tenant à remplir les engagemens qu’elle contractait avec les éditeurs, écrivait et nouvelles et romans, car elle en avait vendu deux à M. Charpentier [5]. Ainsi qu’elle l’avait prévu, elle obtint facilement de madame Récamier la faveur de lui dédier son roman de Quatre Amours ; elle se proposait de le faire précéder d’une dédicace en vers ; la mort l’ayant empêchée de réaliser son projet, j’ai placé à la fin de cette notice les derniers vers qu’elle adressa à madame Récamier. Il sera facile de s’apercevoir, à la mélancolie dont ils sont empreints, qu’elle était péniblement affectée lorsqu’elle les composa… En les écrivant, de grosses larmes tombaient de ses yeux… C’était déjà le second mois de sa maladie, et la pauvre enfant s’affligeait de voir par-là ses travaux suspendus… « Oh ! ne pleure pas aujourd’hui, je t’en conjure ma bonne petite Élisa, lui dis-je, ne commence pas l’année par des larmes !…

— Je le voudrais, me répondit-elle en s’essuyant les yeux ; mais j’ai beau vouloir les repousser vers mon cœur, elles coulent quoi que je fasse… Crois-tu qu’il n’est pas bien désespérant pour moi de penser qu’au moment où tout me réussit, où la gloire semble vouloir me dédommager de tout ce que j’ai souffert, qu’il me faudra voir la misère s’asseoir à mon chevet ; car qu’importe que l’ouvrage m’abonde de tous côtés si la maladie m’empêche de remplir les engagemens que j’ai contractés avec les éditeurs… Ainsi, tu le vois, le bonheur ne se sera approché de moi que pour s’en éloigner aussitôt ; il semble réellement que le sort jaloux n’ait voulu me laisser que quelques instans de joie !… »

Et elle se prit à pleurer si amèrement, elle était dans un tel désespoir, que je craignis de la voir mourir… Non, jamais je n’oublierai ce que j’ai souffert ce jour-là, car je considérais les larmes d’Élisa comme une voix secrète qui l’avertissait qu’elle était frappée à mort… La douleur dès lors se souda à mon cœur ! Que l’on se fasse, s’il se peut, l’idée de ma souffrance, l’idée de mes angoisses… J’étais réduite à feindre,… à parler d’espérance, pour faire rentrer un peu de calme dans le cœur brisé de l’enfant à qui j’avais donné la vie et que j’étais destinée à voir mourir !!!

Ve Mercœur,
Née Adélaïde Aumand.

À MADAME RÉCAMIER,
DE l’ABBAYE-AUX-BOIS.
Paris, 1er janvier 1834.

Lorsque du sort on n’obtient pour soi-même
Qu’un lot de vains désirs et d’amères douleurs,
            Du bonheur de ce que l’on aime
Pour tromper sa misère on se fait un bonheur !

Ô vous ! qui possédez tant de droits pour prétendre
            À l’humaine félicité,
            Vous que le destin a su rendre
Un ange de bonté, d’esprit et de beauté !
Vous au cœur animé d’une si noble flamme
Que chacun de vos vœux jusques au ciel porté
            À peine échappé de votre âme
            Reçoive la réalité !
Que féconde en bonheur la terre généreuse
Soit belle à vos regards, soit facile à vos pas,
Et qu’assurée enfin que vous êtes heureuse,
J’oublie en l’apprenant que je ne le suis pas !

Élisa Mercœur.


QUATRE AMOURS.

I

UN BAL.

Un bal ! Oh ! quand la vie est nouvelle, lorsqu’elle n’est point encore défleurie d’illusions, c’est chose ravissante qu’un bal ! — Cet éclat des flambeaux, ce parfum des fleurs, cette musique, voix humaine du plaisir, ces danseuses, sylphides légères, belles de parure, de grâces et de jeunesse… — Oh ! c’est une scène brillante du drame de l’existence ; c’est une féerie d’amour, de bonheur et de riante folie !

Mais quand on sait la vie, lorsque, pour la connaître, on a pris leçon du temps ou du malheur ; lorsque l’expérience a déchiré le voile éblouissant ou sombre que l’apparence jette sur la réalité… eh bien ! c’est souvent au bal qu’on se sent le front et le cœur traversés par les pensées les plus amères, par la plus douloureuse prescience de l’avenir !

En contemplant cette foule animée, cette folâtre jeunesse, on se demande si ces beaux yeux étincelant de regards de joie n’étaient pas, il n’y a qu’un instant, baignés de pleurs, de tristesse ; si ce sourire apparent de bonheur est à l’âme comme il est sur les lèvres. Et même, en croyant à la réalité du plaisir, si l’œil se porte sur la pendule muette, à laquelle une main prévoyante a vainement imposé silence, on sent qu’il est là, qu’on a debout devant soi, un hôte invisible et présent partout : le Temps ! — inévitable convive de toutes les fêtes, et qui pour l’emporter vient chercher sa part de bonheur, comme sa portion de peine ! Le Temps ! qui de sa clef magique s’ouvre toutes les portes, passe tous les seuils, celui du pâtre comme celui du prince ! Le Temps ! qui, d’un seul pas, franchissant toute une existence, pose un pied sur un berceau d’enfant, l’autre sur une tombe de vieillard !

Et l’on se dit :

Lorsque l’hiver en finissant aura désuni ces groupes joyeux, cette chaîne défaite ne perdra-t-elle aucun de ses anneaux ? Peut-être un souffle du printemps, le même qui aura donné la vie à des roses, effeuillera quelques-unes de ces fleurs humaines, si fraîches, si brillantes aujourd’hui, si parfumées d’espérance et d’amour, et demain peut-être, languissantes, fanées, tombées sur le sol, entrouvert pour dévorer leurs débris. — Compensation funeste, nature avare, que de roses du monde tu prends en échange des fleurs que lu donnes à la terre ! N’est-ce donc qu’à hauts intérêts que tu sais prêter l’existence ?

Il est bien rare que cette triste image de la fragilité de la vie s’offre seule à l’imagination. Lorsqu’elle s’y présente, c’est ordinairement accompagnée de celle plus sombre encore de l’instabilité de la fortune. Et celui dont cette dernière image vient frapper les regards intérieurs, se demande encore à part soi si au bout de quelques années, de quelques mois seulement, ces femmes qui passent maintenant devant lui, éclatantes d’une double beauté, celle de la nature et celle de l’art, chargées d’or et de pierreries ; ces élégans jeunes hommes, dont l’importante fatuité annonce la suprématie du rang ou celle de la richesse ; si en un mot, tous ces êtres portant la livrée du bonheur, lui apparaissant plus tard sous celle de la misère, ne se montreront point à lui à peine recouverts de quelques haillons, le visage, le corps, les membres décharnés, les joues, les mains, les lèvres bleuies, violacées, ou vertes de pâleur ; s’il ne les entendra pas crier d’une voix déchirante : Oh ! par pitié ! du pain, du feu ! donnez ! j’ai faim, j’ai froid ! voyez !

Et ne croyez pas qu’il y ait exagération ou démence à pressentir de telles choses ; non : il y a un trop grand point de ressemblance entre le passé et l’avenir, pour ne pas confondre, à l’égard des deux, la crainte et le regret. — Combien de fois n’en a-t-on pas vu de ces changemens terribles, de ces métamorphoses épouvantablement rapides ! La main de la fortune retourne parfois l’échelle avec tant de prestesse, la chute est si prompte, qu’on est tout étonné, en abaissant les yeux, de rencontrer au niveau du sol ceux qu’on venait de voir montés sur le degré le plus élevé. Combien aussi n’a-t-on pas vu souvent s’opérer avec autant de vitesse d’autres métamorphoses plus effrayantes !

Combien de fois, l’être naguère pur encore, rêvant un beau songe de vertu, entraîné par l’exemple, la tentation, la misère ou le besoin de sa nature, avili, dégradé, flétri par sa conscience ou par la loi, s’est-il réveillé traînant au pied le boulet du bagne, ou faisant crier sous son poids la planche raboteuse d’un échafaud !

Toutes ces pensées, dis-je, naissent souvent au milieu d’un bal ; on rêve de mort, d’infortune ou de crime, tandis que l’orchestre marque, avec des sons gais et bondissans, une figure de danse, ou qu’une jeune, belle et douce femme échange peut-être un regard de tendresse, une pression de main, un mot d’amour !

Mais écartons ces lugubres images. Oublieux du passé, insoucians de l’avenir, prenons le temps et la fortune heure à heure et mystère à mystère.

C’était à Nantes un samedi du mois de mai 1817, qu’un mouvement extraordinaire se faisait remarquer au premier étage d’une des plus belles maisons qui règnent le long du port. Les domestiques allant, venant, circulant, empressés sur l’escalier et dans toutes les pièces du vaste appartement ; le buffet se chargeant d’une profusion de vases de vermeil ; les tapissiers cachant les hautes et larges fenêtres sous les plis onduleux d’une riche tenture, plaçant le long des lambris nouvellement peints à fresque des banquettes de velours pourpre à franges d’or ; le tailleur déployant un élégant uniforme d’antichambre ; les lustres, les candélabres se dépouillant de leurs robes de gaze ; les cheminées, les consoles se chargeant de fraîches et élégantes corbeilles de fleurs ; les salons enfin entièrement revêtus d’une brillante toilette de cérémonie ; tout semblait annoncer l’approche d’une fête.

Et, en effet, il y avait bal le soir.

Or ce même jour, long-temps avant le lever du soleil, M. Ambroise Rémi, curé d’un gros bourg de la Haute-Bretagne, après avoir recommandé à Marie, sa vieille servante, le soin du ménage et des distributions aux habitans de la basse-cour, ainsi qu’aux pauvres du presbytère, monta dans une carriole que des paysans de la paroisse conduisaient à la ville.

La route fut longue, les chemins étaient mauvais ; pour accourcir le temps, les voyageurs devisaient gaiement ensemble. Ce ne fut qu’après avoir roulé pendant plusieurs heures, et environ vers midi, que le bon curé fit son entrée dans la belle ville de Nantes.

Nantes, grande et majestueuse cité, puissante reine de la Loire. — La Loire, au manteau de navires, aux flots inspirateurs, tant de fois célébrés par les poètes, dans leurs chants d’amour ! — Doux et noble fleuve, enlaçant, caressant du baiser de ses ondes de frais et délicieux îlots. — La Loire, aux sept bras enchaînés d’une chaîne de ponts, aux anneaux d’arches. — La Loire, aux eaux parfois transparentes et pures comme le cristal immobile d’un lac ; aux vagues parfois hautaines et fières comme des flots d’Océan.

Nantes ! qui reçoit aussi le tribut des eaux de l’Erdre et de la Sèvre : humbles rivières coulant oubliées auprès de leur orgueilleuse rivale, la Loire ! Ah ! peut-être un jour, égarant sa rêverie sous l’ombrage des saules de leurs rives, ou sur leurs flots paisibles, inclinant leur souplesse sous le poids d’une barque légère, un peintre, un poète, la mélancolie au cœur, et le génie au front, venant y respirer un parfum d’amoureuse tristesse, sentira-t-il l’inspiration passer des yeux à l’âme ; saisira-t-il son crayon ou sa plume, pour transmettre aux regards ou à la pensée un aspect, une description des doux rivages de l’Erdre, des poétiques bords de la Sèvre !

Nantes ! — la ville aux blanches maisons, aux murs de tuf et de granit, aux toits bleus, aux balcons avancés découpant sur le vide leurs festons, leurs arabesques de fer !…… aux places coupées de tant de rues, aux arbres si beaux de feuillage !

Séjour de commerce et d’industrie, Nantes a cependant un air de richesse et de grandeur, de noblesse et d’élégance. Si elle a ses vieilles rues, sales, sombres et dégoûtantes, son faubourg Saint-Marceau, elle a aussi son faubourg Saint-Germain, sa Chaussée-d’Antin. Le quartier du cours dont les magnifiques hôtels sont exclusivement consacrés à la demeure des nobles ; le quartier Graslin, habité par de riches négocians ; les boulevarts, les quais, l’île Feydeau, ont une physionomie vraiment royale ; et si l’on voulait personnifier cette ville, on pourrait dire d’elle : c’est une princesse marchande.

En sortant de l’évéché, M. Rémi traversa la place de la Colonne, ou Louis XVI, qui sépare les deux promenades nommées cours Saint-Pierre et cours Saint-André, dont chacune voit à ses pieds couler une rivière différente, et qu’un même regard peut embrasser.

Le curé suivit le bord de la Loire. Il s’arrêta quelques instans à contempler l’énorme masse de la citadelle dont les meurtrières, noires encore d’une vieille fumée du temps de la ligue, semblent toujours, quoique silencieuses, menacer le fleuve de lui parler haut, de lancer avec leurs voix la mort au-delà de ses rives.

Pendant l’examen que ses yeux faisaient de ce château fort, dont une partie avait été quelques années auparavant emportée par une explosion de la poudrière, mais dont le côté qui regarde la Loire est resté intact, l’imagination de M. Rémi se peuplait peu à peu de souvenirs d’étude ; et sa pensée rétrograda dans le temps jusqu’aux jours du moyen-âge.

Alors il évoqua, pour les faire passer en revue devant lui, les ombres des vieux ducs de Bretagne avec toute leur pompe et leur puissance ; il les entoura de l’élite des principaux seigneurs bretons, suivis à leur tour d’un nombreux cortège de vassaux portant leurs gonfalons de comte ou de baron, et enviant en secret le sort du lévrier chéri, que la main du maître, dépouillée du gantelet de fer, caressait d’un geste amical.

Sa pensée revenant dans le temps jusqu’à l’époque des guerres des huguenots, il leva les yeux sur le bastion de Mercœur, décoré partout de la double croix de Lorraine, pendant immobile à de larges chaînons de granit. Il crut voir errer sur les créneaux, évoquant aussi, lui, le fantôme de toute cette puissance morte, l’âme absorbée dans ses rêves d’ambition, les mains se crispant de rage de ne pouvoir presser un sceptre… il crut voir, dis-je, le fier duc de Mercœur, l’orgueilleux Philippe-Emmanuel de Lorraine, qui fit élever ce bastion qui a gardé son nom, et rappelle ses prétentions à la souveraineté de Bretagne, sa coupable résistance au pouvoir du Navarrois, sa tardive soumission, ce contrat de mariage de mademoiselle de Mercœur et du duc de Vendôme, signé comme traité de paix entre Henri IV et lui.

Son imagination revenant toujours, d’autres souvenirs beaucoup plus jeunes se présentèrent à sa pensée. Mais en foulant cette terre qui avait été arrosée de tant de flots de sang, en regardant ce fleuve dont tant de cadavres avaient gonflé les ondes, il s’efforça à l’oubli ; car l’écho qui redisait ces derniers souvenirs, ce n’était plus l’esprit, c’était le cœur, le cœur tout saignant de regrets ; et le curé, pour lui imposer silence, ne jeta plus qu’un regard sur les fraîches giroflées dont les grappes d’or sortaient de la fente des pierres et continua sa route.

Après avoir traversé le pont sous lequel l’Erdre vient joindre ses eaux brunes aux flots verts de la Loire, il longea les quais, et se dirigea vers la Fosse ; c’est le nom du port.

L’aspect de la Fosse a quelque chose à la fois de noble, de pittoresque et d’animé. De hautes maisons, que l’œil d’un étranger doit prendre aisément pour autant de palais, règnent dans toute sa longueur. Des arbres géans, aux troncs séculaires, étendent d’un côté leurs vastes branches, au-dessus de ces maisons à l’architecture monumentale, et de l’autre, semblent près de heurter au passage les mâts des nombreux navires qui remontent le fleuve. C’est là, sous ce long toit de feuillage, que les dimanches, les jours de fête, les soirs d’été se presse, se grossit en foule, l’élite des promeneurs. Là circulent aussi les gendarmes, les commis, les inspecteurs des douanes. Ceux-ci font décharger, peser devant de petites tentes de coutil à raies bleues, les marchandises que les matelots descendent des navires, que les porte-faix enlèvent ou rangent dans de vastes magasins. — Oh ! c’est alors un bruit confus, un concert discordant de voix dures, roques et glapissantes, auxquelles viennent se joindre le bruit de la chute ou du balancement des feuilles, le murmure ou le bruissement de l’eau, que la brise caresse ou que bat l’ouragan !

Le terme de la course de M. Rémi était tout juste cette maison où nous avons dit qu’il y avait bal le soir.

Il monta, et demanda au domestique qui lui ouvrit : — M, Dérigny.

— Monsieur n’y est pas.

— Mais le concierge m’a dit…

— Le concierge n’en sait rien. Monsieur ne peut vous recevoir.

Et la porte allait être brusquement refermée, lorsqu’un laquais qui traversait l’antichambre ayant reconnu M. Rémi : — Attendez, lui dit-il, je vais avertir monsieur. De retour au bout de quelques minutes : — Monsieur va venir, ajouta-t-il, veuillez vous donner la peine de passer au salon.

Il fit traverser au curé cinq ou six pièces très richement meublées, et le laissa seul dans un immense salon, décoré avec le goût le plus exquis, la plus grande magnificence.

Peut-être, en voyant rassemblés autour de lui tant d’objets de luxe, brillans hochets de l’orgueil, le bon curé faisait-il de sages et profondes réflexions théologiques sur le néant des vanités humaines Mais M. Dérigny parut.

— Quoi ! vous ici, mon oncle ? dit-il en s’efforçant de déguiser sur sa physionomie l’expression d’une surprise désagréable ; je suis désespéré de n’avoir pas été instruit de voire voyage ; j’aurais pu vous offrir un appartement préparé pour vous recevoir. Mais…

— Un cabinet à l’auberge, répondit froidement M. Rémi, me suffit pour un seul jour que j’ai à passer à Nantes. Je ne voulais que vous voir un moment et m’informer de votre santé. — Comment allez-vous ?

— Assez mal ; vous le savez, mon oncle, je suis presque toujours souffrant.

— Il vous faudrait de l’air, Arthur, de la fatigue ; paysan, vous vous porteriez mieux que grand seigneur. — Et votre femme ?

— Fort bien, je vous remercie.

— Veuillez lui présenter mes complimens, et permettez-moi de vous donner un avis que je désire qui vous soit inutile, mais que ie vous prie de ne pas oublier. — Arthur, continua-t-il en prenant la main du jeune homme que semblait gêner sa présence, vous savez qu’il est impossible à la sagesse humaine de prévoir la veille ce qui peut arriver le lendemain ; si jamais vous tombez dans l’infortune, et si j’existe encore, venez au presbytère d’Ambroise Rémi ; frappez à sa porte, elle vous sera ouverte ainsi qu’à votre femme… Adieu, mon neveu.

Et il sortit.

Troublé par ce peu de paroles, qui, quoique bien simples par elles-mêmes, portaient cependant le cachet d’une sentence, interdit par ce ton de froideur inaccoutumé dans son oncle, Arthur resta un moment immobile. Agité d’une vague inquiétude, les chances de l’avenir se présentèrent à sa pensée, et il se surprit à éprouver un involontaire mouvement d’effroi.

Maître de lui-même, d’une assez brillante fortune que son père avait acquise dans le commerce, Arthur, séduit par le succès qu’avaient obtenu plusieurs entreprises industrielles, avait placé la majeure partie de son héritage en actions sur ces établissemens. Ébloui par une première réussite, se flattant de compter bientôt par millions, et prenant aisément l’espérance pour la certitude, son esprit faible s’était laissé dominer par ce penchant frivole et dangereux : la manie du luxe ; enfant de la vanité, cousine ou sœur de l’ambition, impression de la tête qui étouffe parfois tous les sentimens du cœur ; qui a comme l’amour et la gloire, ses rivalités, ses jalousies ; qui, telle que ces deux passions, lorsqu’elle est ramenée sur soi, n’ayant plus rien où se prendre, s’alimente encore ou s’empoisonne aussi des souvenirs du passé.

Cependant, revenu peu à peu à lui, il se rappela qu’il lui restait quelques ordres à donner pour les préparatifs de la soirée ; et quand tout fut prêt, quand l’œil du maître eut passé la dernière revue, il se rendit au cabinet de sa femme, dont la fête du soir célébrait l’anniversaire.

C’était une jeune et séduisante Espagnole, aux cheveux d’ébène, aux yeux noirs et brûlans, aux regards de Castillane, aux épaules de Romaine, et qui de son poids d’existence ne portait encore que vingt ans et quelques heures. Elle achevait alors d’harmoniser, avec sa charmante figure, une fraîche et délicieuse toilette, mystérieusement arrivée de Paris. Sans changer d’attitude, elle tourna lentement ses grands yeux vers son mari, qui, placé derrière elle, avançait la tête pour admirer, dans le reflet de la psyché, l’élégante et gracieuse tournure de sa jolie compagne.

— Que tu es belle ! lui dit-il, avec une indicible expression de bonheur orgueilleux. Puis, repoussant la main de la femme de chambre, qui présentait à sa maîtresse un écrin ouvert : — Pourquoi prendre cette parure, Francisca ? on te l’a déjà vue, amie ; celle-ci te siéra mieux.

Alors, ôtant d’une boîte de nacre à fermoir d’or un éblouissant collier et de magnifiques bracelets, il les attacha lui-même aux bras et au cou de sa femme, et s’éloigna d’un pas, pour jouir de l’effet de ce complément de toilette.

Il était parfait. L’éclat des bougies se répétant dans les facettes brillantes de l’or et des pierreries de son collier, on eût dit que des vagues capricieuses et chatoyantes se jouaient sur les belles épaules de Francisca, et entouraient son cou charmant d’un lien de feu liquide.

— En vérité, Arthur, dit la jeune femme, il y a folie à vous de me faire un semblable présent. Mais vous restez là comme un boudeur… — Allons, monsieur, approchez-vous et embrassez-moi ; je ne vous gronderai que demain.

Un bal de province, fi ! allez-vous dire, vous qui ne connaissez de salons que ceux de la Chaussée-d’Antin. Et déjà regardant à travers le télescope de votre critique : — Pitié ! vous écriez-vous. Des robes de grand’mères, qui, exhumées du fond d’antiques armoires, viennent d’être ajustées à la taille des petites filles, des habits de l’autre siècle, des tournures. Dieu sait ! des visages à dormir devant eux Oh ! pitié ! pitié !

En vérité, il en est de certains préjugés comme des grandes réputations ; ceux-ci et celles-là vivent souvent en vieillissant aux dépens du passé. M. de Pourceaugnac est encore pour le Parisien l’homme type du provincial : sans se donner la peine de réfléchir à cette remarque du spirituel Figaro, qu’en passant par le temps, plus d’une vérité est devenue mensonge, on se dit : c’était, cela doit être. Étrange logique ! Pour avoir la ressemblance d’un vieillard, prendriez-vous une copie de son portrait d’enfant ?

Si l’habitant de la capitale et celui de la province se trouvaient jadis placés aux deux extrémités du chemin de la civilisation physique et morale, l’éducation, comme un fluide électrique, s’est répandue dans l’espace, et le temps a produit l’attraction. Maintenant mesurez-les de nouveau sur l’échelle des êtres, comparez les distances, vous les trouverez presque au degré du contact.

Si, comme l’a dit un penseur par excellence, on polit sa cervelle en la frottant contre la cervelle d’autrui, la Province s’est si souvent frottée contre la Capitale, qu’elle s’est polie dans le choc ; mais les deux médailles y ont également perdu leur cachet d’originalité, et maintenant le Parisien ne se reconnaît pas plus en Province que le Provincial ne se reconnaît à Paris.

Il était dix heures. La foule se pressait dans les vastes et beaux salons de M. Dérigny, La réunion était aussi brillante que nombreuse. Le concert était commencé. Déjà plusieurs romances avaient obtenu la ritournelle obligée d’applaudissemens. L’intervalle de silence entre la dernière et le morceau qui devait suivre se prolongeait ; l’attente de ceux qui ne respiraient qu’après le signal de la danse se voyait trompée, car on ne se disposait pas à se lever. Arthur s’agitait, inquiet, impatient. Chaque fois que la porte s’ouvrait : — Pas encore lui ! s’écriait-il ; mais c’est incroyable ! Oh ! le monstre !

Enfin, un domestique annonça M. Roger. — Ah ! pourtant, dit Arthur ; vous êtes bien aimable !

Le retardataire était un grand et beau jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans, taille d’Apollon, figure d’Adonis, noble et gracieuse tournure,’étourdissante réunion de toutes les perfections extérieures.

Roger conjura la tempête de reproches qui allait fondre sur sa tête, en présentant à Dérigny un petit homme dont la physionomie grotesque étincelait d’une spirituelle malignité.

C’était un rédacteur de journal : son introducteur avait été contraint de l’attendre à sortir d’un banquet diplomatique. Mais, comme la présentation d’un tel convive était une galanterie de sa part, Roger comptait trop sur la force de son excuse pour avoir obligation à l’indulgence de Dérigny du pardon qu’il était sûr d’obtenir.

En effet, l’espérance de lire une description de sa fête dans le feuilleton du journal changea en élan de reconnaissance la colère d’Arthur, qui se confondit en politesse auprès du petit homme, qu’il avait à peine daigné d’abord honorer d’un simple mouvement de tête.

Cependant notre Antinoüs avait traversé le salon. Moins reconnaissante ou moins généreuse, madame Dérigny le reçut avec un petit ton de boudeuse ironie ; mais la paix fut conclue ; un humble baiser sur la main la scella, et l’accompagnateur s’étant remis au piano, un duo italien fut chanté par Roger et Francisca ; et la beauté des deux voix, la justesse et la suavité de l’exécution valurent une salve d’applaudissemens réels à ce morceau qui fut le bouquet du concert.

Dans un bal, le moment le plus propice à la causerie intime, est sans contredit celui où l’on commence à danser. Les jeunes gens occupés du choix de leurs danseuses, les danseuses flottant inquiètes entre la crainte et l’espérance ; les joueurs, les parieurs se rangeant en cercle autour des tables de jeu laissent toute latitude à ceux qui ne goûtent d’une fête que le plaisir de la conversation. C’est alors que les groupes se forment, qu’on s’adresse et se réplique à voix basse questions malicieuses et réponses équivoques.

Une conférence de ce genre s’était engagée entre un vieux monsieur et deux dames, dont l’une d’un certain âge, l’autre jeune encore, mais pauvre rose inaperçue ou dédaignée par les papillons du bal, et qui, bien que soupirant profondément après, n’avait point eu le plaisir de recevoir ce respectueux salut d’usage, d’entendre cette douce phrase : — Madame, voulez-vous me faire l’honneur de danser la première contredanse ? Enivrantes paroles, surtout lorsqu’on y peut répondre : — Monsieur, je suis engagée !

— Eh bien, monsieur Duval, dit la mère, que pensez-vous de cette fête ?

— Que je désire pour Dérigny qu’il en puisse donner beaucoup de semblables, et qu’en même temps, j’ai peur de l’inutilité d’un tel souhait.

— Cela se conçoit-il ? quatre voitures Avez-vous vu son dernier attelage ?

— Magnifique ; ce serait dommage de voir crouler une grandeur si brillamment échafaudée.

— Dommage ! il est bien insolent.

— Insolent, par erreur ; il prend l’importance de l’orgueil pour l’aisance de la dignité. C’est au fond le meilleur enfant du monde.

— Dites-moi, connaissez-vous cet ami de la maison, ce beau jeune homme, si empressé, si rempli d’attention pour madame Dérigny, et près de qui la belle dame, si fière envers tout le monde, semble s’être si bien humanisée ?

— Celui qui a chanté le duo italien ? C’est je crois, un officier de la garnison, un élégant, un fat, assez mauvais sujet, mais joli garçon, ma foi.

— Oui, pas mal, dit alors mademoiselle Alphonsine. Aussi a-t-il obtenu le privilège d’ouvrir le bal avec la maîtresse de la maison. Avez-vous remarqué qu’il n’a dansé que cette contredanse ?

— C’est qu’il est passé dans la salle de jeu. Regardez, le voilà là-bas qui parie.

— Pendant le duo, avez-vous fait attention à la parfaite harmonie des deux voix ?

— Méchante !

— Tenez, monsieur Duval, continua la mère, chaque fois que je vois ce pauvre Déligny auprès de sa femme, en contemplant ce visage si pâle et si froid, et cette figure si vive et si animée, je ne puis m’empêcher de croire…

Heureusement pour madame Dérigny, la danseuse qui vint se rasseoir auprès de mademoiselle Alphonsine, et à qui M. Duval rendit sa place, empêcha la fin de cette remarque faite et communiquée par un esprit de charité chrétienne.

Enfin le temps qui ne s’arrête pas plus sur les heures de plaisir que sur celles de souffrances, amena l’aurore. Le silence succéda au bruit, la solitude à la foule. La lueur mourante des bougies luttant contre la clarté naissante du jour, des débris de fleurs flétries, écrasées, de la poussière sur le parquet, les meubles et les draperies… Voilà ce qui resta de la fête, comme ce qui reste souvent de l’existence et de la fortune dans l’espace d’une nuit au matin.

II

PORTRAITS DE FAMILLE.

Comme il est possible que nous formions avec Arthur Dérigny une liaison plus intime que celle d’une connaissance de salon, il est bon, ce me semble, que nous prenions quelques renseignemens sur son compte, avant que la confiance entre lui et nous soit assez établie, pour qu’il en vienne au point de nous faire lui-même la confidence de ses pensées les plus secrètes, de ses émotions les plus voilées.

Quant à l’homme extérieur, voici, ou à peu près, ce qu’il est résulté de nos remarques sur lui, dans cette fête où, nous bornant au rôle muet d’observateur, nous avons pu l’examiner à loisir :

C’était un homme de vingt-cinq ans. Sa taille peu élevée au-dessus de la moyenne, mais souple et bien prise, sa mise simple, quoique riche et soignée, donnaient à ses mouvemens de la noblesse sans raideur, à sa tournure de l’élégance sans fatuité. Mais la fade blancheur de son teint, le blond jaune de sa chevelure, le bleu pâle de ses yeux répandaient sur ses traits, dont l’ensemble était assez régulier, une expression d’indolence passive, une monotonie fatigante.

Cependant, en l’examinant de plus près, en cherchant sur ce visage inanimé autre chose que l’expression physique, et après avoir sauvé le premier coup d’œil, en le regardant ensuite de ce regard qui passe au travers des yeux de la personne que l’on contemple et voit en dessous du masque, il n’y avait ni reflet d’insouciance, ni froideur sur ce front décoloré, dans ces yeux presque sans lumière, dans cette blancheur de nuance morte.

À l’expression de sa voix faible et voilée, à la difficulté de sa respiration, il était aisé de deviner en lui une faiblesse de constitution, une lésion d’organes. Et en faisant attention à son geste habituel, à sa main droite presque toujours posée ouverte et fortement appuyée sur son cœur, on pouvait également s’apercevoir que cette main se plaçait là, moins pour faciliter le passage de l’air jusqu’à sa poitrine, que pour aider à celui de ses soupirs jusqu’aux lèvres.

Cette dernière observation nous ramenant à l’homme moral, pour le mieux connaître, il est de toute nécessité que nous fassions marcher sa vie de quelques pas à reculons dans la route du temps, et que nous exquissions rapidement les principaux traits des personnes qu’il retrouvera sur ce chemin que nous allons parcourir pour la première fois, et que lui va explorer pour la seconde.

Son père, d’une constitution robuste, d’une santé parfaite, était négociant, et entièrement absorbé par les intérêts de son commerce. C’était un homme froid et passif, méthodique d’âme comme de tête, et dont le cœur, aux mouvemens aussi réguliers que ceux d’un balancier de pendule gardait, sans jamais ralentir ou précipiter un seul temps, la plus admirable mesure dans les intervalles égaux de ses palpitations. C’était un de ces êtres comme on en rencontre parfois dans le monde, qui ayant fait une disposition géométrique de leur âme, casé chaque sentiment, chaque émotion, qui ne sentant le jour que ce qu’ils ont éprouvé la veille, que ce qu’ils ressentiront le lendemain, ne permettant jamais à aucune de leurs sensations d’empiéter sur le terrain d’une autre, de franchir la ligne de démarcation, traçant chaque compartiment où la raison a irrévocablement marqué leur place après avoir une fois pour toutes pesé dans sa balance et mesuré de son compas leurs devoirs d’époux, de père, de citoyen et d’homme du monde.

Sa mère, au contraire, chétive et souffreteuse, était une femme impressionnable, expansive et tendre, souffrant à l’âme d’une plénitude de sensibilité. En veillant sur l’enfance maladive d’Arthur, en abritant cette fragile plante contre son sein maternel, madame Dérigny avait dû nécessairement projeter sur le caractère de son fils une ombre du sien. Arthur, d’enfant devenu homme, pendu encore au jupon de sa mère, avait pris d’elle cette habitude de tristesse permanente, de douleur, même sans objet, cette mélancolie profonde, amère et douce, se composant dans le cœur, de l’essence de ce qu’il peut avoir de plus tendres sentimens et qui n’est trop souvent, hélas ! que le principe du spleen.

Dans une âme ainsi disposée pour le recevoir, l’amour devait occuper une place immense. Une femme ! oh ! comme à ce mot, à cette pensée, son sang bouillonnait dans ses veines, son cœur frappait sa poitrine à coups précipités, son pouls battait dans ses artères à larges pulsations ! Une femme ! il en avait une comme idole d’amitié, sa mère ; mais c’en était une comme idole d’amour qu’il rêvait sans sommeil, qu’il appelait sans parole, qu’il attendait, quelle qu’elle fût !

Car son imagination ne s’était pas créé une forme idéale modelée sur ses goûts, un ange à lui, non ! Ce qu’il demandait : c’était un être à aimer de passion ardente, exclusive ; il n’était pas d’avance arrêté par décision si ce serait un esprit aux yeux noirs, ou une âme aux yeux bleus, et quand il la vit pour la première fois, il ne crut pas la reconnaître, il ne se douta pas que ce fût elle.

Elle venait de perdre son père, ancien ami de M. Dérigny ; celui-ci, choisi pour son tuteur, l’avait fait venir auprès de sa femme.

Louise avait dix-huit ans. À son épaisse et longue chevelure d’ébène, à son teint brun et coloré, à ses yeux noirs et brûlans, on eût dit une fille d’Espagne, une piquante et vive Andalouse. Chez elle, toute émotion ne pouvait exister qu’à l’extrême, toute pensée touchait à l’exaltation ; et elle avait dix-huit ans, et n’avait point encore aimé d’amour !

En voyant Arthur, elle ne se douta pas non plus que ce fût lui : aucun pressentiment ne vint l’avertir qu’il était trouvé.

Ce ne fut que plus tard, lorsque l’intimité les eut amenés à une profession de foi, qu’ils se reconnurent, qu’ils s’aimèrent.

Il faut bien le dire : toute passion, pour être grande et forte, se compose moitié d’illusions, moitié de réalité ; et ce n’est guère que la première fois qu’on les éprouve ainsi faites.

L’illusion s’use vite, le cœur en est prodigue et la dépense avec une effrayante vitesse ; quand elle est toute dissipée, c’est à peine si le sentiment amoindri, occupe, chétif, une étroite place dans l’âme qu’il remplissait à lui seul. Lorsqu’on en est réduit à n’avoir plus que la réalité, lorsque, joueur habile, on peut calculer froidement toutes les chances possibles du jeu où l’on risque une passion, il est bien rare, si l’on en inspire une entière, qu’on la laisse telle à l’objet qui l’éprouve ; il est difficile de souffrir long-temps dans un autre, sans jalousie ou sans regret à la sienne, cette richesse de sensations qu’on a perdue. Devenu pauvre, il faut qu’on appauvrisse, qu’on fasse de l’âme sur laquelle on a droit, ce qu’on a fait de la sienne, et le succès est prompt et facile. Il y a quelque chose de satanique dans cette influence de désenchantement, qu’un cœur flétri et vieux d’expérience exerce sur un cœur jeune et frais d’illusions : — c’est l’ange déchu qui regrette le ciel !

Mais Arthur et Louise s’aimaient de passion complète.

M. Dérigny ne pouvait calculer ni les rapports de l’âge ni ceux du caractère et du cœur ; mais il avait calculé ceux du rang et de la fortune ; et, en faisant venir chez lui sa jeune pupille, il avait réfléchi d’avance que, vu les biens qu’elle possédait, son alliance ne pouvait qu’être avantageuse, et ce fut sans peine qu’il consentit à l’exécution du projet d’union entre elle et Arthur, que sa femme avait formé dans sa sollicitude maternelle.

La mère songeant au bonheur, le père à la richesse, se trouvèrent donc d’accord sur l’établissement du fils, et il fut décidé, à l’unanimité des quatre voix, qu’Arthur deviendrait l’époux de Louise. Le jour même de cette décision, arrêtée sans opposition aucune, on commença à s’occuper des apprêts du mariage.

Les formalités à remplir, les exigences de la loi, retardaient seules le moment que l’espérance des jeunes fiancés avait consacré dans l’avenir par le sceau d’une indissoluble félicité. Pour s’aider à l’attendre, ils se disaient que le bonheur coûte parfois si cher, qu’on l’achète souvent au prix de tant de regrets, de vœux trompés et d’amères douleurs, qu’il fallait bien qu’ils le payassent d’un peu de patience ; et ils l’attendaient, ne doutant pas qu’il vînt. C’était donc par conscience qu’ils se résignaient à supporter sans murmure ces retards toujours trop longs, au gré d’une impatience d’amant.

III

LA DERNIÈRE FEUILLE.

Dépêchez-vous, car la jeune fille attend un beau jour ; dépêchez-vous, car à prolonger l’espérance, le bonheur peut venir trop tard. Préparez le voile et les ornemens d’hymen, et la couronne d’épouse à fleurons d’oranger. Hâtez-vous, car le temps va vite, et la vie est trompeuse. Achevez le vêtement nuptial, car la fiancée peut avoir pour robe de noce le blanc linceul de vierge.

Et toi, joyeuse enfant, toi, dont le présent sourit avec tant de confiance à l’avenir, épuise-la toute, si tu peux, cette coupe remplie d’espérance et d’amour que tes lèvres pressent encore. Que ton âme brûlante et pure aspire à soi comme un souffle vital tout ce qu’elle pourra contenir de suaves et ravissantes émotions. Dépense ton cœur, jeune fille, replie ta vie sur quelques heures, hâte-toi d’exister avant que la mort vienne, car elle peut venir… Tu es heureuse.

Depuis quelque temps, les fraîches couleurs des joues de Louise se nuançaient de marques blanches et violettes ; une teinte noirâtre assombrissait l’incarnat de ses lèvres ; ses yeux, qui étincelaient d’un éclat plus vif, avaient des regards plus ardens et plus prolongés ; mais sa voix, moins sonore et moins accentuée, ne laissait échapper que de lentes paroles que saccadait un léger frémissement. Souvent sa vue se troublait, ses membres tremblaient glacés par un froid subit, sa tête devenait brûlante, le sang se portait violemment au cœur, qui battait à soulever ses vêtemens ; puis, à cette surabondance d’existence et de force, succédait cet état de faiblesse et d’anéantissement complet, court sommeil de l’âme, passagère imitation de la mort : l’évanouissement.

Quelque alarmans que fussent de pareils symptômes, la nature du mal n’était cependant soupçonnée ni par celle qui l’éprouvait, ni par ceux dont la tendre sollicitude veillait sur elle avec toute la ferveur de l’amour, tout le zèle de l’amitié. Ce qui ne provenait que d’un principe physique fut attribué à une cause morale : on prit les souffrances de Louise pour l’effet du contre-coup de l’ébranlement de l’âme à la veille d’un changement de destinée ; et l’on s’attrista sans s’alarmer.

Un jour, les moyens ordinairement employés pour la rappeler à la vie restaient sans résultat ; son évanouissement se prolongeait ; éperdu, hors de lui-même d’inquiétude, Arthur, en imbibant de nouveau le mouchoir imprégné d’essence qu’on lui avait posé sur les lèvres, jeta dessus un regard machinal. Il poussa un cri, laissa tomber le flacon d’éther qu’il tenait ; le mouchoir s’échappa de ses mains… il était taché de sang !

— « Oh ! ma mère ! s’écria-t-il, ma mère ! voyez-vous ? du sang ! mon Dieu ! veillez sur elle… je reviens. »

Et il s’élança avec violence hors de l’appartement ; ses pas dévoraient l’espace. Il rentra bientôt suivi d’un médecin. Il était temps, le sang venait à flots, une profonde saignée le rappela vers les veines. Le lendemain, Louise se trouva mieux ; mais Arthur avait reçu au cœur un coup terrible.

Il faut avoir vu mourir un être aimé, et aimé d’amour ; il faut avoir veillé, assis près de son lit de douleur, avoir senti la vie s’échapper, soupir à soupir, d’un sein adoré, et la mort s’approcher comme aspirée dans chaque haleine, pour comprendre ce qu’est à la pensée une première crainte de mort, surtout lorsqu’étourdi par le bonheur, on avait cru jusqu’alors à une éternité d’existence et d’amour.

Et quand on étouffe le besoin de pleurer, et que le salut même de l’objet aimé vous contraint à rester les yeux secs, à renvoyer vers le cœur des larmes acres, brûlantes, s’aigrissant encore à retourner vers lui… c’est horrible ; c’est un supplice atroce que de grimacer l’espérance, quand le désespoir est dans l’âme. Arthur le souffrait. Louise ignorait son sort ; elle eût pu l’apprendre d’une larme, d’un soupir de son amant ; le lui révéler, c’eût été la tâche d’un bourreau.

Le mieux qu’elle éprouvait n’était qu’une légère absence de son mal. Le mal revint et fit de rapides progrès ; cependant rien ne le trahissait aux yeux ; on ne voyait pas au front paisible et gai de la jeune fille qu’elle était marquée pour mourir ; toujours fraîche et jolie, c’était une plante, belle de tige, que le ver rongeait à la racine.

On ordonna l’air des champs ; madame Dérigny la ramena à la maison de campagne qu’on avait quittée avant l’époque habituelle du retour à la ville, pour s’occuper à Nantes des préparatifs de noces, qu’il fallut suspendre et qui ne devaient pas être repris. Cet air pur et léger, libre des pesantes vapeurs de la ville, sembla ranimer les forces de la jeune malade. Sa poitrine brûlante le respirait comme un souffle salubre et rafraîchissant. Et, toute joyeuse, souriant à l’espérance d’un prompt rétablissement, elle rêvait d’existence et d’hymen. Le pauvre Arthur en parlait comme elle, mais n’y croyait pas ; il savait que le temps ne devait pas mettre dans sa vie ce beau jour qu’elle appelait de tant de vœux ; il savait, hélas ! qu’elle serait vêtue pour la tombe avant d’être parée pour l’autel.

Louise aimait la lecture, celle de la poésie rêveuse et mélancolique. Un matin qu’elle se trouvait avec Arthur dans le cabinet de la bibliothèque, il lui prit envie de lire ; elle se leva, son regard parcourut quelques titres, sa main s’arrêta un instant indécise ; enfin, son choix tomba sur un volume des œuvres de Millevoie, elle l’ôta du rayon : Arthur tressaillit en reconnaissant ce livre.

— « Louise, lui dit-il avec une inquiète précipitation, remettez, croyez-moi, votre lecture à ce soir ; prenez mon bras, faisons quelques tours sur la terrasse ; il fait si beau ! voulez-vous ?

— « Non, mes pieds n’ont pas besoin de mouvement, ils ont un caprice de paresse, comme ma pensée une fantaisie d’occupation ; je veux lire.

— « Eh bien ! donnez-moi ce livre, l’attention des yeux pourrait fatiguer votre tête ; je lirai moi-même.

— « Je ne veux pas ! obstiné que vous êtes ; rendez-moi ce volume. Ne dirait-on pas, à vous entendre, que je suis bien mal ou presque aveugle ? Donnez donc ! Ah ! pourtant. Maintenant vous pouvez rester ou vous en aller, m’écouter ou vous boucher les oreilles ; à votre choix, monsieur le contrariant. »

Et, d’un petit air boudeur, la folle enfant s’enfonça dans un siège auprès de la fenêtre, et ouvrit le livre au hasard.

Les premiers mots qu’elle lut de la page sur laquelle ses yeux s’arrêtèrent, furent le titre de cette immortelle élégie : La Chute des Feuilles.

Elle lisait haut ; l’émotion d’Arthur devint horrible à contenir.

— « Malheureux vers ! s’écria-t-il en lui-même. Ô mon Dieu ! détourne sa pensée de toute application fatale ! »

Vaine prière, c’en était fait ; le voile se déchirait, la vérité se montrait nue et terrible.

« De la dépouille de nos bois
« L’automne avait jonché la terre,
« Le bocage était sans mystère,
« Le rossignol était sans voix… »

Elle continua ; sa voix, calme d’abord, devint tremblante, entrecoupée ; son visage se contracta, c’est qu’il lui vint tout à coup à la mémoire de se rappeler sous quelle inspiration le poète avait écrit ces lignes sublimes et touchantes dans la simplicité de leur tristesse, ce double et poétique adieu fait à la terre, à la vie.

La fenêtre, près de laquelle elle s’était placée était ouverte ; elle avança la tête, regarda Les branches des arbres du jardin étaient déjà veuves de la moitié de leur feuillage, la terre portait le deuil de sa verdure et de ses fleurs ; et si le ciel, dégagé de nuages, souriait alors, ce n’était que du sourire d’un pâle et froid soleil d’octobre… C’était l’automne.

L’automne !… Elle réfléchit sur les symptômes de son mal. Ce sang arrivant tant de fois à ses lèvres, ce feu dévorant sa poitrine… C’en fut assez, le secret de sa souffrance lui fut révélé par ce subit examen.

— « Si, moi aussi, dit-elle en se retournant vers Arthur immobile et muet de douleur ; si, moi aussi, j’étais frappée à mort, comme l’était Millevoie, lorsqu’il chanta de sa voix de poète son hymne de mourant ! Si ma destinée, comme le fut la sienne, était attachée au sort de la dernière feuille des bois ! Si c’était ma dernière saison !

— « Louise ! que dites-vous ? pouvez-vous faire une aussi fausse comparaison ?

— « Fausse ! Ne souffrait-il pas comme moi !… Je m’en irai comme lui ; le temps du départ est venu.

Fatal oracle d’Epidaure……

« Oh ! oui, bien fatal !… Mourir si jeune ! quitter la vie lorsqu’elle est si belle, si pleine de bonheur ! la quitter quand tu m’aimes ! quand j’allais être à toi ! Pauvre Arthur, tu n’as plus de fiancée ! je suis maintenant celle du tombeau ! Oh ! mon Dieu ! mourir !… Il le faudra donc ! si vite c’est épouvantable ! »

La malheureuse fille pleurait à sanglots sur la main glacée de son amant, qui, plus malheureux qu’elle encore, puisqu’il devait rester, n’avait, lui, dans l’excès de sa souffrance, ni larmes ni soupirs pour soulager, du moins, sa douleur à l’exprimer. Ce fut en vain qu’on essaya de rallumer dans le cœur de Louise l’espérance éteinte pour jamais ! tout fut inutile. Pour croire encore à la vie, elle savait trop qu’entre elle et le temps, tout allait bientôt finir. Cette certitude, acquise aux dépens de toutes ses illusions, fut peut-être, pour ceux qui l’entouraient, quelque chose d’aussi pénible à subir que la pensée même du sort qui l’attendait.

Quand on est heureux, quel secret terrible à deviner que celui de sa mort ! Combien ne faut-il pas de courage, de stoïcisme, pour attendre avec calme l’arrivée de l’instant suprême ! Ah ! lorsque, sans espoir de retour, il faut dire adieu à tout à la fois, à la vie morale comme à l’autre ; lorsqu’il faut voir se briser, rompus ensemble, tous les nœuds de bonheur qui vous attachaient à la terre, il faut grande force à la pensée, grande résignation aux décrets du sort. pour ne pas se révolter contre la main qui frappe. C’est un bien haut paroxysme de vertu, lorsqu’on est riche de bonheur, que de s’en aller, sans regret à ce que l’on quitte ; que de dire tranquillement à la mort : « Tu viens me chercher, me voilà, « prends-moi ! »

Hélas ! la soumission de Louise n’était pas entièrement pure de regrets, et pourtant il y avait dans son âme une large place au courage ! Pauvre enfant, elle abandonnait tant d’avenir au passé, elle avait vu l’horizon s’étendre devant elle si large, si brillant Oh ! mon Dieu ! ne l’accusez pas de faiblesse ; si vous la vouliez plus forte, pourquoi l’aviez-vous faite aussi heureuse ? Ne l’était-elle pas trop pour incliner, toute résignée, sa tête sous ce joug irrévocablement rivé, celui qui se soude à la tombe ?

Qu’on ne demande pas une description de la souffrance d’Arthur : comme il est de certains regards qui, pour les peindre, résistent aux pinceaux, et ne peuvent passer du modèle au portrait, il est aussi des sentimens qui, pour les exprimer, résistent aux paroles. Nous dirons seulement, il l’aimait, et la voyait mourir ! C’est au cœur à deviner le sens de ces mots, dans leur profonde acception. Qu’elle était noble et touchante, lorsqu’en souriant de ce sourire plus triste qu’une plainte :

— « Pourquoi, disait-elle, ami, maudis-tu Millevoie de m’avoir éclairée ? Remercie-le plutôt ; ses vers m’ont appris que j’allais mourir : au moins tu peux pleurer, Pleure, mon Arthur, ne retiens plus tes larmes, tu les a trop dévorées devant moi Car tu le savais, toi, que je ne verrais pas une autre saison ; et quand je le parlais de bonheur el d’hymen, lorsque je te confiais mille projets d’avenir, mes espérances devaient te faire bien du mal, ma joie devait avoir pour toi quelque chose de poignant et d’atroce… Tu souffrais terriblement, j’en suis sûre, à m’entendre te parler ainsi de lendemain, toi qui savais que je touchais au soir de mon dernier jour… Je le sais aussi… Pleure donc maintenant, pleure, tu le peux, tes larmes n’ont plus rien à m’apprendre ! »

Et quand elle lui donnait ainsi cette liberté de larmes, Arthur les sentait retourner des paupières au cœur.

— « Oh ! pourquoi, disait-elle aussi, pourquoi la mort ne m’a-t-elle pas prise quand elle est venue chercher ma mère, quand mon père fut emporté par elle ? Alors je n’aurais pas eu regret à la vie, mon cœur était vide, l’existence m’était amère et pesante, la mort m’eût été douce et légère. Je l’appelais, elle n’est pas venue. Oh ! je devine pourquoi je l’appelais en vain ! j’étais pour elle une trop chétive proie ; malheureuse, j’étais dédaignée, il lui fallait dans moi, pour me prendre, de l’espoir, de l’amour, du bonheur enfin ! Maintenant je suis digne d’elle, et la voici qui vient me chercher… la cruelle ! »

Chaque parole était acérée et faisait plaie au cœur d’Arthur.

La vie se retirait peu à peu de Louise ; ses forces commençaient à s’en aller. Pouvant à peine se soutenir, elle se faisait descendre au jardin ; mourante, elle voulait assister à la mort passagère de la nature.

— « Arthur, j’aime cette pâleur du soleil, cet air froid, ce jour terne. Cette tristesse du ciel s’harmonise avec celle de la terre, elle semble rendre plus facile la pente qui mène à la tombe. Je n’aime plus à voir un beau jour, il y a pour moi dans son sourire une affreuse ironie, une insulte aux larmes. Ah ! mieux vaut, je le sens, en lui disant adieu, voir à la nature un vêtement de deuil qu’une toilette de fête. Il semble qu’on perd moins quand on la quitte ainsi. Je ne voudrais pas mourir au printemps ! Oh ! de la neige, de la glace pour mon dernier regard, mais pas de fleurs, mon Dieu ! pas de fleurs ! »

La mort avançait, sa course était rapide et ses pas près du but.

Plus elle s’approchait, plus la jeune fille qu’elle venait prendre se sentait de courage pour la recevoir. On eût dit que le mal, qui la ployait sous son fardeau, reportait à l’esprit tout ce qu’il ôtait de force au corps. L’or de son âme s’épurait au creuset de la souffrance. La mort produit souvent aux yeux de la pensée un effet tout opposé à celui de la perspective ordinaire ; le lointain la grandit ; elle diminue comme la distance entre elle et l’objet qu’elle attire à soi ; et quand le choc arrive, le fantôme géant n’est plus qu’un nain, contre lequel on se heurte, on se brise, sans le voir.

Mais toujours le chant du cygne du poétique et mélodieux Millevoie, résonnait au souvenir de Louise. Ses yeux agrandis par l’amaigrissement de ses traits attachaient des regards inquiets, âcrement douloureux, sur les arbres dont les feuilles jaunissantes, épuisées de sève, tombaient à bruit léger, mais aigu, inégal, retentissant au cœur. C’était un céleste avertissement, lui disant que sa vie se détachait comme les feuilles, et s’en allait comme elles. Elle les suivait de l’œil, dans leur course errante au gré du vent ; et, lorsqu’un souffle plus fort les en levait de la terre, les dissipait en tourbillons légers :

— Où vont-elles ainsi, pauvres feuilles mortes ? Est-ce à l’abîme, aux nuages, que le vent les donne ?… Mais qu’importe ; d’autres viendront, le deuil des arbres est d’un hiver ; au printemps, ils dépouilleront leur manteau de frimas, ils reprendront leur robe de fête, leur voile de fleurs !… La nature ne meurt pas, elle dort ; et, rafraîchie par le sommeil, elle se réveille belle et parée ; mais moi, je ne me réveillerai pas comme elle ; je ne reprendrai pas mon vêtement d’existence !…

— « Non, continua-t-elle en regardant les cieux, non, je ne puis croire à une mort complète. Je sens qu’il y a dans moi quelque chose qui ne peut s’anéantir. La mort, de sa bouche glacée, ne souffle pas sur l’âme ; elle ne l’éteint pas comme on fait d’une lampe. Elle n’a droit, pour le prendre, qu’à ce qui appartient à la terre ; mais de ses longs bras, elle n’étreint pas, pour l’étouffer, ce qui vient du ciel, et l’âme en vient, n’est-ce pas ? Oh ! oui, elle en vient, elle y retourne. Le corps est un voile qui la couvre, comme un nuage couvre le soleil. Le voile tombe, le nuage passe, le soleil et l’âme brillent encore tous deux d’une clarté plus pure !… La vie ! la mort ! étrange problème, dont la solution résiste à toute sagesse humaine ! impénétrable énigme, dont le mot est encore introuvé ! Quoi ! depuis si long-temps qu’on existe et qu’on meurt, on ne sait pas encore ce que c’est que vivre et mourir ! Inféconde leçon ! quel esprit te comprendra jamais ? D’où vient-on ? où va-t-on ? qui le sait ?… qui le dira ? Tout et puis rien, terrible doute ! Quoi ! l’homme tomberait tout entier au gouffre muet du néant ! Ah ! c’est insulter à la puissance divine, que de croire que rien ne reste de ce qu’a fait Dieu lui-même. Le néant ! trompeuse et sombre image. Que le crime, épouvanté d’une seconde existence, châtiment de la première, se berce, dans son effroi sacrilège, de cette chimère impie ; assieds-toi, comme un fantôme consolateur, au chevet du lit du coupable, se débattant dans l’agonie des remords, heurtant l’erreur contre la vérité. Mais va-t’en, n’approche pas de celui qui meurt sans avoir renfermé dans son sein un désir, un doute condamné par la vertu, repoussé par la foi ; va-t’en, ne le fais pas chanceler dans sa céleste croyance, dans son espoir d’une autre vie ! Que l’athée seul trouve dans le mot de mort le synonyme d’anéantissement ; mais que celui qui se confie aux promesses du Créateur, ne voie dans l’instant suprême que l’heure venue du rappel aux cieux, que l’affranchissement de l’âme esclave, sortie du temps pour rentrer dans l’éternité ! »

Qu’elle était attendrissante et belle la jeune mourante, en jetant ainsi la lueur de sa pensée dans la nuit des secrets théologiques ! Combien il y avait de sublimité dans cette religieuse espérance dont rayonnait son cœur ! Qu’elle est puissante de persuasion, cette éloquence funèbre dont les expressions, quelque simples, quelque vulgaires, quelque étranges même qu’elles puissent être, prennent une signification prophétique et sacrée, lorsqu’elles sondent le grand mystère de la Divinité, celui du but de la création. Il semble, pour ceux qui les entendent, que les paroles d’un mourant s’exhalent de ses lèvres comme une émanation d’âme. Oui, souvent sur le crime et l’incrédulité il y a plus d’empire de conviction dans les accens qui montent des bords du cercueil que dans ceux qui descendent du haut de la chaire. La tombe est une tribune où l’orateur ne parle pas inécouté, incompris. Là, toute parole trouve un écho, toute pensée enfante un souvenir.

Qu’il devait y avoir longue mémoire dans le cœur d’Arthur pour celles que Louise venait de prononcer ! Elle avait cessé de parler, il l’écoutait encore, et prêtait l’oreille comme à une lointaine vibration.

Mais soudain elle trembla d’un froid convulsif, poussa un cri déchirant, se leva, fut se jeter dans les bras de madame Dérigny, et, posant sa tête sur l’épaule de sa mère adoptive, les yeux fermes :

— « Sauvez-moi, s’écria-t-elle ! ma mère… Arthur, la voyez-vous ? elle vient, la voilà ! défendez-moi ! »

Que voyait-elle ? pourquoi se pressait-elle ainsi frissonnante contre le sein qui l’abritait ?

Un violent coup de vent avait courbé la cime des arbres, et dépouillé une branche immense de toutes ses feuilles, emportées en mugissant. Louise avait cru entendre la mort accourir.

Elle venait effectivement, mais il lui restait encore quelques pas à faire.

Plusieurs jours s’écoulèrent ; Louise s’affaiblissait d’heure en heure. Elle ne pouvait plus se lever. On avait placé son lit près de la fenêtre de sa chambre, qui donnait sur le jardin. Un épais et haut massif de marronniers se trouvait en face. Il avait été impossible de détourner la malade de la constante inspection que ses yeux faisaient des progrès du dépérissement de la nature. Il avait fallu satisfaire à cette funeste fantaisie, et la placer de façon à voir les feuilles se détacher et tomber ; elle attendait la chute de la dernière !

Il n’en tombait pas une qu’un soupir amer ne s’échappât de la poitrine gonflée d’Arthur, qu’une larme ne traçât sa route humide sur la joue brûlante du malheureux amant, assis et veillant près du lit de sa belle fiancée !

— « Pleure, ami, disait-elle, laisse-les couler à leur gré, ces larmes que j’aime à voir : je me plais à te regarder pleurer Oh ! pardonne-moi d’aimer ta peine, pardonne-moi cet égoïsme, cette joie cruelle… Je ne devrais former pour toi que des vœux de bonheur, et je me sens heureuse d’emporter avec moi la certitude de tes regrets, l’assurance d’un long et brûlant souvenir. Tes pleurs sont pour moi le gage de cette mémoire de l’âme, que tu conserveras pour ta pauvre Louise ; et, je te le répète, ami, j’aime à te voir pleurer… Pardonne-moi ! »

Puis, par la pensée, jetant un coup d’œil rapide sur l’avenir d’Arthur, elle reprit :

— « Cependant, je ne demande pas que tu dépenses à aimer un souvenir tout ce que tu as de sentimens d’amour. Non ; ce serait injustice ou plutôt folie de l’attendre. Le passé ne peut long-temps, à lui seul, alimenter un cœur. Le tien éprouvera plus tard le besoin d’être rempli par la réalité du présent, ou la promesse de l’avenir, et sans bannir mon image, tu y auras place pour un objet nouveau. La morte et la vivante s’y trouveront ensemble. Oh ! oui, tu aimeras encore, ce serait une erreur au Ciel, que d’avoir mis dans ton sein une âme comme la tienne, et de ne placer dans ta vie que quelques instans d’amour. Ton cœur ne s’est pas desséché à m’aimer ; ma mort te le rend tout entier d’illusions. Si la poésie, la suavité d’un sentiment en est la partie chimérique, tu as du moins conservé cette douce et chère moitié de celui que tu as ressenti pour moi. Je n’ai pas détruit le charme, désenchanté ta vie, vieilli ton cœur ; je ne l’ai point ébranlé dans sa foi. Je meurs, certaine que je ne l’ai point appauvri d’émotions, que tu pourras encore aimer avec délire, avec croyance. Puisse celle qui doit le faire battre comme je l’ai fait palpiter, ne pas lui ôter plus d’élémens de bonheur que je ne lui en ai pris ! »

La mort s’approchait toujours.

Un matin, le soleil s’était levé dans un horizon dégagé des brumeuses vapeurs d’automne, sa clarté était douce et pure, un vent frais respirait dans l’air à peine ému… C’était un beau jour.

Louise, en s’éveillant, jeta autour d’elle des regards avides, mais sereins ; sa figure était calme et reposée ; c’était presque de la joie, que l’expression répandue sur son visage, amaigri par la souffrance.

— « Eh quoi ! dit-elle, n’aurais-je fait qu’un songe affreux ? n’aurais-je craint la mort que pour mieux apprendre à connaître le prix de la vie ? Ah ! mille actions de grâces à Dieu, si ce n’est qu’une leçon qu’il m’a donnée ! Arthur, ma mère, aurai-je encore de longs jours à compter par le bonheur ? Pourrai-je vivre ? Oh ! parlez donc ! dites-moi que je puis vivre ! »

Elle se leva, plus forte, aidée par l’espérance.

Cette joie, comme elle l’avait dit, était atroce et poignante ; car, cet éclat de la vie, c’était le dernier jet de la lumière d’une lampe qui meurt plus large et plus brillante qu’elle n’a vécu.

— « Comme la nature est belle, dans sa tristesse même ! Arthur, cette douce et faible chaleur du soleil semble raviver tout mon être. Je suis mieux, beaucoup mieux. Hier, la mort m’apparaissait encore ; aujourd’hui, je ne vois que l’existence… Elle revient à moi, je la sens rentrer dans mon sein, je respire ; mes soupirs sont plus faciles. Oh ! si je pouvais vivre… Arthur, j’aime la vie ! »

Elle voulut voir le ciel, aspirer l’air. C’était l’adieu du départ ; elle le prenait pour le salut du retour.

On la descendit au jardin.

Mais elle leva les yeux, regarda les branches dépouillées de toutes leurs feuilles ; une seule restait encore, se balançant suspendue à la cime de l’arbre le plus élevé… Pour se détacher, elle n’attendait qu’un souffle. Le regard de Louise, en s’élevant vers le ciel, avait rencontré et ne quittait plus cette feuille, restée là, pâle, abandonnée, pauvre orpheline, près de rejoindre ses sœurs. Le vent soupira, la feuille tomba, et avec elle la dernière illusion de la mourante.

— « Ah ! s’écria-t-elle avec une expression d’indicible regret, c’en est fait, la vie ne tient plus à moi. Non ! plus d’espoir ! mon dernier jour va se coucher sur la terre ; ma première nuit dans le ciel se lèvera belle et calme ; elle sera pure comme ce cœur qui palpite de ses derniers battemens dans ce sein qui n’a plus, hélas ! que quelques soupirs à comprimer… Emmenez-moi, je me sens mal. »

Et l’heure de la mort allait bientôt sonner.

Son corps affaissé goûta quelques instans de repos ; elle se réveilla pour s’endormir après d’un autre sommeil.

Elle se souleva, ses yeux brillaient, ses joues étaient pourpres et gonflées par la fièvre, ses mains étaient brûlantes ; elle prit celles d’Arthur, de madame Dérigny, les croisa sur son cœur, et dit ; — « Ne m’oubliez pas ; adieu sur la terre ! au revoir au Ciel ! »

C’était le dernier mot de sa voix, le dernier regard de ses yeux, le dernier battement de son cœur.

Morte !

IV

RESSEMBLANCE PHYSIQUE.

Deux mois après un cercueil sortait encore de la maison de M. Dérigny.

Ce n’était pas celui d’Arthur, lui devait vivre pour long-temps, souffrir et pleurer.

C’était celui de sa mère.

Une seule de ces deux pertes eût suffi pour sillonner d’acres et incurables plaies dans un cœur aussi profondément sensible que l’était le sien ; deux coups pareils, et portés presque à la fois, l’avaient entièrement labouré.

il semble que, ployant sous le poids de cette double douleur, Arthur portant en soi, comme nous l’avons dit, le principe du spleen, le fantôme tentateur du suicide aurait dû se présenter à lui, lui montrant la route, et portant à la main, comme une clef de délivrance, le pistolet, le poison ou le poignard.

Eh bien ! non.

Dans une crise violente de la destinée, se tuer ou vivre peut être également preuve de force, ou marque de faiblesse. C’est lâcheté, c’est manque de ce courage physique qu’il faut pour accepter une dernière souffrance, en se dirigeant une balle vers le front ou une pointe d’acier vers le cœur.

Mais quand la vie est rendue horrible par la misère, les infortunes de l’âme ou l’injustice des hommes, il y a faiblesse de mourir, de ne pouvoir supporter une douleur pure de remords. Il est beau de se décider à vivre, non par une résignation passive, par la crainte de la mort ou le doute de l’existence au-delà de la tombe, mais par la conscience de sa force pour lutter contre la destinée, pour braver le malheur, en ne se laissant point abattre par ses coups, en tenant la tête toujours plus haute que le joug.

Mais ce ne fut pas par courage qu’Arthur se résigna à subir la vie.

L’indécision et la mélancolie étaient les points dominans de son caractère, et reflétaient une nuance sombre sur chaque sentiment qui passait par son cœur. Le plaisir, le bonheur même, avait en lui quelque chose de triste, de douloureux, car il ne l’acceptait qu’avec crainte. La peine, au contraire, si l’on peut parler ainsi, était seyante à son âme. La mélancolie est friande, a dit Montaigne, et cela est vrai quelquefois ; il y a bien des cœurs que la douleur alimente et que tue le bonheur.

Le séjour de Nantes était devenu pour Arthur impossible à supporter. Il obtint de son père la permission de voyager ; il partit.

Il traversa le midi de la France, vit la Navarre, le Gave et les Pyrénées, la Provence et ses orangers, dont les fleurs semblent embaumées d’un parfum d’Orient. Il imprima ses pas sur la neige qui revêt de son manteau blanc les montagnes de la Suisse ; il vit le ciel bleu de l’Italie, foula sous ses pieds la poussière immortelle de son sol. Mais, dans le chalet du montagnard, au milieu de ruines sacrées de Rome l’éternelle, Arthur ne voyait que Louise et sa mère. Son corps seul avait reçu la salutaire influence de l’air et du temps.

Ayant appris d’une lettre qui lui parvint à Rome, que son père venait de mourir d’une attaque d’apoplexie foudroyante, il se hâta de revenir à Nantes, pour mettre ordre à ses affaires d’intérêt.

Sa première visite fut au cimetière, où trois tombes furent mouillées de ses larmes. Plusieurs mois s’écoulèrent sans rien prendre, sans rien donner à son cœur. Refusant, dans la stagnation de son désespoir, toutes les distractions offertes, il savourait sa tristesse, c’était un breuvage que son âme se plaisait à épuiser goutte à goutte ; en rejetant loin d’elle comme un poison tout ce qui ne contenait pas un aliment de douleur. Enfin, ayant une fois cédé, comme à une importunité fatigante, aux sollicitations d’un de ses amis nommé Émile, il se laissa conduire au spectacle, où depuis quelques jours un acteur de Paris attirait, par l’aimant d’un talent distingué, la foule admiratrice et curieuse.

La salle était comble ; Arthur et son ami ne trouvèrent de place qu’à l’orchestre. Dérigny écoutait et regardait, sans plus voir et sans plus entendre, que s’il eût été changé en auditeur de marbre. Pendant un entr’acte, il se leva, se retourna du côté de la salle, et promena des regards distraits sur les nombreux spectateurs. En passant machinalement en revue les femmes, dont la brillante toilette décorait de sa fraîche tenture aux mille nuances, le balcon et les premières loges, Arthur tressaillit, changea de couleur, et d’une voix basse, tremblante, violemment émue :

— « Quelle ressemblance ! dit-il en indiquant à son ami une jeune personne placée dans une loge de face.

— Oui, en effet, les mêmes traits, la même expression Mais contenez-vous, mon cher, ou sortez d’ici… vous allez vous trouver mal.

— Mal ?… vous vous trompez, il y a longtemps que je n’ai éprouvé d’émotion qui me fît autant de bien. »

Il se rassit, car le rideau s’était levé, mais la tête retournée, il continuait d’attacher un regard fixe, doux et hagard à la fois, sur la jeune personne, dont la ressemblance avec Louise était tellement forte, qu’elle en était atterrante. Dans un temps de superstition, Arthur l’eût prise pour une vision de l’autre monde, une apparition céleste, une âme s’enveloppant de formes visibles pour se montrer à lui, celle de Louise venant visiter sur la terre celui qu’elle avait aimé, et dont elle avait emporté le bonheur avec elle.

Mais ce n’était pas une vision ; c’était bien une forme réelle que cette image vivante de sa fiancée morte. Quelle est-elle ? se demandait-il à lui-même, La voir un instant, doit-ce être le seul point de contact de ma destinée avec la sienne ? Ne sera-t-elle venue briller dans ma vie pour ne la colorer que du reflet d’un éclair ? Est-elle libre ou soumise par le cœur ou par la loi ? est-elle mariée ou promise ?… Cet homme, est-ce son père ou son époux ? Oh ! malheur si je ne la connais que pour apprendre qu’il est au monde une autre Louise et faire de le savoir le tourment de toute ma vie — Mon Dieu ! s’il en doit être ainsi, vous vous jouez bien atrocement de ma peine ; c’est une cruelle insulte à ma souffrance, qu’une telle apparition de bonheur… C’est montrer le ciel à l’enfer.

Une subite espérance vint dissiper en partie la crainte qui l’agitait. Le vieux monsieur qui accompagnait la jeune personne se leva pour céder sa place à une dame qui entra dans la loge et qu’Arthur connaissait.

Au moins je saurai qui elle est ! C’était beaucoup que cette chance d’obtenir quelques renseignemens sur elle ; mais ce qui lui restait de sa peur suffisait encore pour le faire dépenser dix ans d’existence dans une seule nuit d’inquiétude.

Émile et Dérigny sortirent de la salle avant la fin du spectacle, et furent se placer sur le haut du grand escalier. Le cœur d’Arthur battit à se rompre ; il éprouva un tel frémissement, qu’il crut être touché par une baguette électrique, lorsqu’il se sentit légèrement heurté au passage par la jeune inconnue, qu’il entendit adresser, en le nommant son oncle, une phrase espagnole au cavalier qui l’accompagnait.

Subjugué comme par le pouvoir de la fascination d’un regard magique, anéanti, incapable de faire un seul mouvement, dans cette suspension momentanée d’existence, Arthur ne ressemblait pas mal à un paladin enchanté ; il restait là, sans s’apercevoir que la foule s’était entièrement écoulée.

— « Les portes vont se fermer, lui dit Émile en lui prenant le bras Venez donc !

— Ah oui ! allons. » Et, dans sa stupide obéissance il suivit son ami. Quelle horrible difficulté n’éprouva-t-il pas à vivre les instans qui s’écoulèrent jusqu’au lendemain ! quelle nuit d’insomnie dévorante que celle qui passa sur sa tête… son oncle !… que de commentaires sur ce mot… Mais le jour parut ; ciel ! que de lenteur il avait mise à venir dans le temps !

Arthur sortit dès le matin, et se rendit chez madame Vaubrun, c’était le nom de la dame qu’il avait reconnue la veille. Lorsqu’elle s’avança pour le recevoir, il éprouva ce que doit ressentir un accusé en voyant rentrer les juges qui viennent lui prononcer l’arrêt qui l’acquitte, ou celui qui le condamne à mort. Elle sourit en apercevant Dérigny, car avant qu’il eût ouvert la bouche, elle savait aussi bien que lui toutes les questions qu’il avait à lui faire.

— « À l’embarras de votre contenance, lui dit-elle d’un ton de légère gaîté, je devine, mon cher Arthur, que vous venez me demander pardon d’un manque de mémoire ou d’égard. Si, d’après les lois de la chevalerie, l’hommage d’un salut est une redevance qu’une dame a le droit d’exiger de la politesse de ceux qui la connaissent, je veux bien, pour vous rendre moins coupable, rejeter sur le compte d’une distraction la faute de lèse-galanterie, qu’hier au soir vous avez commise envers moi : allons, la paix est faite ; asseyez-vous, et surtout abordez la question sans détour.

— Cette dame avec qui vous étiez au spectacle n’est-elle pas Espagnole ?

— Écoutez, Arthur, reprit-elle d’un ton sérieux, cette jeune personne ressemble trop à Louise pour que je n’aie pas, comme vous, été frappée d’une aussi grande ressemblance. Je vous ai vu hier, et je vous ai trop bien examiné, j’ai trop bien lu votre cœur dans vos yeux pour ne pas comprendre le regard continu que vous avez attaché sur elle, pour ne pas deviner quel motif vous amène aujourd’hui chez moi, et pour ne pas connaître jusqu’à la moindre émotion qui vous agite

Arthur balbutia quelques mots.

— Eh bien, vous voilà tout honteux ! que votre conscience se rassure, il fallait bien en venir là… D’ailleurs ce second amour n’est au fait qu’une reprise du premier…

— Oui, vous avez raison, madame, c’est Louise encore… c’est elle… Mais, de grâce, continuez ! vous prévoyez assez la question… la réponse peut la précéder.

— C’est juste ; et, pour ne pas vous faire languir, je vous dirai d’abord qu’elle n’est pas mariée et qu’il n’est question d’aucun engagement pour elle… Vous êtes plus tranquille n’est-ce pas ?

— Oui, oui, achevez.

— Impatient !… elle est Espagnole, née à Barcelonne, et se nomme Francisca d’Avello ; orpheline et sans fortune, elle a été élevée par son oncle que vous avez vu hier, et qui, sans bien lui-même, tient cependant sa maison sur un certain pied d’aisance et de dignité, grâce aux revenus d’une place assez importante qu’il occupe en Espagne. Je l’ai connu pendant mon séjour à Barcelonne. Il est ici depuis peu, mais il y restera sans doute quelque temps, ayant à terminer un ancien procès contre un parent de sa femme. M. d’Avello a donné une brillante éducation à sa nièce, que vous trouverez, malgré cela, toute simple et toute naïve. C’est une femme ayant en elle de quoi rendre un mari tranquillement heureux. Son oncle a, je crois, grand désir qu’elle en rencontre un ; mais elle n’a pas de dot.

— Ah ! qu’importe, si elle a un cœur libre à donner, n’est-ce pas la fortune la plus précieuse ?… mais celle-là l’a-t-elle encore ?

— Il est assez difficile d’en avoir une sûre garantie. Cependant je penche à croire qu’il n’y aura pas de créancier mettant arrêt sur ce bien-là ; et je pense, si l’accord s’en passe entre vous, que vous pouvez y prendre en toute assurance une hypothèque de mari.

— Que vous êtes bonne !

— Nous voici à la conclusion. Vous veniez m’apporter votre cause, me prier d’être votre avocat… Je place vos intérêts sous la sauvegarde de mon amitié ; je plaiderai pour vous avec toute la chaleur et l’éloquence possible. Fiez-vous à moi, je vous ferai rendre, je l’espère, prompte et bonne justice. Mais comme vous êtes mon client, il est une clause dont je dois vous faire part, c’est qu’il y a dans l’esprit de l’oncle un faible pour le grand monde. Éblouissez-le par l’éclat du luxe ; ne pouvant lui jeter aux yeux de la poussière de vieux parchemins, qu’il trouve en vous l’aristocratie de l’or à défaut de celle du rang ; parlez bien haut, devant lui, d’équipages, de livrées, jouez avec sa manie ; votre mise au jeu sera sans doute un peu forte ; mais que voulez-vous, il faut bien payer le bonheur ; on n’a pas de chance de gain sans en avoir de perte, et d’ailleurs vous n’avez besoin d’être grand seigneur que pendant le séjour en France de M. d’Avello ; une fois le bonhomme d’oncle en route, vous pourrez, tout à votre aise, redevenir simple bourgeois.

— Merci de l’avertissement, madame… Mais vous me promettez de parler pour moi…

— Bien entendu… Soyez sans crainte, retournez paisiblement chez vous et laissez-moi faire, reposez-vous sur mon amitié du soin de votre amour, ayez confiance dans ma diplomatie vous recevrez bientôt de mes nouvelles — Au revoir, dormez, rêvez en paix. »

Ce même jour, Arthur reçut un billet de madame de Vaubrun, ainsi conçu :

« M. et mademoiselle d’Avello viennent demain dîner chez moi ; je vous attends : venez en grande toilette de cérémonie, et surtout les doigts chargés de bagues, vous entendez ! l’éclat d’un diamant ajoute quelquefois pour de certains yeux à l’éclat du mérite personnel, et notre oncle y voit un peu de ces yeux-là… À demain. »

Comme nous n’avons reçu, nous, aucune invitation, nous n’assisterons pas au dîner de madame de Vaubrun. Sautons à pieds joints sur deux mois, et nous trouverons la jolie Francisca devenue madame Dérigny. M. d’Avello quitta sa nièce quelques jours après ses noces et retourna à Barcelonne, allégi d’un grand poids, celui d’une femme sans dot à marier.

Enfin le voilà donc heureux, allez vous dire, ce sentimental Arthur, ce consciencieux amant ! Comme vous êtes prompt dans vos conjectures heureux ! Eh ! bon Dieu non, il ne l’est pas !

Et cependant lorsque Francisca lui avait dit : Athur je vous aime, vous êtes le seul homme qui me sembliez devoir rendre ma vie heureuse ; c’est d’après cette conviction que je m’engage à vous par un acte libre de ma volonté… Quand elle lui avait dit cela, c’était vrai, et ce n’était pas une vérité d’un moment, née du dépit ou du caprice. Hors à Dérigny, jamais elle n’avait dit à personne de cœur et de bouche, je vous aime, dans une signification à part de l’amitié.

Lorsqu’elle fut à lui pour jamais, elle ne se repentit pas de s’être donnée ; son joug d’épouse ne lui parut pas un fardeau. Elle ne regrettait rien, n’attendait rien ; elle marchait au pas du temps, sans désirer de ralentir ou de précipiter sa course. Son esprit ne franchissait pas le présent, elle était enfin heureuse d’une félicité passive, et il s’en fallait de beaucoup que le sort de son mari ressemblât au sien. Cette différence était la faute de tous deux. Pour composer en commun le bonheur d’Arthur, l’un demandait trop, l’autre ne donnait pas assez, quoiqu’elle donnât tout… Mais voici qui devient une énigme… Vite le mot.

Arthur, en épousant une Espagnole, avait cru trouver dans sa femme une âme ardente, passionnée, volcanique comme le ciel de sa patrie. Et Francisca, née sur un sol de feu, respirant dans une atmosphère embrasée, n’avait subi qu’au physique l’influence du brûlant climat d’Espagne. Ses traits portaient seuls l’empreinte du cachet national, son caractère n’avait été frappé au coin d’aucun pays. Nonchalante comme une indolente créole, froide comme une fille du nord, insouciante comme une frivole Française, la nature s’était méprise en achevant de former la jeune Catalane ; car, après lui avoir modelé le visage sur le type espagnol, elle lui avait ensuite façonné le cœur dans un moule étranger.

Ce fut d’abord à l’effet de la réserve et du doute qu’Arthur attribua la tiédeur et la timidité de l’expression parlée des sentimens de la jeune fille envers lui. Tout en donnant pour motif à la froideur de sa nouvelle fiancée cette cause assez probable, Dérigny s’étonnait au dernier point de cette tranquillité d’un amour espagnol. Louise était Française, avait reçu une éducation imbue de mille préjugés… et, grand Dieu ! combien n’était-ce pas avec plus de force, plus d’élan, de verve, de secousses d’âme qu’elle avait su passionner sa voix à lui exprimer ce qu’elle ressentait !… quelle différence !… et pourtant toutes deux avaient même visage. Aussi ne fut-ce qu’avec un mélange de crainte et d’espoir qu’Arthur reçut l’aveu de Francisca. Certes quelque passion qu’il eût pour elle, il n’eût peut-être pas hâté le jour qui devait la lui donner, si la mort de Louise n’eût été pour lui une leçon terrible, en lui apprenant que le temps est un créancier à qui l’on ne doit jamais accorder de sursis pour payer une dette de bonheur.

Le départ de M. d’Avello lui causa une joie secrète, une joie d’égoïste ; il espéra que sa femme n’ayant plus que lui sur qui reverser toutes ses affections présentes, ajouterait au sentiment qu’elle lui accordait ceux qu’elle avait employés à aimer de près, pays, amis, parens, et qu’ainsi lui occupant seul l’activité de son âme, finirait par obtenir de cette union de sentimens divers une somme de sensations suffisante pour le payer de l’amour qu’il donnait… Erreur de calcul : en échangeant contre la tendresse de son mari la totalité de ses affections, la jeune femme resta encore bien en arrière de compte avec lui !

On peut comparer l’organisation de l’esprit humain à celle d’un clavier ; le cœur est un instrument composé de différentes cordes répondant à des touches extérieures, dont le mouvement ou l’immobilité leur impose le silence, ou leur commande la parole. Chaque corde rend un son distinct ; une note seule, et chaque note est une passion. Comme c’est presque toujours le hasard qui fait résonner le cœur, aussi existe-t-il des touches que sa main effleure à peine, d’autres qu’il rompt à les frapper lourdement, ou qu’il use à les heurter trop de fois, ou à les agiter trop long-temps, d’autres enfin sur lesquelles ses doigts capricieux ne se posent jamais. Et quand la mort en étouffant tous les sons qu’il peut rendre vient briser l’instrument, il est souvent des cordes qui n’ont pas encore rendu leur note, et qu’elle rompt sans les laisser résonner.

Dans le cœur d’Arthur, la corde de la vanité resta muette jusqu’à l’époque de son mariage. Ce fut le hasard, on ne peut le nier, qui en obtint le son prolongé qu’elle rendit. Si Dérigny, en déployant un faste ridicule dans un simple bourgeois comme lui, s’engagea dans cette voie de folles dissipations, qui tôt ou tard ne pouvait manquer de le mener de la fortune à la misère, ce ne fut, d’après les conseils de madame de Vaubrun, que pour flatter l’orgueil du vieux d’Avello et obtenir le succès de ses vœux de la réussite de ce charme… Mais en voulant séduire il fut séduit ; et, oubliant bientôt de se conformer à la seconde partie des instructions qu’il avait reçues, loin de rétrograder, il avança. Ainsi il entra dans ce chemin, guidé par l’intérêt ; il y fut ensuite conduit par le plaisir, puis entraîné par le besoin.

Cependant, avouons-le, si Francisca eût été ce qu’il la rêvait, Espagnole à l’âme comme aux yeux, lui, Arthur, eût été homme à s’appliquer dans un sens vrai ce vieil et langoureux adage, presque toujours mensonge, une chaumière et votre cœur ; mais il fallait pour cela un cœur large, compact, plein de mille sentimens, tous colorés d’un reflet d’amour ; et, ne trouvant qu’un cœur étroit, presque vide, il fit une variante au sentimental proverbe, et, pour s’en arranger, mit le mot palais à la place de chaumière.

S’appliquant, se fatigant à étudier sans profit le caractère de sa femme, ne rencontrant rien du côté de la passion, il chercha du côté du caprice ; à défaut d’amour, il demanda de la coquetterie, mais de la coquetterie de tête seulement, de celle qui fait sourire une jeune femme à la vue d’une parure nouvelle, comme une petite fille à la vue d’une poupée. Eh bien ! le croira-t-on, rien encore, pas plus de vanité que d’amour. Oh ! c’était désespérant, cela, c’était à faire naître de cruels soupçons dans l’esprit d’un mari. Espagnole et une telle apathie de tête et de cœur ! C’était un étrange problème dont la solution pouvait être une vérité funeste. N’importe !… Arthur se résolut à la chercher. L’obtint-il enfin ? Nous verrons ! patience !

V

DIFFERENCE MORALE.

Nous voici revenus dans la route du temps, au même point d’où nous sommes partis. Avançons maintenant de quelques heures, et nous nous trouverons au lendemain du jour où Dérigny célébra, par un bal, l’anniversaire de sa femme.

Francisca était seule dans sa chambre à coucher ; quoiqu’il fût déjà tard, elle était encore vêtue en négligé du matin. Ses boucles de cheveux renfermées dans leur prison de papier se trouvaient retenues sur son front par un petit bonnet de mousseline des Indes, garni de malines, qu’attachait sous le menton un nœud de ruban satin rose hortensia. Une redingote de basin couleur de neige, qu’un simple cordon retenait autour de sa taille, laissait à cette taille de sylphide, aux formes élégantes et réelles, une gracieuse liberté de souplesse. À demi couchée sur un lit de repos, la tête appuyée sur un de ses bras qui la soulevait, les yeux tournés vers le plafond, Francisca était plongée dans cette espèce de sommeil où l’on dort en veillant, et dont les songes dociles obéissent à l’imagination qui les évoque et qui a soin, comme on le présume étant maîtresse du choix, de n’appeler à elle que le plus doux rêve dont elle se berce comme d’une suave méditation.

Quel était le songe occupant alors la pensée de la jeune femme ? Calme et pur, la caressait-il comme un baiser maternel ? s’exhalait-il comme un souffle embaumé de patrie ? soupirait-il auprès de son cœur comme un accent d’amour ? reculait-il vers le passé ? s’élançait-il vers l’avenir, ou se reposait-il sur le présent ? était-ce souvenir, espérance ou réalité ? Mystère !… De tels songes ne se révèlent pas, on les garde dans le secret de l’âme ; on sait trop bien ce qu’ils signifient pour appeler une interprétation étrangère au secours de l’explication qu’on leur donne.

Mais quelle que soit la nature de cette sorte de rêves et quel que fût celui dont se berçât la belle dormeuse éveillée, ce qu’il y a de certain, c’est qu’effrayé par un léger bruit, celui de la porte ouverte et refermée, il déploya ses ailes et s’envola. Madame Dérigny se souleva sur son séant : c’était Arthur.

Ce visage si pâle était plus pâle encore ; sur ses traits retirés et livides se peignait une émotion profonde, amère, comprimée. Il s’approcha de sa femme, déposa sur son front un baiser froid, glacé comme le contact du marbre, et, sans rien dire, se plaça près d’elle, prit une de ses mains qu’il laissa retomber aussitôt ; puis, la tête penchée sur la poitrine, les regards baissés vers la terre, marquant avec ses doigts la mesure sur ses lèvres et se rongeant les ongles, il restait là muet, immobile, absorbé, paraissant dans sa morne contenance affaissé de corps et d’esprit sous le poids d’une pensée lourde et sombre. Francisca lui heurtant légèrement la joue, il tressaillit, frissonna presque ; et, répondant à ce geste comme à une question sans parole :

— « Que disiez-vous ? lui demanda-t-il après un instant de réflexion.

— Moi ?… je ne parlais pas.

— Ah ! pardon je croyais… »

Et, reprenant sa même attitude, ses dents continuèrent à aiguiser ses ongles, ses yeux à passer l’examen du tapis sur lequel ses pieds croisés s’appuyaient. Étonnée de ce silence, de cet air abattu, de cette extrême pâleur :

— « Qu’avez-vous, mon ami ? lui dit sa femme… Et, dans sa voix si peu souvent émotionnée, se trouvait alors une expression de tendresse et de crainte. — Qu’avez-vous ? continua-t-elle.

— Rien.

— Cela n’est pas, vous souffrez !

— Peut-être mais que vous importe ?

— Quelle réponse !

— Sans doute !… Si je souffre, quelle nécessité de vous confier le secret de ma souffrance, à vous qui n’avez d’écho dans l’âme pour aucune de mes sensations ? Triste ou joyeux, vous ne prenez votre part ni dans ma joie, ni dans ma peine. Vous raconter mon cœur, c’est vous fatiguer d’un récit inutile, ennuyeux Ainsi, je vous le répète, que vous importe ?

— Vous n’êtes pas aimable, Arthur ; il y a dans vos paroles une ironie cruelle, une amertume glaçante… Ce mot vous… vous ne me parlez pas ordinairement ainsi.

— Puisque votre bouche ne peut apprendre le mot toi, il faut bien que la mienne essaie de l’oublier. Ne pouvant le prononcer, il doit vous être pénible de l’entendre.

— Allons !… des reproches encore !

— Des reproches ! vous vous trompez, je ne vous en fais pas, je ne veux pas vous en faire.

— Vous m’en adressez donc sans le vouloir ; car il y en a dans ce que vous dites, dans ce ton que vous prenez avec moi.

— Écoutez ! Et, se retournant vers elle, lui saisissant le poignet sur lequel il appuyait fortement l’index, il attacha sur elle un de ces regards qui font froid, dont la sévère interrogation, dont la fixité vous épouvante d’une indicible et vague frayeur — de ces regards qui font chercher dans la conscience, fouiller dans tous ses replis, et qui, lorsqu’on n’y trouve rien, vous arrachent cette exclamation involontaire : Qu’y a-t-il, bon Dieu ! de quoi s’agit-il ?… Ce fut celle qui s’échappa des lèvres de la jeune femme.

— Ce qu’il y a, Francisca !… voulez-vous le savoir ?

— Oui, parlez !… »

Et, craintive, agitée d’un indéfinissable trouble, ployée sous l’immobile regard de son mari, elle écouta, n’osant faire un mouvement pour dégager sa main renfermée dans celle d’Arthur, et pourtant, il la pressait à lui faire mal… C’est qu’elle était aussi bien facile à la douleur, cette petite main toute emprisonnée sous les doigts nerveux et contractés qui la serraient, sans se douter de la violence de leur pression.

— « Eh bien !… j’ignore, si vous souhaitez réellement de connaître le sujet de ma souffrance ; mais moi, Francisca, moi, j’éprouve le besoin de vous le dire, j’éprouve celui d’épancher devant vous ce superflu d’émotion qui alourdit ma charge à m’écraser sous son poids. Il faut que j’arrache enfin de mon cœur ce doute qui l’obsède, le ronge, le serre d’une étreinte infernale… Mais pour cela, Francisca, il faut me répondre avec la plus entière sincérité, me parler comme on parle à Dieu… Me le promettez-vous ?

— Je ne sais dire que ce que je pense, Arthur, et quelles que soient les questions que vous m’adresserez, vous pouvez compter d’avance sur la vérité des réponses… Interrogez-moi donc, je vous écoute…

— Eh bien !… Il s’arrêta, se passa la main sur le front, dont la fièvre qui l’agitait commençait à gonfler les veines ; sa bouche entr’ouverte semblait indécise sur le choix de ses paroles… Enfin, profitant d’une résolution subite :

— Francisca, avant de me connaître… en Espagne… sous le ciel de la patrie… aviez-vous aimé ? »

À ces mots, qui paraissaient avoir épuisé les forces de la voix qui venait de les prononcer, madame Dérigny dégagea brusquement sa main d’entre celles d’Arthur, se recula ; et, le contemplant à son tour de ce regard qui altère :

— « Savez-vous bien que vous m’insultez !… »

Étourdi de la réplique, Arthur se sentit monter le sang au visage, une vive rougeur prit un instant, sur ses joues, la place de leur pâleur accoutumée.

— « Vous insulter ! s’écria-t-il. Mais non, non, je ne vous insulte pas ! non, ce n’est pas à toi que ce que je viens de dire doit sembler une phrase d’injure. Qu’une Française se croie ou se prétende outragée par une telle question… bien… Mais toi, Francisca, toi Espagnole, toi qui, tout enfant, as dû être endormie, bercée au bruit d’un refrain d’amour, toi qui, dans tes premières paroles, as dû bégayer le mot amour ; qui, plus tard, quand tu l’as compris, as dû l’entendre résonner dans l’air comme une vibration habituelle, le trouver dans toutes les bouches comme un accent national, un vieux mot du pays… toi, qui as dû respirer l’amour dans tous les parfums, l’écouter dans tous les sons, le voir dans tous les objets… ce n’est pas toi que j’outrage en te demandant si tu avais aimé, en doutant qu’au sein de la patrie, dix-neuf ans d’une vie d’Espagnole, se soient écoulés sans amour. »

Il se tut, attendant une réponse, la demandant du regard. Mais Francisca, muette, étonnée d’une pareille question, s’interrogeait elle-même, et ne trouvant rien à se dire, gardait le silence à la voix comme à la pensée.

— « Et votre réponse, vous ne me la faites pas ? vous voyez bien pourtant qu’il me la faut.

— Arthur !

— Ah ! si tu as aimé, ne crains pa « de l’avouer, ne rougis pas d’un tel aveu. Je t’ai bien dit, moi, que j’avais adoré une autre femme ; je t’ai dit que cette passion, toute faite dans mon cœur avant de te connaître, tu ne l’avais obtenue, ou plutôt prolongée, que parce qu’en t’aimant, c’était elle encore que j’aimais en toi ; que tu la rendais à mon âme comme tu la rendais à mes yeux. Et quand je t’ai dit cela, en m’écoutant, tu n’as pas ressenti pour moi du mépris, de la haine… Ne crains donc pas de me paraître plus criminelle d’un autre amour, que je ne t’ai semblé coupable du mien. Eh bien ! tu te tais encore ; parle, réponds-moi ; de grâce, avais-tu aimé ?

— Non.

— Et depuis ?

— Que voulez-vous dire ?

— Tu ne me comprends pas ?

— Non.

— Peut-être finiras-tu par m’entendre. Voyons… Ici sa voix fit une légère pose. Il reprit : Francisca, depuis que tu m’appartiens, n’as-tu jamais regretté d’être à moi ? n’as-tu jamais, pleurant en secret ta liberté perdue, senti le poids du joug et désiré de voir rompre la chaîne qui lie ton sort au mien ?… ton cœur ne m’a-t-il rien ôté de ce qu’il m’avait donné d’affection ? ne s’est-il jamais détourné de moi pour aller vers un autre ? enfin, depuis que tu m’aimes, m’as-tu toujours aimé ? m’aimes-tu encore ?… m’aimes-tu seul ? »

Une aussi singulière conclusion eût, certes, excité dans une autre femme un accès de colère ardente, impétueuse, bouillonnante, brisant du choc de ses flots débordés toutes les digues de la retenue ; mais chez la presque impassible madame Dérigny, toute émotion, quelque violente qu’elle fût, ne pouvait se communiquer au-dehors avec la force d’un torrent, la promptitude d’une commotion électrique. Cependant elle était émue, un léger tremblement dans sa voix témoigna seul de son agitation.

— « Arthur, avant de vous répondre, vous me permettrez, je l’espère, de vous interroger à mon tour, de vous demander quel motif vous porte à m’adresser l’insultante question que vous venez de me faire.

— Insultante !

— Oui, elle l’est, et vous m’en expliquerez la cause ; vous m’avez donné le droit de l’exiger, en me contraignant à vous entendre. Maintenant, Arthur, c’est à vous de répondre. Je vous écoute. Tâchez, si vous pouvez, d’abaisser votre esprit au niveau de ma faible intelligence ; car, je vous le répète, je ne vous comprends pas.

— Oh ! comprends-moi donc ! conçois tout ce qu’il y a de trouble, de tourmens, d’angoisses dans mon âme !… Devine donc ma pensée, puisque je ne sais pas de mots qui l’expriment. Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! ne saura-t-elle jamais ce qui se passe en moi, ou plutôt ne voudra-t-elle jamais l’apprendre ? »

Il se leva, fit quelques tours à grands pas dans la chambre, marchant avec agitation, murmurant de sourdes paroles et paraissant faire un violent effort de raison pour surmonter son trouble et reprendre un peu de calme : il vint se rasseoir auprès de sa femme :

— « Tu ne m’as pas répondu, lui dit-il.

— Je ne me crois pas obligée de le faire. Quoique vous sembliez jouer auprès de moi le rôle d’un juge ou d’un confesseur, je ne me figure pas être assise sur la sellette d’un accusé ou agenouillée au pied du tribunal de Dieu. D’ailleurs, ce que je vous dirais porterait-il bien à vos yeux le cachet de la vérité ? On ne croit guère entièrement qu’à un aveu libre, Arthur, et le mien, fait dans cet instant, vous semblerait-il dépouillé de toute contrainte ; non. J’attendrai donc à vous le faire que, par la tranquillité de votre esprit, vous soyez en état de m’accorder la croyance due à ma franchise. Cependant, dussé-je encore redoubler l’inconcevable agitation dans laquelle vous êtes, dussé-je même exciter votre fureur, comme l’étrange interrogatoire que vous me faites subir n’est pour moi qu’une impénétrable énigme, vous aurez la bonté de m’en donner le mot… vous me le devez. »

Il y avait du commandement dans le ton de cette dernière phrase, Arthur le comprit ; il sentit qu’en effet sa femme avait le droit de se croire offensée et de demander raison de l’outrage. Il lui prit la main, l’approcha de ses lèvres, malgré l’effort qu’elle fit pour la retirer ; et, d’une voix d’abord embarrassée, à demi craintive, mais s’affermissant par degré et finissant par arriver à un ton d’exaltation profonde :

— « Pardonne-moi, lui dit-il, pardonne à ce qu’il peut y avoir d’insulte dans mes paroles. En te demandant si tu n’en aimes pas un autre que moi, sois persuadée, Francisca, qu’il ne m’est pas venu dans la pensée de soupçonner ta vertu, de douter un seul instant que tu sois restée fidèle à ton devoir ; non, je puis croire à ton inconstance, et non pas à ton avilissement. Je ne t’accuse pas d’avoir manqué à l’honneur, d’avoir trahi ta foi d’épouse. Si je te soupçonnais d’infamie, je t’aurais apporté des preuves, je t’aurais confondue, abîmée dans ta honte. Je ne serais pas venu, m’en rapportant à ton seul aveu, me soumettant d’avance à la plus entière conviction, te prier de vouloir bien confirmer ou détruire le doute affreux qui me ronge… Mais, Francisca, comment veux-tu que je me croie aimé, ou du moins aimé seul ? Est-il possible que tu m’aimes de tout ton amour et que tu puisses conserver cette insouciance, cette apathique froideur de sensations qui repousse et glace les miennes en les renvoyant vers mon âme ? Non, ce n’est pas une Espagnole qui peut jeter sur sa passion ce voile épais d’indifférence. Chez toi, le cœur doit subjuguer l’esprit et non l’esprit dominer le cœur. L’amour doit être un sentiment-roi commandant à tous les autres, leur imprimant, dans sa volonté de despote, le mouvement ou l’immobilité… Voilà ce qu’il doit faire, et non se laisser maîtriser lâchement, par une réserve inutile, une timidité nonchalante. Que veux-tu que je pense de la tiédeur du tien ? sinon qu’il existe un rempart de glace entre mon image et ton cœur, qu’une image plus chère, un être plus heureux obtient de toi cette exaltation de pensées, cette ardente ferveur d’amour, ce bien que tu me refuses, ce trésor que tant de mes vœux sollicitent et contre lequel j’échangerais tous les autres biens de la terre, si Dieu me les eût donnés… Non ! je le dis avec une amère et déchirante certitude, tu ne m’aimes pas, et tu dois en aimer un autre.

— Ah ! mon ami, pouvez-vous…

— Prouve-moi le contraire. Si je m’abuse, détrompe-moi d’une erreur qui me tue ; n’attends pas que l’habitude de la souffrance m’ait rendu le bonheur impossible en lui fermant à jamais toutes les voies de mon âme. Ah ! si tu le peux, Francisca, persuade-moi que je suis aimé… mais tu ne veux pas même l’essayer !

— Et le puis-je, Arthur, quand mes paroles, quelque vraies qu’elles soient, n’ont sur vous aucune puissance de conviction ?

— C’est qu’en me disant je vous aime, ces mots ne s’imprègnent pas d’amour en passant par tes lèvres ; c’est qu’ils ne reçoivent de ton cœur et de ta voix aucun reflet, aucun accent de passion. Ces mots ne paraissent dans ta bouche que des sons machinalement articulés et jetés dans l’air au hasard… Ah ! dans la voix de Louise, ils ne signifiaient pas ce qu’ils expriment dans la tienne !

— Je ne sais pas les dire autrement, interrompit Francisca d’un air confus et légèrement boudeur. Si vous ne me croyez pas, ce n’est pas ma faute, mais la vôtre.

— La mienne, est-ce bien sûr ? Un triste sourire passa sur ses lèvres et n’y resta que le temps d’un éclair. Ah ! continua-t-il, si tu parviens à me convaincre d’injustice, avec quelle reconnaissance ne t’offrirai-je pas l’hommage de mon repentir !

— Aurez-vous enfin, ajouta-t-elle avec une insouciance ironique, la bonté de m’apprendre comment vous avez découvert cet amour que j’éprouve, sans me douter que je le ressens ? pourrez-vous aussi me nommer celui que j’aime ? Ce sera me rendre service, ce sera sortir mes vœux du vague dans lequel ils se perdent, ne sachant à qui s’adresser. »

Dérigny, déconcerté par ce ton moqueur, s’aperçut alors qu’il avait beaucoup parlé sans rien dire ; et, commençant à se fatiguer lui-même de la longueur de cette étrange scène, il réfléchit quelques instans, reprit ensuite la parole, fit rapidement l’exposé de ses doutes, de sa pénible déception sur son caractère, lui peignit la tristesse de son désappointement lorsqu’en prodiguant mille dons à sa vanité de femme, il ne recevait que de dédaigneux remerciemens au lieu de transports de joie et d’orgueil… Une fois qu’il en fut arrivé là :

— Lorsqu’il me fut bien démontré que tu ne m’aimais pas, ne pouvant soupçonner dans ton cœur l’absence du sentiment que tu me refusais, alors ce fut moi dont je passai l’examen ; je me regardai, je me vis ce que j’étais, je ne me trouvai pas grandement fait pour plaire ; je me dis qu’ayant été aimé de Louise, ton amour n’était pas une conséquence inévitable de celui qu’elle avait eu pour moi.

— Louise, toujours Louise ! N’avez-vous que ce nom sur les lèvres ?

— S’il vous fâche de l’entendre, Francisca, vous devriez donc essayer de me le faire oublier.

— Après ?

— Après, je cherchai le motif qui t’avait portée à m’accepter pour époux ; ce n’était pas la crainte, l’obéissance, on t’avait laissée libre de ton choix. Je me demandai si c’était par vengeance, par inquiétude de ton avenir, que tu t’étais donnée à moi. Je t’étudiai de nouveau ; ta froideur me parut être l’effet de l’ennui de ta situation présente et des regrets de ton existence passée. Il me sembla que ton cœur, si je puis me servir de cette expression, tournait le dos à la France et regardait vers l’Espagne, non pour retrouver seulement en elle la terre natale, le sol où s’imprimèrent tes premiers pas, l’air qui fut aspiré dans ton premier soupir, le ciel qui fut salué de ton premier regard, la patrie enfin, mais pour revoir aussi, pour placer sur le premier plan de ce tableau tracé par ta mémoire, un être dont le souvenir aimante attirait ton âme glissante vers lui à travers le temps et l’espace, un être coupable ou malheureux, je ne savais lequel, mais du moins aimé. Cette supposition s’appuyait d’une probabilité puissante ; mais, en l’adoptant, c’était ouvrir à mes soupçons une carrière trop vaste et trop obscure ; quelle chance avais-je d’y rencontrer celui que je cherchais… aucune ; aussi, me lassant bientôt d’une recherche inutile, je regardai autour de moi, je cherchai parmi les hommes formant notre société, s’il n’en était pas quelqu’un dont la grâce ou l’amabilité avait pu mériter l’attention d’une femme comme toi. Plusieurs se partagèrent mes soupçons incertains ; j’allais de l’un à l’autre : enfin hier…

— Ah ! pourtant… Voyons !… je suis curieuse !

— Hier, je me sentais malade à l’esprit ; l’humeur que j’éprouvais, sans trop m’en expliquer la cause, reflétait une nuance sombre sur tous les objets qui m’environnaient. Le soir vint, le bruit et la foule m’étourdirent. J’aurais voulu être seul, ne rien entendre, me cacher la tête dans les mains et pleurer ; il me fallut prendre sur moi, rassembler toutes mes forces pour jouer tant bien que mal mon rôle de maître de maison. Te le dirai-je ? moi, fier de toi, orgueilleux du moindre triomphe que tu peux remporter ; moi qui t’avais parée comme on pare une idole, pour éblouir, pour fasciner les yeux de la foule à genoux devant elle ; eh bien ! en te voyant l’objet de l’admiration, en entendant les éloges prodigués à ta beauté comme à ta parure, je me sentais contrarié, mécontent. Chaque louange qu’on te donnait me retentissait péniblement à la pensée. L’éloge qui m’était le plus insupportable, était celui que l’on faisait de tes yeux, tes yeux si beaux, si expressifs, si pétillans dame, si menteurs en me parlant. Oh ! si j’avais pu dire à tous ceux qui les admiraient : Taisez-vous donc ! Mais, contraint à les entendre, je me mis à contempler aussi, moi, ces yeux qui me faisaient mal à les voir étinceler de tant de feux ! Alors, mari jaloux, je suivis des miens chacun de tes regards ; hélas ! j’étais le seul point vers lequel ils ne se dirigeaient pas. Enfin, quelqu’un s’avança vers toi ; l’accueil que tu lui fis, l’expression qui se répandit sur ton visage fut un éclair pour moi ; je me dis : le voilà, lui. Et quand vos deux voix unies laissèrent échapper de si purs, de si doux accens, oh ! il y avait de l’amour, de l’amour partagé dans les sons qui sortaient de vos lèvres et semblaient s’élancer de vos cœurs. Vous chantiez bien, beaucoup trop bien, et moi, j’étais horriblement malheureux de vous entendre ; bon Dieu, que j’ai souffert à vous écouter !

— Ainsi, c’est M. Roger qui…

— Oui, Roger. Il est beau, aimable, habile à plaire… Et tu l’aimes, n’est-ce pas ?

— Que le ciel ait pitié de vous, Arthur, vous avez grand besoin de son aide.

— Tu l’aimes ?

— Et non, non, je ne l’aime pas.

— Si cela est, pourquoi le reçois-tu comme tu l’accueilles, l’écoutes-tu avec tant d’attention, mets-tu tant d’empressement à lui répondre ?

— C’est qu’il a vu l’Espagne, Arthur, c’est qu’il en cause souvent et qu’on a toujours une réponse prête pour qui vous parle du pays.

— Viennent-elles d’Espagne, ces fleurs qu’il t’apporte ? Avait-il été cueilli sous le ciel de Barcelonne, ce bouquet qu’il te donna l’autre jour et que tu pris avec une folle joie d’enfant ? Tant qu’il a conservé sa fraîcheur, tu n’as pas vu une seule personne à qui tu ne l’aies montré, à qui tu n’en aies fait respirer le parfum. Tu en étais fière, jalouse ; tu n’en aurais pas pour beaucoup détaché la moindre branche, la plus petite fleur. Tu l’as reçu et gardé avec mille fois plus de reconnaissance et de soin que tu ne reçois et ne gardes les parures, les bijoux que je te donne. C’est qu’au fait, il faut être juste ; un collier de diamans présenté par la main d’un mari ne vaut pas à beaucoup près une simple rose offerte par la main d’un amant. »

Francisca devint rouge jusqu’aux paupières. Ce n’était pas de honte qu’elle se colorait ainsi, c’était d’un peu de colère et de beaucoup de pitié.

— « Vous êtes fou, Arthur. J’aime les fleurs, vous le savez. Quand M. Roger m’en apporte, je les reçois sans distinction de la main qui les donne. D’ailleurs, il ne m’en parle pas sans cesse ; il ne s’inquiète ni du prix que j’y attache, ni de l’usage que j’en fais. Vous, vous me reprochez continuellement les présens que je dois à votre générosité Si je les demandais encore ! mais non, c’est vous qui me forcez à les recevoir. Ah ! gardez ceux que vous pourriez me faire, reprenez ceux que vous m’avez faits, vos reproches me les vendent trop cher, je ne veux plus les acheter à ce prix.

— Te les reprocher, moi, bon Dieu ! regarder comme perdu ce qui peut t’embellir ou flatter ta vanité ! Va, je te voudrais autant de joie de les posséder que j’ai de bonheur à te les offrir ! »

Madame Dérigny baissa la tête et réfléchit.

— « Arthur, voulez-vous m’entendre avec toute la patience et l’attention que j’ai mises à vous écouter ?

— Oui, parle, ne garde rien dans ta pensée ; j’ai besoin de la savoir toute.

— Je vous l’avouerai, mon ami, je ne vous ai pas compris d’abord ; vous m’avez irritée tant que vous ne m’avez paru qu’injuste ; vous l’êtes encore, mais vous êtes malheureux, et ma colère s’en va. Vous me faites sentir la nécessité d’une explication. Je regrette maintenant que vous ne l’ayez pas cherchée plus tôt. Nous nous sommes trompés tous deux, Arthur ; vous me pensiez ce que vous êtes, et je vous croyais ce que je suis. Née en Catalogne, élevée par des parens espagnols, ayant reçu d’eux une éducation peut-être un peu plus étendue que celle que mes compatriotes reçoivent d’ordinaire, mais cependant tout-à-fait dirigée dans l’esprit de mon pays, ayant vu le monde et passé dix-neuf ans aux lieux de ma naissance, malgré tout cela, je ne suis pas Espagnole, c’est-à-dire dans le sens que vous l’entendez. Si mon visage est catalan, il me serait bien difficile de vous dire de quel endroit est mon cœur. Ce qu’il y a de certain, c’est que la nature ne l’a pas fait comme celui de mes compatriotes. A-t-il l’exaltation de moins ou la raison de plus ? c’est ce que je ne déciderai pas. Je n’ai pas attendu jusqu’à ce jour pour découvrir cette différence de caractère. Il y a long-temps, mon ami, que je m’en suis aperçue ; dès l’instant où j’ai pu penser par moi, j’ai senti que je ne pensais pas comme les autres ; plus tard, quand je me suis vue forcée par la situation de mon oncle de me heurter à la société, j’ai écouté le bruit, j’ai regardé l’éclat du monde, et ni mes oreilles ni mes yeux n’ont fait parvenir la séduction à mon cœur ; être à part, je m’isolais dans moi. S’il existe des personnes dont le corps échappe à l’influence de toute contagion pestilentielle, il faut qu’il en soit de même à l’égard de certaines âmes.

Vivant sous un ciel enfiévré de passions, moi, je n’ai respiré qu’un air tiède et calme. Cependant, ne croyez pas, mon ami, qu’aucune affection ne puisse trouver place dans mon cœur ; les sentimens y pénètrent peut-être avec moins de bruit, mais ils s’y établissent avec plus de solidité que dans beaucoup d’autres. À la vérité, ils ne produisent pas dans moi de ces secousses violentes qui agitent et brisent même quelquefois les ressorts de la vie. Je ne crois pas qu’il me soit possible d’éprouver le bonheur jusqu’au délire, ni le malheur jusqu’au désespoir. Je n’use pas ce que j’éprouve à le dépenser en démonstrations, et je ressens peut-être avec autant de force que vous, Arthur, j’aime moins que vous si vous voulez, mais j’aime mieux, car j’aime en amitié comme en amour d’un sentiment tout simple réduit à lui-même ; je ne l’orne pas d’illusions, je ne le colore pas d’un reflet de prisme, aussi la raison et le temps ne peuvent rien lui ravir ; et, voyez-vous, vous serez long-temps aimé, car je vous aime, Arthur.

— Tu m’aimes !

— Oui, quelque injuste que vous soyez maintenant, quelques torts que vous puissiez avoir envers moi dans la suite.

— Je ne sais si je dois me plaindre ou me réjouir de cette disposition d’esprit. Étrangère comme je vous l’ai dit sur le sol natal et au milieu de mes concitoyens, il m’était impossible, je le sentais, de sympathiser avec eux ; ma tranquillité n’allait pas à leur enthousiasme. Aussi dans mon rêve d’avenir, je me créais une patrie d’avenir sous un autre ciel, je plaçais ma vie auprès d’une existence paisible comme elle, je les enfermais toutes deux dans une étroite réalité, à l’écart du monde ou l’approchant sans se lier. Sans les vapeurs de sa lourde atmosphère et la mélancolie de ses habitans, j’aurais choisi la !… Oh ! c’était elle qui me souriait, le pays où je désirais un toit pour m’abriter vivante, une tombe pour m’envelopper morte. La France, belle, pure et naïve !… Non, vous ne pouvez vous faire une idée de ma joie quand mon oncle me proposa de l’accompagner dans son voyage. Quand je vous connus, Arthur, je me sentis doucement aller vers vous par le penchant de mon cœur ; je vous crus semblable à moi de caractère, et je vous aimai ; je fus heureuse de vous appartenir. Cependant il faut de la franchise, il y avait dans vous quelque chose qui me déplaisait, c’était votre goût pour tout ce luxe que je vous voyais prodiguer, sans utilité, sans cause. Chez mon oncle, j’avais appris le danger qu’il y a de s’enorgueillir d’une pareille vanité. Et dans mon mari, je ne désirais ni l’apparence, ni la réalité même de la richesse. Mais je me flattais de vous ramener à des goûts plus simples, moins coûteux. Je me suis trompée ; depuis notre mariage, chaque jour a amené pour vous la nécessité d’une nouvelle dépense ; le besoin est né de l’habitude ; et maintenant, permettez-moi cette comparaison, peut-être fausse, peut-être juste : dans votre soif d’éclat et de bruit, il vous faut du luxe, dans vos sensations, dans les sentimens que vous inspirez, comme il vous en faut dans les meubles, dans les vêtemens. Vous me demandez de l’extravagance et vous refusez ma raison.

— Ta raison, ta froideur, ton dédain plutôt. Mon père était raisonnable comme tu prétends l’être, ma mère insensée comme moi, et ma mère est morte de sa folie ; car c’était une démence incurable, un mal qui lui rongeait le cœur, une souffrance de toutes les minutes… celle qui m’est réservée.

— Mais calmez-vous, mon ami, et s’approchant d’Arthur qui s’était levé et marchait à grands pas dans la chambre, elle passa son bras sous celui dont il se pressait la poitrine, s’appuya la tête contre son épaule, leva timidement les yeux et répéta doucement : je vous aime. Dérigny inclina son front vers celui de sa femme, sourit avec une exprèssion de doute et d’amertume. Et montrant à Francisca une glace placée devant eux.

— Regarde, lui dit-il ; sur quel visage trouves-tu l’empreinte d’un sentiment profond, extrême de cette exaltation d’âme que tu nommes folie ?

— Ah ! répondit-elle confuse et craintive, c’est que mes yeux reflètent votre cœur comme les vôtres le mien.

— Si tu dis vrai, tu as raison, tu n’es pas Espagnole… Mais achève, que faut-il à ta vie ?

— Du repos, du silence, quelqu’un à aimer, à entourer de mes soins, une médiocre fortune, assez pour vivre sans misère et quelque chose de plus pour faire un peu de bien… Voilà tout.

— Et moi aussi, je ne demanderais pas davantage au sort pour être satisfait de mon lot ; si tu étais ce que j’avais cru, ce que tu devrais être, ce qu’était Louise ; près d’elle, au-delà de son amour, qu’il m’eût fallu peu de chose pour être riche de bonheur…… Ma pauvre Louise ! »

Et ce nom lui brûla les lèvres.

Il repoussa le bras de sa femme, fit quelques pas encore, et se laissant tomber dans un fauteuil, se mit à pleurer à sanglots ; sa voix, presque étouffée, jeta ces mots à travers ses soupirs.

— « Francisca, que tu me rends malheureux !

— Vous ne me croyez donc pas ?

— Eh ! mon Dieu si, je te crois, et c’est parce que malgré moi je me sens convaincu par tes paroles, que je souffre ainsi, que je suis mille fois plus malheureux que je ne l’étais hier, hier, quand j’étais jaloux. Oui, ma confiance en toi me fait mille fois plus de mal que tous mes soupçons ensemble… Oh ! si ma jalousie pouvait revenir, il y avait encore un peu de bonheur au fond de ma peine. »

Cette fois, madame Dérigny resta muette d’excès de surprise.

— « Oui, ayant foi dans ta vertu, dans ton respect de toi-même, je préférerais la jalousie à cette léthargique sécurité, cette froide garantie de tes sentimens pour moi. Jaloux, épiant avec des convulsions d’angoisses ton amour pour un autre, dans tes paroles, dans tes regards, dans ton silence, dans ton sourire, dans ta tristesse ou dans ta joie ; portant partout avec moi l’image exécrée d’un odieux rival, la voyant se dresser comme un spectre, debout, devant ma pensée… Eh bien ! ce tourment atroce, infernal, serait encore plus doux à souffrir que ce repos, cet anéantissement dans lequel tu me plonges.

— Comment cela, mon ami ?

— Comment ? — Eh ! ne le conçois-tu pas ! Jaloux, je me dirais elle ne m’aime pas, mais je pourrais me dire elle aime ; et peut-être un jour, le temps, mes soins, ma douleur, son inconstance à lui, ou son repentir à elle la feront se retourner vers moi, me payer mes tourmens, refaire ma vie avec son amour ; me rendre heureux… Et le bonheur après la peine ; c’est un pur et brillant sourire du soleil après la sombre colère d’un orage. Il fait plus beau dans l’âme après la souffrance, comme dans le ciel après la tempête. Le présent me manquait, mais l’avenir était devant moi coloré d’un faible rayon d’espoir… et maintenant…

Il posa une main sur le sein de sa femme à la place du cœur. C’était une interrogation muette, et cherchant une réponse décisive par la pression de cette main brûlante. Immobile, elle resta là quelques minutes et s’ôta… La réponse était faite. — Maintenant, continua-t-il, rien pour moi dans l’avenir, hors la souffrance qui se rive à mon âme comme les fers aux bras du coupable Rien !… comme dans ce cœur qui ne bat que pour témoigner de ton existence. Malheureux ! j’avais foi dans ces yeux imposteurs !… D’où reçoivent-ils donc l’éclat qui les anime ?… N’est-ce que la réflexion de la lumière que les rayons du jour répétés dans ces yeux, comme dans l’onde, dans le cristal !… Et moi qui, dans le feu de leurs regards, croyais voir jaillir des étincelles dame… Funeste déception, vérité plus fatale encore Elle ne sait pas aimer.

— Mais, Arthur !

— N’ajoute pas un mot, Francisca ; ton cœur est là pour démentir ta voix ; tu ne peux lui commander de palpiter plus vite, de parler d’amour, et la tranquillité de ses battemens est l’irrécusable preuve de ta morne indifférence, de ta paisible insensibilité… Mais que veux-tu ? ce n’est pas ta faute, c’est la nature qui t’a faite ainsi… ce n’est pas toi qui m’as trompé, c’est moi qui m’abusais et qui voudrais racheter au prix de ma vie quelques instans de mon erreur évanouie pour jamais. Hélas ! pourquoi ai-je voulu savoir ton cœur ? pourquoi l’ai-je appris ?… La leçon m’a coûté cher, je l’ai payée de ce qui me restait d’espérance. »

Et ses yeux n’avaient plus de larmes ; son désespoir les séchait à la source. Francisca se recueillant dans sa pensée, achevait de comprendre Arthur autant qu’il était possible qu’elle le comprît. Consciencieuse, elle s’accusait de n’avoir donné que du malheur à celui qui, la choisissant pour l’aider à traverser la vie, l’avait crue pour lui dépositaire d’un trésor de félicité. Tous deux souffraient, mais non de la même peine ; tous deux gardaient le silence.

Une voix se fit entendre, celle du temps ; la pendule sonna trois coups ; Dérigny se leva. — « Allons, dit-il, désormais toutes les heures seront semblables pour moi, elles auront entre elles une effrayante parité d’infortune. Me voilà tombé de l’illusion dans la réalité ; et ma tâche est la résignation… Puissé-je la remplir !

— Me pardonnez-vous ? dit sa femme en se levant aussi.

— Eh ! mon Dieu tu n’es pas coupable ; et toi me pardonnes-tu mes soupçons ?

— Oh ! oui. » Elle se jeta à son cou, l’embrassa ; il sortit.

C’était l’heure où il donnait audience à son homme d’affaires, où l’amant exalté devenait spéculateur, et passait de la poésie de l’amour à la prose de l’or.

VI

UNE LEÇON DE MONDE.

N’avez-vous jamais porté de ces secrets affaissans, de ces secrets à vous seul, fardeau pesant d’émotions déchirantes, s’alourdissant tout à coup d’un surcroît de douleur ? Et, succombant sous cette charge de peine, n’avez-vous pas ressenti le besoin d’alléger votre faix en jetant dans un cœur ami la confidence des tourmens du vôtre ? Dans cette situation, si vous l’avez quelquefois éprouvée, dites, la première personne qui vous abordait avec des regards ouverts, saluait avec d’affectueuses paroles, ne vous a-t-elle pas semblé un être disposé à recueillir dans son âme ce qui pourrait tomber de la vôtre ?… Et vous avez parlé, ne pouvant plus vous taire, et croyant qu’on vous comprenait.

Heureux si vous ne vous êtes pas trompé, si le hasard, en vous amenant un confident, a justement conduit vers vous celui qu’il fallait à votre secret ! si vos aveux ont touché le but, si celui qui vous écoute vous donne ce que vous demandez en échange de ce que vous lui dites ! non d’impuissantes phrases de consolation, car vous ne voulez pas qu’on vous console, mais des paroles de pitié, parce que vous voulez qu’on vous plaigne, qu’on vous affermisse dans la conviction de votre malheur, qu’on vous persuade que dans le calcul de vos souffrances vous étiez encore en arrière de compte… Voilà ce que vous voulez, n’est-ce pas ? Il semble que la direction naturelle à tous les désirs de l’homme devrait être vers le bonheur comme celle de l’aimant vers le pôle… Eh bien ! étrange, inexplicable bizarrerie du cœur, on se sent vraiment quelquefois insatiable de peine.

La visite de l’homme d’affaires ne dura pas ; Arthur se hâta de le congédier : la figure de cet homme lui fatiguait les yeux. Et d’ailleurs, après l’entretien qu’il venait d’avoir, comment tenir à parler des caprices de la bourse, à former un plan de spéculation d’intérêt ?… Déshérité d’amour, que lui importait la fortune !

En contradiction complète avec lui-même, puisqu’il se trouvait alors dans la situation que nous avons essayé de décrire, Dérigny resta seul dans son cabinet, et signifia à son valet de chambre de le dire absent ou non visible, si quelqu’un se présentait pour le voir. Il s’assit devant son bureau, et, s’y accoudant, se prit la tête à deux mains. Son imagination remplie de noires vapeurs, en créait un fantôme d’avenir. Il voyait sa vie traversant un chemin désert, foulant un sol aride, respirant dans un air sans parfum, sous un ciel sans clarté, n’ayant pas dans sa route une fleur à cueillir, une borne où se reposer un instant, et lentement dans la nuit arrivant à la tombe, s’y asseoir pour ne plus se lever.

Mais son attention fut tout à coup détournée de son lugubre sujet par un dialogue entre son domestique et Roger, qui, forçant la consigne, entra sans qu’Arthur eût songé à s’enfermer pour se défendre contre la brusque attaque du joyeux assaillant.

— « Je savais bien qu’il était là, s’écria le bruyant Roger, et ce coquin qui m’assurait effrontément… J’ai vu l’instant où j’allais retourner sur mes pas avec tous les honneurs d’une défaite… Est-ce que vous vous faites mettre sous clef, mon cher ?

— Quelquefois, pour me débarrasser des importuns ; mais la consigne ne vous regardait pas, et je m’étonne que Pierre…

— C’est bien ; mais si j’ai quelque jour antichambre et laquais, et si vous venez me voir »

Dérigny, sans répondre, ferma la porte et approchant un fauteuil du sien l’indiqua à Roger, qui ne s’y plaça qu’après avoir passé d’un regard l’examen de la physionomie renversée d’Arthur.

— Quand plaira-t-il à votre esprit de redescendre sur la terre du haut des régions éthérées, des plaines vaporeuses, ou perdu dans quelque lointaine excursion ?… Allons, beau mélancolique, regardez, non à vos pieds, mais : sur votre bureau, et lisez, approuvez. »

Roger plaça sous les yeux d’Arthur un journal ouvert sortant de la presse et tout humide encore.

— « Eh bien ! vous ne voyez pas ?

— Quoi ?… qu’est-ce ?

— Comment ! je vous présente hier un journaliste ; aujourd’hui je vous apporte un journal, et vous me demandez ce que c’est !

Ah ! c’est vrai, l’article promis, la description de mon bal.

— La plus ampoulée, la plus amphatique relation du monde. Du merveilleux comme dans les Mille et une Nuits : il n’y manque qu’un salon de cristal et ces lustres d’escarboucles ; mais c’est égal, c’est brillant comme le soleil en plein midi. Admirable !… Du Pbébus d’un bout à l’autre, et des mots sonores ronflant comme une symphonie de grosse caisse et de timbales En résumé, superbe !

— Où donc ? demanda froidement Dérigny.

— Là, là, aveugle. »

Arthur lut bas, reploya le journal et ne fit aucune réflexion.

— « Pour le coup, mon cher Dérigny, il faut que quelque sorcier, quelque lutin se mêle aujourd’hui de gouverner votre tête. Comment ! vous avez lu, et vous n’êtes pas subitement tombé dans une ravissante extase d’admiration !… Cela se conçoit-il ?… Vous serait-il arrivé depuis hier quelques fâcheux événemens ?… Auriez-vous…

— Rien, mais cette enflure de style, ce pathos me déplaît.

— Que diable avez-vous donc aujourd’hui ? Voyons, seriez-vous malade ?… Mais en effet, vous paraissez l’être… vous avez le visage tout assombri.. » vous semblez respirer avec une difficulté !…

— Cette fenêtre »

Et Roger courut l’ouvrir avec empressement. À sa folle gaieté succéda tout à coup un ton calme, sérieux, presque triste, un ton d’ami.

La croisée qu’il venait d’ouvrir donnait sur le port. Dérigny et lui se mirent au balcon ; une bouffée de vent qui fit crier les feuilles des arbres et passa dans les cheveux d’Arthur, jeta un peu d’air et de froid sur ses lèvres brûlantes. Roger le pressait de questions affectueuses sur ce qu’il éprouvait, c’était en vain que le malade s’obstinait à taire sa souffrance, le secret sortait du cœur et s’approchait de la bouche… Ils se retirèrent du balcon, refermèrent la croisée et s’approchèrent du feu ; Arthur, un coude sur le marbre de la cheminée, une main sur la poitrine ; Roger, s’appuyant les deux bras sur le dossier d’une chaise, posée en équilibre comme pour s’y agenouiller… L’un parla, l’autre écouta ; tous deux long-temps.

Car lorsqu’une puissante commotion se fait sentir à l’âme, que la secousse qui l’agite soit l’effet de la peine ou celui du bonheur, quand on peut librement raconter ce qu’on éprouve, lorsque l’auditeur que vous avez choisi ou accepté pour vous entendre témoigne de sa docile attention par un silence dont la durée se mesure sur celle de votre récit et qu’entrecoupent seulement, comme de faibles pauses, certaines exclamations d’usage ah !… vraiment !… qui l’aurait cru ?… Après ! etc., etc. Quand, dis-je, on vous écoute ou qu’on paraît vous écouter ainsi, combien les images se pressent à la pensée, les paroles viennent vite aux lèvres. Dans ce cas-là, la joie et la souffrance babillent également et ne peuvent se taire avant d’avoir tout dit, ce qu’elles peuvent dire et même quelquefois ce qu’elles devraient cacher.

Si quelque témoin invisible eût assisté, magique spectateur, à ces deux scènes de la vie d’Arthur, ne se fût-il pas trouvé tenté de trahir sa présence en s’écriant : Halte-là ! mon pauvre Dérigny ! Assez de folies dans un jour. Vous jouez un détestable rôle ; vous êtes un véritable bouffon, larmoyant, pitoyable personnage, croyez-moi. Comment ! vous avez devant vous celui qu’hier vous regardiez comme l’assassin de votre bonheur, un homme bon à pendre, selon vous, pour un pareil méfait ; un rival dont vous étiez jaloux jusqu’à l’hébétement, et que vous eussiez volontiers bâillonné, pour étouffer dans sa bouche ces doux sons italiens, ces amoureux accens dont les modulations passionnées vous torturaient, vous crispaient, comme l’eût fait un hymne infernal, hurlé à vos oreilles par un cœur de démons !… Et c’est à ce même homme que vous allez confier vos douloureuses et tant soit peu ridicules sensations ! c’est l’ami dans le sein duquel va descendre votre secret ! c’est à lui que vous allez dire : Ma femme ne m’aime pas ! Si quelque salutaire réflexion ne vient à votre aide, je ne réponds pas que moi, que vous intéressez sans le savoir, je ne sois, pour vous rendre visite, obligé de traverser bientôt les immenses cours du Sanitat et de vous chercher, non dans un élégant et riche salon comme celui-ci, mais de vous regarder à travers la grille d’une étroite cellule, ou pénitent triste ou joyeux, ayant tout fait pour endormir votre raison, vous attendrez, sous le bon plaisir de la Providence, qu’il plaise à Dieu de la réveiller. Je pencherais à croire que c’est par pressentiment que vous êtes venu vous loger aussi près que vous l’êtes de l’hôpital des fous, afin de ne pas avoir la fatigue d’une longue route pour y arriver.

Si ces paroles eussent été prononcées dans le cabinet d’Arthur, il les eût prises pour l’écho de cette voix intérieure qu’on appelle conscience ou prudence, selon le cas dont il s’agit, et qui, dans le fond de sa pensée, lui disait à peu près ce que nous venons de dire. Il hésitait, combattu entre la crainte et le désir de parler. Mais réfléchissant que s’il avait été jaloux, il ne l’était plus de qui que ce fût au monde ; qu’il pouvait raconter ses soupçons, sans nommer, sans indiquer en rien celui que son ombrageuse imagination lui avait un instant représenté comme un rival aimé, et d’ailleurs, entraîné à l’indiscrétion par un invincible besoin d’ôter son secret de son cœur… il parla.

Roger l’écoutait avec une admirable attention, sans changer d’attitude, sans laisser échapper d’autres mots que ces espèces d’aparté qui signifient, parlez toujours, je vous entends. Dérigny, encouragé par la contenance de son auditeur, se laissait aller à peindre jusqu’à la moindre de ses émotions. Plus il parlait, plus sa poitrine se dégonflait de soupirs. À chaque image passant de son esprit à sa voix, sa tête s’allégissait, son front devenait moins brûlant ; certes, la potion la plus calmante l’eût moins physiquement soulage que cette verve d’élocution.

Mais quand il eut tout dit, quand la vibration prolongée de sa dernière phrase avertit celui qui l’écoutait que la parole lui était accordée à son tour et qu’on attendait sa réponse, alors laissant aller avec bruit la chaise sur laquelle il s’appuyait, Roger, le visage animé d’une ironique gaieté, les traits contractés, les muscles agités par une soudaine et joyeuse convulsion, les lèvres écartées, les dents à découvert, fil entendre un long et fougueux éclat de rire, bruyant, insultant, satanique, et s’avançant vers Dérigny :

— « Ma parole d’honneur, il est fou ! s’écria-t-il. »

Stupide, muet de surprise, Arthur fit en arrière un mouvement spontané.

— « Oui, fou ! archifou ! continua Roger dans son imperturbable audace. Quels yeux terribles ! bon Dieu ! quel air courroucé ! Allons, mon cher, calmez-vous, la fureur vous va mal.

— Monsieur ! savez-vous bien !…

— Que je suis un impertinent, n’est-ce pas ? c’est vrai, quant à l’air du moins. J’ai tort, grandement tort… Tenez, pardonnez-moi, comme je m’accuse avec toute la franchise et la promptitude possible. Que voulez-vous, ce que vous m’avez dit n’est qu’un tissu d’extravagance et j’ai ri… sans dessein, malgré moi. Encore une fois, j’ai eu tort, car j’aurais dû réfléchir que si vous êtes insensé, vous êtes malheureux, que vous n’avez pas le sens commun dans vos chagrins, mais que vous n’en souffrez pas moins et beaucoup ! … Vous avez la fièvre, j’en suis sûr. »

L’impertinent saisit le bras de l’insensé, et de force le retint immobile un instant, sous les doigts qui en inspectaient les pesantes et capricieuses pulsations.

Lorsque l’air et le ton sérieux furent revenus sur son visage et dans sa voix, lorsque Dérigny, décourroucé, fut en état de l’entendre, Roger reprit avec une gravité doctorale :

— « Écoutez-moi, tant que vous avez parlé, j’ai cherché phrase à phrase l’explication de ce que vous disiez. Dans ce que vous n’avez probablement regardé que comme une relation de faits, je n’ai vu, moi, que l’exposé de votre caractère ; vous l’avez, sans vous en douter, entièrement déroulé devant moi et mis dans tout son jour, à la portée de ma petite vue intellectuelle. En vous traduisant à mesure, émotion à émotion, en abaissant l’idéal au niveau du positif, j’en suis venu à vous connaître beaucoup mieux que vous ne vous connaissez vous-même.

— C’est un peu fort !

— Nullement. J’ai mis une demi-heure à étudier mon Dérigny, ce n’est pas aller vite ; il m’est souvent arrivé d’apprendre, corps et âme, tout un individu dans une minute.

— Ah !

— Sans doute, il y a tant de gens qu’un regard, un geste, une intonation vous révèlent tout entiers. Mais vous, vous étiez un peu difficile ; il y a, dans votre caractère, des points presque imperceptibles, des nuances presque insaisissables.

— Que votre sagacité a pourtant vus et saisis ?

— Ma sagacité ! merci ; vous m’allez faire une réputation d’observateur.

— Puisque vous me savez si bien, vous plairait-il… Comment dirai-je ? de m’enseigner mon Moi ?

— Si vous voulez, me voilà prêt à vous donner en même temps une leçon de monde… Je n’entends pas monde, ce qu’on a coutume de nommer ainsi, ces niaiseries d’usage, ces puériles études sur le maintien et sur la voix, ce catéchisme du bon ton ; je veux dire, par leçon de monde, ce qu’on définit en style vulgaire par savoir mener sa barque, et ce que j’exprimerai d’une façon plus noble avec une figure plus poétique, par savoir s’orienter sur l’océan du sort. Enfin, ce que je veux vous apprendre, c’est à faire l’analyse raisonnée de votre existence sociale.

— Eh bien ! voyons, mon maître.

— Pourriez-vous d’abord me dire lequel est le plus sage, quand le bonheur se présente, de le recevoir ou de le renvoyer ?

— Plaisante question… le recevoir et bien vite, ce n’est pas un tel visiteur qu’on renvoie ou qu’on fait attendre.

— C’est pourtant ce que vous faîtes.

— Comment ?

— Mais oui, voilà je ne sais combien de temps qu’il se morfond à votre porte et vous l’y laissez bien décidé à ne pas ouvrir. Vous croiriez déroger à votre dignité d’homme sensible en lui donnant audience ; ce n’est pas un hôte d’assez bonne compagnie pour vous, et s’il était aussi effronté que moi, s’il entrait malgré vous, mal lui prendrait, je crois, d’avoir été assez hardi pour forcer la consigne.

— Ainsi, selon vous…

— Vous êtes malheureux, parce qu’il vous plaît de l’être ; car ce n’est pas le sort qui vous boude, mais c’est vous qui lui faites la moue.

— Je vous remercie de m’apprendre qu’il ne tient qu’à moi de faire connaissance avec le bonheur, c’est une découverte que je n’eusse pas faite à moi seul, et s’il me prend envie de voir un peu comme il s’annonce…

— C’est tout justement l’envie qui ne vous prendra pas. Et tout calculé, je pense que vous ferez aussi bien de le laisser où il est ; car je ne vois guère de communauté possible entre vous deux.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Pourquoi ? C’est que le malheur vous est devenu nécessaire ; vous l’avez rendu inhérent à votre nature, c’est quelque chose d’indispensable à votre existence, un aliment intellectuel dont vous ne pouvez plus vous passer ; aussi, crainte d’en manquer, vous en faites provision, et s’il vous en fallait subir une disette, je vous regarderais en danger d’inanition sentimentale, d’étisie d’âme… Enfin, mon cher, vous avez la passion du malheur, c’est une passion tout comme une autre et dans la hiérarchie des vôtres, c’est celle qui occupe le premier rang.

— Comme un précepte s’appuie ordinairement sur un exemple… je pense…

— Comment donc ! C’est où j’allais en venir. Voyons, que vous manque-t-il ? Vous êtes jeune, maître de vous ; vous possédez un nom que la particule n’allonge pas, il est vrai, de sa syllabe orgueilleuse, mais auquel elle se joindrait fort bien sans avoir l’air d’une saugrenue ; un nom flanqué d’une bonne et vieille estime, et gracieux et facile pour la prononciation, ce qui n’est pas entièrement à dédaigner ; car un nom harmonieux résonne quelquefois aussi doucement à la pensée qu’à l’oreille. Vous n’êtes pas ce qu’on appelle un joli garçon, mais une tournure élégante, une physionomie pensive et distinguée, une mise simple et riche, un organe doux et lent, joint à d’excellentes manières, à une certaine nonchalance, donne à votre personne un aristocratique je ne sais quoi, un vernis de grand monde, demi-boudoir, demi-salon. Vous êtes riche et savez profiter de votre fortune ; ce qui n’est pas aussi facile qu’on pense. Vous avez le goût de la dépense, du luxe, du grand ton, vous vous satisfaites ; roi de la mode, vous exercez un empire plus despotique que beaucoup de souverains ; vous êtes admiré par les uns, dénigré par les autres ; mais tout le monde parle de vous, c’est le grand point, louange ou blâme, peu importe, c’est de la publicité qu’il faut à toute espèce de gloire.

Dans la situation où vous êtes placé, une femme étant un indispensable meuble d’apparat, vous avez trouvé dans madame Dérigny ce qu’il vous fallait tout juste pour le monde, une femme jeune, jolie, instruite, gracieuse sans minauderies spirituelles, sans prétentions ; ni prude, ni coquette de cœur, respectant ses devoirs et ne rachetant pas la régularité de sa conduite, par l’âcreté, la faroucherie de son caractère. Une femme qui n’a pour vous qu’une affection légère à porter, qui ne vous aime pas… d’amour s’entend… C’est admirable, et si vous n’êtes pas content, je ne sais pas ce qu’il vous faut.

— Ce qu’il me faut, ou plutôt d’abord ce qu’il ne me faudrait pas, c’est cette affection bourgeoise, cette amitié vulgaire, aussi commode à donner qu’à recevoir, qu’on accorde aisément et presque toujours à plusieurs à la fois. Ce sentiment, enfant de l’estime, nourri par l’intimité et qu’on pourrait, selon moi, désigner sous la dénomination de courtoisie du cœur. Mais ce que je voudrais, ce que je n’ai plus même la chance d’obtenir, la consolation d’espérer, c’est cette large et profonde affection dans laquelle s’enferment toutes les autres ; c’est ce sentiment dominateur, dont la tyrannique et puissante volonté se place au-dessus des lois et des entraves de la raison, quand la raison et le monde prétendent l’enchaîner et lui commander. Ce qui me manque, c’est de l’amour, c’est une âme donnée tout entière, mais une âme à sensations énergiques, ardentes et pourtant suaves et flexibles, hors du pouvoir du temps, toujours fraîches d’illusions et fortes de réalités ; c’est un être tout à moi, qui pense avec ma pensée, existe avec ma vie, une femme !

— Amoureuse !… Eh ! malheureux ! savez-vous ce que c’est que d’être adoré d’une femme ?

— Je crois l’avoir su, répondit Arthur avec un acre sourire, et il ne me semblait pas que ce fût un si grand malheur !

— Mais cette femme n’était pas la vôtre ?

— Elle devait l’être.

— Oh ! ce n’est pas la même chose. Tant pis pour vous, mon cher, si vous ne comprenez pas la différence qui doit exister entre l’épouse et la fiancée. Persuadez-vous donc bien, s’il est possible toutefois, que cette vérité trouve place parmi vos convictions, que l’amour est admirable jusqu’au jour du mariage et ne vaut plus rien dès le lendemain des noces.

— Et comment cela, je vous prie ? Je sais bien qu’il arrive souvent que le contrat de l’hymen est le testament de l’amour ; mais je ne vois pas que ce soit un bonheur qu’il en arrive ainsi. Et si vous vouliez m’expliquer comment il…

— Ce serait un peu long, et d’ailleurs vous ne me comprendriez peut-être pas. Mais ce que je vous dirai, c’est que rien n’est insipide, obsédant, comme une femme à langueurs, à adoration, qui ne vous regarde jamais sans larmes dans les yeux, qui ne peut vous parler sans soupirs dans la voix… Quel fardeau !… quel ennui !… Et quand elle est jalouse, bon Dieu !… c’est une malédiction, c’est un enfer ! des gémissemens, des bouderies, du désespoir ou de la rage !… La jolie petite existence pour un mari ! Si je le deviens jamais, je me donnerai de garde, je vous jure, d’aller m’empêtrer dans une passion conjugale.

— Oh ! je le conçois, brillant papillon, vos ailes se dévelouteraient à rester ployées.

— L’amour ! voilà donc le point central autour duquel tourbillonnent vos regrets du passé, vos ennuis du présent, vos demandes à l’avenir. L’amour ! Et ne savez-vous donc pas que tous ces beaux sentimens, cette théorie du tendre, ce code de galanterie chevaleresque, jadis si habilement discuté devant des juges au doux minois du temps des plaids d’amour… que tout cela n’est plus qu’une gothique toilette de cœur, aussi bien passée de mode que les vertugadins et les pourpoints à aiguillettes de rubans roses ; que cette sentimentalerie romanesque n’est plus qu’une vieille monnaie qui n’a plus cours dans le commerce du monde. Et quand bien même nous serions encore dans ce bon temps où les hommes mouraient d’amour, oseriez-vous aller déplorer votre douloureux sort ? mari, pourriez-vous chanter votre femme ? Avez-vous jamais entendu parler de l’épouse d’un chevalier ou de celle d’un troubadour ? Eh non ! les véridiques historiens des Céladon, des Amadis, n’ont jamais suivi les belles et les héros plus loin qu’à l’autel. Une fois là, ils les ont vite serrés dans la boîte d’oubli. Oh ! sensible écho des bords fleuris du Lignon, quel dommage, que, par malice, vous vous soyez avisé de devenir muet ! de quelles délicieuses lamentations ne vous eût pas fait résonner mon amoureux ami que voilà !

— Il me semble, mon cher professeur, que vous voulez vous tirer d’embarras par une plaisanterie, comme un avocat à court de preuves par un outrage.

— Du tout. Ne criez pas au fait ! m’y voici. La première chose que vous avez à faire, c’est de vous convaincre de cette vérité : D’autres temps, d’autres mœurs, à laquelle vous pourrez ajouter ce vulgaire proverbe : Il faut hurler avec les loups. Vous êtes dans le monde, eh bien ! soyez du monde ; jouez avec lui à égal enjeu. Sachez, dans l’échange des sensations données et reçues, établir, habile négociateur, une juste balance entre les avances et le remboursement ; tâchez de ne risquer que le moins possible, dans la crainte de perdre. Mettez votre cœur de côté, ne vous servez que de votre tête comme du meilleur, du seul fonds qu’on puisse avantageusement exploiter aujourd’hui. La société ne prend plus d’actions sur les âmes ; gardez la vôtre en magasin comme on fait d’une marchandise qui ne trouve pas de chalans. Élargissez la superficie de vos émotions, mais diminuez-en la profondeur. Tant que la fortune aura biens et plaisirs à vous jeter en passant, prenez toujours, c’est une folie que de refuser ce qu’elle offre ; il faut en accepter jusqu’au plus petit brimborion de jouissances ; il faut rire avec la vie tant qu’elle est joyeuse, et lorsqu’elle devient chagrine… Vous ne m’écoutez pas, je crois : et ma leçon…

— Mon esprit la comprend, mais mon cœur…

— Eh bien ! tant pis pour votre cœur ; ce n’est qu’un petit-maître, un douillet qui crie, holà ! pour le moindre petit bobo ! Et comment ferait-il donc s’il lui venait un bon gros malheur ! Tenez, je vous en voudrais un bien conditionné, pour vous guérir de tous vos petits chagrins. Vous haussez les épaules… Allons, je le vois, c’est décidé, j’ai fait en pure perte une assez forte dépense de morale ; mais, comme je ne suis pas rhéteur de profession, je ne regrette ma harangue que parce qu’elle vous a ennuyé sans profit. Je vous laisse tel que vous étiez avant mon sermon. Puissé-je ne pas vous retrouver tel, si je vous revois jamais ! car je pars. J’allais, je crois, m’en aller, sans me souvenir du motif pour lequel je suis venu, celui de vous faire mes adieux.

— Vous partez ? dit Arthur en revenant à lui comme d’un songe.

— Oui, dans deux jours ; mon colonel a reçu ce matin un ordre de départ.

— Où allez-vous ?

— À Rennes. Avez-vous quelque commission pour cette ville ?

— Pas pour le moment ; merci, mon cher.

— Présentez mes hommages à madame Dérigny ; mettez-moi à ses pieds dans la plus humble attitude. Je ne cherche pas à me présenter chez elle ; je pense que d’après la belle scène que vous lui avez faite, elle ne doit pas être visible de tout le jour. Je lui épargne donc ma visite ; celle que je viens de vous faire est assez longue pour compter pour deux. Adieu donc, mon cher Dérigny, tâchez de vous désenamourer, c’est la plus importante chose que je puisse vous souhaiter pour votre repos… Ah ! mon Dieu ! six heures bientôt ; je me sauve ! Adieu.

— Adieu, mon cher Roger !

Ils se pressèrent la main et se quittèrent : entre eux, c’était une amitié.

VII

LA MARQUISE DE FERMONT.

C’était à Rennes que le régiment de Roger se rendait en garnison.

Parmi les nombreuses lettres de recommandation, certification d’amabilité, de grâces et d’esprit, dont le beau lieutenant emportait un portefeuille rempli, il s’en trouvait une dont l’adresse avait long-temps arrêté ses regards, avait occupé d’un doux travail sa facile imagination. C’est que dans ces trois ou quatre petites lignes ne contenant qu’une demeure et qu’un nom, il y avait cependant de quoi faire méditer assez profondément une tête de jeune homme ; car c’était le nom, c’était la demeure d’une belle, jeune, riche et noble dame. La marquise de Fermont.

Quelques mots sur elle et sur sa famille.

La comtesse de Kersanec, sa mère, était un de ces êtres qui, venus de nos jours, sont de véritables anachronismes vivans, une de ces âmes retardataires, façonnées pour le quatorzième ou quinzième siècles. En arrivant à point, la comtesse eût été parfaite pour remplir le rôle d’une fière suzeraine du moyen-âge. Vanité de rang, orgueil de fortune, hautaine raideur de caractère, ténacité d’opinions, soumission passive et méticuleuse aux lois des préjugés, haine déclarée contre toute innovation sociale, exigence sévère des droits acquis, fanatisme, intolérance en fait de religion, d’honneur, oubli du bien, souvenir du mal, rien n’eût manqué ; l’esprit de la féodalité s’était incarné dans cette femme ; mais le malheur, c’est qu’elle était venue trop tard.

Semblable à ces corps célestes qui n’étant pas lumineux par eux-mêmes, brillent cependant par l’effet de la réflexion, de la clarté de leur soleil, dont les rayons passant à travers ces astres transparens, jettent leur doux éclat dans les cieux et scintillent pures et divines étincelles comme autant de diamans sur le front de la nuit. Tel le comte de Kersanec, vrai miroir des sentimens et des opinions de sa femme, ne savait être que le reflet, l’écho de ce qu’elle ressentait et pensait. L’altier esprit de la femme pétrifiait à son gré le faible et timide esprit du mari qui remplissait avec la plus servile exactitude la tâche d’émotion qu’il plaisait à la comtesse de lui donner à remplir. Nous nous dispenserons de définir son caractère ; ce serait une description tout aussi superflue et ridicule, vu son inutilité, que celle qu’on ferait du reflet d’une personne dans une glace après en avoir exactement dépeint la taille, la tournure, le visage et le vêtement.

Savez-vous qu’il y a dans le monde beaucoup de messieurs de Kersanec, beaucoup de caméléons à figure humaine, qui même ne se bornent pas comme le comte à ne refléter qu’un seul individu, et qui répètent indistinctement toutes les différentes nuances des différens caractères en face desquels ils se trouvent. Le moyen de connaître ces esprits qui ne vivent que d’emprunts, est on ne peut plus facile ; vous n’avez qu’à leur demander : que pensez-vous de telle chose ? ils vous répondront : faites-moi d’abord connaître votre avis ; vous le leur direz et ils ajouteront, à n’en pas douter, voilà justement ce que je pense. Et cela ce sera vrai, car vous, vous serez la voix, eux l’écho !

Mariée jeune, madame de Kersanec vit s’écouler plusieurs années, sans qu’il plût à Dieu d’exaucer la demande qu’elle lui faisait d un héritier de son nom. La première fois que l’espérance d’être mère vint lui sourire, en s’appuyant d’une certitude, la comtesse, confondant le désir avec la réalité, se persuada qu’elle portait dans son sein un vicomte de Kersanec, et dans ses rêves d’orgueil maternel, bâtissant l’avenir de ce noble enfant, elle le voyait, déjà marchant à grand pas dans le chemin de la fortune et des honneurs, obtenant, pour récompense de ses glorieux services, de ses dignes travaux militaires le grade de maréchal de France, et qui sait, peut-être ressusciterait-on en sa faveur la charge de grand connétable… Mais force lui fut d’ajourner ses brillans songes ; car le garçon fut une fille ; le futur connétable, une demoiselle de Kersanec.

La pauvre petite eût couru grand risque de n’avoir pour lot d’affection qu’une portion de haine, si la comtesse n’eût conservé l’espérance d’obtenir plus tard, ce don d’un fils qui lui était refusé. L’amitié qu’elle eut pour Ambroisine, tint d’abord de la résignation et puis ensuite… Il faut expliquer cela.

Madame de Kersanec détestait en masse la classe roturière. Manans et bourgeois étaient regardés par elle comme une secte à part, une caste de parias. Mais il était un point exceptionnel, un avantage qui, possédé par un villain, le rendait à ses yeux presque l’égal d’un seigneur, et polissait d’un vernis de noblesse et d’éclat une obscure et basse extraction. C’était la beauté, doux et puissant privilège, qu’en vain l’art voudrait accorder ; présent qu’on reçoit de la seule nature, niveau qu’elle passe sur l’inégalité, levier souvent plus fort que le génie ou la gloire. La fierté patricienne de la noble comtesse disparaissait devant un beau visage plébéien et lui rendait un involontaire hommage d’admiration. Beaux traits, belle âme ! pensait-elle. C’était sa conviction, sa manie, sa faiblesse.

Le premier regard qu’elle jeta sur son enfant fut pour elle une concession pénible ; mais en examinant la tête d’ange de la petite Ambroisine, en calculant toutes les chances possibles d’un développement favorable à ces traits déjà si purs et si gracieux dans leur enfantine expression, elle se dit que sa fille serait belle, et elle l’aima.

Deux autres rejetons sortirent de la tige des Kersanec ; hélas ! deux filles encore ! mais Dieu qui les prit en pitié, les rappela bientôt de la terre au ciel ; la mort les trouva mûres au bout de quelques jours, pauvres petites ! ce fut heureux pour elles. La patience de la comtesse se trouvait épuisée ; il ne lui en restait plus pour subir une quatrième fille, lorsqu’il en vint une. Celle-là ne s’en fut pas du monde ; elle y resta pour porter, innocente victime, le poids de la haine d’une mère. Malheureuse Juliette ! enfant réprouvée ! tu fus maudite en venant au jour, par celle qui t’avait donné l’être, et le sein paternel ne t’offrit pas un refuge pour t’y sauver de cette injuste et cruelle inimitié. Quand sa femme te vouait à une éternelle exécration, ton père eût-il osé t’aimer !

Juliette fut éloignée de la maison de ses parens ; une cousine de sa mère la prit chez elle et l’éleva. La comtesse la voyait à peine une fois par an et autant aurait valu qu’elle ne la vît jamais, car Juliette n’annonçait pas devoir être belle.

Le comte mourut ; sa veuve ramassa tout ce qu’elle avait d’affections éparses dans le monde, pour les verser sur un seul objet, son Ambroisine, à qui chaque jour apportait un surcroit de charmes. Beauté achevée à dix-sept ans, elle épousa alors le vieux et riche marquis de Fermont, ancien officier-supérieur. L’orgueil et l’intérêt décidèrent cette alliance, qui ne fut pas un sacrifice pour celle qui la forma ; car son cœur ne brûlait pas encore de cette fiévreuse ardeur qu’on nomme amour.

La jeune marquise devint veuve au bout de trois ans. Héritière des biens de son mari et ne perdant ainsi que lui par sa mort, elle le regretta cependant. Son deuil fut vrai. Mais le temps qui cicatrise de creuses blessures effaça par degré cette peine qui ne pouvait être profondément incrustée. Lorsque le dernier atour funèbre fut détaché de sa parure, la joie se trouva toute revenue à la pensée de la marquise. Elle regarda devant elle, vit un large présent, un avenir plus immense encore ; les plaisirs en réalité, le bonheur en espérance. Or, l’amour étant ce qu’une femme prend pour le bonheur, elle attendait un être à aimer. À l’époque où Roger vint à Rennes, le cœur et même les yeux d’Ambroisine n’avaient pas encore aperçu l’idole aux pieds de laquelle elle avait à déposer l’offrande de son âme. Cache-toi ! cache-toi bien vite ! ferme tes yeux, voile ton cœur… Il vient, ne regarde pas !… Imprudente, c’est la vue du serpent qui fascine et qui tue — Sauve-toi !

La marquise avait habité Paris. Trois hivers passés dans la capitale où M. de Fermont l’avait conduite, en avaient fait une femme selon la mode, un esprit à l’ordre du jour. Après la mort de son mari, elle revint à Rennes pour y passer le temps de son deuil et puis, acclimatée de nouveau sur le sol natal, elle ne songea plus à le quitter. À Paris, quelque grâce, quelque beauté qu’elle eût, elle ne pouvait au milieu de la foule fashionable, se dessiner en ligne aussi saillante qu’elle le faisait au sein d’une société de province et dans une ville où sa fortune et son nom la plaçaient au premier rang. Sa maison, ouverte à des visiteurs nombreux, mais choisis, devint le temple du bon goût. La secte initiée par l’aimable divinité aux gracieux mystères de son culte, était ce qui composait l’élite de la société de Rennes et des châteaux environnans. Madame de Fermont, plus sage en cela que sa mère, ne pensant pas qu’il fallait faire preuve de ses quartiers de noblesse pour être admissible dans le monde, donnait l’entrée de ses salons à tous ceux qui, par leur esprit, leurs grâces ou leurs talens, pouvaient embellir ou animer ses réunions.

La marquise faisait marcher de front, chez elle, la causerie, la musique et la danse. Mais le jeu était consigné et n’entrait pas. Madame Ferment éprouvait à la vue d’un tapis vert une sorte d’horreur qu’elle ne pouvait dominer. Un de ses oncles, ayant autrefois perdu sa fortune au jeu, s’était tué de désespoir. Le souvenir de cette mort se cramponnait à sa pensée comme des ongles aigus ; chaque fois qu’elle apercevait une table de jeu, il lui semblait que toute personne ayant des cartes à la main et de l’or sous les yeux, courait la chance d’être à la veille d’un crime ou d’un suicide. Les joueurs étaient donc bannis de chez elle, et ainsi le plaisir, en y entrant, ne traînait pas du moins l’intérêt a sa suite.

Ce fut dans son château, peu distant de la ville, que la marquise reçut la première visite de Roger, que lui adressait une dame de ses amies qui demeurait à Nantes. Cette dame le lui recommandait comme un homme charmant, précieux pour le grand monde, et dont une maîtresse de maison devait se trouver ravie de faire les honneurs à la société. Roger valait la louange, rien dans la lettre à madame de Ferment n’était exagéré ; c’était l’homme le plus séduisant à connaître superficiellement ; mais à connaître à fond… ah ! c’était par malheur le revers de la médaille, et peut-être allait-elle se retourner.

Habitué à plaire, n’ignorant aucun de ses nombreux avantages, habile à s’en servir, passé maître dans l’art de charmer, de subjuguer une femme, certain de ses forces, guidé par l’espérance, fier d’un succès immanquable, ne se laissant abattre par aucun revers et n’abandonnant jamais, après une attaque manquée, le siège d’un cœur ou d’une tête, ne déposant les armes qu’après le triomphe, Roger visait à coup sur, nulle de ses flèches ne tombait à terre sans avoir touché le but. Jamais le beau lieutenant n’avait en vain souhaité de plaire.

Comme un général, qui le matin d’une bataille évoque, pour ranimer son courage, le souvenir de ses victoires, les voit passer nobles et fières devant sa pensée ; d’une main elles semblent appeler à elles la nouvelle sœur qui leur doit naître, tandis que de l’autre, elles ramènent pour s’en draper, s’en couvrir tout entières, leur manteau de gloire, aux vastes plis, aux couleurs éclatantes. Ainsi Roger, en se rendant au château de la marquise, réveillait dans sa mémoire le souvenir de ses innombrables conquêtes. La plus grande partie, pour ne pas dire la totalité de ces images de femmes, étaient tracées dans son esprit comme ces caractères formés avec de l’encre sympathique, qui ne sont visibles que par l’effet de la transparence de la lumière ; ces pauvres images ne s’apercevaient qu’en les approchant du feu de la vanité, mais elles se trouvaient alors très voyantes ; car l’imagination qu’elles peuplaient était réchauffée par un ardent brasier d’amour-propre.

Cheminant, accompagné des plus séduisantes chimères, Roger se voyait déjà seigneur suzerain du château de Fermont. Il se sentait approvisionné de si fortes munitions d’amabilité, qu’il croyait pouvoir, sans risque, tenter l’attaque du cœur de la belle châtelaine, forteresse inexpugnable encore, mais qui ne pouvait manquer cette fois de se rendre à discrétion.

Ce jour-là, quoiqu’elle fût loin de pressentir qu’un cheval et la destinée conduisaient au grand trot vers elle un aussi dangereux ennemi, Ambroisine était triste sans chagrin, affaissée par cet ennui léthargique, effet sans cause, si pesant à porter et que l’on consentirait volontiers à échanger contre un malheur, ainsi qu’un paralytique qui voudrait échanger l’engourdissement qui l’immobilise contre la crise la plus nerveuse, la plus acérée. L’ennuyée, pour sentir la vie à l’âme, le malade, pour la sentir au corps.

Un visage nouveau est souvent un remède sûr dans cet état de pesanteur, de souffrance énigmatique, qu’on ne se définit pas en soi et qu’on explique aisément dans un autre. Lorsqu’on annonça à la marquise qu’un messager inconnu lui apportait une lettre, qu’il ne voulait remettre qu’entre ses mains, elle se pressa de donner l’ordre d’introduire sur-le-champ le porteur de la dépêche. Elle se leva, déjà toute légère d’ennui, pour aller, du moins d’un pas, au-devant de l’estafette. Elle était debout, tenant un des battans de la porte qu’elle avait ouverte, dans l’impatience de voir venir à elle quelqu’un dont elle ignorait le visage.

— « Entrez, monsieur, avait-elle déjà dit que les pieds éperonnés de Roger n’avaient pas encore franchi le seuil du salon. »

Il entra, s’inclina. Jamais, peut-être, il n’avait mis autant de grâce respectueuse dans un simple salut, et la marquise, jamais peut-être autant d’hésitation, d’embarras dans une révérence.

— « Ivonet, dit-elle à son valet de chambre, donnez un siège et allez avertir ma mère Monsieur, voulez-vous bien… »

Il s’assit, présenta son passe-port, c’est-à-dire ia lettre d’introduction. La marquise la prit, ses doigts distraits brisèrent machinalement le cachet et ses yeux lurent d’abord seuls ; enfin, sa pensée ramenée sur le papier acheva la lecture. Elle referma la lettre, la posa sur une petite table placée près d’elle ; et, d’une voix qu’elle s’efforça d’inémotionner, elle s’informa, par acquit de bienséance, de la santé de madame de Gervin, de la manière dont elle partageait le temps ; et, après avoir fait ces indispensables questions d’usage :

— « Monsieur, continua-t-elle, j’espère que ce ne sera pas la dernière fois que vous me procurerez l’honneur de vous voir, si vous avez, comme me l’assure madame de Gervin, autant d’obligeance que d’aimables talens ; j’aurai, maîtresse de maison, une dette de reconnaissance à payer à la personne qui vous adresse à moi. La présence d’un convive tel que vous, monsieur, est un véritable trésor pour la société, et surtout inappréciable dans une réunion de province dont le cercle d’agrément est toujours un peu étroit ; mais vous savez élargir celui dans lequel vous vous placez, et si vous ne dédaignez pas…

— Madame, interrompit Roger, avant de décider dans ma conscience si je puis ou non croire au compliment que je viens d’entendre, me permettrez-vous devons adresser un reproche ?

— Un reproche ! à moi, monsieur volontiers Eh bien ?

— C’est débuter par une énorme faute de lèse-courtoisie, c’est peut-être porter un coup mortel à la réputation que m’a faite auprès de vous madame de Gervin, mais, poussé à cela par une forte tentation de vérité, je vous dirai, madame, que, sous une apparence d’humilité, j’ai trouvé beaucoup de vanité dans ce que vous venez de prononcer d’obligeantes paroles.

— De la vanité !… Comment cela, monsieur ?… À coup sûr, s’il y en a dans ce que j’ai dit, j’en ai mis sans le savoir.

— Oh ! non, vous le saviez bien| ; car vous ne pensez pas, madame, que partout où vous êtes on puisse soupçonner l’absence de quelque séduction, et que vous ayez besoin d’autres que de vous-même pour compléter le charme de vos réunions. Non, madame, vous n’êtes pas, vous ne pouvez être à ce point ignorante de vous-même, et c’est à peu près comme si vous me disiez : Je suis laide ; vous croirais-je persuadée, madame ? et n’y aurait-il pas beaucoup d’orgueil dans cette fausse confidence ?

Madame de Fermont rougit jusqu’aux yeux ; heureusement pour son embarras, sa mère entra.

En apercevant Roger, la comtesse de Kersanec ressentit intérieurement un étourdissement d’admiration ; elle se trouvait en face du plus bel homme qu’elle eût encore aperçu. Aussi reçut-il de la hautaine dame un accueil parfait d’aménité.

Les lois de l’hospitalité étaient religieusement observées au château de Fermont. Si c’eût été du temps qu’un nain montant la garde sur une plate-forme, annonçait en donnant du cor, qu’un arrivant réclamait passage sur le pont levis, abri sous le toit et siège à la table, les échos eussent souvent répété l’annonce retentissante ; car il était rare qu’il ne se présentât pas tous les jours grande et nombreuse compagnie. Cependant ces dames, par extraordinaire, avaient été seules le matin ; mais, avant le dîner, il arriva successivement au château plusieurs personnes des environs.

Roger fut retenu. Le repas fut animé, gai sans bruit, spirituel sans malice. Madame de Gervin, dans le catalogue des qualités de celui qu’elle cautionnait, n’avait pas oublié la délicieuse voix dont les sons avaient si bien éveillé la jalousie du pauvre Arthur. On fit de la musique, et l’harmonieux chanteur fut, comme on s’en doute, applaudi par des bravos d’extase. Le parc fut exploré. La journée passa vite, la nuit vint, on se sépara… c’était dommage.

— Je l’aurais parié ! s’écriait au retour la tête du lieutenant.

— Reviendra-t-il ? se demandait le cœur de la marquise.

— C’est un bien bel homme ! prononçait la voix de la comtesse.

Amour ! la flèche est partie !

VIII

UN TISON.

D’importantes affaires d’intérêt appelaient Ambroisine à Paris ; mais il y avait de la glue à Rennes, comment s’en arracher sans y laisser au moins la moitié de soi-même ?

Nous n’oserions guère assurer que le prétexte derrière lequel la marquise retrancha sa résolution de rester fût bien fort de réalité, de probabilité même ; mais, plausible ou non, elle en trouva un, et la comtesse partit pour Paris chargée de la procuration de sa fille, qui revint à Rennes aussitôt le départ de sa mère.

Le temps inaperçu avait marché sans bruit, et emporté à la sourdine cinq ou six mois de l’existence de madame de Fermont ; c’est qu’on ne songe pas au temps quand on aime, et elle aimait bien, la pauvre femme.

Regardez, ils sont ensemble, les voilà tous deux assis devant la cheminée d’un petit salon ; Ambroisine est placée dans une bergère et lui est à ses pieds, assis sur un petit tabouret ; il soulève la tête vers elle, et de ses grands et beaux yeux attache sur les siens un regard immobile et passionné, et semble plongé dans une suave méditation d’amour. La Marquise laissait, distraite, ses jolis doigts s’égarer dans les anneaux soyeux et parfumés des cheveux de jais qui, par l’effet du contraste, relevaient encore l’éblouissante blancheur du front noble et pur de Roger, et tous deux se taisaient,

Oh ! qu’entre deux êtres pareils d’âme, un tel silence gardé quand les paroles extérieures sont permises est une voix éloquente ! Intime langage parlé de cœur à cœur, combien n’as-tu pas d’igénieuses expressions, de doux idiotismes, que les lèvres ne peuvent traduire ! heureux qui te parle, ineffable et mystérieux langage !

C’était le soir ; la clarté de la lampe, dirigée horizontalement, laissait le plafond et la moitié de la hauteur des murs dans une douteuse obscurité ; mais le côté de la cheminée était doublement éclairé et par la lampe et par un feu large et brillant. La bûche à demi consumée qui soutenait les autres, s’étant rompue, un tison enflammé roula fumeux et pétillant, et se heurta avec contre la digue de cuivre qui l’arrêta au premier bond de sa course ardente ; mais, s’étant brisé dans le choc, plusieurs éclats s’élancèrent impétueusement et retombèrent sur le tapis. Ambroisine, effrayée, se leva en poussant un cri, et Roger se saisissant des pincettes, se hâta de renvoyer vers le fond de l’âtre ces étincelans débris.

— Peureuse, dit-il en se retournant vers la marquise pâle et tremblante. Mais aucune étincelle ne vous a touchée, mon ange ?

— Non, je ne crois pas, répondit-elle avec insouciance et presque avec tristesse. J’ai eu peur, je l’avoue, mais non de quelque accident causé par la chute de ce feu. Nous ici, aucun danger n’était à craindre.

— Et qu’avez-vous craint, mon Ambroisine ?

— Je ne sais ; mais il m’est venu au cœur un mouvement spontané d’effroi, qui me l’a rétréci, glacé comme l’étreinte d’un douloureux pressentiment. C’est qu’aussi, il faut si peu de chose pour faire retomber de la vie idéale dans l’existence positive !

— Et la réalité parait bien aride et bien sombre à mon Ambroisine ?

— Oh ! ne dites pas cela, mon ami ; ma vie est brillante et parfumée, car vous la colorez de bonheur et l’embaumez d’amour !

Puis un touchant, un long sourire à l’indicible expression, s’arrêta sur ses lèvres dont la pâleur s’en allait.

— Alors, qui vous a donc effrayée, mon amour ? quelle crainte a pu jeter dans votre pensée sa douleur incisive ?

— Ce n’est pas, croyez-le bien, Roger, un doute sur mon bonheur présent ; mais c’est un coup d’œil rapide, tombé malgré moi, sur la fragilité de ce qui nous paraît de plus solide en fait de ressorts, d’existence et de félicité. Ce feu écroulé, eh bien ! si personne ne se fût trouvé ici, une seule étincelle, en s’arrêtant sur ce tapis ou en jaillissant vers ces rideaux, n’eût-elle pas suffi pour embraser, pour dévorer les objets auxquels elle se serait attachée ? Et bientôt la flamme, en s’agrandissant, devenue un large et mordant incendie…

— Mais rien de tout cela n’a couru la chance d’arriver.

— Non ! mais j’ai soudain pensé que le bonheur était comme la vie, sans cesse exposé à mille événemens destructeurs contre lesquels la prévoyance la plus active se précautionne souvent en vain. Je me suis dit qu’un instant suffisait pour entraîner de la félicité la plus exquise à l’infortune la plus amère… et j’ai eu peur.

— Eh mon Dieu ! ma bien-aimée ! si nous regardions ainsi à toutes les pierres du chemin, oserions-nous jamais faire un seul pas ? Il vaut mieux aller à l’aveugle. Mais, pour dissiper cette noire pensée qui vous attriste, consultez vos croyances superstitieuses ; et si vous voulez attacher un présage à ce feu défait, choisissez celui-ci comme un des plus accrédités : un tison qui roule, c’est le sort qui apporte un événement heureux. Ce qui reste à savoir, c’est si nous avons tous deux une part dans l’événement promis, ou s’il ne doit arriver qu’à l’un de nous deux un surcroît de bonheur ; si c’est à moi, c’est peut-être enfin le choix de ce jour de suprême félicité, ce jour où le sceau des lois doit s’apposer à notre amour. Mon amie, vous le retardez bien long-temps ; combien de millions de vœux ardens n’ai-je pas adressés à l’avenir pour qu’il se hâtât de me l’apporter. Oh ! pourquoi ne voulez-vous pas qu’il vienne ce beau jour d’hymen ? Si vous saviez, Ambroisine, combien, par le retard, vous jetez dans mon âme de doutes accablans ! Si vous le saviez, le remords vous prendrait de tout le mal que vous me faites, vous auriez pitié de ma lourde attente. Vous me diriez : tel jour, à telle heure, nous serons unis pour l’éternité. Mais non, vous ne voulez pas me le dire encore ; vous êtes femme, et la peine que vous causez sourit à votre orgueil ; vous êtes fière de mes tourmens : plus je souffre et plus vous reconnaissez l’étendue de votre pouvoir, plus vous croyez…

— Ce que je crois, mon ami, c’est que je ne mérite pas d’être accusée de cette coquetterie de puissance que vous me reprochez. S’il est vrai que je possède quelque empire sur vous, je ne veux l’exercer qu’au profit de votre bonheur.

— Hypocrite ! c’est pour mon bien qu’elle recule ainsi le jour de notre union — et je l’accuse !… Ah ! je suis vraiment un monstre d’ingratitude.

— Ne vous ai-je pas dit que le rapprochement ou l’éloignement du jour de notre mariage dépendait du plus ou moins de promptitude dans le résultat du voyage de ma mère à Paris.

— Oui, mais vous a-t-il plu de me dire quel est ce résultat que vous attendez ? Non. Vous me laissez me fatiguer l’âme à s’égarer de conjectures en conjectures, à se heurter contre mille doutes, mille chances de malheur, sans pouvoir saisir la moindre probabilité. Et quand je vous demande, inquiet, tourmenté, quand je vous prie en grâce, à genoux, de m’apprendre ce qui s’oppose à votre décision, vous souriez de me voir souffrir et répondez joyeuse ; C’est mon secret, vous le saurez. Oh ! pitié pour mon inquiétude, pitié ! Ambroisine ; parlez ! dites-moi pourquoi vous le repoussez si loin dans l’avenir, l’instant qui doit consacrer notre amour ? Parlez ! votre silence me fait bien malheureux !

Les yeux de Roger étaient humides ; il y a une grande et magique éloquence dans des pleurs amoureux. Ambroisine, délicieusement émue, prit une des mains de son bien-aimé, la porta à ses lèvres, y déposa un baiser de repentir, et dit :

— Ne m’accusez pas, mon Roger, ne me gâtez pas, par vos reproches, le plaisir de la surprise que je veux vous faire. Laissez-moi garder mon secret quelques jours encore. C’est le dernier que j’aurai, je vous promets, foi d’amie, vraie et fidèle, de ne plus rien vous cacher… Curieux que vous êtes, savez-vous que vous êtes pire qu’une femme ! Allons, il boude encore. Mais rassurez-vous donc, persuadez-vous bien que ma résolution de lier ma vie à la vôtre est réelle, inébranlable ; qu’elle a été prise par mon cœur, par ce cœur tout à vous. Non, ce n’est point une résolution due au caprice et frivole comme lui. Et si l’un de nous deux doit mettre obstacle à notre mariage, ce sera vous qui ne voudrez plus de moi, et non pas moi qui refuserai d’être à vous. Oh non ! ma destinée vous est soumise. Premier venu dans mon cœur, vous y posez un sceau que rien ne pourra briser. Nul avant, nul après… Toi seul, ô mon souverain maître ! et toute mon âme à toi ; oui, toute ! car je t’aime d’estime, d’amitié, d’amour… Et toi ! m’aimes-tu, despote adoré ?

— Oh ! oui ! oui !

— Il la serra contre son sein.

— Il est tard, reprit-elle ! Voyez, onze heures déjà. Que le temps est agile. À demain, mon bien-aimé, à demain. Quoi ! vous restez encore ! partez donc, importun.

Il sortit. Ambroisine resta long-temps, après son départ, à rêver d’amour éternel, de bonheur sans mélange, à s’applaudir de son choix Hélas ! bientôt pourtant tu dois t’évanouir, brillant mirage d’amour !

IX

UN TITRE.

Arrêtez-vous, jours de bonheur qui fuyez avec tant de vitesse, arrêtez-vous, Ambroisine est heureuse !…

À demain, mon bien-aimé, avait-elle dit la veille à Roger lorsqu’il la quitta… À demain…

Deux marteaux se firent entendre à la fois, l’un était celui de la pendule, qui annonçait chaque soir à Ambroisine l’heure du retour du beau lieutenant, et l’autre, qui avertissait qu’il était à la porte de l’hôtel de Fermont, On l’ouvrit, il entra…

Roger trouva la marquise tenant en main un volume de don Quichotte.

— Je lisais en vous attendant, lui dit-elle, l’histoire de ce bon chevalier de la triste figure. C’est mon héros favori. Savez-vous bien que j’ai une passion pour lui.

— Je vous remercie de l’aveu, mais ne me donnez jamais que de semblables rivaux, et je vous pardonnerai votre inconstance.

— Oui, je l’aime par l’effet d’une certaine sympathie entre son caractère et le mien. Car j’ai regret parfois, à ce beau temps de la chevalerie errante, à cette fidélité des amans d’autrefois envers la dame de leur pensée, à cette noble et téméraire valeur des jeunes preux. Et je me disais, quand vous êtes entré, que si nous eussions vécu de ce temps-là, je vous aurais pris pour mon chevalier, si vous m’aviez voulu pour votre dame. Dites, m’eussiez-vous choisie ? eussiez-vous porté mes couleurs, proclamé mon nom dans les tournois ? M’eussiez-vous envoyé vos captifs enchaînés, vos géans vaincus ?

— Et vous, belle dame, eussiez-vous, adorable inhumaine, réduit par vos rigueurs le pauvre esclave de vos charmes au désespoir, à la folie ou à la mort ? Ou bien, pour le récompenser de sa bravoure, pour le payer de sa constance, lui eussiez-vous octroyé le don précieux de votre cœur ?

— Oui, si vous eussiez été mon chevalier, vous eussiez été le seigneur de mes pensées, le roi de mon âme… comme vous l’êtes, mon ami.

— Vous m’aimez donc ?

— Ingrat !… Il le demande, il ne le sait peut-être pas.

— C’est que je ne pourrai jamais en être assez persuadé, mon ange. Mais où en étiez-vous de l’histoire du brave et galant don Quichotte de la Manche ? Sa redoutable épée venait-elle de pourfendre quelque géant, de mettre en fuite une armée rangée en bataille ?

— Non, pas encore. J’en étais à l’endroit où l’inimitable amant de l’incomparable Dulcinée du Toboso, après avoir fait la veille des armes dans la cour d’une hôtellerie, se fait conférer, par l’aubergiste, l’ordre de chevalerie. Vous êtes arrivé au moment où le héros à genoux reçoit sur l’épaule l’indispensable coup de plat d’épée. En lisant ce passage, il m’est venu la fantaisie de vous conférer aussi, moi, cet ordre que peut-être vous ne voudriez pas recevoir.

— Loin de le refuser, je solliciterai même de votre courtoisie de me l’accorder dans le moindre délai possible, et surtout de ne pas oublier le baiser d’usage nécessaire à la validité de cette auguste cérémonie.

— Eh bien ! voyons, je vous dispense de la veille des armes. Voici justement votre épée, c’est ce qu’il nous faut. À genoux donc, les mains jointes, le front incliné… bien. Maintenant, recueillez-vous en silence, demandez au dieu des amans comme au dieu des héros, d’affermir dans votre âme le courage et l’amour. Jurez d’être ami fidèle et guerrier valeureux. Vous engagez-vous, par serment, à ne servir que votre dame, à n’aimer qu’elle ?

— Oui, je jure de n’adorer jamais que la noble et belle Ambroisine ! de n’avoir pas une pensée qui ne lui appartienne, de lui consacrer ma gloire, si j’en puis acquérir ; d’obéir à ses ordres, de me soumettre en aveugle à la moindre de ses volontés, de sacrifier tout pour elle, ma vie même, s’il lui plaît d’en vouloir l’abandon…

— Ce dernier serment est de trop. Après ?

— Je jure de n’entreprendre rien d’important qui n’ait obtenu son aveu ou ne mérite de l’obtenir. Je promets de l’invoquer comme mon ange tulélaire, ma divinité secourable. Et dès ce moment, je prends pour ma devise d’amant et de guerrier : Jusqu’à la mort ! Ambroisine et l’honneur.

Alors la marquise prit d’un air grave l’épée de Roger, en frappa légèrement à plat l’épaule de l’aspirant, la remit ensuite dans le fourreau, et se penchant vers lui lui donna le baiser de l’ordre.

— Maintenant, ajouta-t-elle, relevez-vous, noble et vaillant preux ; relevez-vous, beau chevalier. Édouard Roger, lieutenant au deuxième bataillon du troisième de chasseurs à cheval, vous êtes promu au grade de capitaine au premier bataillon du même régiment, en remplacement du comte de Lesseval, admis à la retraite. Vous êtes appelé à prendre place parmi la noblesse de France ; il vous est permis de porter et de signer comme vôtre le titre et le nom de baron de Saint-Aire. Sur ce, bien dûment autorisé par lettres et patentes accordées à vous, Édouard-Roger, rayé du cadre de bourgeoisie, fait noble et baron sous bon plaisir royal. Ainsi donc, relevez-vous, capitaine baron de Saint-Aire.

La marquise l’aida d’une main à se relever, et de l’autre, lui présenta un volumineux paquet revêtu d’un cachet ministériel. Roger la regardait d’un air interdit, ne pouvant comprendre ce qu’étaient ces papiers. Les dernières paroles de madame de Fermont ne lui avaient pas semblé plus sérieuses que les premières. Enfin, il regarda ! C’était bien son adresse, écrite sur une enveloppe, scellée dans les bureaux du ministère de la guerre.

— Eh bien ! vous ne lisez pas, vous ne comprenez pas, c’est mon secret devenu le vôtre. Allons, mon cher baron, reprenez vos esprits, sortez de ce grand étonnement.

Roger lisait. C’était une dépêche du ministère de la guerre, lui annonçant que S. M. Louis XVIII, roi de France, venait, à la recommandation de son Excellence et vu les bons renseignemens pris et donnés sur ledit Édouard Roger, de lui accorder le titre de baron de Saint-Aire et de l’élever au grade de capitaine.

C’était une surprise si étourdissante, que le nouveau baron fut quelques minutes avant de pouvoir débrouiller du chaos de ses pensées ce qu’il lui en fallait pour comprendre ce qu’il venait de lire, pour s’expliquer comment il recevait ces faveurs inattendues, et, il faut être juste, si peu méritées. Il était évident que c’était à la marquise qu’il était redevable et de son grade et de son titre. Madame de Fermont, bien qu’elle ne partageât pas les préjugés de sa mère et que l’amour qu’elle ressentait fût plus fort que toutes les considérations sociales, ne pouvait cependant consentir, sans une espèce de honte, à abdiquer le rang où sa naissance et son mariage avec le marquis l’avaient placée dans le monde, pour devenir la femme d’un simple lieutenant, d’un petit bourgeois. C’était devenir, en le faisant, la fable de toute la ville ; c’était passer pour une folle passionnée. Quelque amoindri qu’il fût par l’amour, son orgueil était encore assez puissant pour former opposition à son mariage. Madame de Kersanec, sentait aussi sa fierté se révolter à l’idée d’un gendre roturier, pour successeur d’un gendre marquis. Et quelque beau que fut Roger, quelque aimable qu’il fût pour elle, elle aurait cru déchoir à le nommer son fils. Enfin, ces deux dames s’avisèrent ensemble d’un remède à cette plaie de vanité. Voici comment elles parvinrent à l’appliquer :

Madame de Fermont était, par alliance, cousine à un degré éloigné du ministre de la guerre qu’elle avait connu et vu souvent du temps qu’elle habitait Paris. Madame de Kersanec, en partant pour cette ville, se chargea de voir son excellence. Le ministre alla au-devant de ses vœux, enchanté de pouvoir donner à sa belle parente une preuve de son amitié, en employant en sa faveur le crédit qu’il possédait auprès du Roi. Ce fut avec le plus gracieux empressement qu’il sollicita pour Roger les lettres de noblesse que Sa Majesté accorda au protégé par estime pour le protecteur. L’obligeant ministre joignit à l’envoi de ces lettres celui d’un brevet de capitaine. Madame de Kersanec se hâta d’adresser le tout à sa fille. On se doute bien, d’après cela, que ce n’était pas sans intention que la marquise, en attendant Roger, lisait ou feignait de lire les aventures du fameux don Quichotte.

Avant qu’il eut recouvré la parole que l’étonnement et la joie lui avaient fait perdre, cette explication s’était présentée nette et claire à l’esprit de Roger. Habile à commander à toutes ses impressions, à les cacher ou à les montrer selon qu’il lui était utile qu’on les connût ou qu’on les ignorât, sa science ne se trouva pas en défaut. En proie intérieurement à un délire de vanité, rien ne transpira au-dehors de son accès d’orgueil. Ce fut à la reconnaissance qu’il fit tous les honneurs de satisfaction qu’il ressentait ; et quand sa voix, qu’avait arrêté la surprise eut recouvré sa liberté, il saisit les deux mains de la marquise, y déposa de nombreux et rapides baisers, et dit :

— « Eh quoi ! mon Ambroisine, c’est à vous que je dois ces honneurs, ce rang que je vais occuper dans le monde ? Oh ! si vous pouvez deviner ce que j’éprouve, si vous connaissez des paroles qui rendent ma pensée, enseignez-les-moi ; car je n’en sais pas qui puissent la dire, et pourtant je voudrais l’exprimer.

— Mon ami, ceux qui s’aiment s’entendent du cœur, et je vous comprends.

— Ma bien-aimée, je vous devrai donc tout, bonheur, rang et fortune.

— On peut payer tout cela, et beaucoup plus encore avec un peu d’amour… et mon baron, je l’espère, n’est pas un débiteur insolvable.

— Oh ! non ! toute mon âme pour te payer ma dette.

— Soit, je la prends ; mais n’allez pas la redemander.

— Jamais.

— Me pardonnez-vous maintenant d’avoir eu un secret à moi, de vous avoir fait mystère de tout ceci, qu’il n’était bon de vous apprendre que comme projet accompli, et qui jusqu’à la réussite ne valait rien du tout à vous être dit ? M’en voulez-vous encore, mon beau chevalier ?

— Je n’ai guère en cet instant la force de vous en vouloir, mon adorée. Vous me faites pour cela trop heureux en m’arrachant du cœur la crainte empoisonnée qui l’ulcérait en silence, car je ne vous ai pas dit tout ce que j’ai souffert ; c’était horrible ! Si vous le saviez, si vous connaissiez le supplice continu auquel vous avez livré mon âme !

— Ne vous en souvenez plus que le temps de me le raconter, et puis oubliez-le pour toujours, ce tourment dont je suis la cause innocente ; car vous ne soupçonnez pas que je me plaise à donner la question à votre cœur. Voyons, mon ami, que pensiez-vous donc ?

— Je comparais ma destinée à celle de mon Ambroisine ; je trouvais nos deux places dans le monde, marquées si loin l’une de l’autre, qu’il m’était bien permis de craindre que l’amour fût impuissant à les rapprocher. Vous, ma femme ! vous, ma compagne pour la vie ! Pouvais-je croire mériter qu’il me vint autant de bonheur ! Je me rappelais en vain, pour me rassurer de mon doute, cette enivrante réponse que vous me fîtes, lorsque je vous disais, que si le ciel m’eût fait prince ou roi, ce n’aurait été qu’à vos pieds que j’aurais voulu enchaîner ma grandeur et ma liberté. Si vous étiez prince, m’aviez-vous demandé de votre douce et ravissante voix, m’aimeriez-vous plus que vous ne m’aimez ? Le pourrais-je, m’étais-je écrié, quand vous avez comblé pour moi la mesure d’amour que peut contenir un cœur d’homme ? Eh bien ! aviez-vous répondu, puisque vous ne m’aimeriez pas davantage, à quoi vous servirait d’être prince pour me plaire ? Et vous m’aviez tendu la main en ajoutant : Elle est à vous, mon Roger, soyez mon guide, mon appui, mon époux. Ces paroles enchanteresses, ces mots talismaniques, d’amoureuse magie me résonnaient en vain sans cesse à l’âme ; j’avais beau les écouter, je ne pouvais les revêtir de conviction, y ajouter foi, m’eût semblé l’effet d’une présomption presque coupable. Et, le dirai-je ? loin de chercher à m’en persuader, je tremblais d’y croire. J’avais peur d’accueillir une espérance qui, déçue, m’eût précipité du ciel dans l’enfer. N’était-il pas possible que votre orgueil eût pris mon cœur pour son hochet ? En accueillant mes vœux, en me promettant votre main, ne pouviez-vous pas, ma bien-aimée, vous être fait un plaisir de m’enivrer d’espérance, de me montrer le fantôme du bonheur ? Ne pouviez-vous pas ensuite me montrer la réalité auprès de l’illusion, me désabuser tout d’un coup, me briser, m’anéantir par un dé ces aveux qui tuent, me dire : Je ne vous aime pas ? Vous n’étiez pour moi qu’un simple jouet d’enfant, dont je me suis amusée quelque temps et que maintenant je foule aux pieds, parce qu’il m’ennuie ou qu’il m’en faut un autre.

— Ah ! Roger, quelle idée vous aviez de moi !

— Pardon ! mon amie, pardon ! ce que j’ai souffert m’a assez puni de mon injustice, ne me la reprochez pas !

— Croyez-vous enfin que je vous aime ? vous sentez-vous pleinement convaincu ? S’il vous reste quelques doutes encore, dites-les-moi, pour que je vous aide à les dissiper.

— Je n’en ai plus, je vous offenserais, si j’en conservais après la preuve d’amour que vous venez de me donner. Non, je n’ai plus peur de me tromper en me croyant heureux ! … Et vous, mon Ambroisine ?

— Ah ! doublement heureuse de votre bonheur et du mien… Ainsi, plus de nuages à votre ciel d’amour, n’est ce pas, mon ami ?

— Plus de soupçons, du moins, et si quelque peu de tristesse se mêle encore à la joie qui me gonfle le cœur, ce n’est pas votre faute, c’est celle d’un insensé, d’un orgueilleux… c’est la mienne.

— Eh qu’avez-vous donc, mon ami ? confiez-moi cette pensée amère. Vous dites qu’elle est folle, je me ferai raisonnable pour la combattre, si je le puis ; je ne veux pas que votre bonheur reste incomplet.

— Non, ma bien chérie, vous ne la saurez pas.

— Quoi ! je ne pourrai obtenir une petite confidence en échange de mon plus grand secret ! Méchant !

— Ne me pressez pas, de grâce ! Si j’éprouve en ce moment une seule émotion pénible à ressentir, c’est ma faute, je vous le répète, et j’ai raison de la vouloir cacher.

— Non, vous avez tort, très grand tort ; et si je ne puis rien sur vous par la prière, j’essaierai le commandement ! Vous êtes mon chevalier, vous devez m’obéir. Vous m’avez fait serment d’obéissance, ne vous parjurez pas, entendez-vous bien, Roger ; je veux tout savoir, tout ! Prenez garde à ne pas avoir dans votre pensée de porte dérobée dont vous ne me donniez pas la clef.

— Allons ! puisque vous le voulez !… Ambroisine, ce nom qu’on me permet de porter, ce rang que je vais posséder me seront chers, sans doute, ils me viennent de vous, mais ce n’est pas pour moi que vous me les avez fait obtenir.

— Et pour qui donc, s’il vous plaît ?

— Ce n’est pas pour vous non plus. Vous savez bien que je ne puis m’enorgueillir d’un titre et d’un nom qu’il m’est impossible de porter sans me ployer dessous ; car vous en conviendrez vous-même, Ambroisine, je n’ai rien en moi qui puisse justifier le présent qu’on a bien voulu m’en faire. Quant à vous, mon amie, je me flatte qu’hier vous n’aimiez pas moins et pas autrement le petit bourgeois, le simple lieutenant Roger, que vous n’aimerez demain le baron de Saint-Aire. J’étudie votre cœur dans le mien, qui n’aime, de la noble et riche marquise de Fermont, que la belle, la douce, la charmante Ambroisine !

— Oui, je le sais, mon ami, votre amour me regarde moi seule ; il ne voit ni mon rang, ni ma fortune. Mais achevez, pour qui donc vous ai-je fait obtenir…

— Pour le monde, pour les préjugés dont votre cœur, malgré l’amour, subit encore le joug glacé, le despotisme étroit. Je suis injuste de me plaindre et trop avide de bonheur : ne m’en avez-vous pas donné bien au-delà de ce que je devrais en avoir. Je le sens, je ne vaux pas l’entier oubli du monde ; tandis que vous valez pour moi mille fois plus que tout ce que j’oublie pour vous. Ce monde, dont l’image a fui de ma pensée quand la vôtre est venue prendre place dans mon âme, qu’avait-il à m’offrir ? de froids amusemens, de vains plaisirs frivoles, hochets de l’esprit. Et vous, mon ange ! quelle, ineffable félicité !

X

LE DÉDIT.

Vous qui, possédant la jeunesse, la beauté, le rang et la fortune, ne vous trouvez cependant en possession que d’une chétive part de bonheur, femmes ! qui, le cœur vide encore d’amour, accusez l’avarice du sort et lui demandez de remplir votre âme, en y plaçant une image chérie… vous qui, oubliant ou méprisant coque vous possédez, soupirez de regret et d’envie ardente, après ce qui vous manque, ce que vous embellissez par la magie du désir ; vous qui vous dites dans vos souhaits et dans vos plaintes : ôh ! si j’aimais ! si l’on m’aimait ! répondez : n’est-ce pas qu’Ambroisine est bien heureuse ! que si vous aviez la même somme de félicité qu’elle, le sort n’aurait plus rien à vous donner, car vous aimeriez et l’on vous aimerait ?

Vous croyez donc qu’on l’aime, quand épousant Roger, la marquise achète, du moins cette fois avec sa fortune, une provision de bonheur pour toute sa vie ? Eh bien ! laissez son existence s’alourdir de deux mois seulement, et fouillez dans son âme ; cherchez, recherchez dans tous les coins, si vous y trouvez le plus petit vestige de bonheur, vous serez plus habile qu’elle, car elle ne trouve plus rien.

Pauvre Ambroisine ! ce n’est pourtant pas la mort qui te l’a pris ton bonheur ; l’absence ne t’en a rien ôté, car il est là, tu le vois ; tu l’entends encore te répéter je t’aime, et ces mêmes mots, que tu écoutais naguère avec délire, que tu recueillais dans ta mémoire comme une phrase sacrée et céleste ! tu les entends résonner comme des paroles de réprobation, tu les écoutes avec stupeur, avec effroi… D’où vient donc, hélas ! ce qui les rendait si doux à ton oreille, à ton souvenir ? c’était d’y croire, et tu n’y crois plus ! Ta foi morte, ton dieu d’amour s’est évanoui comme un rêve. Illusion ! pourquoi t’en vas-tu emportant le bonheur avec toi ?

Elle n’y croit plus, mais qui l’a détrompée ? Comment a-t-elle su que celui qu’elle idolâtrait, qu’elle divinisait dans son culte, qu’elle voyait à ses genoux, comme un sujet soumis aux pieds de sa souveraine, qui paraissait ne penser que par elle, ne voir que par ses yeux, n’éprouver que par ses sensations, dont l’existence tenait à son amour et qui devait mourir s’il n’était plus aimé… comment a-t-elle appris que cet homme, acteur et non personnage dans ce beau drame sentimental, se revêtait d’amour avant de paraître en scène et rejetait son masque dès qu’il rentrait dans la coulisse ? Elle a su cela d’une façon toute simple, par un de ces événemens contre lesquels se heurtent ceux qui ne les cherchent pas, comme la pierre fatale contre laquelle vint se heurter le pied mignon de Perrette la laitière, et dont le choc inattendu causa la chute de son pot-au-lait. Vous savez cette histoire, n’est-ce pas ? le bonhomme vous l’a dite autrefois quand vous étiez enfant ; il vous l’a racontée avec toute sa bonne foi, sa naïveté de génie, et vous vous en souvenez, car ce que dit le vieux conteur ne s’oublie pas.

Or donc, quand la marquise rencontra ce maudit événement auquel elle s’attendait si peu, que dans sa prévoyance, elle ne l’avait jamais placé parmi les accidens dont son avenir pouvait être menacé, elle ne songeait pas comme Perrette, de poules couveuses, de vaches de métairies, mais elle songeait d’amour, de fidélité… lorsqu’ayant par hasard regardé par une des portières de sa voiture, elle aperçut au travers des vitres d’un magasin de nouveautés divers objets dont elle se ressouvint d’avoir besoin ; elle fit arrêter les chevaux et descendit.

Elle réfléchissait, indécise sur le choix de plusieurs étoffes qu’on s’était empressé d’étaler devant elle, lorsqu’un nom, qu’elle entendit prononcer tout près d’elle, par un commis causant à demi voix avec une demoiselle de boutique, la fit tressaillir depuis les cheveux jusqu’aux ongles et lui retira tout le sang vers le cœur. Elle s’arrêta, penchant l’oreille ; et, feignant d’examiner ce qui se trouvait sur le comptoir, elle écouta.

Si elle fût morte avant d’avoir entendu ce qui se disait, elle fût morte heureuse ; mais en ne vivant qu’une minute après l’audition de ce fatal dialogue, c’était assez de temps écoulé pour mourir la plus infortunée de toutes les femmes.

Grand Dieu ! ce Roger qu’elle adore, qui déjà doit à son amour le nom qu’il porte, le rang où il est parvenu, la place qu’il occupe ; cet homme à qui elle ferait présent de sa vie, s’il la lui demandait, lui donne lâchement une indigne rivale. Le baron de la veille sacrifie à la vaniteuse coquetterie d’une grisette l’amour si tendre, si exclusif d’une noble marquise. Il rit avec la petite fille de la folle crédulité de la grande dame ; il la foule aux pieds, la couvre d’opprobre, la froisse sous son mépris et rit de la perdre !

Et la malheureuse, en apprenant tout cela, n’a pas senti sa vie brisée par cette atroce secousse morale. Ses yeux sont secs, sa voix est tranquille ; elle écoute, elle parle… Oui, mais son cœur ! Oh ! supplices de l’enfer, vous ne devez pas être plus terribles aux damnés que cette souffrance ne le fut à son âme ! Pitié pour elle !

Encore, si l’amour expirait quand le mépris arrive, si la haine pouvait obéir en venant au cœur lorsqu’il l’appelle à son secours ; si ce mot imposteur, cette parole de dépit, ce cri de vengeance, je vous déteste, pouvait être vrai ! Mais hélas ! qu’il faut de temps et d’efforts pour faire une vérité de ce douloureux mensonge ! Quel tourment de ne pouvoir l’exercer sur celui qu’on méprise ! Que la haine serait douce alors ! mais comme l’esclave impatient de liberté qui ne peut briser le joug de son tyran, l’âme reste long-temps attachée à l’amour.

Tant que madame de Fermont n’eut pas revu Roger, ce ne fut rien encore auprès de ce qu’elle ressentit en l’apercevant. Comment peindre une semblable situation ? impossible, La pensée n’a point d’images pour la rendre.

Ambroisine voulait en vain s’envelopper d’une fausse indifférence, grimacer le dédain ; elle essaya, mais ne put continuer, et sa douleur brisant les digues impuissantes que lui opposait sa fierté de femme outragée se répandit en timides reproches. Le baron qui s’était d’abord aperçu à la froideur de la marquise qu’elle avait un orage dans le cœur, et que c’était lui qu’allait chercher la foudre, aida lui-même à l’explosion, sachant trop le danger d’un dépit concentré pour le laisser fermenter davantage. Elle parla.

Il y aurait eu maladresse extrême, faute impardonnable à sa présence d’esprit de se retrancher derrière une dénégation complète. Il avoua une partie des torts reprochés, et, dans cette faible portion de vérité, trouva un solide appui pour étayer son mensonge. Il fit le confus, le repentant, le désespéré ; il pleura. Rien de plus fort de persuasion aux yeux d’une femme que des larmes dans ceux d’un homme. La puissance des pleurs d’un amant l’emporte à un point extraordinaire sur le pouvoir de ceux d’une maîtresse. C’est en apparence une irrécusable preuve de désespoir, d’innocence ou de repentir ; et les larmes que versa Roger, répandues avec toute l’habileté, la ruse, la politique de son machiavélisme amoureux, produisirent sur l’offensée une partie de l’effet qu’attendait l’offenseur.

Elle pardonna donc, mais sans recevoir intérieurement aucun bien de son indulgence ; elle pardonna par résignation à son infortune. La première goutte de fiel venait de toucher ses lèvres, et il était dit que la vie pour elle devait à chaque instant augmenter d’amertume.

Le séjour de madame de Kersanec à Paris se prolongeait comme cela devait être. Le motif de son voyage était un vieux procès rajeuni, et l’on sait que la noire magicienne que l’on nomme chicane, peut d’un seul coup de baguette changer en mois les jours employés aux soins d’un procès.

Avec quelques instances que la marquise fût pressée par le baron de Saint-Aire d’avancer le jour de leur mariage, quelque irrévocable que fût encore sa résolution d’unir son sort à celui de Roger, elle avait également arrêté d’attendre pour former cette union le retour de la comtesse de Kersanec. Mais ce retard, causé par le devoir filial, n’alarmait plus l’impatient capitaine. La chaîne d’Ambroisine était rivée, il n’appartenait qu’à la volonté du despote de briser les fers de l’esclave. Certain de son pouvoir sur l’esprit de madame de Fermont, Roger lui écrivit un jour le billet que voici :

« Ma belle Ambroisine,

« Je suis un malheureux ; hier j’ai eu la faiblesse de me laisser entraîner au jeu, j’ai joué, j’ai perdu, et je dois au vicomte d’Esty quatre mille francs sur ma parole. Ce serait en vain que j’espérerais pouvoir, à moi seul, satisfaire à cette dette d’honneur ; je me vois forcé de m’adresser à qui m’aime. J’ai plusieurs amis qui, sans doute, se feraient un véritable plaisir de m’obliger, mais je croirais faire outrage à la tendre affection que vous avez pour moi, si je m’adressais à un autre qu’à ma toute bonne et bien-aimée Ambroisine. C’est donc vous, mon ange, dont je viens prier l’obligeance de venir au secours de la folie de celui qui idolâtre et qui ne peut jamais assez adorer l’unique amie de

« Roger, baron de Saint-Aire. »

« Si vous êtes assez bonne pour me prêter cette somme, j’espère pouvoir vous la rendre bientôt ; la fortune est capricieuse : hier elle m’a été sévère, j’ai tout lieu d’espérer qu’elle me sera douce demain. Je ne lui demande qu’un sourire, et je l’abandonne après, la coquette. »

Roger était donc un joueur de profession, il le fallait, pour avoir risqué de perdre autant qu’il avait perdu. C’était un joueur. Vous souvenez-vous de l’horreur qu’éprouvait la marquise à la vue d’une table de jeu ? Quel coup terrible pour elle, que la lecture d’un semblable billet !

Elle le reçut dans un moment où son esprit était agité d’un de ces accès de défiance contre l’avenir, qui enfièvre même quelquefois les âmes les plus heureuses. On sait que par l’effet de cette stupeur momentanée, tous les sentimens les plus actifs éprouvent une sorte d’engourdissement léthargique ; c’est alors que la raison vient demander compte aux passions de ce qu’elles ont fait, de ce qu’elles peuvent faire encore. Elle juge froidement tous les actes du cœur et condamne plus qu’elle n’absout… Revêtue d’un surcroît de puissance, elle en profite pour décréter les plus importans arrêts. C’est l’instant le plus propice pour prendre une forte résolution.

Armée d’un pénible courage et renvoyant ses larmes, de peur que leur empreinte humide ne trahît l’émotion dont elle voulait faire un secret pour elle seule, Ambroisine répondit ainsi :

« Je vous envoie, en billets de banque, les quatre mille francs que vous devez au vicomte d’Esty. Cette dette d’honneur acquittée, je vous conseille, en amie, de vous en tenir là avec la fortune. Vous la nommez coquette, et vous avez raison. Croyez-moi, ne cherchez plus à obtenir ses bonnes grâces, retournez sur vos pas, tandis que vous pouvez encore sortir de la voie dangereuse où vous êtes entré.

Je viens de recevoir une lettre de ma mère, qui me demande auprès d’elle ; je pars jeudi. Les soins qu’il faut que je donne aux apprêts de mon voyage ne me permettront de recevoir aucune visite dans la journée ; je vous le dis, pour vous épargner une course inutile, s’il vous avait pris l’envie de vous présenter chez moi. Ce soir je vais au concert ; demain, ma soirée est également prise. Ainsi, je ne pourrai vous voir avant mon départ. Veuillez donc, dès ce moment, recevoir les adieux de votre très humble,

« Ambroisine de Fermont. »

La marquise sonna.

— « Ivonnet, portez cette lettre chez le baron de Saint-Aire. C’est sans réponse ; revenez vite. »

Roger, dont le visage s’était animé d’une expression de joie à la vue des quatre billets de banque, fronça le sourcil en parcourant les froides lignes que venait de tracer la main de madame de Fermont. Il froissa le papier avec humeur, le jeta à terre, puis le releva, le lissa, le ploya tranquillement, le mit dans un coffret qui renfermait la correspondance de la marquise.

— « Voici, murmura-t-il, de longues lettres qui vous feront repentir de ce petit billet. Ah ! noble dame ! vous vous croyez libre, parce que vous ne sentez pas le joug. Eh bien ! nous saurons l’appesantir. Mon tendre oiseau, vos ailes sont coupées, vous ne vous envolerez pas.

La journée s’écoula, sans qu’il se fût présenté pour forcer la consigne ; le soir vint. Comme Ambroisine était bien disposée pour aller au concert ! Elle y fut pourtant, ne voulant pas entendre sonner l’heure qui ramenait Roger vers elle, au même endroit où elle éprouvait tant de plaisir à l’attendre, tant de bonheur à le revoir.

Il était minuit lorsqu’elle rentra chez elle.

— « Je ne me coucherai pas, dit-elle à sa femme de chambre, il faut que j’écrive ; donnez-moi mon peignoir du matin. C’est bien ; laissez-moi.

Elle était seule depuis quelques minutes, lorsqu’un faible bruit, venant du côté de l’alcôve, lui fit tourner la tête.

— « Ah ! Roger !

— Ambroisine !

— Monsieur ! comment êtes-vous ici ?

— Qu’importe ? m’y voilà. Et je ne m’en irai que lorsque vous m’aurez entendu.

— Je vous écouterai demain ; veuillez avoir la bonté devons retirer, ou mes gens…

— Prenez-y garde, le bruit de votre sonnette pourrait trouver de perfides échos.

— C’est vrai, dit la marquise, d’un ton d’amertume et d’effroi, en laissant retomber sur la cheminée la main dont elle allait saisir un cordon de sonnette. Que me voulez-vous, monsieur ?

— Ce que je veux ? l’explication de votre billet de ce matin ; caprice ou ferme résolution, je veux savoir le motif de votre départ

— Je vous l’ai écrit : ma mère m’attend.

— Non ! elle ne vous attend pas. N’essayez pas de le soutenir, Ambroisine, la feinte vous serait trop difficile. Vous voulez partir, parce que votre esprit est las de se jouer de mon cœur, parce qu’après avoir enfoncé le poignard dans le sein de votre victime, vous ne vous sentez pas la force d’assister à son agonie. Eh bien, ou vous guérirez la plaie que vous avez faite, ou vous soutiendrez la vue de votre crime… Vous ne partirez pas.

— Qui m’en empêchera, monsieur ?

— Moi, madame !

— Vous ! en vertu de quel droit, s’il vous plaît ?

— En vertu de celui que vous m’avez donné sur vous, en me faisant croire à votre amour. Pensez-vous qu’après m’avoir dit : je vous aime ! après avoir fait pour moi de cette phrase, vraie ou fausse, un suprême arrêt de la destinée, vous ayez maintenant la liberté de me dire : je ne vous aimais pas, ou je ne vous aime plus, sans qu’il me soit permis devons demander pourquoi ? Vous avez ainsi disposé de mon existence morale pour l’empoisonner de regrets, la dessécher d’illusion, la jeter aux serres du désespoir. Quoi ! vous pourriez me rendre impunément à jamais malheureux, et moi, je ne pourrais vous adresser un reproche de mon infortune ! Non, Ambroisine, les droits d’un amant lui sont acquis, plutôt par l’amour qu’il éprouve que par celui qu’il inspire. Si vous avez abdiqué les vôtres, j’ai gardé les miens ; et je vous le dis encore, vous ne partirez pas.

— Fort bien, monsieur ! continuez ce rôle de maître qu’il vous a plu de choisir. Quant à moi, comme rien ne me force d’accepter celui d’esclave que vous voulez me faire prendre, je le refuse. Continuez cette scène à vous seul, je ne me sens nullement disposée à vous donner la réplique. »

Roger regarda fixement madame de Fermont. Réfléchissant, d’après sa réponse glacée, qu’il avait tout-à-fait manqué cette première attaque, il résolut de changer de batterie, et, prenant tout à coup d’autres armes, fut s’asseoir dans un fauteuil auprès d’elle, laissa tomber sa tête sur les mains d’Ambroisine ; et, mettant dans sa voix l’apparence de la plus profonde émotion :

— « Mon amie ! ma bien-aimée ! continua-t-il, pardonne-moi, je suis si malheureux ! Dis-moi que tu oublies mes torts, que tu resteras, que tu m’aimes ! Ambroisine, sois bonne, sois généreuse, pardonne au pauvre insensé qui t’outrage, rends-lui sa raison ou prends pitié de sa démence ! Tu m’as promis du bonheur, tu le sais ; ne me reprends pas ce que tu m’en as déjà donné. Tu ne sais pas tout ce que tu m’as fait de mal aujourd’hui, combien j’ai déjà dépensé d’existence à souffrir ! Oh ! repens-toi de ma peine, que toi seule as causée, Ambroisine ! Paie-moi ta dette ; dis-moi que tu m’aimes, et non seulement je ne serai plus malheureux, mais je n’aurai jamais encore éprouvé tant de bonheur !

Il avait relevé la tête, ses yeux attachaient sur ceux de la marquise leur regard le plus passionné. Jamais Ambroisine ne l’avait vu plus beau ! jamais la ravissante figure du baron ne s’était empreinte d’une expression plus séduisante, plus magique, que ce mélange de douleur et d’espoir qui l’animait alors ! Si elle avait eu conservé son estime pour lui comme elle avait gardé son amour, grand Dieu ! qu’elle se fût sentie fière de l’aimer, qu’elle eût refusé avec joie, trop certaine de perdre au change d’ôter cet orgueil de son cœur pour donner un diadème à son front ! Mais hélas ! elle le méprisait, et l’amour qu’elle éprouvait pour lui était dans ce moment atroce à ressentir. Quel supplice d’âme, quelle angoisse indicible, que de voir ce visage embelli d’une beauté nouvelle ! marquise ! marquise ! il fallait que vous eussiez bien du courage pour cesser de l’adorer.

Cependant Roger la regardait toujours. Madame de Fermont se taisait ; son cœur saignait du silence que lui imposait sa raison ; plus elle le trouvait beau, plus il lui faisait peur.

Oh ! dis-moi donc que tu ne partiras pas ! que tu m’aimes ! que tu seras ma femme ! Tu ne vois donc pas que je suis le condamné, que tu es le juge, que j’attends ta réponse, pour savoir si je dois vivre ou mourir. Si tu m’aimes ! dis-le-moi ; si tu me hais ! dis-le aussi ; mais parle, il faut que je sache mon sort. Parle donc, Ambroisine ! ma torture est assez longue, ne la prolonge pas davantage ; ton silence est par trop cruel. Parle, réponds-moi, m’aimes-tu ? mon Dieu m’aimes-tu ?

— Oui ! répondit-elle d’une voix déchirante ! oui, je t’aime ! je suis bien malheureuse de ne pouvoir m’empêcher de t’aimer.

— Malheureuse ! quand tu sais que je t’adore, quand ton amour me rend insensé de bonheur.

— Oui, malheureuse, répéta-t-elle ; si l’on pouvait acheter pour son cœur tous les sentimens qu’on voudrait éprouver, je paierais volontiers de ma vie une heure de haine ou d’indifférence pour mourir en te détestant, ou, du moins, en ne t’aimant plus.

— Que veux-tu dire, Ambroisine ? tu ne crois donc pas à mon amour, tu ne sens donc pas que je t’idolâtre ? Quoi ! ma voix, mes regards, mon émotion, ne te sont point des garans de mon cœur ? Que veux-tu que je fasse pour te prouver que je t’aime ? Quelque tâche pénible que tu veuilles m’imposer, si je parviens à te convaincre, qu’elle me sera douce à remplir !… Mais tu m’as promis de rester, n’est-ce pas ?

— Moi, non, je veux partir, je le dois.

— Tu veux me quitter, me faire mourir de ton absence ! Que t’ai-je fait pour m’abandonner ainsi ? car c’est une fuite. Tu ne veux donc plus être ma femme ? Et ton serment, oseras-tu le trahir ? Tu m’as promis d’être à moi, lu t’en souviens ?

— Si j’ai eu, reprit la marquise d’un ton plus digne, la faiblesse de vous faire ce serment, je dois avoir la force de le rompre. Vous me demandiez l’explication de mon billet, la voici : je reprends la parole que je vous ai donnée et je vous rends la vôtre.

— Tu ne veux plus m’épouser, Ambroisine, dis-tu vrai ?

— Oui, Roger ; ne cherchez point à connaître le motif d’une semblable résolution ; qu’il vous suffise de savoir que je ne serai jamais votre femme. N’essayez pas de combattre ma volonté ; je vous avertis d’avance qu’elle est assez forte pour résister à toutes vos attaques. D’après cet aveu, nous ne devons plus nous revoir ; je pars pour ne plus être exposée à vous rencontrer encore : séparons-nous sans éclat, quittez-moi sans me haïr, et laissez-moi vous fuir sans vous mépriser.

— Non, tune me quitteras pas, tu tiendras ta promesse ; tu ne veux pas me tuer ! et je mourrais si tu n’étais pas à moi. Tu m’appartiens, tu n’as plus le droit de disposer de ton sort.

— Vous vous trompez, Roger ; je ne reconnais en ceci que ma volonté pour arbitre. Je veux faire preuve de ma liberté en refusant votre main. Je ne vous épouserai pas. Tout est dit, monsieur.

— Tu m’épouseras, Ambroisine, tu le dois, il le faut.

— Non, monsieur, la seule nécessité qu’il y ait pour moi, c’est d’obéir à ma raison qui dicte mon refus.

— Tu m’épouseras, te dis-je, continua Roger d’une voix terrible en saisissant avec fureur la main de madame de Fermont ; noble marquise, le petit baron sera ton maître ; si ton orgueil me refuse, ta frayeur m’acceptera. Tu ne briseras pas tes liens sans te meurtrir à les rompre. Fière Ambroisine, ma haine est venimeuse.

— Quoi ! monsieur, vous pourriez…

— La menace réussit quelquefois, quand la prière est vaine.

— Et de quoi m’osez-vous menacer ?

— Devine !

— Ah ! je ne veux pas chercher.

— Tu m’as écrit un billet un peu dur ce matin, mais ta plume a parfois, été plus tendre.

— Grand Dieu ! mes lettres ! vous oseriez abaisser à ce point…

— Pourquoi pas ?

— Roger ! vous seriez un grand monstre !

— C’est possible. Mais si je ne puis sans lâcheté laisser impuni l’affront que me ferait un rival en m’enlevant un objet aimé, pourquoi te respecterais-je encore quand tu ne veux plus de mon amour ?

— Vous me rendrez ces lettres.

— Te les rendre ! Et ma vengeance !

— Et votre honneur, Roger !

— As-tu pensé au tien, imprudente marquise, lorsque tu m’as fourni de pareilles armes contre toi ?

— Je suis perdue ! s’écria-t-elle pâle et frémissante d’une atroce frayeur.

— Oui, tu l’es et sans retour, si tu ne rétractes à l’instant même l’arrêt que tu viens de prononcer. Veux-tu m’épouser ?

— Non, jamais !

— Eh bien ! puisque tu m’y forces, choisis. Veux-tu signer ce papier, c’est une promesse de mariage portant un dédit de deux cent mille francs ; ou veux-tu que demain tes lettres d’amour imprimées apprennent à toute la ville les secrets du cœur de la fière marquise de Fermont ?

— Ô ciel ! qu’osez-vous dire ?

— Veux-tu signer ce dédit ?

— Je respecte assez mon nom pour n’en pas revêtir un acte d’infamie.

— Tu n’as pas craint de signer tes amoureux billets, et je ne veux pas, par un frivole scrupule, priver plus long-temps, toi, de ta renommée d’auteur, et le public, du plaisir de te lire.

— Roger ! vous n’exécuterez pas cet odieux projet, vous voulez m’épouvanter ! mais votre conscience…

— Ne serait qu’une sotte, si elle me privait de ma vengeance !

— Mais que voulez-vous faire ? c’est horrible ! c’est d’un scélérat profondément coupable !

— Il n’y paraît pas, puisque tu préfères supporter les effets de ce crime à signer ce dédit.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! je n’étais donc qu’un être réprouvé, puisque vous m’avez donné de l’amour pour un pareil homme ! Mon cœur, as-tu bien pu l’aimer ?

— Maintenant, par pitié pour vous, c’est moi qui vous conseille de partir au plus vite, et je ne vous engage pas au retour, car je ne vous soupçonne pas un assez grand courage pour soutenir tous les assauts qui vous seront livrés. De quel front supporteriez-vous le reproche amer ou la raillerie cruelle des regards juges qui poursuivront les vôtres ? Comment verriez-vous les femmes qui vous entouraient, pour s’abriter de votre crédit dans le monde, dédaigneusement se détourner de votre chemin ou répondre à vos paroles d’aménité : je ne vous connais pas, je ne veux plus vous connaître. Comment pourrez-vous entendre ces mots railleurs, terribles, prononcés à demi-voix, mais près de votre oreille, par des rivales heureuses de votre honte, ou par quelques-uns de ces hommes dont la malice ou la vengeance se nourrit du déshonneur des femmes ? Comment verrez-vous de loin ces gestes réprobateurs qui désignent l’objet qu’ils indiquent au mépris ou à l’insultante compassion du public ? Comment…

— Ah ! par pitié, monsieur ! n’achevez pas cet horrible tableau, vous ne l’avez déjà que trop avancé.

— Signeras-tu ?

— Ô ma mère ! ma mère ! dit-elle en sanglotant, que tu es loin de prévoir l’avilissement de ta malheureuse fille ! Moi qui faisais ton orgueil, je ne ferai donc plus que ta honte ! ma pauvre mère !

— Tu l’auras voulu, noble marquise. Si je t’attaque, ce ne sera du moins qu’après l’avoir fait ma déclaration de guerre, qu’après ton refus du traité de paix. Réfléchis bien aux suites de ton refus ; avant d’ouvrir la cage du tigre, vois si tu veux te mesurer contre lui. »

Madame de Fermont gardait le silence et baissait la tête. Roger, debout, immobile devant elle, attendait sa réponse.

— « Donnez, monsieur, dit-elle enfin, donnez, je signerai.

Elle s’approcha de son secrétaire, l’ouvrit, s’assit et prit une plume. Roger, sans quitter le papier, le plaça devant elle.

— « Veux-tu que je lise ? continua-t-il.

— Non, c’est inutile. »

Elle signa.

Il ploya le papier, l’enferma tranquillement dans son portefeuille, et, par la plus subite métamorphose, revenant de la fureur à la tendresse, comme il était passé de la tendresse à la fureur :

— « Mon Ambroisine, reprit-il de la voix la plus doucement émue, pardonne-moi le mal que je viens de te faire. Il le fallait pour toi-même ; car il valait mieux une torture d’un moment qu’une souffrance de toute la vie. Mon ange ! regarde-moi sans colère, j’ai besoin de voir ton cœur dans tes yeux, d’éprouver du bonheur après le supplice que j’ai souffert à feindre le mépris, la haine, la vengeance, à t’accabler, à te sembler coupable.

— Quoi ! dit la marquise étonnée en regardant fixement l’astucieux capitaine, que signifie ce nouveau langage ? Ne m’avez-vous pas assez insultée, après tout ce que vous avez mis de fiel dans vos menaces ? Que veulent dire ces mielleuses paroles ?

— Que c’est malgré moi que j’ai été réduit, pour t’arracher une nouvelle promesse d’être ma femme, de me servir de l’odieux moyen que je viens d’employer. Si tu savais combien chaque parole de mépris m’a été cruelle à prononcer ! Toi, l’objet de ma vénération, de mon culte d’amour, je t’ai insultée, je t’ai fait paraître avilie, ma bien-aimée, c’était un horrible effort, je souffrais plus que toi, mais il le fallait.

— Comment cela ?

— Ce matin, en recevant ta lettre, en lisant ce fatal congé, car c’en était un bien formel, j’ai été sur le point de devenir fou. Il m’a fallu long-temps pour ramener ma pensée. J’ai prévu la résistance que tu m’opposerais, et j’ai cherché des armes pour la vaincre. J’en ai trouvé de puissantes, et je suis venu. J’ai réussi à gagner la femme de chambre, qui m’a caché ici et s’est engagée à me faire sortir sans être aperçu du reste de tes gens »

— Dans tout cela, monsieur, vous n’avez agi que pour vous, et je suis dispensée de la reconnaissance.

— Eh quoi ! si je t’eusse laissée partir, n’aurais-tu pas regretté d’avoir fui ? Tu partais seulement pour te sauver de moi. Le motif, je l’ignore et ne veux pas chercher à le connaître. Mais tu m’aimes, quelque envie que tu puisses avoir de me haïr, tu m’aimes ! Ne me trouvant plus pour tes yeux, ne m’aurais-tu pas toujours cherché du cœur ? Crois-tu que l’absence soit si facile à subir ? En me refusant ta main, ton orgueil inquiet t’aurait peut-être dit de la donner à un autre ; mais à qui ? à quelqu’un que tu aurais haï, parce que tu n’aurais pu l’aimer, car il n’y a de place dans un noble cœur comme le tien que pour un seul objet. Livrée bientôt à de poignans regrets, ta tendresse pour moi n’eût été qu’un moment subjuguée, tu l’aurais sentie revenir plus forte et plus puissante, et tu aurais éternellement souffert des suites douloureuses d’un seul moment d’erreur.

— Vous êtes bien soigneux de mon bonheur, Roger, c’est dommage que vous n’obligiez qu’une ingrate.

— Si tu l’es encore, tu ne peux toujours l’être. Tu me remercieras bientôt de t’avoir fait passer par une violente secousse de malheur, pour te rendre à la félicité que tu laissais échapper, si je n’avais eu le courage d’oser la retenir.

— Si je suis aveugle encore, dessillez donc mes yeux, il m’est trop pénible de ne rien voir du service que vous prétendez m’avoir rendu.

— Ah ! tu n’as pu croire à la sincérité de mes outrages. Ces lettres, que je t’ai menacé de publier, non, jamais d’autres regards que les miens ne parcourront ces lignes enchanteresses, ces caractères sacrés, tracés pour moi par ta main adorée. Je les croirais souillés par les yeux mêmes de mon meilleur ami. Ton honneur m’est plus précieux encore qu’il ne t’est cher ; si lu n’avais pas consenti à me renouveler la promesse d’être ma femme, je serais mort, car je n’aurais pu vivre sans toi 1 mais je serais mort innocent du moindre outrage à mon Ambroisine, à celle qui m’eût ôté la vie !

— J’espérais qu’après avoir écouté tout ce que vous m’avez dit, après avoir signé l’engagement que vous m’avez fait prendre, vous renonceriez du moins à l’hypocrisie.

— Hypocrite, grand Dieu ! quand je n’ai jamais parlé plus vrai.

— Je le désire, mais j’ai grand’peine à le croire.

— Ohl tu le croiras, mon amie, mon ange !… Et quand veux-tu combler mon bonheur ? quand veux-tu que je sois ton mari ?

— Je ne le sais pas encore. Mais jusqu’à l’époque de notre mariage, je ne souhaite pas de vous revoir, Roger ; abstenez-vous de vous présenter chez moi…

— Et le monde… Ambroisine, qu’en dirait-il ? que penserait-il de ce refroidissement ? Songe à lui, si tu ne te souviens pas de moi.

— Revenez donc alors pour le monde, pour lui seul, à qui je viens de faire un si grand sacrifice. S’il le savait !…

— Ah ! qu’il l’ignore.

— À jamais ! laissez-moi, Roger, j’ai besoin de repos.

— Tu me pardonnes ?

— Oui… allez ! »

Il sortit enfin, après avoir osé appuyer ses lèvres perfides sur la main qui venait de lui signer un billet de deux cent mille francs.

— « Le monstre, et je l’aime » ! s’écria la marquise après qu’il fut parti.

C’était une horrible vérité que ce mot. Ô femmes ! soyez donc riches ! soyez grandes dames ! aimez et croyez qu’on vous aime… vous voyez !

XI

UN SUICIDE.

Quelques jours s’étaient écoulés depuis cette odieuse scène dans laquelle Roger avait déployé tout son infernal talent dramatique. La marquise était calme, c’est-à-dire paraissait calme. Elle n’avait fait aucun reproche à sa femme de chambre, le seul complice du baron ; mais elle l’avait envoyée à Paris, en lui disant que madame de Kersanec désirait avoir auprès d’elle une personne de confiance.

L’examen le plus minutieux de l’amitié la plus attentive n’aurait pu rien découvrir d’extraordinaire au fond de la pensée de madame de Ferment. Mais nous qui sommes dans le secret de sa peine, nous présumons facilement combien elle devait souffrir, et nous applaudissons à l’excès du courage avec lequel elle réussissait à feindre la tranquillité. Elle recevait Roger comme à l’ordinaire, mais devant le monde… Elle avait évité avec le plus grand soin de se trouver seule avec lui. Devant témoins, elle se contraignait assez pour sourire aux brillantes saillies du baron, pour applaudir à sa grâce, à son amabilité, pour répondre aux louanges qu’on faisait de lui. Mais elle ne se sentait pas assez de force pour l’écouter parler d’amour. Pour en venir là, il lui aurait fallu un secours surnaturel, et ce n’était plus le temps des miracles.

Une fois seulement si des regards amis avaient alors interrogé son visage, un reflet de son cœur eût paru sur ses traits. Elle causait avec un ancien avocat qu’elle connaissait depuis long-temps ; elle parlait de jurisprudence, de procès compliqués, de causes criminelles. Elle lui demanda, en n’ayant l’air de ne lui adresser qu’une oisive question, ce qu’un juge ordonnerait du sort d’un homme qui, en employant les plus effrayantes menaces, aurait contraint une femme sans défense à lui signer un dédit.

— « C’est un cas de galères ! » répondit froidement l’avocat qui ne soupçonnait pas le motif de la question, ne se doutant pas du mal que faisait la réponse.

Un cas de galères ! ô ciel ! Roger n’était donc pas criminel seulement d’après sa conscience, il l’était donc aussi devant la loi… Quoi ! si la marquise parlait, la main du bourreau flétrirait donc celui qu’elle adore de l’ineffaçable empreinte de ce sceau réprobateur qui marque le corps du coupable du cachet de son infamie ! Quoi ! ce front si pur serait brûlé des feux du soleil, ce teint si frais, si velouté, serait bruni, hâlé par la brise des mers ! Sa voix, qui sait dire, lorsqu’il le veut, de si douces paroles, n’aurait donc plus que de grossiers accens pour en frapper les échos du bagne ! Sa marche, si noble et pourtant si légère, serait ralentie par le poids de la chaîne, par celui du boulet du forçat ! Ses délicates mains aux doigts effilés se meurtriraient à de rudes travaux ! Quoi ! cet élégant Roger n’aurait plus pour parure qu’un grossier vêtement pourpre du malfaiteur ! il n’aurait pour ami, pour compagnon de ses fers, qu’un voleur, un traître, un parricide peut-être… Quelle image ! et pourtant !…

Le jour de sa fête approchait ; tous les ans à pareille époque elle réunissait le soir ses amis les plus chers, ses connaissances les plus intimes. C’était une espèce de fête de famille que ces momens consacrés à l’acquit des redevances de vœux que le cœur était censé présenter à lui seul. Quelque peine qu’elle eût à l’âme, Ambroisine ne voulut pas se soustraire au touchant plaisir de recevoir de semblables hommages. Elle fit donc tout disposer pour cette fête. Comme sa mère n’était pas là pour présider aux préparatifs de la soirée, ce fut la marquise qui fut obligée de veiller elle-même aux apprêts nécessaires.

Son appartement était ordinairement orné d’une grande quantité de fleurs artificielles, elle les fit toutes placer dans le grand salon et fit décorer sa chambre à coucher de caisses de fleurs réelles, que le matin on lui avait envoyées pour bouquet. Roger, pour sa part, lui en avait fait apporter tout un jardin des plus rares, des plus embaumées de la saison, sorties des serres du plus célèbre jardinier. Ce voisinage de fleurs menteuses et de fleurs vraies avait quelque chose de mystérieux et d’emblématique. C’était pour ainsi dire une image du monde. Le faux mérite déguisé cherche le jour et brille du plus vif éclat, mais ne produit rien, n’a point de parfums ; lorsque les talens véritables, les franches vertus restent presque toujours à demi-cachées dans l’ombre, mais embaument leur solitude de leur suave encens. Le jardin artificiel brillait éclairé par les lustres du salon, tandis que le parterre transplanté dans la chambre à coucher ne recevait de clarté que la faible lueur que répandait une lampe voilée. On respirait dans cette pièce un air balsamique et frais ; les rideaux qui drapaient la croisée étaient rabattus, mais la fenêtre ouverte laissait passer un léger souffle d’air qui caressait les tendres arbustes dont les branches flexibles frémissaient doucement sous ce baiser du soir.

La marquise resta dans le salon, mais les personnes qui étaient là passèrent tour à tour dans la chambre pour payer un tribut d’admiration aux attraits parfumés du délicieux bosquet.

Ambroisine était ce soir-là plus affectueuse que d’habitude ; une faible nuance de tranquille mélancolie ajoutait à l’aménité de ses regards, à la grâce touchante de ses paroles d’amitié.

— « Il n’est pas tard, disait-elle à chaque femme qui se levait pour sortir. Oh ! restez encore ! »

Et l’on restait, car il y avait une prière de cœur dans ce peu de mots. Enfin, peu à peu tout le monde se retira, et quand à son tour, Roger lui dit adieu en déposant un baiser sur sa main, ses doigts tremblans répondirent à la pression de ceux du baron.

— « Adieu, répliqua-t-elle, adieu, dit-elle encore d’une voix plus émue ; et son regard qui se reposa sur celui de Roger, fut longtemps à s’en détacher. Adieu !… » Sa main se dégagea, il sortit ; bientôt elle fut seule.

Ses domestiques allaient emporter les fleurs de sa chambre.

— « Ne dérangez rien, leur dit-elle, c’est bien comme cela.

— Mais, madame, l’odeur vous incommodera peut-être.

— Non, non ! laissez, j’aime à respirer ce parfum. »

Les fleurs restèrent, la fenêtre fut fermée.

et la femme de chambre qu’elle avait à son service depuis quelques jours seulement laissa, après l’avoir déshabillée, sa maîtresse libre d’abandonner sa pensée aux songes du sommeil ou aux rêves de l’insomnie.

Le lendemain, environ à neuf heures du matin, Roger reçut une lettre portant le timbre de la poste où elle avait dû être jetée le jour précédent. Elle était datée de la veille l’après-midi. C’était l’écriture de madame de Fermont. La voici :

« Ne donnez pas une larme à qui ne souffre plus, mais donnez un remords au souvenir de votre faute. Adieu, Roger ! adieu à vous ainsi qu’au monde, à mon amour comme à la vie. Merci de la mort que vous m’avez apportée sans le savoir ; merci, vous venez d’être bien généreux envers moi. Vous m’avez fait le plus beau présent que je pusse recevoir de la destinée.

« Vous ne m’entendez pas, Roger, vous ne comprenez pas sans doute ni mes adieux ni ma reconnaissance ? Eh bien ! sachez donc que lorsque vos yeux parcourront cette lettre, la main qui l’a tracée pour vous sera déjà raidie et glacée par la mort, Oui, morte la pauvre Ambroisine que vous aurez tuée vous-même, car sa vie tenait à son estime pour vous, et en la forçant à vous mépriser, vous l’avez réduite à mourir pour se sauver de son amour.

« Peut-être à l’instant même où vous recevrez mes adieux, les médecins appelés pour constater le décès de la marquise de Fermont, penchés sur son cadavre, cherchant en vain une dernière étincelle de l’existence éteinte, interrogeront-ils d’une main assurée, et d’un geste douteux, son cœur muet et ses froides veines, son sein immobile. Rien, plus rien, qu’ils ne cherchent plus, l’âme est partie, où donc est-elle ? Dieu seul le sait.

« Je vais mourir ; mais avant de m’en aller vers un autre monde, j’ai dû songer au souvenir que je laisse après moi ; j’ai dû ne pas entacher de la souillure d’un suicide le noble nom que j’ai reçu de ma famille, celui que m’avait donné mon époux. Je pouvais me précipiter du haut d’une fenêtre élevée. Les eaux de la Villaine pouvaient m’envelopper d’un voile humide, me rouler dans leurs ondes gonflées, me jeter meurtrie sur la grève. Le poison pouvait glisser dans mon sein une mort lente ou rapide, à mon choix ; mais en expirant ainsi, on dirait : Elle est morte par désespoir d’amour. Mais en m’empoisonnant, tous mes gens, soupçonnés du meurtre de leur maîtresse, seraient traînés au tribunal, accusés, et condamnés peut-être comme mes assassins. Non, je ne veux pas à mon ombre un sacrifice d’innocentes victimes. Je mourrai ; mais ma mort ne criera pas vengeance à la justice des hommes ; mais on ne dira pas que j’ai voulu mourir.

« C’est vous-même, Roger, qui, en m’envoyant ce matin pour bouquet des fleurs aux parfums enivrans, m’avez donné la clef d’une porte par où je puis sortir sans entraîner personne après moi, sans laisser l’opprobre sur le seuil, pour marquer mon passage.

« Telle est ma constitution physique, qu’il m’a toujours été impossible de supporter aucun parfum, surtout celui des fleurs. Aussi n’ai-je jamais eu dans mon appartement que des fleurs artificielles. Celles que vous m’avez envoyées ce matin, placées dans ma chambre à coucher, y resteront toute la nuit, leurs exhalaisons embaumées se répandant autour de moi, chargeront l’air d’esprits mortels. Et demain, quand ma femme de chambre entr’ouvrira les rideaux de mon lit, la vie aura fui de mon sein et l’amour de mon cœur. J’aurai passé d’un sommeil parfumé à celui qui n’a pas de réveil sur la terre. Effrayée de mon silence, de mon immobilité, elle appellera, on viendra, et quand l’arrêt, il n’est plus d’espoir, aura été prononcé, alors on dira : Quelle imprudence ! coucher avec des fleurs auprès de soi ! Pauvre marquise de Ferment ! mourir ainsi quand la vie lui était si belle ! Noble, riche, jeune, aimée, quelle proie pour la tombe ! Et des pleurs d’amitié seront peut-être répandues sur moi, mais pas une larme d’amour ne coulera pour me pleurer. Car si vos yeux sont humides, ils ne seront mouillés que de pleurs d’étiquette, tribut exigé par la bienséance. Car on sait que vous deviez m’épouser ; et, pour le monde et pour vous, vous serez obligé de regretter la perte de votre fiancée.

« Maintenant, Roger, la vérité m’est permise. Lorsque je voulus vous reprendre mon serment, quand je vous écrivis ce billet, la cause de ma mort, celui que je vous adressai en vous envoyant les quatre mille francs que vous me demandiez, j’eus besoin, pour vous l’écrire, d’appeler à moi le peu de raison qui me restait encore. Il me fallut bien du courage pour oser vous regarder sans prisme, pour vous voir tel que vous étiez. Je vous contemplai donc, je vous vis sans amour, sans respect même pour moi. Je vous vis joueur, c’était vous, qui vous-même veniez de vous montrer à moi sous ce dernier aspect, et pourtant, vous saviez bien l’horreur que j’ai toujours eue pour le jeu. Quand vous m’apparaissiez ainsi, Roger, quels que fussent mes sentimens pour vous, devais-je les écouter, vous engager ma vie pour en faire le jouet de votre vanité ? Car j’étais noble et riche. C’était une marquise, dont le rang s’abaissait au niveau de celui où elle vous avait fait monter ; et monsieur le baron, à défaut d’ancêtres à lui, pouvait parler des aïeux de sa femme. L’or de madame pouvait, poussé par la main de monsieur, rouler dignement sur un tapis vert. Puis, la petite grisette pouvait trouver un escalier aux degrés faciles, pour descendre de la mansarde au premier étage.

« Voilà quelques-unes des images qui se présentèrent à moi, quand mes yeux dessillés regardèrent du côté de mon avenir ! de mon avenir uni au vôtre ! Je ne vous rappellerai point les menaces que vous m’avez faites, quand vous m’avez forcée de vous signer un dédit. Gravées dans mon âme, en tristes caractères, elles ne sont pas sans doute encore effacées de votre pensée. Relisez-les, si vous l’osez, sans horreur de vous-même.

« En me contraignant à vous signer cette promesse, qu’avez-vous fait, Roger ? Vous vous êtes rendu coupable froidement d’un attentat que les lois puniraient d’une peine infamante, si cette cause était portée au tribunal. Ce n’est pas l’amour, c’est l’intérêt seul qui vous a fait commettre cette faute, dont vous n’ignoriez pas quel pouvait être le châtiment ? Vous saviez bien, quand vous la fîtes, que si j’osais vous en accuser, votre épaule fumante eût reçu l’éternelle empreinte de lettres ignominieuses ! Vous aux galères, Roger ! vous ! et rien qu’un seul mot pourrait vous y conduire ! Mais non, vous saviez bien que je ne le dirais pas, ce mot terrible ! que le sacrifice de ma vengeance était nécessaire à mon cœur, à mon nom ! Apprenez donc maintenant que lorsque j’ai revêtu de ce nom le fatal dédit que vous avez entre les mains, je n’ai signé qu’après avoir pris l’irrévocable résolution de briser à la fois, et la chaîne qui m’attachait à vous, et les liens qui retenaient mon âme. Oui, la mort seule peut expier la honte d’avoir aimé un homme tel que vous !

« Insensée que j’étais ! quand je demandais au ciel de me faire aimer aussi, moi. Ingrate envers mon sort, je l’accusais, je voulais de l’amour ; Dieu m’en a envoyé dans un jour de colère ! c’est la pomme fatale que mon âme a cueillie !

« Et pourtant je les regrette encore, ces courts instans d’erreur où je me crus aimée. Oh ! si dans mon dernier sommeil dont je vais m’endormir, un songe ayant vos traits, vos regards, votre accent, pouvait venir à moi pour me parler ce langage imposteur qui subjuguait mon cœur tremblant à l’écouter ; si, dans ce dernier rêve, je vous croyais encore ; si je retrouvais l’émotion de bonheur que j’éprouvais à vous entendre !…

« Que dis-je, malheureuse ! Ah ! fasse plutôt le ciel, que votre image ne s’offre pas à ma pensée, que j’aie fini de l’amour avant d’achever la vie ! que le dernier fantôme de mon imagination ne revête que la forme chérie, que les traits de ma mère ! qu’il prenne sa voix et me dise : Je te pardonne de m’ôter ma fille ! Ma mère ! ô mon Dieu ! que deviendra-t-elle, en apprenant la mort de son Ambroisine, de sa fille chérie ? Ah ! qu’elle ne maudisse pas ma mémoire ! qu’elle oublie mon crime ! qu’elle ne charge pas ma tombe de sa haine ou de son mépris ! Ma mère ! Et c’est moi qui vais porter à son cœur un semblable coup ! moi qu’elle a tant aimée ! Qu’elle donne à ma sœur les sentimens qu’elle eut pour moi ; que Juliette obtienne à son tour cette amitié si tendre dont elle m’entourait ; puissé-je lui léguer le bonheur d’être aimée de ma mère ! Mais, hélas ! ma sœur va posséder cette fortune qui me fut si fatale. En devenant plus riche que je ne l’étais, puisse-t-elle ne pas rencontrer un homme qui, attiré par sa richesse, lui fascine le cœur comme vous avez fasciné le mien ! Oh mon Dieu ! si tu lui donnes de l’amour, mets-en pour elle dans l’âme de celui qu’elle aimera ! C’est assez d’une victime, que la destinée de ma sœur ne soit pas une continuation de mon sort !

« Ma mère ! ma sœur ! et je ne puis les voir avant d’expirer. Mais peut-être, en les voyant, je sentirais s’évanouir la triste résolution que j’ai prise : je n’oserais plus mourir, et je le dois ! Quoi ! vous m’avez donc fait une nécessité du crime que je vais commettre ! Oh ! que Dieu me pardonne de sortir de la vie sans qu’il m’ait dit : Viens ! Sans doute, j’aurais dû accepter la destinée que vous m’aviez faite, baisser la tête et m’incliner sous mon malheur. Je n’ai pu supporter la pensée de vous mépriser, elle a été plus forte que mon courage, elle l’a brisé et je m’en vais, car je ne puis plus rester… Adieu donc !

« Ignorée du monde, la cause de ma mort vous est connue, Roger ; serez-vous indiscret ? votre conscience vous permettra-t-elle de l’être ? Malgré tous les maux que vous m’avez fait souffrir, j’ose encore me flatter de votre silence. Ah ! si le remords de votre faute peut trouver place dans votre âme, si vous pouvez un moment me regretter pour moi ; que ces actes par lesquels, sans le savoir, je vous livrai mon sort ; que ces lettres fatales, dont vous m’avez menacée de vous servir pour me déshonorer vivante, soient sacrifiées à mon souvenir, comme une offrande expiatoire ; que ces gages d’amour, ces preuves de ma folie, soient remis aux mains de ma mère, de ma mère qui sait tout ! C’est la dernière prière que mon cœur vous adresse, il vous l’envoie avec votre pardon. Ne la repoussez pas ! Songez qu’ils sont sacrés, les vœux que l’on jette du bord de la tombe à qui reste après soi dans la vie.

« Je le sens, je ne voudrais plus vous voir, et pourtant il le faut encore une fois ! car vous allez venir m’apporter aussi, vous, vos hommages. Il faudra que mes yeux subissent vos regards, que ma voix réponde à la vôtre. Ah ! du moins, en me retournant du côté de quelques-uns de ces hôtes que j’attends pour célébrer ma fête ! je rencontrerai des regards d’amitié, j’entendrai du moins dans leur voix des paroles vraies, des accens du cœur ! Oh ! puisse la mienne, en leur répondant, ne laisser échapper aucun de ces mots involontaires, de ces mots perfides qui trahissent tout un secret… Puisse aucune larme n’arriver devant eux jusqu’à mes paupières ! Puissiez-vous ne pas sortir le dernier !

« Adieu, Roger ! adieu ! Je vous pardonne ! »

Après avoir achevé la lecture de cette lettre, le baron, la tenant encore à la main, s’assit, dirigea vers la terre un regard morne et fixe, et pensa… À quoi songeait-il, le malheureux ? Avait-il horreur de lui-même ? Qui sait ? peut-être oui, peut-être non. Quelques pages encore, et le mot de l’énigme est au bout.

— « Ce n’est pas possible ! » s’écria-t-il enfin. Et comme il prononçait ces mots, sa porte s’ouvrit avec bruit. C’était un des gens de la marquise venant lui annoncer la mort de sa maîtresse asphyxiée par des fleurs.

— « Ah ! c’était donc vrai, » murmura sa pensée. Et ses lèvres laissèrent échapper cette exclamation de désespoir, faux ou réel, mais de surprise feinte.

— « Que dites-vous, Charles ? la marquise est morte ! Où est-elle ? montrez-la-moi ! Je veux la voir ! mon Dieu ! morte ! »

Il se rendit, ou plutôt courut sur-le-champ à l’hôtel de Fermont. La justice l’y avait déjà précédé. Des hommes de loi faisaient poser les scellés, tandis que les médecins, appelés vainement à son secours, après avoir constaté le genre de mort de la marquise, abandonnaient son corps aux derniers soins de la religion.

Roger passa au travers de la foule qui encombrait l’hôtel, entra dans la chambre où l’on avait déjà allumé le cierge funéraire, dont la flamme lugubre vacillait au gré du vent, que la croisée ouverte laissait passer pour décharger l’air des parfums homicides qui s’étaient exhalés du calice des fleurs qu’on avait portées dans la cour.

Le baron s’approcha du lit où reposait le cadavre qui attendait un cercueil, découvrit le visage de la morte, s’inclina, et ses lèvres brûlantes cueillirent un funèbre baiser sur la bouche glacée d’Ambroisine. Il lui prit ensuite la main droite, en ôta un simple anneau d’or, qu’il passa à l’un de ses doigts… et s’en fut sans avoir prononcé un mot, sans qu’on eût osé lui en adresser un seul. On respectait trop sa douleur, son désespoir, pour lui parler.

— « Le malheureux ! se disait-on, il l’aimait ! »

XII

UN SERMENT.

Madame de Ferment n’avait tracé ses adieux au coupable auteur de sa mort qu’après avoir écrit ceux qu’elle adressait à madame de Kersanec. L’infortunée avait dévoilé aux regards de sa mère jusqu’au moindre secret caché dans les replis de son cœur, qui bientôt allait cesser de battre. Elle avait détaillé jusqu’à la plus petite des circonstances qui avaient amené pour elle le triste résultat qu’elle allait subir de son erreur, de son amour. La marquise employait dans cette lettre les plus touchantes supplications à demander pour sa sœur l’amitié d’une mère ; elle adjurait également la comtesse, par les noms les plus sacrés, par la prière la plus ardente, de n’hésiter à aucun sacrifice pour enlever au misérable, pour qui elle allait mourir, les lettres qu’il possédait encore.

— « Ô ma mère, lui disait-elle, que ces preuves de mon aveuglement ne demeurent pas au pouvoir du malheureux qui m’a tuée ! Tant qu’il restera dans ses mains, ce funeste dépôt serait une continuelle menace d’opprobre à mon souvenir. À quelque prix qu’il veuille le vendre, s’il ose encore en trafiquer, n’importe, rachetez-le ; que la mémoire de votre fille ne soit pas souillée. »

Ce ne fut pas de la même manière qu’avait battu le cœur de Roger, que palpita celui de la comtesse, à la lecture des adieux d’Ambroisine. Rappelez-vous toutes les nuances du caractère de madame de Kersanec, souvenez-vous de son exclusive amitié pour la marquise, de son orgueil, et représentez-vous la situation de son âme en recevant la foudroyante nouvelle de la mort de sa fille. Elle l’eût suivie, si madame de Fermont ne lui eût laissé un devoir sacré à remplir, celui de rassurer son ombre. La marquise avait mis sous l’enveloppe une boucle de ses cheveux ; à la vue de cette relique sur laquelle était tombé son premier regard, la comtesse avait frissonné, et, avant d’avoir lu un seul mot, une voix secrète, une voix terrible, celle du pressentiment, lui avait dit : Ta fille n’est plus.

La lettre d’Ambroisine commençait par cette phrase : Au nom du ciel, si vous n’êtes pas seule, ne lisez pas, ou veillez sur votre cœur ! et finissait par cette recommandation : Ne partez pas aussitôt après avoir reçu cette lettre. Attendez l’avis officiel de ma mort. On sait le temps qu’il faut pour venir de Paris à Rennes. N’arrivez pas un jour trop tôt ; le monde, par un froid calcul, pourrait peut-être soupçonner… Attendez, je vous en supplie !

C’était le matin, et la comtesse se disposait à sortir, quand on lui remit le paquet qui arrivait de Rennes. Elle était seule heureusement lorsqu’elle l’ouvrit. Libre de pleurer, elle ne pleura pas. C’est qu’une souffrance trop poignante s’arrête au cœur et y reste ; tous les élémens sont alors attirés vers le foyer de l’existence de l’âme. Erreur de le croire insensible, celui qui, frappé de quelque grand coup moral, n’a ni soupir, ni larmes à donner à son infortune ; s’il a les yeux secs, si sa voix est tranquille, c’est qu’il est trop malheureux pour se plaindre, c’est qu’il souffre trop pour pleurer.

La comtesse ne pleura donc pas ; elle appela, demanda son châle et sortit. Elle rencontra dans la rue une personne qui l’arrêta pour lui parler d’affaires ; elle écouta avec autant d’attention, répondit avec autant de calme qu’elle aurait pu le faire avant le triste message de la marquise. Elle continua sa route, et entra dans une église dont la porte se trouvait justement tendue de noir. On allait célébrer une messe funèbre, et déjà le convoi était entré dans l’église.

Madame de Kersanec s’approcha d’un bénitier, y mit la main, et trempa dans l’eau sainte la boucle de cheveux d’Ambroisine qu’elle tenait serrée entre ses doigts, elle la retira toute mouillée, la mit dans son livre de messe, entre les feuillets de l’office des morts.

Le prêtre était à l’autel ; elle s’approcha à portée d’entendre les paroles consacrées. Elle pria aussi, elle, pour le repos d’une âme, mais ce n’était pas pour la paix de celle qui avait animé le corps que renfermait le cercueil qu’on venait d’apporter. Après sa prière, sa voix murmura sourdement des paroles qui n’étaient pas tracées sur les pages que ses yeux parcouraient. C’était un serment prononcé devant Dieu, devant son ministre qui ne l’entendait pas, mais dont la présence le sanctifiait ; c’était celui de satisfaire au dernier vœu de sa fille, de retirer des mains de l’assassin de la marquise les lettres qui l’avaient perdue !

Madame de Kersanec reçut le lendemain la confirmation de la nouvelle du malheur qu’elle avait appris la veille. Alors elle songea à son départ.

Depuis la mort de madame de Fermont, Roger était resté enfermé chez lui. Il avait facilement obtenu de son colonel la permission de se dispenser d’accomplir, pendant quelque temps, les devoirs de son service militaire. Ses amis s’étaient présentés pour le voir, mais une sévère consigne les avait empêchés d’entrer. Tout le monde le plaignait, car sa retraite semblait à tous la preuve de ses regrets.

Huit ou dix jours après son arrivée, la comtesse lui écrivit, pour lui redemander les lettres de la marquise. Nous ne rapporterons pas les expressions dont s’était servie cette malheureuse mère : on doit présumer que sa douleur avait puisé de l’éloquence dans son âme. La réponse du baron fut la demande d’un rendez-vous qui lui fut accordé.

Roger n’apportait pas les lettres ; le premier prétexte du refus qu’il en faisait, était qu’il ne voulait pas se dessaisir de ces gages de l’amour de son Ambroisine, qui rappelaient à ses yeux comme à son cœur l’amie qu’il avait perdue. Sans doute lui seul avait causé la mort de la marquise ; mais était-il aussi coupable que malheureux ? N’avait-il pas été tout simple à lui de vouloir s’assurer le don de la main qui lui avait été promise ? Pouvait-il penser en lui faisant signer un dédit à l’exagération du désespoir de madame de Fermont ? Pouvait-il se douter du fatal dénoûment d’un pareil drame ?

De tels argumens furent repoussés comme ils devaient l’être.

— « Madame, dit-il ensuite en commençant à changer de ton, mon mariage avec la marquise me promettait la plus douce existence, le sort le plus brillant. En la perdant, j’ai perdu mon avenir, et je veux le retrouver. Ces lettres…

— Combien voulez-vous les vendre ? Puisque vous osez en être le marchand, mon devoir est d’en être l’acquéreur. Quel prix en voulez-vous ?

— Le prix, madame, le seul prix auquel je puisse consentir à les céder… c’est…

— Parlez, monsieur, parlez ; de semblables débats me fatiguent. Voyons, combien vous en faut-il ?

— Eh bien ! madame, si vous voulez reprendre ces lettres, sachez donc qu’elles ne passeront de mes mains dans les vôtres que le jour où mademoiselle Juliette de Kersanec deviendra madame la baronne de Saint-Aire.

— Vous, mon fils ! s’écria la comtesse… jamais !

— Comme vous voudrez, madame. Mais je vous avertis que je chercherai d’autres marchands, car si vous refusez d’acheter, je ne renonce pas à vendre.

— Les deux cent mille francs que porte le dédit, les voulez-vous, monsieur ?

— Non, madame, vous êtes trop loin de compte avec moi ; acceptez-moi pour gendre, ou je garde les lettres.

— Ah ! vous vendez à prix fixe ! dit la comtesse avec une expression d’accablante ironie. Malheureuse Ambroisine ! voilà donc celui que tu adorais !…

— Mademoiselle de Kersanec sera-t-elle…

— N’achevez pas, monsieur, vous me faites horreur !… Vous avez commis un premier crime à vous seul ; vous en voulez commettre un second, et vous me demandez froidement d’être votre complice ! Quoi ! c’est après m’avoir enlevé une fille chérie, que vous me proposez d’entrer avec vous en communauté de forfaits pour m’aider à m’ôter l’enfant qui, me reste encore !

— Je vous le répète, madame, je ne suis pas répréhensible du suicide d’Ambroisine ; et en vous demandant la main de mademoiselle Juliette, ce n’est pas, je le pense, vous proposer de la tuer. En me la donnant, vous la mariez à moi plutôt qu’à un autre, qui ne serait peut-être pas un gendre préférable à celui que je vous offre ; voilà tout.

— Voilà tout ! Vous êtes bien aveugle ou bien familiarisé avec de pareilles circonstances, si vous ne faites pas attention à ce qui reste !

— Mais, madame, réfléchissez aux chances de l’avenir de votre fille. Si vous la mariez, vous ne lui ferez faire probablement qu’un mariage de convenance ; vous lui imposerez un époux aimé ou non, peu importe, vous ne vous en inquiéterez pas beaucoup, du moins je le crois ; car votre cœur ne s’est pas souvent souvenu d’elle.

— Ah ! monsieur ! vous me faites un reproche bien douloureux, bien terrible à supporter. Oui, vous avez raison, je n’ai que trop oublié que j’avais deux enfans ! J’aurais dû me le rappeler ; mon cœur aurait dû faire deux parts égales de ses affections, je serais moins malheureuse aujourd’hui ! Mais si je suis coupable de n’avoir pas donné à ma fille l’amitié que lui devait sa mère, j’en suis punie bien cruellement. C’est trop, pour la peine que je mérite, de l’odieuse proposition que je viens d’entendre.

— En quoi odieuse, madame ?

— Vous ne le savez pas, monsieur ?

— Ce que je sais, madame, c’est que vous exagérez beaucoup trop l’étrangeté de la situation où nous nous trouvons tous les deux placés en ce moment. Si vous pouviez laisser un peu de sang-froid succéder à la passion qui vous domine, vous verriez que l’horreur que vous inspire ma demande de la main de votre fille ne repose que sur une base fragile, qu’un instant de réflexion peut détruire.

— En effet, continua la comtesse avec le même accent d’ironie, j’ai eu tort de me croire offensée ; je reviens de mon erreur, et je prie monsieur le baron d’être persuadé de toute ma reconnaissance pour l’honneur qu’il veut bien me faire en jugeant ma famille assez digne pour s’allier à la sienne.

— Vous me faites un reproche inutile, madame ; car ma vanité ne se trouve nullement blessée du trait que la vôtre vient de lui lancer. Vous avez mal visé. Si je ne mérite pas de porter le titre que vous avez bien voulu aider vous-même à me faire obtenir, du moins n’ai-je pas le ridicule orgueil de croire le mériter. J’ai reçu le nom de baron comme un présent, et non comme une paie. Noble aujourd’hui, je me souviens encore que je n’étais hier qu’un pauvre plébéien ; et si je me rappelle que je suis tout nouvellement affranchi du collier de la roture, soyez persuadée que vous n’avez prêté aucun secours à ma mémoire. Mais, madame, si mes parchemins sont pâles auprès des vôtres, si le temps ne les a pas encore revêtus de son auguste cachet, s’ils n’ont point un nuage de poussière aristocratique à jeter aux yeux d’un lecteur ébloui ; si mon arbre généalogique, enfin, n’a point encore poussé de rejetons pour s’agrandir de leur feuillage, je ne crois pas, madame, que ce soit à vous de remarquer la stérilité de sa végétation. Car si vous me trouviez suffisamment noble pour succéder au feu marquis votre gendre, je dois vous paraître d’assez bonne maison pour épouser aujourd’hui mademoiselle votre fille. Mais revenons à la question dont nous nous sommes inutilement écartés. Pourquoi voulez-vous les lettres de madame de Ferment ?

— Vous ne vous en doutez peut-être pas ! Vous osez me demander pourquoi je veux arracher ces preuves de l’aveuglement de ma malheureuse fille des mains de son meurtrier !

— Madame !

— Oui, son meurtrier, je le répète, car c’est vous qui l’avez tuée ! Ces lettres, je les veux pour les sacrifier à son souvenir, pour garantir sa tombe de l’outrage dont pourrait la souiller une infâme indiscrétion de votre part ; pour garder noble et pur le nom qu elle a porté !

— Pour rassurer votre orgueil qui tremble. Voilà. Puisque ce n’est que pour le monde enfin que vous voulez racheter cette correspondance amoureuse, concluez donc. En signant d’une main mon contrat de mariage, de l’autre, je vous rends les lettres d’Ambroisine. Mon silence me sert de dot. Entré dans votre famille, il est de mon intérêt de la faire respecter ; l’honneur de votre nom devient la gloire du mien. De plus, vous justifiez entièrement aux yeux du monde, en me prenant pour fils, le choix qu’avait fait de moi le cœur de la marquise. L’hymen de votre fille sanctionne l’amour de sa sœur.

— C’est-à-dire que le malheur d’Ambroisine me fait une nécessité de l’infortune de Juliette.

— Vous allez trop loin, madame. En l’épousant, je ferai de mademoiselle de Kersanec ma compagne et non ma victime. Sans doute, mon cœur ne pourrait recommencer pour elle l’amour qu’il ressentait pour madame de Fermont ; mais le souvenir d’Ambroisine serait l’égide protectrice de Juliette. C’est en regrettant sa sœur que je l’entourerais de soins et d’affections ; ma conscience aurait besoin, pour soi-même, du bonheur de ma femme, et je…

— Ne vous donnez pas la peine de poursuivre, monsieur ; ne dépensez pas inutilement de votre éloquence. Voulez-vous trois cent mille francs des lettres ?

— Non, madame ; je vous en ai dit le prix, c’est à vous de voir si vous voulez le mettre. Mais je vous laisse, pesez bien chacune de mes paroles et tâchez d’être plus raisonnable quand nous nous reverrons. »

Quel dialogue ! Et c’était à une mère ayant perdu sa fille adorée, que celui qui l’avait privée de son enfant osait imposer les conditions d’un semblable marché !

Cette conversation produisit peut-être sur la comtesse un effet plus terrible encore que celui de la mort de la marquise. Sa raison en reçut une secousse violente, et bientôt elle fut en proie à une sorte de délire muet et concentré ; cancer moral qui lui rongeait le cœur. Attentive à veiller sur sa douleur, le secret en restait dans son âme. Mais un orage continu grondait sourdement dans cet esprit fracassé, que remplissaient parfois de silencieuses et fantastiques frayeurs.

La pensée de voir une tache au noble nom de Kersanec, l’insupportable appréhension d’une insulte à la mémoire de sa fille, la torturaient d’atroces inquiétudes. La vue des cheveux d’Ambroisine qu’elle avait trempés dans l’eau consacrée ; l’aspect du portrait de la marquise, la lecture de sa lettre d’adieu, le souvenir du serment prononcé pendant cette messe funèbre à laquelle elle avait assisté tout semblait prendre une forme ; chaque idée devenait un fantôme poursuivant son esprit. Reposait-elle un moment, sa fille lui apparaissait. Elle la voyait, entourée de fleurs aux parfums mortels ; elle l’entendait lui crier : « Ma mère ! sauvez ma mémoire ! »

C’était trop, beaucoup trop, et malheureusement la haineuse indifférence que madame de Kersanec avait toujours eue pour Juliette, ne pouvait que l’aider à succomber dans cette lutte continuelle. Le souvenir de la morte intéressait plus son orgueil que la destinée de la vivante. Déplorable erreur d’une âme de mère ! pour être presque un crime, tu n’en existais pas moins.

La comtesse osa se demander sans frissonner de s’adresser une pareille question, si les remords, qu’il éprouvait sans doute, ne pouvaient faire que le baron se crût obligé de rendre sa femme heureuse ; et, lorsqu’elle se fut répondu que c’était possible, elle fit venir Roger et lui dit :

— « Je ne puis vous accepter pour gendre qu’en mariant ma fille séparée de biens.

— Madame, répliqua-t-il froidement, je dicte les conditions et ne les reçois pas. Je garderai les lettres en question : pour en disposer autrement au profit de mon avenir, ou j’épouserai votre fille sans qu’il y ait au contrat cette clause que je ne puis accepter. »

Huit jours après cette entrevue, la comtesse lui disait :

— « Eh bien ! monsieur, soyez donc mon gendre !

Madame de Kersanec se hâta de faire venir Juliette, qui était auprès de la vieille tante qui l’avait élevée. Elle lui dit : — « Je vous marie ; voilà votre époux. » Et la jeune fille, en voyant son fiancé, remercia sa mère et se dit en secret :

— « Ohl si ma sœur vivait encore ! je serais bien complètement heureuse ! Car ma mère ne me hait plus… et mon mari, je l’aimerai ! »

Et le jour du mariage de sa fille, la comtesse jetait au feu, qui les dévorait jusqu’aux derniers vestiges, les lettres d’Ambroisine, le marché venant d’être conclu.

Pauvre baronne de Saint-Aire ! si tu savais !…

XIII

L’ÉCHELLE RETOURNÉE.

Et Dérigny ! qu’en avez-vous fait ? Voilà probablement ( si toutefois vous avez la bonté de vous souvenir de lui) une question que vous allez nous adresser. Si, au lieu de nous dire cela à nous, qui ne jouons dans le drame de la vie d’Arthur que le simple rôle de spectateur, vous nous demandez plutôt ce qu’ont fait de lui le temps et la fortune, voici ce que nous répondrons :

Trois ans étaient venus se joindre aux vingt années qu’avait déjà vécu madame Dérigny à l’époque où nous avons fait connaissance avec elle. Vous vous rappelez que la première fois que nous l’avons vue, elle s’occupait de sa toilette, pour la fête qu’elle donnait le soir. Alors un riche collier de diamans relevait encore de son lumineux éclat la fraîche beauté de ses épaules au contour romain. Vous vous souvenez de la magnificence du bal que donnait le vaniteux Arthur, de la richesse, des ornemens prodigués dans ses vastes salons… Vous n’avez peut-être pas oublié non plus cette moquerie jalouse dont les expressions, confiées par des lèvres perfides à de malignes oreilles, parcouraient les rangs des convives… Tout cela ne s’est pas effacé de votre mémoire… Eh bien !…

Cet Arthur, que tout le monde ridiculisait, dont l’orgueil souriait à ces impuissantes attaques de l’envie mécontente, est encore l’objet d’une raillerie presque générale. Mais l’ironie autrefois douce à sa vanité, est maintenant amère à son cœur. C’est que jadis on se moquait des extravagances du riche, et qu’aujourd’hui on insulte aux regrets du pauvre.

Si vous voulez le voir, présentez-vous chez lui sans crainte d’être obligé de faire une faction dans son antichambre, sans redouter qu’un laquais au front sévère, aux manières importantes, ose vous dire d’un ton défendant la réplique : « Monsieur n’y est pas, » lorsque vous entendez la voix de monsieur, quand ce même valet vous quitte brusquement pour se rendre à l’appel de monsieur, qui sonne dans l’intérieur, quoique monsieur n’y soit pas, a dit l’oracle.

Mais nous devons vous prévenir qu’Arthur Dérigny n’habite plus cette belle maison située sur le port et dont il occupait le grand appartement. Il loge maintenant au troisième étage d’une modeste maison anciennement bâtie dans une rue tranquille et sombre.

Si vous montez chez lui, tenez-vous à la corde d’appui qui règne le long du mur, ne lâchez pas un instant ce fil d’Ariane, et baissez la tête de peur d’atteindre de trop près, non point à la hauteur, mais à l’abaissement de la voûte de l’escalier… Vous voilà devant la porte ; mais quelqu’un qui vous précédait de quelques marche s’est arrêté au but que vous destinez à votre ascension. Déjà la sonnette a fait entendre sa voix argentine… On ouvre, ne laissez pas refermer la porte, entrez aussi et suivez le visiteur qui suit une jeune servante qui le guide vers les maîtres de la maison.

— « Mon oncle ! s’écria Arthur en se levant avec empressement.

— Monsieur Rémi ! dit Francisca, que vous êtes bon de ne pas nous avoir oubliés ; il y a si long-temps que nous ne vous avions vu ! N’est-ce pas, Arthur ?

— Oui, mon oncle nous a bien négligés… Il savait pourtant tout le plaisir que… J’espère…

— Allons, mon neveu, embrassez-moi donc pour me prouver au moins que je ne suis pas dans les indiscrets.

— Oh ! jamais, balbutia Dérigny en serrant le bon vieux prêtre contre sa poitrine agitée.

— Et ce joli petit ange veut-il aussi m’embrasser ?

— Sans doute, répliqua vivement la jeune mère en enlevant dans ses bras un charmant petit garçon d’environ deux ans. Allons, Ambroise, embrasse ton oncle. »

L’enfant, dont les grands yeux noirs parcouraient d’un naïf regard, d’étonnement ce visage nouveau, eut bientôt fait connaissance avec la physionomie toute paternelle de l’excellent curé, et, lui jetant ses petits bras autour du cou, l’embrassa bruyamment comme un vieil ami, en bégayant : « Papa… beau !… papa ! »

— « Ah ! tu te nommes Ambroise, dit M. Rémi avec un sourire.

— Oui, c’est moi qui ai voulu qu’on lui donnât ce nom, répondit Francisca, c’est le vôtre, et j’ai pensé qu’il porterait bonheur à mon fils.

— Vous allez déjeuner avec nous, dit affectueusement Dérigny un peu revenu de l’émotion qui l’avait troublé à la vue de son oncle.

— J’accepte d’autant plus volontiers, que je m’étais déjà moi-même invité à déjeuner avec vous. — Ainsi, ma chère nièce, je suis votre convive.

— C’est trop aimable à vous, monsieur Rémi, » répondit-elle en se levant pour aller donner des ordres.

En attendant que le déjeuner soit prêt, laissons Arthur se remettre entièrement de son trouble, tandis que le curé continue à jouer avec son petit neveu, et causons à nous deux du changement survenu dans la fortune de Dérigny ; car il est bien clair que ses affaires ne sont plus au même point où nous les avons laissées.

Nous vous avons dit autrefois qu’il avait placé la plus grande partie de son héritage en actions sur de certaines entreprises que la nouveauté avait fait réussir au-delà de toute espérance. Nous avons ajouté qu’ébloui par ces premiers succès, Arthur n’avait plus mis de bornes à son goût pour le luxe, et n’avait reculé devant aucune dépense pour satisfaire à sa frivole et ruineuse vanité ! En vain la prudence de sa femme avait essayé de l’éclairer de ses conseils. Il s’était obstiné à ne pas regarder du côté de l’avenir ; et marchant à l’aveugle dans le présent, il s’était tout à coup heurté contre une circonstance qu’il aurait dû prévoir pour l’éviter. Sa fortune fut brisée du choc, et alors il fallut regarder autour de soi et se baisser pour ramasser les vestiges épars de cette splendeur entièrement fracassée.

Une concurrence s’était établie, et le succès de l’entreprise dans laquelle il était intéressé, tombant soudain devant la réussite du nouvel établissement, les créanciers d’Arthur (toute personne qui dépense beaucoup, ne paie pas toujours comptant) firent succéder à leur patience une inquiétude qui parlait assez haut pour être entendue. Leur débiteur, qui n’avait été que fou, demeura honnête homme. Il vendit, pour payer ses dettes, son magnifique mobilier, les diamans de sa femme et une maison de campagne qu’avant la chute de sa fortune il s’occupait à faire changer en palais de plaisance. Il ne lui resta qu’un modeste ameublement, la maison dont il occupait un étage, une autre sur les ponts et une petite rente sur les fonds de l’état ; mais sa conscience s’était échappée saine et sauve du naufrage.

Après le déjeuner, le curé prenant les mains de son neveu et de sa nièce, les serra contre son cœur d’une forte pression amicale :

— « Maintenant, leur dit-il avec la plus délicate bienveillance, parlons de vos affaires, et surtout ne me cachez rien. Puis-je vous être de quelque utilité ? Je ne suis pas un richard, mais je puis obliger mes amis. Parlez-moi franchement, avez-vous besoin de moi pour satisfaire à quelque créancier ?

— Non, mon oncle ; je vous remercie de tant de bonté, j’ai eu le bonheur de m’acquitter entièrement,

— Et que comptez-vous faire ? Voyons, comptez-moi vos projets.

— Mon dessein est de me rendre à Paris, pour solliciter, auprès du ministre du commerce, une justice à laquelle nous avons droit de prétendre, mes associés et moi. Cette malheureuse affaire, pour être manquée, ne doit pas être entièrement perdue ; et je ne me croirai obligé d’en abandonner les suites que lorsqu’il me sera bien démontré qu’il n’y aura plus de possibilité d’en rien faire.

— Vous avez raison, Arthur, je pense comme vous que, dans de semblables circonstances, vous ne devez pas, comme le dit le bon peuple, jeter le manche après la cognée. Et quand devez-vous partir ?

— Très prochainement, dans trois semaines, un mois, tout au plus tard.

— Et vous, ma nièce, accompagnerez-vous votre mari ?

— Oh ! non, répliqua tristement Francisca ; cela ne se peut, quelque envie que j’aie de le suivre partout. Une femme et un enfant lui seraient une trop grande charge à Paris.

— Et vous resterez ainsi toute seule, avec votre petit Ambroise et votre gouvernante ?

— Il le faut bien ! je n’ai pas de mère pour être auprès d’elle.

— Je vous avoue, mon oncle, dit Arthur en soupirant, qu’un des résultats les plus pénibles de mes extravagances (car il faut bien l’avouer, je n’ai été qu’un fou), est pour moi la nécessité de me séparer ainsi de ma femme et de mon fils, et de ne pouvoir les laisser dans une situation plus heureuse.

— Allons, mon ami, du courage, dit la jeune femme ; je souffrirai de ne pas vous voir, mais je vous attendrai, et chaque soir j’espérerai votre retour pour le lendemain. »

Dérigny embrassa la main de sa femme ; et, se retournant vers son fils, il le caressa en silence ; puis une larme de repentir brilla dans les yeux de ce père, qui naguère avait si peu songé à cautionner l’avenir de son enfant !

— « Ma chère nièce, reprit le curé, vous n’avez pas de mère, m’avez-vous dit ; mais vous avez un oncle qui vous aime, un parent dévoué, dont la position sociale et l’amitié pour vous peuvent vous servir d’appui. Voulez-vous accepter un appartement dans ma cure, loger chez moi et venir avec votre enfant embellir de votre douce présence la demeure d’un vieillard qui vous porte dans son cœur et qui s’efforcera, dans sa constante sollicitude, de vous faire oublier ce qui lui sera possible d’effacer de vos regrets ? Voulez-vous ?

— Mon excellent oncle ! prononça Dérigny avec une profonde émotion.

— Eh bien ! ma nièce ?

— Si je ne craignais de vous embarrasser, mon bon monsieur Rémi, j’accepterais avec une grande joie votre généreuse proposition… mais je vous gênerais, et l’embarras d’un enfant…

— Ma chère petite, on est toujours bien chez soi, lorsqu’on s’y trouve avec des amis. Décidez-vous et ne songez à moi, dans ceci, que pour vous persuader de tout le plaisir que j’éprouverai à vous voir près de moi. Dites, m’acceptez-vous pour votre chaperon… Arthur, me confiez-vous votre double trésor ? »

Dérigny hésita un moment, regarda sa femme, et dit :

— « Oui, mon oncle, devenez son protecteur, son soutien, son mentor ; veillez sur elle et sur mon fils. C’est au plus noble cœur qui me soit connu, au vôtre, que le mien confie ce qu’il a de plus cher dans le monde. »

Francisca se joignit à son mari, pour remercier le curé, avec toute la naïveté d’une véritable reconnaissance.

— « Voilà qui est dit, continua M. Rémi : je ne m’en retournerai qu’avec vous trois. Car il faut bien que mon neveu procède à votre installation… De grâce, ma belle amie, tâchez de ne pas trop vous ennuyer avec moi !

— M’ennuyer ! y pensez-vous ?

— Eh oui ! la société d’un pauvre prêtre n’est pas une grande distraction pour une jeune femme habituée comme vous l’avez été, à tous les plaisirs que prodigue le monde, dans les fêtes que se donnent les heureux. Lorsque le calme succède au bruit dont on avait pris l’habitude, on entend résonner long-temps encore dans sa mémoire l’écho de ce bruit assoupi, et le silence déplaît, ou du moins a bien de la peine à plaire. La tranquillité du continent ennuie le marin accoutumé au grondement des flots.

— Oui, sans doute, quelquefois ; mais on a souvent aussi besoin du silence, pour se reposer de la fatigue du bruit… Et je serai bien chez vous.

— Comme vous n’êtes jamais venue me voir, cela soit dit sans reproche, ma chère nièce, je dois vous esquisser le tableau de l’existence que vous mènerez à la cure. D’abord, je vous préviens que mon vieux vicaire vous fera une cour assidue et intéressée. La faveur qu’il vous demandera sera de lui prêter, sinon une attentive, au moins une patiente oreille, pour écouter tour à tour chacun des innombrables récits qu’il a depuis près de soixante-dix ans entassés les uns sur les autres dans sa large mémoire. Si vous lui donnez toute l’attention qu’il vous demandera, vous serez sûre de lui paraître charmante ; et, par amitié pour lui, je vous prierai de vouloir bien lui plaire. Quoiqu’un peu raconteur, c’est un excellent homme ; et d’ailleurs, ma chère enfant, lorsqu’on a dépensé presque tout son avenir, on est bien excusable de chercher dans le passé et de revivre par le souvenir les nombreuses années qu’on a déjà vécu. Voici pour M. Leroux, mon vicaire. Pour ma vieille gouvernante, je vous réponds qu’elle s’entendra très bien avec votre jeune bonne et qu’elle aimera votre petit Ambroise, peut-être encore plus qu’elle ne chérit sa poule favorite. Nous avons pour voisins plusieurs habitans d’anciens châteaux, qui se feront un vrai plaisir de vous fêter dans leur manoir, s’il vous plaît d’en franchir le seuil féodal. Quant à mes fidèles et braves paroissiens, il suffira que vous soyez la nièce de M. le Recteur, pour qu’ils vous aiment et vous respectent à l’égal’d’une princesse ; et, à propos de ces bons paysans, si vous voulez me rendre un service qui leur soit profitable, c’est de faire transporter votre piano avec vos meubles. Je me rappelle vous avoir entendu dire que lorsque vous étiez au couvent, à Barcelonne, vous touchiez quelquefois l’orgue de la chapelle. Depuis longtemps notre petite église n’a plus d’orgue ; et, si vous le vouliez, je ferais porter le dimanche votre piano dans la tribune ; là, derrière un voile, vous nous joueriez quelques airs religieux, et le présent que vous leur feriez de cette harmonie vous rendrait à jamais l’objet du culte de la reconnaissance, de ces simples et francs Bretons, qui ne sauraient plus de quel moyen se servir pour vous témoigner leur vénération.

— Rien de plus facile que de leur procurer cette satisfaction, à ces bonnes gens que j’aime déjà sans les connaître… Nous n’oublierons pas mon piano.

— Francisca sera trop heureuse, mon cher oncle, de pouvoir vous être agréable en quelque chose.

— C’est moi, mon neveu, qui serai trop heureux que votre femme veuille bien m’accepter pour son hôte. Ainsi, ma nièce, voilà qui est dit : vous caresserez, vous gronderez votre petit ange, vous ne vous effaroucherez pas trop de la familiarité des poules de ma gouvernante, vous écouterez mon vicaire, vous ferez de la musique, vous broderez, vous vous promènerez, vous rendrez quelques visites et vous en recevrez ; vous causerez avec moi bien souvent de votre mari, et moi, je ferai tout ce que je pourrai pour que vous ne vous ennuyiez pas trop dans un bourg de Bretagne et près d’un vieux curé. »

Quelques jours suffirent pour changer en réalité les projets de M. Rémi.

Lorsque sa femme fut entièrement installée chez son oncle, Arthur se sentit le cœur plus léger. Là, du moins, Francisca trouvait un abri sûr ; là, elle ne devait rencontrer aucun des regards qui, l’ayant saluée riche, pourraient l’insulter pauvre. D’ailleurs, le repos et l’air de la campagne étaient devenus nécessaires pour rétablir la santé de la jeune femme, altérée par la fatigue des fêtes et les chagrins qu’elle avait éprouvés. Il s’éloignait donc tranquille pour elle et pour son fils, et par conséquent moins inquiet pour lui-même.

La surveille de son départ, Francisca lui prit le bras, l’emmena dans une allée du jardin et lui dit en se promenant :

— « Voyez-vous bien, Arthur, voilà l’existence pour laquelle Dieu m’a formé le cœur. Si vous restiez avec moi, si je vous voyais satisfait de votre situation présente et ne songeant plus à celle d’autrefois, que pourrait-il me manquer pour être heureuse ? Je vous aurais, j’aurais mon fils et de bons, de francs amis seraient avec nous. Oh ! je le sens, je serais bien contente si vous ne partiez pas ! Mais vous, si vous restiez, vous ne vous plairiez pas ici. Cette vie si simple et si tranquille serait trop chétive pour vous, n’est-ce pas ? Il faut à votre bonheur plus qu’une femme qui vous aime, un enfant et quelques amis.

— Non Francisca ! non ! j’aurais dans la la réunion de biens si précieux plus que de quoi satisfaire à mon ambition de félicité, si la femme qui m’aime savait m’aimer comme je voudrais qu’elle le sût. L’amitié te suffit ; mais moi, près de ce sentiment, il reste dans mon âme une large place à remplir et que ton amour seul pourrait combler. Mais l’amour, cette première passion de mon cœur est exilé du tien. Voilà quatre ans que je t’aime et lu ne m’aimes pas encore.

— Eh mon Dieu ! mon ami, est-ce que vous croyez que l’amour est l’unique but de l’existence ? Si cela était, avant d’aimer et lorsqu’on n’aime plus, que serait donc la vie ? D’ailleurs, pensez-vous qu’un même sentiment éprouvé par des millions d’êtres ne puisse avoir qu’une seule physionomie ? les passions ne reflètent-elles pas les nuances du caractère de ceux qui les ressentent ?

— Je te devine ; tu veux me persuader que toute émotion doit être paisible chez toi, que ton esprit, toujours tranquille, ne peut regarder le bonheur qu’avec calme et la peine avec résignation. Sans doute, tu n’as pas un moment cessé d’être calme, lorsqu’il nous a fallu passer tout à coup de la splendeur à la médiocrité. Quand l’échelle de la fortune a été retournée pour nous, je t’ai étudiée avec soin, je n’ai surpris dans ton âme ni regret du passé, ni frayeur de l’avenir. Tu as salué les mauvais jours comme tu avais accueilli les bons. Pourquoi ? c’est qu’indifférente aux plaisirs du monde, tu ne les aimais pas, tu les supportais, et tu les as vus s’éloigner sans regret de leur présence. Mais cette impassibilité ne prouve pas que ton sein ne puisse renfermer aucun sentiment exalté, aucune orageuse émotion. Je t’ai vue près du berceau de ton fils malade. Alors, Francisca, ton cœur savait palpiter vite, ton sang bouillonnait, tes veines se gonflaient, tes yeux avaient des pleurs et ta voix des sanglots ! alors tu n’étais plus tranquille !

— Oh ! non, car j’étais mère et mon enfant souffrait.

— Eh bien ! réponds-moi maintenant, Francisca, tu ne peux ressentir avec violence aucun sentiment ! »

La jeune femme baissa la tête et ne répondit pas.

— « Ainsi, continua-l-il, lorsque, séparé de toi et de mon fils, je ne vivrai pas un seul moment sans être tourmenté d’inquiétude, et torturé du besoin de vous revoir ; tandis que j’accuserai le temps, que je maudirai la triste nécessité d’exister loin de vous, toi, si la vue d’Ambroise te rappelle son père, tu penseras tranquillement à lui, et, patiente, tu m’attendras ! Ah ! tu es bien heureuse… Et moi !… Enfin Dieu ne le veut pas ! »

XIV

UNE RENCONTRE.

Nous avons dit quelque part dans cet ouvrage que la chicane, d’un coup de baguette, changeait en mois les jours destinés à lui être consacrés, c’est-à-dire qu’un plaideur novice qui s’imagine en quelques semaines achever le grand œuvre d’un procès jusqu’au dernier ressort, passe quelquefois plusieurs années à débrouiller du chaos les plus minces conclusions adoptées par ses juges… C’est une ennuyeuse vérité, mais c’en est une.

Il y avait près d’un an qu’Arthur était à Paris, et ses affaires ne se trouvaient pas alors plus avancées qu’elles ne l’étaient huit jours après son arrivée. C’est que l’année s’était écoulée sans qu’il eût obtenu de ceux dont il avait réclamé l’obligeance ou la justice, autre chose que de pompeuses paroles, de brillantes promesses. La plus légère réalité n’avait encore point étayé cet échafaudage de protestations d’intérêt, d’assurances, de zèle infatigable. Et pourtant s’il n’en était que là, ce n’était certes pas sa faute. Il avait vu une partie des députés en audience de deux ou trois ministres, fait de longues stations dans de nombreuses succursales administratives, présenté des mémoires aux chefs les plus influens… Tous ceux à qui il s’était adressé lui avaient garanti l’avenir ; mais aucun ne lui avait assuré le présent, et il aurait pu leur répondre avec raison : Eh mon Dieu ! messieurs, promettez moins, mais tenez plus ; je n’ai pas besoin de nouvelles espérances, je ne sais que faire de toutes celles que j’ai déjà ; débarrassez-moi de tout ce que j’en ai d’inutiles, et donnez-moi en échange la moindre réalité !…

Rien d’ennuyeux, de triste comme la position d’un solliciteur au régime de l’espoir, surtout lorsqu’éloigné des lieux qu’il habitait, séparé des objets auxquels son cœur était accoutumé, il ne trouve en rentrant chez lui aucun visage ami pour interroger le sien, pour s’assombrir ou s’égayer selon que sa physionomie, à lui, s’assombrit ou s’égaie, lorsqu’il n’entend aucune voix affectueuse lui demander le compte de sa journée pour l’aidera se consoler d’un désappointement ou à croire à quelque heureuse probabilité. Sa situation ressemble en quelque sorte à celle d’un naufragé jeté sur une plage déserte, et qui, les yeux tournés vers l’Océan, attend l’apparition d’une voile, l’approche d’un vaisseau libérateur, attend, attend toujours, et ne découvre rien entre l’onde et les cieux.

C’était surtout lorsqu’il écrivait à sa femme et à son oncle, que Dérigny souffrait davantage de cette lassitude de soi-même, de cette fatigue d’isolement qui engourdit le cœur et paralyse toute activité morale. C’était avec joie qu’il avait écrit ses premières lettres adressées à madame Dérigny ; car il entrevoyait déjà une solution rapide, et par conséquent un retour prochain. Mais plus tard il en avait été pour lui de ce succès auquel il croyait toucher comme de ces châteaux fantastiques que les magiciens du moyen-âge faisaient soudain apparaître tout illuminés aux regards fascinés d’un chevalier errant égaré, par une nuit sans étoiles, dans la sombre épaisseur d’une forêt. En vain, le pauvre chevalier, victime du malin enchanteur, oubliant, à la vue de ce manoir idéal, les fatigues de son long voyage et l’épuisement de son fidèle palefroi, réveillait du bruit d’une fanfare, aiguillonnait les flancs amaigris de son malheureux coursier… Le château marchait comme lui ; et, par l’effet d’un cruel enchantement, la distance qui se trouvait entre le voyageur et le castel où il espérait rencontrer l’hospitalité, restait infranchissable. Ainsi le résultat qu’il attendait fuyait devant Arthur qui le poursuivait toujours. Et, en écrivant à sa femme, il ne pouvait que lui dire : J’espère, mais c’est tout.

Alors, pris d’un accès de découragement, il eût volontiers tout abandonné, pour partir lui-même au lieu de sa lettre. Et, s’il restait, c’est que l’image de son Ambroise s’offrait à lui pour l’arrêter. Je suis père, se disait-il, je ne dois pas, pour un peu d’ennui, priver mon fils de son avenir.

Cet ennui, que nul caprice n’avait aidé de détourner de son cours, pesait un jour de tout son poids sur la pensée de Dérigny. Il s’était présenté chez un conseiller à qui on l’avait adressé. Ne trouvant que le domestique, qui lui dit que son maître ne serait de retour que dans deux heures, il laissa sa carte en recommandant d’annoncer sa visite, et sortit. Il s’arrêta un instant sur le seuil de la porte cochère, s’interrogeant pour savoir ce qu’il ferait des deux heures qui devaient s’écouler avant l’audience du conseiller. Qu’il y a pour tout homme de momens superflus qui l’embarrassent à vivre, sans qu’il puisse souvent s’expliquer d’où vient cette difficulté d’existence ! Arthur, encore indécis sur l’emploi de cette parcelle de temps, avait fait quelques pas dans la rue, lorsque, se trouvant devant une des grilles du Luxembourg, la vue des arbres lui inspira une fantaisie de promenade. Il entra dans le jardin et se dirigea du côté du petit bois.

Le ciel était nuageux, le jour était sombre, il y avait de la mélancolie dans l’air. Dérigny marchait lentement, s’occupant à passer l’examen de la physionomie des promeneurs assez rares dans les allées du bois, car le temps indécis n’invitait pas à la confiance. Arthur rencontrait-il un visage gai, insouciant, des yeux n’ayant d’autre reflet que celui de la lumière, il soupirait d’envie, regrettant de ne pas avoir aussi, lui, un cœur tranquille, une oisive pensée comme l’étaient sans doute le cœur et la pensée de l’être au paisible visage qui passait près de lui. Mais rencontrait-il une expression de tristesse, des yeux languissans, des lèvres pâles, un front aux rides anticipées… alors il se disait : Dans le partage que le sort fait aux hommes, combien de lots d’infortune et combien peu de portions de bonheur ! Et sa pitié généreuse donnait un soupir aux misères d’autrui.

Mais bientôt ses regards ne se dirigèrent plus que vers un seul objet, non qu’il n’y eût plus à se promener qu’une seule personne et lui, mais il avait à lire, à présumer tant de secrets de malheur en examinant une douce et pâle figure de femme qu’avaient rencontrée ses yeux, que tout disparut pour lui hors celle qui était alors l’unique but de toutes ses pensées. Et pourtant il ne la connaissait pas, il ne l’avait jamais vue, elle ne ressemblait à aucune personne qu’il connût, et cependant elle ne lui était pas tout-à-fait étrangère ; c’était une de ses intimes fictions réalisées, c’était le type extérieur d’une femme aimante et malheureuse.

Cette personne, dont la mise annonçait la simplicité du bon goût, comme la démarche le laisser-aller du bon ton, pouvait avoir vingt-deux à vingt-trois ans ; elle était grande, mince et légère. Une certaine nonchalance répandue dans tout son maintien donnait à sa taille flexible, à sa tournure distinguée quelque chose de vague, d’idéal, tenant un peu de l’apparition. Elle glissait plutôt qu’elle ne marchait, et, dans ce presque insensible mouvement, chacun de ses pas semblait être une impulsion donnée à ce corps aérien par l’élan d’un soupir. Elle était blonde, très blanche, et son teint n’était animé que ce qu’il fallait indispensablement pour attester qu’il y avait de la vie sous cette frêle et délicate enveloppe. Elle avait le visage ovale, les joues un peu creuses, le menton légèrement avancé, le front haut, le nez droit, les lèvres minces et paraissant accoutumées à une contraction de profonde amertume, de douce et silencieuse tristesse ; ses yeux bleus aux paresseuses paupières, au sentimental regard devaient sans doute avoir l’habitude des larmes, mais des larmes venues du cœur des pleurs qu’on se plaît à répandre en secret, à laisser couler seulement pour soi-même. Tout enfin dans cette femme portait l’empreinte d’un chagrin profond et déjà vieux, car les douleurs de l’âme commencent par l’agitation et se continuent par l’abattement… Quelle occupation pour les yeux d’Arthur qu’une semblable étude extérieure !

Elle se promenait en lisant et ne paraissait rien voir au-delà des étroits feuillets d’un petit livre in-12 recouvert en moire brune et dont la reliure était ornée de légères feuilles d’or où de métal doré appliqués aux angles de ce livre élégant. Elle méditait probablement à chaque ligne, savourait lentement le miel des pensées de l’auteur, car sa main ne retournait les pages qu’à longs intervalles, et selon toute apparence, du moins d’après l’expression de son intéressante figure, l’ouvrage qu’elle lisait était sérieux, le style était triste, profond ou rêveur… ; et son attention toute entière était absorbée par cette lecture.

Presque certain de ne pas être remarqué, même aperçu, Dérigny s’enhardissait à la contempler ; déjà, pour la septième fois, il venait de passer devant elle lorsqu’une voix claire et sonore, une voix bruyante et connue jeta ces mots non loin de son oreille :

— « Allons donc ! il est fou, est-ce qu’on aime par le temps qui court !… Ah ! ma foi s’il fallait… »

Arthur se retourna vivement.

— « Je ne me trompe pas, se dit-il, c’est Rogner, c’est lui-même. Hé ! dites donc !… »

Mais Roger ou son ombre, ainsi qu’un jeune homme qui l’accompagnait, étaient déjà hors de la portée de la vue de Dérigny.

— « Oui, c’est bien lui, continua-t-il. Éternel railleur du cœur humain, je l’aurais reconnu rien qu’à cette phrase que j’ai surprise. Insouciant Roger ! il se peut que vous n’aimiez pas, mais l’amour existe encore ; il y a aujourd’hui sur la terre la même somme de sentimens qu’autrefois. Vieux comme l’univers, et destiné à vivre autant que lui, le flambeau des passions continuera d’échauffer de sa flamme inspiratrice et féconde le cœur et la pensée des hommes, tant que l’astre roi du jour prodiguera sa lumière aux cieux, sa chaleur à la terre. Vous qui niez l’existence de l’amour, incrédule Roger, je gagerais volontiers contre vous que le cœur de cette femme… Ah ! grand Dieu, que vois-je !… »

Il court, il vole, il est près d’elle ; près de la jeune inconnue qui s’était approchée d’un arbre contre lequel elle paraissait chercher un appui pour étayer la faiblesse de ses genoux défaillans ; une de ses mains blanches comme l’ivoire et sans doute glacée comme le marbre, était posée sur ses yeux, l’autre main tenait encore le petit livre qui glissait insensiblement sous les doigts délicats qui ne le serraient plus. Arthur se trouva près de la malade assez à temps pour la soutenir et l’empêcher de tomber. Elle avait alors entièrement perdu connaissance. D’un bras ferme il lui enlaça la taille, la retint fortement contre lui, tandis qu’il lui approchait du visage un flacon d’éther que, par bonheur, il portait constamment sur lui. Les yeux de la jeune dame ne tardèrent pas à se rouvrir. Étonnée d’elle-même et de la présence de Dérigny, elle jette un faible cri, repousse la main qui la secourt, se dégage du bras qui la retient, se recule, regarde où elle est et parait chercher dans sa pensée l’explication de ce qui se passe alors pour elle.

— « Vous trouvez-vous mieux, madame ? lui demanda-t-il d’une voix timide.

— Ah ! pardon, pardon, monsieur, dit-elle enfin ; combien je suis confuse ! vous avez eu la bonté de me secourir ; je suis désolée de la peine que je vous ai donnée.

— Trop heureux d’avoir pu vous être utile, madame ; mais comment vous trouvez-vous ?

— Mieux ou plutôt moins mal.

— Permettez-moi de vous conduire jusqu’à ce banc, madame, vous y serez mieux qu’ici. »

L’inconnue ne répondit pas, mais se laissa mener à la place qu’on lui indiquait ; Arthur s’y assit auprès d’elle.

Tous deux avaient fait ensemble un échange dont ni l’un ni l’autre ne semblait se douter. La dame tenait dans ses mains le flacon de Dérigny, tandis que lui tenait dans les siennes le petit livre échappé des doigts de la malade. Au bout de deux ou trois minutes, Arthur renouvela son affectueuse question :

— « Je me sens glacée d’un frisson de fièvre… J’ai besoin d’être chez moi.

— Eh bien, madame, veuillez accepter mon bras pour vous ramener jusqu’à votre porte. Je vous proposerais une voiture, mais je craindrais que le cahot vous incommodât… et si vous voulez…

— Non, monsieur, non, je vous remercie, je puis aller seule… Je marcherai lentement.

— Alors, madame, vous vous résignerez à être suivie, car je ne vous quitterai pas que je ne vous sache arrivée chez vous.

— C’est inutile, monsieur.

— Je vous en conjure, madame, ne me refusez pas, l’appui d’un bras vous est nécessaire : faible comme vous l’êtes encore, la moindre inégalité du pavé pourrait vous faire faire une chute dangereuse ; et en permettant que je vous accompagne, vous êtes sûre d’éviter tout accident de ce genre. Voyons, madame, décidez-vous à une chose aussi simple… Une malade peut accepter le bras d’un inconnu.

— Allons, monsieur, je le veux bien, puisque vous êtes assez bon… Cependant j’abuse peut-être…

— Non, madame, soyez persuadée que vous me rendrez service, car je prendrai congé de vous beaucoup plus tranquille sur votre état présent que je ne le serais si je vous quittais maintenant. »

Elle se leva, lui prit le bras, et tous deux sortirent du jardin où, selon toute apparence, la scène qui venait de s’y passer n’avait point été remarquée ; personne ne s’était approché de la jeune dame lorsqu’elle s’était trouvée mal. La route ne fut pas très longue, quoique le guide et celle qu’il conduisait marchassent avec une extrême lenteur. Ils étaient au pied de l’escalier

— « Madame la baronne, dit le concierge, une carte pour vous.

— C’est bien Richard, répondit-elle ; et se retournant vers son obligeant conducteur, elle voulut lui présenter ses remercîmens.

— Je vous en prie, madame, laissez-moi ne vous quitter qu’à la porte de votre appartement. »

Ils montèrent, une femme de chambre vint ouvrir. Alors la baronne, d’un air embarrassé, proposa à Dérigny d’entrer au salon.

— Mille grâces, madame, ma présence serait maintenant indiscrète. Vous avez besoin de repos. Je vous quitte, veuillez recevoir mes hommages et mes vœux pour le rétablissement de votre santé.

— Et vous, monsieur, veuillez croire à toute ma reconnaissance pour les soins empressés que vous avez bien voulu me prodiguer.

Arthur la salua, et descendit.

Il s’était écoulé près de trois heures depuis sa sortie de la maison du conseiller ; mais l’idée de l’audience qu’il attendait s’était entièrement effacée de son esprit. Pressé de se trouver seul pour examiner tout à loisir l’état de sa pensée, Dérigny courant plutôt qu’il ne marche, heurtant au passage tout ce qui se trouve sur le même pavé que lui, risquant de se faire écraser par chaque voiture qu’il rencontre, allant en aveugle, en hébété, arrive chez lui, ferme sa porte, se jette dans un fauteuil, et là respire à l’aise.

C’est alors seulement qu’il s’aperçoit qu’il tient encore le livre que lisait la baronne. Il tressaille, et ce cri lui échappe…

— « Ah ! je pourrai la revoir !

En effet, il est tout simple qu’il reporte ce livre qu’il a oublié de rendre. Mais ce n’est qu’à elle, à elle seule qu’il le remettra ; d’après ce qu’il a fait, on ne peut refuser de le recevoir, surtout ayant un semblable prétexte pour justification de sa visite. Il n’y a rien là qui doive offenser, rien qui ne puisse être fait. C’est une démarche permise, avouée par la plus austère bienséance… Il la reverra !

Il la reverra ! Et d’abord cette idée avide prend à elle seule toute sa pensée et ses artères se gonflent, se tendent, s’agitent, et son front brûle, et le souffle manque à ses lèvres, et son cœur le gêne dans son sein… Quoi ! déjà ?

Mon Dieu, oui déjà ! Mais ne l’accusez pas, ne le condamnez pas, cela devait être, c’était presque indispensable, c’est la conséquence naturelle de tout ce qu’il a ressenti depuis qu’il pense et qu’il éprouve ; c’est le résultat de tous les événemens, de toutes les circonstances qui ont composé son sort depuis qu’il existe… C’est un malheur sans doute, mais il n’y peut rien, ce n’est pas sa faute ; tout est comme il fallait que ce fût… C’eût été un miracle, si cela n’eût pas été.

Cela devait être ! N’allez-vous pas un peu vite ? Vous n’avez pas dit que ce fût une de ces femmes que l’on ne peut voir sans s’écrier involontairement : La belle créature ! Et dans une inconnue qui se promène en lisant, qui se trouve mal, que l’on secourt par l’impulsion d’un mouvement de pitié, que l’on reconduit chez elle, toujours par l’effet de cette même impulsion, il n’y a pas…

Vous avez raison, pour la presque totalité des hommes, c’est un événement de passage, une des mille insignifiantes aventures jetées éparses sur le fond de la vie par la main du hasard, et qui sont pour ainsi dire le semis de la destinée. Mais, pour Arthur, ce n’était plus cela ; ce n’était pas le hasard, mais le sort qui lui avait amené cet événement incisif, qui déjà creusait sa pensée pour s’y mettre d’aplomb ; et pourtant, comme vous l’avez dit, jamais la vue de la baronne n’avait arraché cette exclamation : Qu’elle est belle, ou qu’elle est jolie ! Mais qu’importent aux yeux d’Arthur la forme et la couleur du masque, qu’importe cette beauté extérieure fixée à la superficie des traits ou du teint ; ce qu’il a vu, lui, c’est le dessous de l’écorce, c’est…

Arrêtez, ce n’est pas dans un moment qu’on en vient à soulever cette enveloppe physique, à voir à nu l’être moral…

— Vous croyez ? Roger disait un jour à Dérigny, il y a des individus que j’apprends corps et âme dans une minute, et c’était vrai ; Arthur ne connaissait la baronne que depuis deux heures ; mais c’était beaucoup plus de temps qu’il ne lui en avait fallu pour apprendre cette femme. Elle était triste et malheureuse ; triste, de quelle mélancolie ? malheureuse, de quelle infortune ? il l’ignorait ; mais une femme pouvait goûter toute la saveur des larmes, étant pour lui le chef-d’œuvre de la création humaine ; son émotion à l’espérance de revoir la baronne était donc juste… Qu’en dites-vous, maintenant ?

Il avait ouvert le livre ; les Nuits d’Young !

N’avait-il pas à l’attention donnée à cette lecture, deviné le genre de l’ouvrage que méditait la promeneuse ? Oui, son imagination tendre et rêveuse devait plutôt s’alimenter de pensées de mort que se plaire à s’environner d’images d’existence. Young !… Oh ! qu’elle lui sembla belle en la voyant alors dans sa mémoire !

Il lisait, mais bientôt interrompant sa lecture, il retourne vivement les pages, revient au premier feuillet… Une réflexion rapide avait conduit ses doigts agiles… Son nom était peut-être écrit sur ce livre… oui, le voilà…

Madame la baronne Juliette de Saint-Aire. C’est bien elle. Le concierge l’a nommée baronne en lui remettant une carte de visite. Juliette ! qu’il est doux ce nom, qu’il doit être facile de l’entourer d’un soupir amoureux !

Puis son regard s’assombrit tout à coup ; car il n’a que le doute pour répondre à cette question, qu’il ne s’était pas encore adressée. Est-elle veuve ou non ? Si son mari existe, est-il avec elle ou sont-ils séparés par l’absence ou autrement ?… Si le baron est à Paris, s’il est chez sa femme, comment Dérigny se hasardera-t-il à reporter le volume oublié ?… Oh ! s’il pouvait savoir… mais il y songe… Oui, cela se peut.

Le lendemain il passe dans la rue où demeurait madame de Saint-Aire, reconnaît la maison qu’elle habite, aperçoit une femme dans la loge du portier, s’avance, et demande :

— « Monsieur le baron de Saint-Aire ?

— Ce n’est pas ici, monsieur, lui réplique-t-on ; nous n’avons dans la maison que madame la baronne de Saint-Aire. Quant au baron que vous demandez, nous ne le connaissons pas.

— Mille pardons, madame. »

Quelle réponse pouvait être plus au gré d’Arthur ; il peut risquer sa visite, sans crainte de rencontrer l’œil fâcheux d’un mari ; mais il faut attendre.

Quatre jours s’écoulent, Dérigny, à bout de sa résignation à la patience, se décide enfin à se présenter chez la baronne.

Il vient de terminer sa toilette, il va sortir ; on lui apporte une lettre de sa femme. Il l’ouvre, et la parcourt d’un regard mécontent. Malheureusement pour elle, la pauvre Francisca ne s’entendait nullement à passionner son style ; elle écrivait comme elle sentait ; ses expressions s’enchaînaient naturellement, simples, naïves, et pourtant choisies ; mais elles ne pouvaient émouvoir, elles étaient pour cela trop paisiblement vraies.

— Quelle femme ! s’écria-t-il avec humeur. Il n’y a donc dans toutes les chances probables de la destinée humaine aucune secousse, quelque violente qu’elle soit, dont elle puisse ressentir au cœur la plus légère commotion. Rien aujourd’hui dans cette âme de plus qu’hier, de moins que demain. Toujours la même, toujours ; quelle insipide monotonie ! quelle existence de plomb !

Il reploie la lettre, la met dans son portefeuille, et sort.

Si la baronne est chez elle, s’il est reçu, il s’agit pour lui d’un arrêt décisif ; c’est une partie de dés qu’il va jouer contre le sort ; c’est l’avenir de son cœur à gagner ou à perdre.

Madame de Saint-Aire était chez elle ; sa femme de chambre vint lui annoncer que le monsieur qui l’a ramenée l’autre jour demande à lui remettre le petit livre qu’elle pensait avoir perdu. La baronne hésite un moment…

— « Faites entrer, » dit-elle.

Arthur est introduit.

Sa vie s’était alourdie de cinq jours au vol pesant, à la charge augmentée d’un surcroît d’existence, depuis sa rencontre au jardin du Luxembourg ; et, depuis ce temps, il n’avait pas vécu une minute sans méditer sa visite, sans arranger le plan de cette entrevue, de manière à en obtenir un résultat d’accord avec ses projets. Il fallait amener la baronne à lui promettre de renouveler sa visite. Il ne présumait pas qu’il dût être aisé d’en venir là dans un moment. Aussi combien avait-il été difficile sur le choix des moyens qu’il imaginait ! que de précautions à prendre, que d’adresse à déployer, que de détours pour louvoyer autant que possible, et quel empire à prendre sur soi-même pour se rappeler son rôle !

Dieu l’aida, il n’oublia rien. D’abord il s’excusa sur son audace, entra dans de bienveillantes questions de détails sur la santé de la baronne, dont les joues pâles et les yeux battus annonçaient la faiblesse. Il disserta sur les œuvres d’Young ; ensuite il trouva le moyen de parler de lui, de sa splendeur passée, de sa situation présente, de sa femme, de son fils, de la lenteur de ses juges, de son ennui, de ses regrets, de son désir de revoir sa famille. Il causa de tout cela, sans qu’il parût étrange qu’il en parlât. Et lorsqu’on sut ce qu’il était, il demanda qu’on lui permît d’oser revenir.

Madame de Saint-Aire refusa.

— « Monsieur, lui dit-elle, je ne reçois personne. Quoique demeurant à Paris, j’ai su m’y faire une existence d’ermite. Ennuyée du monde, j’ai su briser un à un tous les anneaux de la chaîne qui me liait à lui. Satisfaite de mon isolement, je cherche à l’augmenter autant que je puis… J’aurais refusé votre visite, si la reconnaissance ne m’eût prescrit de la recevoir. »

Arthur ne jugea pas la partie perdue. Il eut raison, car au bout d’une demi-heure, la baronne lui dit en le reconduisant :

— « Allons, monsieur, je le veux bien. Vous viendrez m’apporter des nouvelles de madame Dérigny ; nous causerons d’elle, de votre enfant. Au revoir donc, monsieur. »

Il a gagné. Bonheur absent, tu reviens à lui !

XV

JULIETTE.

Un mot à nous deux. Ne venez-vous pas de nous faire retrouver dans madame la baronne Juliette de Saint-Aire, une personne de connaissance, mademoiselle Juliette de Kersanec, cette victime, dont la destinée fut par une mère offerte en holocauste au souvenir d’une sœur, à la mémoire de l’infortunée Ambroisine de Fermont, l’épouse du meurtrier de la marquise, la femme de Roger, enfin ?…

Elle-même. Vous voyez où elle est arrivée ; voici comment elle y est venue :

Roger avait donné sa démission. Ayant de la fortune, il n’avait plus besoin d’un état. En devenant riche, il avait engagé tout son temps au plaisir. Mais à Rennes, il rencontrait à chaque pas, dans tous les objets, sur tous les visages, quelques mots épars de l’histoire de madame de Fermont. Ne pouvant se rendre aveugle, il fallait aller où il n’aurait rien à voir qui lui rappelât cette portion de son passé, que l’arrêt d’un pouvoir secret et dominateur refusait à l’oubli.

Quelques jours après son mariage, sa volonté de maître décida qu’il fallait quitter la Bretagne, pour aller s’établir dans la capitale. Il fut obéi sans objection, et il vint habiter Paris avec sa femme et sa belle-mère.

Quelque odieuse que fût pour elle la vue de son gendre, la comtesse voulut suivre sa fille. Elle espérait que sa présence servirait de frein au baron, pour le retenir dans les limites, sinon de l’amour, de l’amitié du moins, des bienséances envers sa femme. Souvenir vivant de la faute de celui qui était devenu son fils, elle se flatta de l’espoir de servir de sauve-garde à Juliette. Il fallait être bien facile à s’illusionner pour croire à tout… Mais que voulez-vous ? quand la raison s’en va…

Le baron était loin de trouver beaucoup de charmes dans la société de la comtesse. Mais en la séparant de sa mère, sa femme lui serait nécessairement retombée sur les bras, c’est-à-dire qu’il aurait fallu l’accompagner partout, lui servir de mentor, s’initier dans mille détails superflus de l’intérieur de sa maison, recevoir d’ennuyeuses confidences… Non, non… Il valait mieux qu’une telle charge fût supportée par une mère que par lui. El il se résigna à la société de madame de Kersanec.

Juliette qui, jusqu’à l’époque de son mariage, n’avait trouvé d’affections dans le monde que l’amitié de sa vieille tante, amitié grondeuse, égoïste ; Juliette qui, à son entrée dans la vie, avait été saluée par la haine d’une mère, se persuada aisément que Dieu lui faisait don d’une nouvelle existence pour lui faire oublier les chagrins de la première. La comtesse l’avait accueillie avec bienveillance. Peut-être cette réception annonçait-elle que son cœur allait payer à sa fille sa dette de sentimens. L’époux qu’elle offrait ne pouvait manquer de plaire à la jeune fiancée qui n’avait point encore entendu prononcer pour elle un seul accent d’amour. Deux choses cependant troublaient ce bonheur qui paraissait lui être destiné, la mort de sa sœur et sa séparation d’avec sa tante. Celle-ci n’éprouvant nullement le désir d’habiter dans les mêmes lieux, sous le même toit que sa cousine de Kersanec, se décida, voyant qu’on allait marier sa nièce, à aller demeurer chez son fils, époux d’une femme charmante et père de plusieurs enfans, dont les soins allaient doucement entourer la vieillesse de leur aïeule.

La jeune fille céda vite à la séduction. Roger fut aimable pour elle tant que durèrent les préparatifs des noces, et l’acte qui de son prétendu lui fit un époux, lui sembla un pacte de bonheur passé devant Dieu pour l’éternité. Hélas ! cette erreur si brillante et si douce devait traverser sa vie comme un éclair qui traverse l’espace. Cet aspect de bonheur était présenté à l’âme de la baronne comme la vue des cieux que l’on montre par un raffinement de torture à un prisonnier que l’on sort du cachot ténébreux où il languissait depuis longues années pour l’y rejeter un instant après.

Une fois éloigné des lieux témoins de sa faute, Roger brisa le joug sous lequel les bienséances l’avaient courbé pendant quelques jours. Il eût bientôt fait d’anéantir jusqu’à la dernière entrave ; et, retiré dans une liberté élargie, il ne fut plus que lui-même : joueur, libertin, railleur, acerbe des préjugés les plus sacrés, athée endurci du culte social…

Devenu noble, riche, le jeu qu’avait joué le lieutenant ne pouvait plus suffire aux ruineux passe-temps du baron. Il fallait agrandir les chances au niveau de sa fortune. Il avait commencé avec de l’argent, continué avec de l’or, il fallait poursuivre avec du papier. Ce n’était plus que des billets de banque qu’il croyait pouvoir livrer décemment aux caprices du hasard, dont le souffle rapide emporte souvent ces feuilles légères bien loin de celui qui les abandonne à cette course aventureuse. Elles passent sans cesse de l’hôtel au palais, du palais à la simple maison ; mais reviennent-elles où elles ont déjà passé ?

Ce ne fut bientôt plus assez, pour Roger, de Frascati ni du Palais-Royal. Il voulut, à ces jeux qu’on n’avoue qu’à voix basse, en joindre un dont on peut parler haut, soit qu’on s’y ruine ou qu’on s’y enrichisse : la bourse, les chances de la hausse et de la baisse, l’agiotage enfin. Ajoutez à cela la passion des coulisses, la gloire d’être profès dans l’ordre gastronomique, et vous aurez une idée de la rapidité de la pente où glissaient à la fois et la richesse et le bonheur de la baronne. Hélas ! pour elle un doux rêve d’un jour, et puis une effrayante et durable réalité ?

Comment rendre au juste la position de la comtesse, lorsque l’âme de son gendre se fut montrée à ses yeux ? Dans cette horrible situation, un malheur lui manquait encore pour compléter sa somme d’infortune. Il lui arriva ce malheur, et ce fut d’aimer Juliette.

Oui, de l’aimer. En la détestant, sa conscience prenait une part dans les revers de la jeune femme. En l’aimant, chaque nouveau tourment qui venait au cœur de sa fille retombait sur le sien plus poignant et plus lourd. Cette amitié si long-temps refusée, cette affection tardive, mais forte, mais puissante de toute sa maturité, donnait un aliment inépuisable au remords du sacrifice de la destinée de sa dernière enfant, fait par elle au souvenir de la première. Et, dans chaque émotion de ce sentiment vengeur, la comtesse recevait un coup de poignard à double lame qui blessait à la fois son âme et sa raison. Et cette fragile raison, cette pauvre expérience humaine qui, pour s’en aller de vous, n’attend pas toujours que votre âme vous quitte, se sépara de la pensée de cette femme et s’en alla pour ne plus revenir. Mais en fuyant, loin d’emporter avec elle aucun élément de douleur, elle laissa par sa place vide une étendue plus vaste à la faculté de souffrir, et cloua le désespoir à cette pensée gangrenée qu’elle abandonnait pour toujours.

La mort ne pouvait pas être loin. La veille du jour où elle vint prendre sa proie, Juliette, qu’une affaire importante avait contrainte à sortir un moment, trouva en rentrant chez elle sa mère évanouie, serrant dans ses mains un papier tout froissé par cette pression convulsive. C’était une lettre, que la baronne, aidée de ses domestiques, parvint, non sans peine, à dégager des doigts qui la retenaient. La comtesse, revenue à elle, ne parut pas chercher l’objet qu’on lui avait pris, et s’endormit bientôt d’un profond sommeil. Madame de Saint-Aire, assise auprès d’elle, voulut prendre, tandis qu’elle reposait, connaissance de la lettre (mystérieuse sans doute) qu’elle lui avait ôtée des mains. Que devint-elle en la lisant ! c’était la lettre d’adieux de la marquise.

Après tout ce qu’elle avait fait pour anéantir la fatale correspondance d’Ambroisine, madame de Kersanec aurait dû nécessairement joindre cette lettre aux amoureuses épîtres que la flamme avait dévorées. Mais, domptée par un pouvoir inexplicable, par un invincible sentiment de superstition erronée, jamais, quelque nombre de fois qu’elle l’eût tenté, elle n’avait pu détruire ce monument irrécusable du suicide de madame de Fermont, Souvent, pour se justifier à ses propres yeux, elle faisait en secret lecture de ce funeste papier.

C’est sa prière de mourante, se disait-elle, c’est du bord de la tombe qu’elle me l’a adressée. Sacré pour moi, j’ai dû exaucer le dernier de ses vœux ; oui, je l’ai dû ! Et, soulagée un moment, elle reployait la lettre en répétant dans sa pensée ces mots justificateurs : Je l’ai dû !

Quelle atroce révélation pour Juliette, que celle d’un pareil secret ! Quoi ! c’était à l’homme qui avait causé la mort de sa sœur qu’elle était unie pour jamais. Le monstre ! et depuis quelques mois elle portait dans son sein un enfant à lui. Oh ! combien elle sut gré à son cœur d’avoir, sinon par la haine, du moins par le mépris, remplacé l’amour qu’il avait éprouvé ! Ma pauvre sœur ! Ah l grâce à Dieu, s’écria-t-elle ! je ne l’aime plus le malheureux. Réfléchissant ensuite à la précipitation de son mariage, il lui fut facile d’en deviner le mystérieux motif. Et, comme si le sort eût été jaloux de lui laisser la moindre erreur consolatrice, le lendemain de ce jour préjudiciable à toute sa vie, on l’arrachait du lit de sa mère expirante qui, dans l’accès du délire qui précéda sa mort, révéla à sa fille jusqu’à la moindre circonstance de son odieux hymen.

L’infortunée ne se révolta pas, elle baissa la tête et accepta sa destinée dans toute sa plénitude de déceptions et de regrets. Cependant il était encore pour elle dans l’avenir une espérance de refuge, un aventureux appui qui étayait son âme et l’empêchait de succomber sous son fardeau de malheur. Ce n’était point de rapprocher de la vertu un époux qui de jour en jour s’en écartait davantage : il était trop loin pour revenir. Il ne pouvait que faire une halte ou poursuivre jusqu’au but. Le retour était impossible. Mais l’espoir qui l’éclairait d’un pur et calme rayon, c’était de presser contre son cœur ému, d’élever avec la plus minutieuse sollicitude maternelle l’enfant qu’elle allait mettre au jour, c’était d’être mère dans l’immense étendue de ce mot si susceptible de nombreuses et différentes interprétations. Et ce bonheur qu’elle demandait avec tant d’affectueuses instances, ce bonheur qu’elle se sentait faite pour saisir sans en laisser échapper la moindre parcelle… eh bien ! Dieu le lui envoya. Elle mit au monde un héritier du nom de Saint-Aire.

Qui l’aurait cru ?… lui-même ne l’eût pas soupçonné, Roger, qui, avant la naissance de son fils, ne s’était pas donné la peine de penser qu’il devait naître, s’aperçut qu’il était au monde moins aux regards avides qu’il arrêtait sur lui qu’aux battemens précipités de son cœur.

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Tant que son fils vécut, Roger parut vouloir se rapprocher de sa femme, mais dès qu’il eut acquis la triste certitude qu’il avait cessé d’être père, rien ne fut capable de le retenir ; et, sans pitié pour les larmes delà jeune mère penchée sur le berceau de son fils, cherchant à réchauffer de son haleine brûlante l’haleine glacée de son enfant, il s’élança hors des lieux où gisait encore l’être qui naguère faisait battre si délicieusement son cœur.

Rentré dans le tourbillon dont la naissance de son fils l’avait tenu pendant quelque temps éloigné, Roger ne mit plus de frein aux déréglemens de ses passions, il s’y abandonna sans honte et sans remords ; et, sans souvenir aussi, comme sans honte et sans remords, il continua de livrer au gouffre du jeu le brillant héritage que la marquise de Ferment et la comtesse de Rersanec avaient laissé à Juliette. Il ne se fût probablement pas souvenu quel lien l’unissait à la sœur et à la fille de ses deux victimes, s’il avait pu, sans son secours, se défaire des biens qu’elle possédait…

Un jour, qu’après un mois d’absence, et que, ramené par le besoin d’argent, Roger avait, sans succès, essayé tour à tour la prière et la menace pour obliger sa jeune épouse à lui signer un nouvel acte de vente. Furieux de sa résistance, il ne craignit pas, pour l’y contraindre, d’employer les plus odieux traitemens.

Révoltée d’une telle violence, Juliette, déshéritée de famille, de bonheur, d’amis,… sans larmes pour soulager son cœur,… seule à lutter contre sa destinée, comprit tout ce qu’elle avait à craindre pour son avenir, si elle le laissait plus long-temps aux mains de l’époux qui s’en était emparé, et qui le dépensait avec une si effrayante rapidité ! Elle savait bien qu’elle ne pourrait le reprendre à elle seule, cet avenir qui s’était montré à elle si large et si brillant, et que si elle osait en demander compte à celui qui, sans pudeur, en disposait au gré des caprices de la hausse et de la baisse ; que sa voix serait impuissante à se faire entendre ! Elle implora celle des lois.

La scandaleuse conduite de Roger rendit peu difficile à obtenir la demande en séparation que la baronne de Saint-Aire eut le courage de solliciter.

Entièrement retirée du monde depuis sa séparation, seule avec une femme de chambre, elle occupait un modeste appartement dans le voisinage du Luxembourg. La proximité de cette belle promenade, où chacun peut s’isoler comme il lui plaît, avait engagé Juliette à choisir ce quartier de préférence à tout autre. Là, du moins, elle ne serait pas exposée à se trouver en face de l’assassin de sa mère et de sa sœur ; elle savait bien que Roger ne quitterait ni la Bourse ni Frascati pour venir se placer devant elle… L’émotion qu’elle éprouva en l’entendant parler et en l’apercevant qui traversait avec un jeune homme le petit bois du Luxembourg, où elle se promenait en lisant, car c’était bien Roger qui avait prononcé cette phrase : Allons donc ! il est fou, etc., etc., etc., » prouve qu’elle avait eu raison de s’éloigner des lieux que fréquentait celui dont la voix et la vue venaient de réveiller dans son cœur toutes les souffrances qu’il y avait jetées ; et pourtant plus de trois ans s’étaient écoulés depuis que le son de cette voix n’avait frappé son oreille, depuis que ses regards n’avaient rencontré ceux de Roger.

Je ne sais ce qu’il en serait advenu pour Juliette de cette rencontre inattendue, si le mélancolique Arthur Dérigny, qui l’examinait depuis une heure sans qu’elle s’en aperçût, n’était arrivé assez à temps, en la voyant chanceler, pour l’empêcher de faire une chute.

Pauvre Juliette, puisse ce secours qui te fut prodigué avec un si touchant empressement ne pas te devenir funeste ! Puisse-t-il ne pas te faire regretter un jour les contusions qu’il t’a évitées !… Les contusions,… elles s’effacent, Juliette… Mais le malheur, … jamais !!!!…

Heureux de ton approbation, Dérigny va retourner chez toi… Ton âme, ouverte à toutes les souffrances, recevra l’entière confidence des espérances non réalisées de la sienne. Tu le plaindras, Juliette, tu compatiras à sa peine, car tu la comprendras ; mais n’oublie pas du moins que la pitié est bien souvent l’avant-coureur de l’amour. Arthur te parlera d’abord de son fils, de son joli petit Ambroise, de sa femme, de sa bonne et froide Francisca ; puis il ne t’en parlera plus Mais il te parlera de toi… toujours de toi… de lui… de son amour… Car il t’aime, Juliette ; s’il te le dit, tu peux l’en croire… Mais s’il te jure qu’il t’aimera toujours, qu’il n’aimera que toi,… oh ! par pitié pour toi-même, Juliette, tâche de ne pas l’entendre, songe à ta sœur, rappelle-toi que cette belle, jeune, noble et riche marquise de Fermont mourut pour avoir cru à de pareils sermens.


Quand, sans égard pour les fraîches années d’Élisa Mercœur, sans respect pour ses vertus, pour son génie, comme sans pitié pour mes larmes, la mort l’entraîna dans la tombe, elle eut la douleur d’y descendre sans avoir vu se réaliser l’espérance la plus chère à son cœur ; avant d’avoir terminé ses travaux, dont le produit aurait pu, disait-elle, dans le cas où elle viendrait à mourir, assurer à sa vieille mère un sort à l’abri du besoin.

Ne pouvant joindre aux œuvres de ma pauvre enfant, le plan de ses romans, puisqu’elle n’en écrivait jamais, je vais tâcher, à l’aide de ma mémoire, de faire connaître à peu près ce que devaient contenir les chapitres qui manquent. Je prie donc le lecteur de ne point considérer ce qui suit la lacune comme une suite que j’ai voulu donner au chapitre inachevé de Juliette (je sens trop ce que mon style aurait de disparate pour l’avoir tenté), mais seulement, comme un préliminaire que j’ai cru nécessaire à l’explication que je vais essayer de donner. J’ai pensé qu’il était à propos de bien faire connaître la situation des personnages.

Suivent les titres et l’explication des chapitres qui manquent à ce roman.

J’ai pensé qu’il serait bien de placer sous chacun des titres de chapitres qui manquent à ce roman l’exposé du plan du chapitre même.

(Exposé du plan du chapitre XVI qui devait faire partie du roman de Quatre Amours.)

XVI

LE BARON DE SAINT-AIRE.

Dérigny était retourné chez la baronne de Sainte-Aire, et avait obtenu, à sa grande satisfaction, de lui consacrer les courts instans que lui laissaient les nombreuses sollicitations qu’il était obligé de faire. Il résulta de cette intimité ce qui devait en résulter : que Juliette, dont l’âme était aimante, quoique froissée, et sans affection aucune, entendant les continuelles plaintes d’Arthur sur son malheur d’avoir épousé une femme dont l’âme était si peu en harmonie avec la sienne, l’aima.

Le bonheur, comme tout autre chose, ne peut vivre toujours ; et celui qui n’avait besoin ni d’inquiétudes ni de larmes pour s’alimenter ne pouvait convenir long-temps à Dérigny. Il lui fallait du malheur pour être heureux ; Roger le lui avait dit, et c’était vrai.

Fatigué de son monotone bonheur, car Juliette l’aime toujours, Dérigny, qui dans les commencemens la quittait à peine, s’en éloigne souvent. Un jour qu’absorbé dans ses réflexions, il marche sans rien voir, quelqu’un lui frappe légèrement sur l’épaule ; il se détourne, et reconnaît Roger, ce beau lieutenant qui jadis avait excité si injustement sa jalousie. Arthur lui apprend que, par suite de ses mauvaises affaires, il s’est vu forcé de venir à Paris pour y solliciter une place dans quelque bureau, et lui parle du chagrin qu’il éprouve du peu de succès de ses démarches. Roger lui propose de le conduire chez une dame de la haute société avec laquelle il est fort lié, et lui dit que cette dame recevant chez elle les ministres, leur recommandera son protégé, et qu’ils se trouveront trop heureux de faire quelque chose pour la belle solliciteuse. Et cherchant aussitôt une de ses cartes dans son portefeuille, il la donne à Dérigny afin qu’il puisse le venir prendre à l’heure convenue. Dérigny, en regardant sur la carte quelle est la demeure de son ami, s’aperçoit qu’elle porte un autre nom que le sien et le lui fait observer. Alors Roger raconte à Arthur que lorsqu’il partit de Nantes pour aller en garnison à Rennes, il y fit la connaissance d’une grande dame ; que, devant l’épouser, elle lui fit obtenir du roi le titre de baron ; que Sa Majesté l’avait autorisé à y joindre le nom de Sainte-Aire ; que, depuis lors, il n’en signait pas d’autre. Que cette dame étant morte quelques jours avant l’époque fixée pour leur mariage, il avait demandé et obtenu mademoiselle Juliette de Kersanec, sa sœur, pour épouse, et de laquelle il vit séparé depuis plus de trois ans. Dérigny comprit par-là que la baronne de Sainte-Aire, qui avait toujours gardé sur ses chagrins le plus religieux silence, était la femme de Roger. Cette découverte ne l’empêche pas d’être ponctuel au rendez-vous que lui avait donné le baron. Roger le conduit chez madame Darbi, c’est le nom de la dame ; Dérigny est ébloui de sa beauté ; Juliette perd beaucoup à la comparaison.

(Exposé du plan du chapitre XVII qui devait faire partie du roman de Quatre Amours.)

XVII

LES HABITANS DU PRESBYTÈRE.

Francisca et son fils sont adorés des habitans du presbytère ; il ne manque au bonheur de la jeune femme que la présence d’Arthur. Elle est l’âme de la société de la noblesse des environs ; sa complaisance est souvent mise à l’épreuve, et c’est toujours sans faire acheter le plaisir que l’on goûte à l’entendre, qu’elle exécute sur le piano les morceaux qu’on lui demande.

Le comte et la comtesse de Trévelek, les plus proches voisins du presbytère du bon curé Ambroise Rémy, déjà un peu âgés et sans enfans, voudraient que Francisca ne les quittât pas. Le comte tombe malade ; la comtesse, secondée par la jeune femme dans les soins que nécessitent la maladie du comte, s’attache encore à elle davantage. Toute la noblesse des environs doit célébrer la convalescence du comte ; une grand’messe et un Te Deum doivent être chantés en actions de grâce ; des sons beaucoup plus graves que ceux du piano de Francisca se font entendre au Te Deum, ce sont les sons d’un orgue que la comtesse de Trévelek, à l’aide du curé, a fait venir de Paris en cachette de son mari et de Francisca, et dont elle fait présent à la paroisse, en reconnaissance de ce que Dieu lui a conservé son époux, et pour mettre tout le monde à même d’apprécier le talent de Francisca sur cet instrument.

(Exposé du plan du chapitre XVIII qui devait faire partie du roman de Quatre Amours.)

XVIII

L’INTRIGANTE.

Les grâces et la beauté de madame Darbi avaient fait une telle impression sur le cœur d’Arthur, lorsque Roger le lui présenta, qu’il était devenu en peu de temps l’esclave soumis de cette dame. Ses moindres caprices étaient des lois pour lui ; toutes les femmes, pensait-il, seraient adorées si elles ressemblaient à madame Darbi. L’amour qu’il avait eu pour Juliette était entièrement effacé de son souvenir, et s’il la voyait encore quelquefois, c’était seulement par bienséance. Juliette regardant l’abandon d’Arthur comme le juste châtiment de sa faute, le supporte sans se plaindre, et croit, en voyant le changement si subit d’Arthur, qu’elle n’en a jamais été aimée ; mais, qui plus que Francisca, pensait-elle, avait dû croire à la constance de son amour ? Louise ne lui semble être morte si jeune, que pour éviter l’inconstance d’Arthur. S’il lui avait repris son amour pour le rendre à Francisca, elle se serait trouvée heureuse de ne plus être aimée par la certitude de son bonheur ; tandis qu’elle craint, connaissant la faiblesse de son caractère, que subjugué par les charmes de madame Darbi, car on ne lui a pas laissé ignorer qu’il on est éperdument amoureux, que cette femme, qui n’est autre qu’une intrigante, ne l’entraîne dans quelque démarche honteuse.

Roger le visite souvent chez le banquier chez lequel madame Darbi est parvenue à le faire entrer comme caissier. Il est toujours porteur de quelques billets de cette dame ; Dérigny les reçoit avec transport. L’un d’eux lui apprend que pour sauver l’honneur d’une famille infortunée, elle a répondu de 10 000 francs ; que, ne se trouvant pas en fonds, et toutes ses démarches pour arrêter les poursuites de la justice ayant été infructueuses, on saisira chez elle le lendemain si elle ne se procure la somme ;… qu’elle ne se trouve dans un tel embarras que par la bonté de son cœur ;… qu’elle compte assez sur l’amitié de Dérigny pour penser qu’il viendra à son secours ;… que ce n’est que pour huit jours seulement qu’elle a besoin de la somme ;… qu’elle confie sa cause au cœur du bon Arthur ;… véritable moyen de le gagner !… C’est pour sauver l’honneur d’une famille infortunée, se dit Arthur, qu’elle se trouve dans l’embarras ; on ne saurait le blâmer de lui prêter secours ; huit jours d’ailleurs sont bientôt écoulés… Roger emporte les 10 000 francs… Elle lui adresse successivement plusieurs demandes, qui toutes ont un motif louable, et qui sont exaucées. Roger est habile à lever les difficultés… Mais Arthur finit par réfléchir et par refuser… Alors madame Darbi met la menace à la place de la prière… Elle découvrira tout au banquier, s’il persiste dans son refus ; et Arthur est obligé de céder. Un jour qu’il tient dans ses mains une des impérieuses demandes de madame Darbi, le banquier entre, tenant dans les siennes plusieurs billets qu’il place sous les yeux d’Arthur, et lui demande d’une voix forte qui les a signés… Le banquier répète sa demande à Arthur et le menace de le livrer à la justice s’il ne lui dit à l’instant qui a signé les billets. Atterré par le ton de cette demande, Arthur voit le châtiment de sa faute ; il veut fuir, le banquier lui barre le passage ; alors, éperdu, hors de lui, Dérigny saisit un couteau poignard qu’il portait toujours sur lui, pour se défendre la nuit en cas d’attaque, et le plonge dans le sein du banquier, qui tombe sans pouvoir proférer une seule parole. Arthur, épouvanté, voit son crime ; mais, sans chercher à fuir, il crie, on accourt : il demande qu’on le livre à la justice, qu’il est assassin et faussaire ; on l’entraîne.

(Exposé du plan du chapitre XIX qui devait faire partie du roman de Quatre Amours.)

XIX

LA CONFESSION.

Arthur plie sous le poids de son crime ; si quelque chose peut en adoucir l’amertume, c’est qu’il fut criminel sans préméditation. Sitôt que Juliette a appris son arrestation, elle a obtenu la permission de le visiter ; elle vole à sa prison, lui parle de la clémence infinie de Dieu, et relève, par ses pieuses exhortations, le courage abattu de celui qui la dédaigna. Arthur l’a priée d’écrire à son bon oncle, le curé Ambroise Rémi ; il veut déposer le fardeau de ses fautes dans le sein de son second père, du protecteur de sa femme et de son fils. Le curé est arrivé à Paris ; il a caché à Francisca le sujet de son voyage ; il a amené avec lui Pierre, ce serviteur qui, le jour du bal de l’anniversaire de Francisca, fit entrer M. Rémi, qu’un valet congédiait assez brusquement. C’est un orphelin élevé par le curé, honnête garçon, plein de zèle, et tout dévoué à son protecteur. Toutes les démarches du curé pour arracher son neveu au déshonneur qui l’attend, ont été vaines ; il sera jugé le lendemain. Il se rend à la prison de Dérigny pour y recevoir sa confession. Arthur ne paraîtra point au tribunal des hommes avant d’avoir désarmé la colère du juge suprême par un aveu de ses erreurs et de son crime. Juliette est auprès de cet infortuné ; lorsqu’on introduit le vénérable pasteur, elle se jette aux pieds du vertueux prêtre, lui dit qu’elle est coupable, implore sa bénédiction et se retire. Dérigny se recueille ; le bon curé lui prend les mains, les presse dans les siennes, et dépose un baiser paternel sur le front décoloré du malheureux fils de sa sœur ; il lui parle de Dieu, de Dieu toujours indulgent. Dérigny demande à son oncle s’il croit à l’immortalité de l’âme ; M. Rémi répond que ce serait un crime d’en douter ; que la matière seule est mortelle, mais que l’âme survit à cette matière périssable pour y recevoir de Dieu la récompense de ses bienfaits ou la punition de ses fautes. Arthur se voit repoussé de Dieu, son crime lui semble indigne de pardon ; puis, comme la bête, il a cédé à l’instinct de ses passions sans en calculer les suites !… Trois fois l’amour avait embelli sa vie, et cette somme de bonheur ne lui avait pas semblé suffisante ; il lui fallait un quatrième amour : Dieu permit qu’une furie le lui inspira, pour venger les trois anges qui lui avaient donné le leur ; et Dérigny raconte au bon curé que pour satisfaire aux dépenses folles de madame Darbi, il a contrefait la signature du banquier ; que cette faute l’a conduit au crime qu’il a commis ; que ce crime est trop grand pour que Dieu puisse l’en absoudre… Dieu a pardonné aux meurtriers de son fils !… Cette réflexion du curé porte un peu de calme dans l’âme d’Arthur ; il reçoit à genoux et dans un grand recueillement le corps de notre Seigneur. Ce baume, versé sur les blessures d’Arthur semble diminuer ses souffrances ; il prend les mains de son oncle, les baise avec respect, les place sur son cœur, et lui recommande sa femme, son fils ; et Juliette, Juliette, si bonne, si malheureuse, met ordre à ses affaires, pour n’avoir après sa sentence, qui sera la mort, qu’à se disposer à paraître devant Dieu.

(Exposé du plan du chapitre XX qui devait faire partie du roman de Quatre Amours.)

XX

VOILA CE QUI VIENT DE PARAÎTRE !

Les juges ont prononcé. Arthur subira la punition de son crime ; déjà se fait entendre partout ce cri que des voix rauques répètent à l’envi : Voilà ce qui vient de paraître ! la sentence qui condamne à la peine de mort le nommé Arthur Dérigny, pour crime d’assassinat commis sur la personne de M…, banquier. D’autres crieurs font entendre une autre sentence, mais le nom ne parvient pas. Tous les crieurs quittent le quartier en même temps ; un monsieur a tout acheté… Quelque malade peut-être, que ces cris incommodent, l’aura prié de les renvoyer ; mais point, c’est un parent de Juliette. Il la trouve à vingt pas de sa maison ; il lui dit, pour l’engager à rentrer, qu’il vient passer une heure avec elle. Eh bien ! lui dit-elle, donnez-moi votre bras. » Elle veut employer ce temps à se promener ; elle part le lendemain pour un long voyage ; elle veut revoir encore le jardin du Luxembourg ; cette promenade est si belle ! elle la parcourt et paraît, lorsqu’elle est dans le bois, examiner avec attention un de ses arbres. Elle veut s’asseoir sur le banc le plus proche de cet arbre : c’est celui contre lequel elle s’était appuyée lorsque Dérigny la secourut, et le banc sur lequel il la fit asseoir. Elle prie son parent de la conduire jusqu’à une église qu’elle lui indique ; il veut l’attendre, elle s’y oppose. Elle se met à genoux sur la pierre, entend la messe dans un grand recueillement, communie… Elle sort de l’église, prend un fiacre, et se fait conduire à à la prison de Dérigny… Il lui apprend qu’il doit mourir le lendemain ; elle l’exhorte au courage, lui dit qu’il ne mourra pas seul, qu’elle recevra la mort du coup dont il sera frappé… Elle veut encore une fois être bénie par l’honnête curé, qui ne quitte pas son neveu ; mais elle demande qu’il la bénisse avec Arthur. Ils se mettent à genoux, le vertueux prêtre étend ses mains si pures sur leurs têtes inclinées, et les bénit. Dérigny demande pardon à Juliette, elle le presse sur son cœur… Elle rentre chez elle, prend quelque nourriture, donne l’ordre de ne recevoir personne, et se met à écrire.

(Exposé du plan du chapitre XXI qui devait faire partie du roman de Quatre Amours.)

XXI

LA CHARRETTE DES CONDAMNÉS.

Juliette, qui ne s’est pas couchée, est sortie de grand matin pour aller entendre la messe ; elle a fait des aumônes. En rentrant, elle demande si son café est prêt, parce qu’elle doit sortir. Elle se fait habiller en noir ; elle ôte de son cou la chaîne d’or où pend sa montre, la passe au cou de sa femme de chambre ; elle la prévient qu’elle ne rentrera pas dîner.

Dérigny a prié toute la nuit et a demandé à Louise de désarmer en sa faveur la colère céleste ; il a lu quelques passages de la Sainte-Bible et de l’Imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ. Si le repentir peut effacer le crime, Dieu lui pardonnera le sien. Le bon curé arrive ; il est suivi de Pierre, l’orphelin qu’il a élevé et qu’il a amené avec lui à Paris. Pierre se jette aux pieds de Dérigny, lui dit qu’il vient pour le sauver, que les momens sont comptés, qu’il doit profiter de ceux qui lui restent pour fuir ; que dans peu il ne sera plus temps ; qu’il doit vivre pour sa femme, pour son fils ; que lui n’a point de famille sur qui le déshonneur de sa mort puisse rejaillir ; qu’étant tous les deux de la même taille, et ayant les cheveux de la même couleur, il lui sera facile de sortir de la prison sans être reconnu ; qu’il n’est besoin pour cela que de changer de vêtement. Dérigny se jette dans les bras de Pierre, refuse le sacrifice de ce fidèle serviteur : il a fait le crime, il doit subir la peine. M. Rémi presse Pierre et Dérigny sur son cœur ; le bon vieillard les mouille de ses larmes.

La porte s’ouvre ; à la vue de ces deux hommes si étroitement serrés sur le sein du vénérable pasteur, une larme coule sur les joues de l’exécuteur des hautes-œuvres. Il s’avance vers Dérigny, il n’ose lui dire qu’il vient le chercher pour le mener au supplice ; mais Dérigny comprend la mission et le langage muet de cet homme ; il sait gré au bourreau de son silence ; il se laisse conduire ; le curé et Pierre le suivent. La fatale charrette est au bas de l’escalier ; il y monte ; son oncle tenant un crucifix et un chapelet à la main, se place à ses côtés. La charrette reste à la même place ; qu’attend-elle ? Un autre condamné et son confesseur y montent ; ils s’assoient derrière Dérigny qui ne les voit point ; tout disparait pour lui ; il n’aperçoit que les cieux ; il baise les divines plaies de Notre Seigneur mort sur la croix pour racheter tous les hommes. Les grilles de la cour de la prison s’ouvrent ; les chevaux cheminent lentement. En entrant dans une rue étroite, une des roues de la charrette des condamnés est accrochée par les roues d’un landeau qui semblait être pressé de sortir de cette même rue. Le landeau est découvert ; un jeune homme y est assis en face d’une belle et élégante dame ; Dérigny est prêt à se trouver mal, il a reconnu madame Darbi. C’est elle qui est dans le landeau et qui crie avec humeur au cocher d’avancer. Le valet de chambre qui est sur le siège croit, en apercevant les condamnés, que madame Darbi souhaite retourner chez elle ; il descend, se présente à la portière, et demande où madame désire qu’on la conduise. — « Au bois de Boulogne. » Et le char part rapide comme l’éclair.

La charrette, au terme du voyage, s’arrête ; les condamnés et leurs confesseurs en descendent ; ils montent sur l’échafaud qui va, en terminant leur supplice, éterniser leur déshonneur… Un cri aigu se fait entendre ; on distingue ces mots : « Roger, Arthur ! » Tous les regards se dirigent au pied de l’échafaud. La foule se presse autour d’une femme ; chacun voudrait lui porter secours ; on la relève, on la délace, mais en vain. Un billet cacheté est dans son sein ; il est à l’adresse du curé Ambroise Rémi, oncle et confesseur d’Arthur Dérigny. Le commissaire le prend, l’ouvre : il peut contenir quelque chose de favorable à l’accusé ; il le lit, le replie, et le remet à Ambroise Rémi. C’est un testament olographe de Juliette de Kersanec, baronne de Saint-Aire, en faveur de Francisca, femme d’Arthur Dérigny, dont Ambroise Rémi sera l’exécuteur testamentaire. Juliette venait de faire entendre son cri de mort.

Une scène non moins déchirante succède à celle qui vient de se passer ; au cri que Juliette a jeté, Dérigny qui n’avait point cherché à connaître les traits du malheureux, qui comme lui va recevoir la punition de son crime, se retourne, et voit Roger. Roger, qui, par ses perfides conseils, l’a conduit sur l’échafaud où ils vont recevoir la mort… Roger a été condamné pour assassinat prémédité. Il a frappé, au détour d’une rue, un Anglais qui emportait une forte somme qu’il avait gagnée à Frascati. Roger l’avait suivi ; les cris du malheureux avaient attiré du monde ; Roger avait été arrêté et conduit en prison… Roger a compris au cri échappé à Juliette et au testament trouvé dans son sein la nature de ses liaisons avec Dérigny. Il veut mourir le premier ; Dérigny l’accable de reproches. C’est au plus coupable à être témoin du supplice de l’autre, et la tête d’Arthur tombe la première…

Je serais inconsolable si l’aperçu que je viens de donner des six chapitres qui manquent au roman des Quatre Amours, ne pouvait donner l’idée de ce qu’ils auraient eu de dramatique et de touchant sous la plume de ma chère Élisa.

Ve Mercœur,
Née Adélaïde Aumand.
  1. C’est à l’émotion que fit éprouver à Élisa la scène qui précède la parenthèse qu’est dû le chapitre de la dernière feuille, qui se trouve le troisième du roman de Quatre Amours. Elle y a même conservé quelques expressions qu’elle a mises dans la bouche de sa jeune malade.
  2. M. Guizot, qui fait le plus grand cas de M. Charles Lenormant, lui accorda sans peine la faveur qu’il réclamait au nom de madame Récamier au sujet du rétablissement de la pension de ma fille. M. Guizot, en accordant à M. Charles Lenormant l’objet de sa demande, se trouva bienheureux de faire en même temps quelque chose qui fût agréable à madame Récamier… M. Charles Lenormant *, dont l’immense savoir est si connu et si unanimement admiré, car il sait se faire pardonner sa supériorité par cette modeste simplicité qui distingue toujours le véritable savant, est un de ces hommes que les malheureux sont fort heureux de rencontrer sur leur passage, car c’est toujours au soulagement de leur infortune que M. Charles Lenormant emploie le crédit dont il jouit.
  3. Avis d’une augmentation de pension.
    Paris, le 21 septembre 1830.
    « Mademoiselle,

    « J’ai l’honneur de vous informer que je viens de décider que l’indemnité annuelle de neuf cents francs dont vous jouissez sur les fonds de mon département sera portée, à compter du 15 de ce mois, à douze cents francs.

    « Agréez, mademoiselle, l’assurance de mon respect,

    « Le ministre secrétaire d’état au département de l’intérieur,

    Guizot.

    Je n’ai placé ici la lettre de M. Guizot que pour prouver qu’à la mort de ma pauvre enfant il y a eu erreur lorsqu’on a publié qu’à la révolution de 1830 le gouvernement avait cru devoir faire l’économie de la pension de mademoiselle Mercœur. On voit par la lettre ci-dessus que c’est à cette époque au contraire que lui a été restitué le quart de sa pension qui lui avait été ôté en 1829 comme à tant d’autres, et qu’il n’y a jamais eu d’exception pour Élisa Mercœur, car si elle perdit alors sa pension sur la liste civile, c’est que la liste civile fut supprimée.

  4. M. Deville, tapissier, rue de la Chaussée-d’Antin, au coin de la rue de Provence.
  5. Depuis la mort d’Élisa, J’ai rendu à M. Charpentier 400 fr. qu’il lui avait avancés sur son roman de Quatre Amours.