Flammarion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 149-158).

LE SECRET PROFESSIONNEL

Assurément, celui-là avait été aimé…

Il était étendu, déjà rigide, sous les draps blancs dont le haut du corps émergeait, alignant les deux bras sur le linge reversé.

On l’avait revêtu de sa toilette de gala pour cette unique, suprême réception chez la Mort : le rituel habit noir, lustré neuf, aux plis stricts ; le col blanc, la cravate, le plastron, les gants violets pâle, tout de correction irréprochable : le rasoir venait évidemment de passer une fois dernière sur sa figure de mort. — Par les clartés de la literie, l’empois porcelaineux du linge de corps, la matité de cire du visage, se découpait le noir opaque des pilosités, cheveux drus, moustache fournie, sourcils épais se rejoignant comme une large barre tracée à l’encre au-dessus du nez courbé en rostre.

Ce mort avait à peine eu ie temps d’entrevoir sa trente-cinquième année, au plus. Les traits étaient d’une rectangularité classique, antique. Sur sa poitrine, un énorme crucifix étendait ses bras comme pour le préserver, encore et au-delà. Le reste du lit disparaissait sous les monceaux de fleurs frais coupées et la chambre entière était tellement jonchée de fleurs encore, bouquets somptueux et couronnes, que le pied avait peine à trouver place par ces profusions.

Oui, certes, il avait été aimé, adoré de tout ce qui l’entoura ; dès l’antichambre, les deux femmes de service qui, en grand deuil, nous reçurent, s’étaient aussitôt enfuies, étouffées par les larmes. D’autres femmes encore, — une, deux, trois, une famille entière, — toutes uniformément vêtues de longs crêpes, survenaient silencieuses l’une après l’autre, et tous ces yeux sombres, brûlés par les larmes, nous regardaient avec une défiance inquiète, jalouse, haineuse presque, comme si nous étions, nous, pour quelque chose dans cette mort, comme si nous venions leur arracher ce cher mort…

Nous avions eu peine à obtenir dans cette confusion les deux ou trois paroles indispensables, en français : la maison entière était espagnole, ce que nous pûmes au moins supposer à quelques mots étouffés, presque éteints par un pieux respect et sous l’écrasement…

La sœur de charité qui était restée agenouillée au pied du lit se releva enfin et, sans s’être détournée, disparut.

Nous nous mîmes à notre travail…

S’il est un devoir pénible dans la photographie professionnelle, c’est l’obligée soumission à ces appels funéraires — qui ne se remettent pas.

Ce n’est pas seulement de tomber, comme cette fois, au milieu de douleurs contre lesquelles on ne peut rien, — explosions si cruelles parfois, si déchirantes, que bien qu’étrangères, elles arrivent à se faire vôtres sans que vous vous en puissiez défendre ; — c’est aussi de sentir bientôt s’évoquer en soi-même le souvenir des deuils personnels, de retrouver subitement réveillées les anciennes douleurs qui se taisaient, assoupies, — les plaies mal cicatrisées qui se ravivent et se remettent à saigner, lancinantes…

D’autres fois, il est vrai, et combien d’autres fois ! n’avons-nous pas, tout à l’opposé, rencontré sous l’apparat des deuils et les regrets officiels, l’indifférence plus glacée que le cadavre lui-même, l’âpre cupidité, seule fervente après la dépouille de celle ou celui qui vient de tomber, les longues impatiences enfin soulagées, les vils calculs, la fausseté, le bas mensonge si longtemps poursuivis, — dégagés, rénumérés enfin et ayant peine à refouler la joie débordante de la victoire gagnée : — argument saisissant, contre l’héritage.

Mais ici, que nous étions loin de ces boues et comme dans la prostration de ces douleurs, comme dans les moindres détails de ce qui nous entourait, on sentait bien l’atmosphère de tendresse infinie, d’adoration effrénée qui persistait, palpitait chaude encore et plus que jamais autour de cet être idolâtré, glacé pour toujours !…

Que n’avait-il donc pas valu pour être autant aimé, que n’avait il pas donné de tendresse pour qu’on lui rendît tant !

On nous avait priés de hâter le tirage des épreuves.

En effet, le lendemain matin, dès la première heure, une dame en longs voiles de crêpe venait aux nouvelles, celle sans doute parmi les autres qui la veille nous avait parlé.

Lorsque l’employé apporta sur une glace les deux épreuves encore mouillées, la dame releva son voile et les contempla avidement, penchée sur les chères images. De longues larmes coulaient sur ses joues, brouillant ses yeux que le mouchoir ne parvenait à élancher, — jusqu’à ce que suffoquant, nerveuse, affolée, elle s’en détourna enfin, rabattant son voile, pour nous dire que, telles quelles, elle avait à emporter ces épreuves et qu’on eût à en tirer d’autres immédiatement.

Il n’y avait qu’à s’incliner : la dame partit avec les deux photographies roulées dans le buvard.

Une heure s’était écoulée à peine, que deux autres femmes scrupuleusement en grand deuil comme la première, se présentaient, — demandant à voir les épreuves.

Que voulait dire ceci ? — Ces deux personnes n’avaient donc pas eu communication de ce qui avait été livré une heure auparavant ?…

Je les examinais : — la plus jeune, visage régulier, long, de la pâleur mate des créoles ou des Madrilènes, les yeux d’un noir de poix, auréolés de bistre. Ces yeux-là avaient évidemment trop pleuré pour avoir gardé une larme ; ils étaient à jamais secs et durs. Ce qui à trop souffert en une fois défie toute autre souffrance. Assurément il y avait eu là et il restait une passion profonde, absorbante, unique, ce qui ne peut ni ne veut être consolé. Désormais ces yeux d’Érèbe ne devaient plus regarder qu’en dedans, — à jamais fixés sur Celui qu’on ne remplace pas…

L’autre, la mère, manifestement : un décalque des traits de la fille, les années en plus. — Mais c’était tout. — La morne gravité, l’abattement attractif du regard de la jeune femme prenaient dans les prunelles d’acier de la mère un caractère mauvais, altier, de combat, singulièrement antipathique.

A côté de la fille, écrasée sous son mal, il eût pourtant fallu la mère, — la mère tendre, qui souffre — aussi, qui pleure, qui apaise ce qui ne saurait être apaisé…

Les deux femmes, silencieuses, regardaient les épreuves… — Nous attendions debout, l’employé et moi…

La mère enfin murmura vers la fille, d’un verbe bref, quelques mots dans l’idiome qui nous était étranger, — et, traduisant, la jeune femme me dit :

— Il est entendu, monsieur, que vous ne remettrez ces épreuves qu’à moi seule

Elle avait appuyé, interprète obéissante, sur le mot — « seule ».

Je me sentis tressaillir… — Je venais d’entrevoir…

Celle-ci était bien l’épouse, l’épouse légitime, indubitablement.

Mais alors, — l’autre ? — celle qui ce matin s’était levée la première ?…

— Un frisson me passa, pressentiment du drame… — Qu’avais-je fait !!!

Subitement, comme un éclair, la vieille en arrêt sur moi braquée, fit un brusque mouvement de tête, d’arrière puis d’avant, les deux en un temps : — le coup de détente de la vipère, — et je l’entendis siffler à l’oreille de sa fille — (— oh ! cette fois je la compris bien !) :

Il en a déjà donné !!…

— Vous avez déjà remis de ces portraits à quelqu’un ?… me demanda la jeune femme haletante, chaque syllabe étranglée ne pouvant sortir…

Mon employé se jeta au-devant : il était d’un imperturbable aplomb, — un homme fort, mentant de naissance, comme il respirait.

— À personne, madame, à personne ! Pas une épreuve n’est sortie d’ici — puisque voici notre tirage d’essai ! — Au surplus, et d’ailleurs…

Et il parlait, il parlait encore, il parlait trop, — comme parlent toujours ceux qui veulent tromper.

Mais la vieille ne s’était pas laissé dépister : son regard d’enfer sur moi acharné me vrillait ; sous le gant mat de deuil, son long index, sa main maigre, tout elle était sur moi tendu, accusant, dénoncant, mettant au comble mon trouble, — et j’entendais clairement la vipère noire siffler :

LUI ! — A LUI, donc !!! — Ne parle donc qu’à LUI !!!

Ce n’était pas une mère, en effet, qui était là : il n’y avait que la marâtre, la belle-mère, l’éternelle, implacable haine, — la seule vipère qui ne répugne pas à la proie non vivante : celle-ci achevait le gendre mort, mâchant des mêmes morsures — et qu’importait à son exécration ! — le cœur de sa propre fille.

La jeune veuve s’était levée, — et, tout contre moi, bien face à face :

— Sur votre honneur, monsieur, — en homme d’honneur, — dites ce qui est la vérité : — oui où non, a-t-on déjà remis de ces portraits ?…

Pourquoi me manqua-t-elle, la force de m’oublier, de me renier, moi, en ne voyant plus que la malheureuse qui était devant moi, attendant son arrêt ? — Oserai-je donc proférer ici que je n’avais menti jamais, — et était-ce alors pour sauver ? Quelle morale, quel Dieu eussent cette fois réprouvé mon mensonge ?

Mais quoi ! mon trouble, ce trouble décelant, incoercible, n’avait-il pas déjà que trop répondu, et comment récuser cette dénonciation de moi-même par moi-même, quand cette vérité dont on me sommait éclatait, aveuglante ? Un arrêt mortel doit-il donc être absolument prononcé deux fois ?

Le sol sous moi achevait de s’effondrer… — Péniblement, je balbutiai :

— Vous avez déjà trop vu, madame, qu’il ne m’est pas possible de vous mentir…

Je crus qu’elle allait tomber : — je me précipitais…

Mais elle s’était déjà redressée, et, sans une parole, emportant le fer cassé dans sa blessure, elle se retirait, suivie de cette mère, son bourreau… — que j’avais aidée…

Depuis, — depuis tant d’années déjà ! — combien de fois l’ai-je revue dans notre Paris, celle à qui j’avais fait sans le vouloir tant de mal, un mal que jamais — intolérable pensée ! — il ne me sera donné de réparer ! — Tout un monde de souvenirs chers, tout un passé de jeunesse, d’amour, de confiance, effondré : au lieu de la douceur amère mais attendrie au souvenir des beaux jours écoulés côte à côte avec l’être aimé, l’inexorable ressentiment, l’indignation de l’épouse trahie, outragée, — au lieu du respect, de l’amour, la haine, le mépris à jamais…

Combien, combien de fois je l’ai retrouvée, subitement, à un angle de rue, à un autre, partout, arrêtée tout d’un coup sur moi, toujours vivant rappel de l’heure atroce, — immobile et me perçant froidement de ces yeux calcinés — que je vois toujours…