Quand chantait la cigale/Quand on devient vieux

Édition Privée (p. 92-93).


QUAND ON DEVIENT VIEUX


En revenant d’une promenade au village, je me suis arrêté chez le cordonnier pour faire reclouer la semelle de ma chaussure.

Sur sa chaise basse, le savetier est là qui enfonce des clous. Un grand vieux assis à côté de lui le regarde, suit des yeux tous ses mouvements. Brusquement, je le reconnais.

— Bonjour, mon oncle Cyrille !

Longuement, le vieillard me fixe de ses yeux ternes, interroge mes traits, ma physionomie.

— Tu es le fils de Pierre. Albert ou Alfred ? Je ne saurais dire lequel.

— Albert.

— Il y a longtemps, bien longtemps que je ne t’ai vu.

— Cela fait juste un an. Nous avons pris le dîner ensemble.

— Ah non ! Ça fait bien plus longtemps. Ça fait dix ans, douze ans, peut-être plus.

— Mais non. Nous avons mangé ensemble l’an dernier.

— Ça se peut, car tu sais, la mémoire me fait défaut par moments. Il y a des jours où je ne me rappelle plus rien.

Je sais. On me l’a dit. Après avoir durement travaillé pendant plus de quarante ans, après avoir établi sa famille, il a vendu sa ferme pour venir vivre en paix au village. Il a laissé la maison qu’il avait construite, le verger qu’il avait planté, la terre qu’il avait labourée et ensemencée. Mais habitué aux rudes labeurs des champs, il ne peut se faire à la vie oisive et il s’ennuie atrocement. Il dépérit. Alors, pour s’occuper, il va fendre le bois chez l’un des voisins, traire les vaches chez un autre, soigner les bêtes de celui-ci, sarcler le jardin de celui-là.

Ah, ce qu’il s’ennuie ! Ah, ce qu’il est malheureux ! Il attend la mort et il a une peur angoissante de mourir. Il a été malade et il a cru que ç’en était fait de lui. S’il était parti, ce serait l’effroi plutôt que la maladie qui l’aurait emporté. Chaque fois qu’il a une légère indisposition, il se croit fini et le désespoir s’empare de lui. Lorsque l’un des anciens s’en va, lorsqu’il assiste à des funérailles, il se dit que ce sera peut-être son tour la prochaine fois. Il vit dans une terreur et dans un ennui perpétuels. Parfois, il vient voir travailler le cordonnier. Il s’installe près de lui, dans son échoppe et, silencieusement, pendant des heures, il le regarde tailler le cuir, rapiécer de vieilles bottines, prendre dans une boîte de ferblanc des pincées de broquettes, se les jeter dans la bouche aux dents jaunies, les reprendre ensuite une à une, recouvertes de salive, entre les lèvres violacées et, d’un sec coup de marteau, les planter symétriquement dans le talon neuf qu’il pose à un soulier éculé. Sans se lasser, ses yeux usés, sans expression, aux bords rougis, observant les menus gestes de l’artisan. Le spectacle absorbe son intérêt, concentre son attention. Plus probablement, il l’empêche de penser.

L’homme a fini de réparer ma chaussure. Je m’en vais.

Et assis sur sa chaise, le menton dans ses mains, l’oncle Cyrille regarde le savetier enfoncer des clous dans une semelle…